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Latin mystique

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Latin mystique

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Latin mystique. In: Gomez-Géraud, M.-C. & Valette, J.-R. Le discours mystique entre Moyen âge et première modernité. Paris : Champion, 2019. p. 35-65

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:119773

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mystique

de Michel de Certeau, de s’interroger sur ces questions sans chercher à articuler mystique et langage. C’est l’objet de ce volume, fondé sur un pari herméneutique qui déplace la borne temporelle situant l’avènement de la mystique aux

XVIe

-

XVIIe

siècles, et met en confrontation Moyen Âge et première modernité.

Il adopte une démarche pragmatique qui privilégie une réflexion sur les langues et leur aptitude à favoriser les mécanismes d’une littérature mystique, tout en s’interrogeant sur les modalités du

langage

où s’exprime le discours mystique (modalité du silence, codes et langue poétiques, fable). Une série d’études en miroir clôt l’ensemble : s’y voient associés, d’une manière aussi audacieuse que fructueuse, de grands noms de la littérature mystique : Maître Eckhart et Jean de la Croix, Bonaventure et François de Sales, Bernard de Clairvaux et Calvin.

Le présent volume est le fruit d’une collaboration au long cours entre médiévistes et modernistes – littéraires, historiens ou philosophes – ayant pour objet le discours mystique, et le premier d’une série de quatre : langage, sujet, institution, Révélation. Marie-Christine Gomez- Géraud est professeur émérite de littérature française du XVIesiècle à l’université de Paris-Nanterre, spécialiste de la littérature de pèlerinage et de la Bible de Castellion. Jean-René Valette est professeur de littérature médiévale à l’université de Paris-Sorbonne, spécialiste des liens entre littérature des XIIe-XIIIe siècles et histoire des idées.

Introduction de M.-C. Gomez-Géraud et J.-R. Valette. Contributions de J. Canavaggio, J.-L. Chrétien, B. Darbord, I. Fabre, V. Ferrer, I. Garnier, C. Giraud, P. Gire, M.-P. Halary, P. Henriet, A. Mantero, H. Michon, F. Laurent, M. Mauriège, O. Millet, B. Petey-Girard, J. Rieu, J. R. Robbe, L. Solignac, J.-Y. Tilliette, F. Trémolières, J.-R. Valette, G. Veysseyre.

Mystica No11

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ISBN 978-2-7453-4964-4

Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité – Tome I

MYST

11

HONORÉ CHAMPION

PARIS

Le discours mystique entre Moyen Âge et première modernité

Tome I

La question du langage

Sous la direction de

Marie-Christine Gomez-Géraud et Jean-René Valette

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CHAPITRE UN

Latin mystique

Jean-Yves TILLIETTE

Et si le «latin mystique» était une invention du xIxe siècle? Dès 1802, Chateaubriand affirme, dans le Génie du christianisme:

« Nous croyions qu’une langue antique et mystérieuse, une langue qui ne varie plus avec les siècles, convenoit assez bien au culte de l’Être éternel, incompréhensible et immuable. Et puisque le sentiment de nos maux nous force d’élever vers le Roi des rois une voix suppliante, n’est-il pas naturel qu’on lui parle dans le plus bel idiome de la terre, et dans celui-là dont se servoient les nations prosternées pour adresser leurs prières aux Césars1

Cinquante-cinq ans plus tard, le plus grand poète du siècle fait écho, sur un mode moins solennel et plus profane, à son meilleur prosateur :

Ne semble-t-il pas […] que la langue de la dernière décadence latine – suprême soupir d’une personne robuste et déjà préparée pour la vie spirituelle – est singulièrement propre à exprimer la passion […] ? La mysticité est l’autre pôle de cet aimant dont Catulle et sa bande, poètes brutaux et purement épidermiques, n’ont connu que le pôle sensualité.

Dans cette merveilleuse langue, le solécisme et le barbarisme me paraissent rendre les négligences forcées d’une passion qui s’oublie et se moque des règles. Les mots, pris dans une acception nouvelle, révèlent la maladresse charmante du barbare du nord agenouillé devant la beauté romaine.

On aura reconnu la « drôle de note» dont Baudelaire accompagne dans la première édition des Fleurs du malle poème Lx, « Franciscae meae

1 Le Génie du christianisme, quatrième partie, liv. 1, ch. 3 : « Des chants et des prières », dans Œuvres complètes de Monsieur le vicomte de Chateaubriand, Littérature, tome premier, Bruxelles, Weissenbruch, 1829, p. 469.

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laudes », qui pastiche avec talent, mais aussi profondeur2, la séquence de Wipo victimae paschali laudes que la liturgie catholique chante encore aujourd’hui au matin de la fête de Pâques.

Ainsi, c’est au seuil d’une époque qui voit graduellement le latin se réduire à la fonction de Bildungssprache3 que l’on rend les plus éclatants hommages à sa valeur sacrée : les nations se prosternent, les barbares s’agenouillent devant sa beauté et son mystère dignes à la fois de toucher l’interlocuteur divin et d’exprimer la passion en ce qu’elle peut avoir de spirituel. Sans doute ces enthousiasmes doivent-ils être remis en contexte – et des contextes bien différents dans les deux cas : d’un côté la renaissance de la religion portée par le sentiment du beau, de l’autre la postulation vers l’idéal comme remède à la douleur d’être au monde. D’une part, la vénération qu’inspire une langue « antique » et désormais figée dans une intemporalité qui reflète celle de Dieu même, de l’autre, le souci passionné de réinventer le « style de décadence […] reculant toujours les bornes de la langue, empruntant à tous les vocabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant à rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable, et la forme dans ses contours les plus vagues et les plus fuyants » ; en somme, « le dernier mot du Verbe sommé de tout exprimer » (Théophile Gautier, préface à l’édition de 1868 des Fleurs du mal). Deux caractères de la langue mystique, l’inscription dans l’éternité de l’Un, l’aptitude à dire l’indicible, sont donc attribués au latin d’Église, mais dans l’un et l’autre cas, c’est à l’horizon d’attente esthétique et moral, spirituel peut-être, de celui-là seul qui l’exalte que ce langage renvoie en miroir.

Ce mouvement trouve sans doute son accomplissement avec la génération des expérimentateurs et imprécateurs fin-de-siècle, Joris- Karl Huysmans, Léon Bloy et surtout Remy de Gourmont. Le premier, dont les héros inquiets des Esseintes et Durtal sont des lecteurs et des auditeurs fervents de la poésie liturgique médiolatine, finit par écrire la vie de sainte Lydwine de Schiedam; le deuxième, dévot passionné

2 Jean-Yves Tilliette, « Les décadents, les symbolistes et le moyen âge latin », dans Le Moyen Âge au miroir du xixesiècle (1850-1900), éd. Laura Kendrick, Francine Mora, Martine Reid, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 269-287.3

Jürgen Leonhardt, La grande histoire du latin (trad. fr.), Paris, CNRS Éditions,

« Biblis », 20152, p. 363-414. J. Leonhardt justifie de façon pleinement convaincante cette périodisation un peu inhabituelle. Cf.aussi Françoise Waquet, Le latin ou l’empire d’un signe. xvie-xxesiècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 101-123.

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d’Angèle de Foligno et d’Anne-Catherine Emmerich4, assimile dans un texte hermétique et fulgurant cette poésie à « la langue de Dieu5»; le troisième en transcrit et traduit les échos dans un ouvrage magnifique que Pierre Laurens qualifie avec juste raison de « livre culte»6. Pour autant, au gré d’entreprises littéraires qui sont tout sauf historiques et philologiques, même celle de Gourmont, ce sont leurs propres tourments et leurs propres idéaux que ces auteurs investissent dans la redécouverte et la célébration d’une poésie depuis longtemps oubliée.

On ne peut que souscrire au jugement d’Hubert Juin pour qui Le Latin mystique n’est «ni plus ni moins qu’une défense et illustration du symbolisme» (voir la « préface de l’auteur» à l’édition de 1913) : la nouveauté des formes d’écriture, la place fondamentale des images et par là la fonction cognitive de l’analogie, la recherche des harmonies sonores, la prédominance de l’émotion sur le raisonnement, voilà ce que les écrivains du xIxe siècle tardif (re)trouvaient dans l’hymnique latine du moyen âge.

Dès lors, le titre même de cet essai, que j’emprunte avec coquetterie ou impudence au beau livre de Remy de Gourmont, a-t-il seulement un sens ? Si l’on doit pouvoir s’entendre sur le sens du substantif « latin», il n’en va pas forcément de même avec son déterminant: l’adjectif

«mystique» ne revêt pas forcément au moyen âge – dont il sera seul question dans ces pages – la signification qui est la sienne depuis l’époque moderne et qui a encore cours aujourd’hui. Avant de revenir, obliquement, à ce délicat problème de vocabulaire que désigne, dans la phrase qui suit, l’emploi des italiques, je souhaiterais affronter les deux questions que pose un énoncé, « latin mystique», sans doute trop elliptique: la langue latine est-elle spécialement appropriée à véhiculer un contenu mystique (comme le voudraient, selon des points de vue bien différents, Chateaubriand et Bloy)? ou bien alors quelle(s) forme(s) son usage par les auteurs mystiques donne-t-il à la langue latine?

4 Lydie Parisse, Mystique et littérature. L’autre de Léon Bloy, Caen, Lettres modernes Minard, 2006.5

Ce texte, paru au Mercure de Franceen 1893 pour saluer l’ouvrage de Remy de Gourmont (voir note suivante) est repris dans Belluaires et porchers, Paris, Stock, 1905, p. 215-233, où je l’ai consulté.6

Dans Remy de Gourmont, Le latin mystique. Les poètes de l’antiphonaire et la symbolique au Moyen Âge, Paris, Les Belles Lettres, « Essais », 20106, p. 7. C’est la dernière réédition en date, préfacée par Pierre Laurens, d’un livre régulièrement réim- primé depuis sa première publication en 1892.

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Latin

LES CONTINGENCES ET LES ExIGENCES DE LHISTOIRE

On partira d’une évidence triviale: si, dès le IIesiècle, dans la partie occidentale de l’empire romain, la doctrine et la prière des chrétiens s’expriment en latin, c’est qu’il n’y a pas de solution alternative. Les propagateurs de la nouvelle foi, fidèles à la mission que leur assigne le Christ dans les derniers versets de l’évangile de Matthieu, d’aller enseigner toutes les nations (euntes ergo docete omnes gentes – Mt 28, 19), n’ont pas vraiment d’autre choix que de laisser le soin de porter le message à une langue que tous entendent. Les premiers essais parfois trébuchants de traduction en latin de la Bible – les diverses versions de ce que l’on appelle la vetus latina – traduisent cette nécessité. Mutatis mutandis, le canon conciliaire promulgué en 813 à Tours enjoignant aux prédicateurs de prononcer en rustica romana lingua ou en tudesque leurs homélies en vue de se faire comprendre du public des fidèles procède de la même visée pragmatique.

Cette dernière référence historique semblerait pourtant conduire à s’interroger sur les raisons de la longue persistance du latin (jusqu’en 1963 et au concile Vatican II…) comme véhicule privilégié de la parole sacrée. C’est qu’il a en fait d’autres mérites à faire valoir que la simple subordination au but didactique et parénétique qu’on lui confie.

D’abord et avant tout, c’est une langue écrite, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence lorsqu’il s’agit de servir de point d’appui à une reli- gion du livre. Le fait que ses normes, fixées une bonne fois dès le

Iersiècle avant Jésus-Christ7et réactivées vaille que vaille par la réforme carolingienne, soient intangibles au niveau des structures fondamentales garantit son aptitude particulière à la transmission du texte autorisé. Mais il a aussi comme langue écrite une vertu qui le distingue de la plupart des autres grandes langues de culture du monde méditerranéen et proche- oriental, le fait de n’être pas réservé à un nombre limité d’usages – sacer- dotal, administratif et littéraire – défini par une petite élite, mais d’être ouvert à l’expression de toutes sortes de contenus8. Cette plasticité pour- rait bien être une cause de sa vivacité et de sa fécondité durable, et donc de sa capacité à porter l’invention scripturale dans tous les domaines.

Ensuite, c’est une langue universelle, dont l’extension coïncide avec celle des vastes frontières de l’imperium, qu’elle franchira même, portée

7 J. Leonhardt, op. cit., p. 91-127.

8 ibid., p. 73-83.

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par la voix des missionnaires, au fil du premier millénaire, jusqu’en Frise et en Saxe, en Pologne et en Scandinavie, en Irlande plus difficilement, car elle y est contrariée par des traditions culturelles locales – mais cela sans pour autant écraser ou oblitérer les parlers locaux. Ce qui fait, vis-à- vis de ceux-ci, sa force, c’est que, comme l’écrit Gustavo Vinay,

Il est apparu, à la chute de l’empire romain, que toutes les autres langues étaient inaptes à l’expression de sentiments même élémentaires au-delà des limites étroites du clan, de la tribu, de la région. […] C’est une somme énorme d’expériences, de sentiments, de valeurs, nourrie par toutes les générations qui, depuis Virgile, l’ont précédé qui se révèle au clerc carolingien lorsqu’il entre à l’école. Il étudie avidement le latin parce qu’il a soif d’universalité, besoin d’échapper à la pauvreté du singulier. Il découvre ainsi avec le mot amor des réalités informulables dans sa langue maternelle, l’amor de Didon ou l’amor Dei9.

Ainsi, la tentative de l’évêque arien Wulfila († 383) de traduire la Bible en gotique sera-t-elle sans lendemain, et l’alphabet inventé pour la circonstance, dont quelques manuscrits nous conservent la trace, ne vivra pas plus longtemps. Aussi bien faut-il être conscient de ce que Charlemagne, de langue maternelle francique, fonde son entreprise de restauration de l’imperium sur une réforme simultanément et indissociablement linguistique et liturgique. Pour employer une terminologie républicaine anachronique, Alcuin serait son ministre des cultes et de la culture. C’est que l’unification politique, et la normalisation linguistique dont elle s’accompagne, ont pour objectif ultime la catholicité: le latin médiéval tel qu’il prend naissance à la cour d’Aix-la-Chapelle dans l’entourage des deux personnages vise avant même son utilité administrative à faire souffler l’Esprit de Pentecôte tel qu’il s’exprime dans le discours prophétique et visionnaire – mystique en somme – de Pierre que toutes les nations rassemblées à Jérusalem comprennent, par-delà la diversité des leurs idiomes singuliers (Actes 2, 5-39). Si le dogme et la morale ont besoin, pour être inculqués, de la langue vulgaire, l’élan vers Dieu passe, lui, par le latin.

On peut encore à ce stade se demander – mais on entre là dans le domaine de l’hypothèse – si les caractères intrinsèques à la langue telle que l’ont façonnée rhéteurs et poètes ne la prédisposaient pas à jouer un tel rôle. C’est sans doute un hasard si la plus ancienne trace de la langue latine qui nous ait été conservée est un chant religieux, le carmen des

9 Gustavo Vinay, « Prolusione », dans Peccato che non leggessero Lucrezio, Spolète, CISAM, 1989, p. 3-19 (p. 6-7).

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frères Arvales, litanique et obscur. Mais à l’âge classique encore, et à une époque où, selon une doxa historiographique un peu vieillie10, la religion romaine se réduirait soit à un ritualisme purement formel, soit à des croyances philosophiques un peu abstraites, un poète comme Horace, accablé pourtant par Huysmans et par Bloy de jugements si bêtes qu’ils font honte à leur ignorance11, manifeste dans ses «odes romaines» (carm.

3, 1-6) et surtout le carmen saeculare en strophes saphiques, une forme qui rencontrera un succès considérable auprès des poètes sacrés du moyen âge12, une religiosité profonde, dont la noblesse et la gravité n’ont d’égale que la ferveur – un texte en rien indigne des plus beaux poèmes de la bouleversante Consolation de Philosophie du chrétien Boèce. C’est aussi que, sur le plan de la forme, il n’est pas impossible que les structures rythmiques et morphologiques du latin (les effets d’écho que permet la flexion des verbes et des substantifs) la rendent spécialement apte à traduire le chant du cœur. C’est en jouant, beaucoup plus que leurs modèles grecs, sur les sonorités, que les plus anciens poètes, comme Ennius, inventent la littérature latine. Pour citer une fois de plus Jürgen Leonhardt:

Les poètes romains – Virgile, Horace et Tibulle en tête – se délectent de tous les procédés que l’harmonie imitative met à leur disposition: leurs vers regorgent d’effets sonores puissants, un véritable feu d’artifice où fusent les assonances, les allitérations, les stridences inattendues. Cette virtuosité musicale, qui ne semble pas connaître de limites, a donné naissance à nombre d’œuvres poétiques intemporelles qui subjuguent le lecteur ou l’auditeur par le charme envoûtant de leurs sonorités captieuses. Dans le domaine de la prose, l’exigence n’est pas moindre.

Certains passages de Cicéron défient toute traduction: en effet, le recours aux redoublements de mots, l’accumulation des adjectifs et l’emploi de locutions explétives n’y sont pas dictés par les nécessités de l’expression – ils obéissent à une logique de l’agrément13

10 Les travaux de John Scheid, notamment Religion et piété à Rome(Paris, Albin Michel, 20012), autorisent un heureux déplacement de perspective, en montrant qu’une religion civique et très respectueuse des formes du culte n’est pas pour autant sclérosée, froide et insincère.11

Horace, « désespérant pataud qui minaude avec des gaudrioles plâtrées de vieux clown », lit-on au chapitre 3 d’À rebours. Et, mieux encore, « l’imbécile et joyeux Horace dont les exécrables odes ressemblent à du crottin de professeur », dans l’article de Léon Bloy sur « La langue de Dieu » (loc. cit., p. 219-220).12

Peter Stotz, Sonderformen der sapphischen Dichtung. Ein Beitrag zur Erforschung der sapphischen Dichtung des lateinischen Mittelalters, Munich, Wilhelm Fink, 1982.13 Op. cit., p. 177-178. Cf. Aussi Wilfried Stroh, Le latin est mort, vive le latin ! Petite histoire d’une grande langue (trad. fr.), Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 30-31.

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Or, le latin médiéval est langue seconde, dont l’apprentissage passe par la lecture des auctores. S’étonnera-t-on dès lors que la première chose qui frappe le lecteur le plus dur d’oreille à la lecture des «poètes de l’antiphonaire» chers à Remy de Gourmont, c’est leur sens musical?

NIVEAUx DE LANGUE

Car le discours mystique passe par la voix. L’expérience sensible telle que décrite par Augustin en un passage des Confessionsauquel on aura à revenir suffit à la prouver. C’est par l’accord mélodieux des sons qu’opère le charme, dans tous les sens du terme. Encore faut-il que cet accord soit audible. Nous ne pouvons, nous, le percevoir que par la médiation de l’empreinte qu’il a laissée sur le parchemin. Or, il nous apparaît dans plus d’un cas bien mat et dissonant. Si le florilège poétique composé par l’essayiste symboliste est d’abord conçu en fonction de ce critère de l’harmonie sonore (ainsi que celui de la force des images), de nombreuses œuvres que nous tendrions plus spontanément à rapporter à la mystique ne présentent pas les mêmes qualités. Sur la quarantaine de femmes mystiques italiennes et européennes (surtout flamandes et rhénanes) dont les écrits sont recueillis par les belles anthologies compilées respectivement par Giovanni Pozzi et Claudio Leonardi, et par un groupe d’élèves de ce dernier, bien peu sont latinistes14. Hildegarde sans doute, même si elle s’en défend – mais ses protestations d’incapacité linguistique sont à prendre avec précaution. Cela dit, quelle est la part de son secrétaire Volmar dans la rédaction du Scivias? et surtout, ce sont plus les images étranges, précises, violemment colorées, réalisées selon les indications de l’abbesse qui donnent une idée de son tempérament de visionnaire et frappent l’imagination que la description méticuleuse qu’en offre un texte où ce qui impressionne avant tout, c’est la présence massive du

« je». Dans la très grande majorité des autres cas des pénitentes ou prophétesses dont les figures sont si caractéristiques de la spiritualité du moyen âge tardif15, nous ne captons leur message que de façon

14 Claudio Leonardi – Giovanni Pozzi, Scrittrici mistiche italiane, Gênes, Marietti, 1988 ; Alessandra Bartolomei Romagnoli – Antonella Degl’Innocenti – Francesco Santi, Scrittrici mistiche europee i : secoli xii-xiii, Florence, Edizioni del Galluzzo, 2015. Sur les quinze mystiques médiévales présentées par le premier de ces ouvrages, seules deux, Claire d’Assise et Umiltà da Faenza, écrivent le latin. Elles sont cinq sur vingt-deux dans le second d’entre eux (Hildegarde, Élisabeth de Schönau, Julienne de Cornillon, Mathilde de Hackeborn, Gertrude d’Helfta).

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indirecte, car c’est un admirateur qui leur sert de logographe. Ainsi, la plume châtiée du cardinal Jacques de Vitry retrace l’existence de la bienheureuse Marie d’Oignies au fil de scènes souvent fort touchantes ; mais au moment où, à l’article de la mort, la visionnaire en extase se met à tenir des propos admirables et subtils sur la Trinité et sur l’Incarnation, son biographe rend les armes en avouant son incapacité à restituer avec ses mots la révélation sublime: «[les personnes présentes] avaient bien du mal à comprendre tout ce qu’elle disait au sujet des arcanes célestes ; et quand ce fut le cas, ils n’en purent retenir – hélas ! – que peu de choses16.» Quant à Angèle de Foligno, le franciscain auquel elle dicte ses instructions, Frà A(rnaldo), n’est le plus souvent capable de les retranscrire – ce qu’il fait de la façon la plus exacte et la plus consciencieuse – que dans un langage rustique et terne, au ras de la langue vulgaire. « Si Dieu s’adresse à l’homme, écrit Pascale Bourgain à propos du style du Liber d’Angèle, faut-il que son message nous parvienne avec le ton de voix monotone et les tics de rédaction d’un notaire de province17?» En fait, c’est dans leur langue maternelle que les saintes femmes sont vraiment inspirées. Ce que le frère Arnaldo arrive, malgré tout, à faire entendre de certaines des prières qu’Angèle a sûrement formulées en dialecte ombrien18, les hymnes à l’amour divin que Mechtilde de Magdebourg insère dans sa Fliessende Lichte der Gottheit (La lumière fluente de la divinité) en moyen haut allemand, et Hadjewijch d’Anvers dans ses Poèmes strophiques en moyen néerlandais19 sont sublimes, mais sortent du cadre de cette étude.

Pour des raisons sociohistoriques qui relèvent de l’évidence, la mystique au masculin s’inscrit dans des formes beaucoup plus codifiées et dès lors beaucoup plus immédiatement séduisantes. Nous nous référons ici à la prose somptueuse, cadencée et scandée par les

15 André Vauchez, La spiritualité du Moyen Âge occidental (viiie-xiiiesiècle), Paris, Seuil (« Points – Histoire » 184), 1994, p. 183-189.16

Jacques de Vitry, vie de Marie d’Oignies, trad. fr. Jean Miniac, Arles, Actes Sud, 1997, p. 160.17

Pascale Bourgain, « Angèle de Foligno. Le latin du Liber », dans Angèle de Foligno. Le dossier, dir. Giulia Barone et Jacques Dalarun, Rome, École Française de Rome, « Collection de l’EFR » 255, 1999, p. 145-167 (ici, p. 146). Repris dans P. Bourgain, Entre vers et prose. L’expressivité dans l’écriture latine médiévale, Paris, École des Chartes, 2015, p. 377-397. 18

ibid., p. 166-167.

19 Bartolomei Romagnoli – Degl’Innocenti – Santi, Scrittrici… cit., p. 393-401 et 425-430.

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homéotéleutes, émaillée d’antithèses et de paronomases, des grands contemplatifs du xIIesiècle. Voir ainsi cet extrait, choisi parfaitement au hasard, car n’importe quel passage de cette œuvre aurait pu donner lieu au même genre de commentaires, d’un sermon de Bernard sur le Cantique des cantiques. Il y est question, à propos du verset 1, 3 du Cantique selon la version hexaplaire de la Bible, introduxit me Rex in cubiculum suum, du repos en Dieu, thème mystique s’il en fut:

O vere quietus locus, et quem non immerito cubiculi appellatione censuerim, in quo Deus, non quasi turbatus ira, non velut distentus cura prospicitur, sed probatur voluntas eius in eo bona, et beneplacens, et perfecta. Visio ista non terret, sed mulcet; inquietam curiositatem non excitat, sed sedat; nec fatigat sensus, sed tranquillat. Hic vere quiescitur.

Tranquillus Deus tranquillat omnia, et quietum aspicere quiescere est;

cernere est Regem post diurnas forensium quasi lites causarum, dimissis a se turbis, curarum molestias declinantem, petentem de nocte diversorium, cubiculum introeuntem cum paucis, quos hoc secreto et hac familiaritate dignatur, eo certe securius quo secretius quiescentem, eo serenius se habentem quo placidius solos intuentem quos diligit. In hoc arcanum et in hoc sanctuarium Dei, si quem vestrum aliqua hora sic rapi et sic abscondi contigerit, ut minime avocet aut perturbet vel sensus egens, vel cura pungens, vel culpa mordens, vel certe ea, quae difficilius amoventur, irruentia imaginum corporearum phantasmata, poterit quidem hic, ut ad nos redierit, gloriari et dicere: introduxit me Rex in cubiculum suum20.

20 «Ô lieu vraiment paisible que je puis sans erreur appeler chambre ! On n’y voit plus Dieu comme troublé de colère ou retenu par ses occupations, mais on y “éprouve sa volonté bienveillante et sa bonté parfaite” (Rm 12, 2). Cette vision n’effraie pas, elle enchante ; elle n’éveille pas une curiosité inquiète, au contraire, elle la calme ; elle ne fatigue pas les sens, mais les rassérène. Ici on trouve le vrai repos. Le Dieu de la sérénité rend toutes choses sereines. Le contempler dans son repos, c’est se reposer soi-même.

C’est voir le Roi qui regagne de nuit son palais, après avoir passé la journée à trancher les différends publics ; “il a renvoyé loin de lui les foules” (Mt 13, 36), déposé les pénibles soucis. Il pénètre dans la chambre avec quelques intimes qu’il juge dignes de ce secret et de cette familiarité ; il s’y repose avec d’autant plus de confiance que le lieu est plus secret ; il est d’autant plus serein qu’il se voit entouré dans la paix par ceux-là seuls qu’il aime. Peut-être est-il arrivé à l’un d’entre vous d’avoir été parfois ravi et caché dans ce mystérieux sanctuaire de Dieu. Là ne peuvent plus le distraire ni le troubler les besoins du corps, la hantise des soucis, le remords des fautes, et même les fantasmes des images sensibles qui font irruption et qu’il est plus difficile de rejeter. Cet homme, quand il sera revenu parmi nous, pourra bien se glorifier et dire : “Le Roi m’a fait entrer dans sa chambre”. » (Bernard de Clairvaux, Sermones in Canticum canticorum 23, 16, éd.

J. Leclercq, H. Rochais et C. H. Talbot, trad. Paul Verdeyen et Raffaele Fassetta, Paris, Cerf, « Sources chrétiennes » 431, 1998, p. 234-235). La platitude de la traduction fran- çaise fait ressortir par contraste la splendeur du texte latin.

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On pourrait développer une longue analyse stylistique de ces quelques lignes. Contentons-nous ici d’écouler la petite monnaie des figures les plus spectaculaires. Ce qui attire d’abord l’attention, ce sont les effets d’écho et de symétrie soutenus par la rime et la construction syntaxique: à la l. 2, non quasi turbatusira, non velut distentuscura(le parallélisme exact de construction se double d’un jeu de variatio sur les adverbes de comparaison quasi et velut); aux l. 4-5, non terret, sed mulcet… non excitat, sed sedat (ici, le bégaiement de la syllabe sed- accentue encore l’effet)… nec (variatio sur le non des deux premiers articula) fatigat, sed tanquillat; aux l. 10-11, eosecurius quo secretius…

eoserenius quo placidius (l’homéotéleute se redouble de l’homophonie entre les premières syllabes de trois des quatre adjectifs); aux l. 13-14, avocet aut perturbet vel sensus egens, vel cura pungens, vel culpa mordens(on aura noté la précision et la subtilité de l’usage différencié des deux conjonctions autet vel). Au-delà du simple choc des sonorités, la clé du passage, au sens quasi-musical du terme, est donnée par le jeu des figures étymologiques quietus – inquietus – quiescere, tranquillus – tranquillare, et des synonymies secretum – abscondi – arcanum – sanctuarium, qui dessinent deux réseaux sémantiques spécialement appropriés au thème de la chambre, cubiculum. Ces jeux de sons et de sens se rejoignent dans la phrase en forme de définition quietum aspicere quiescere est (l. 6), tissée d’anagrammes qui confinent au calembour. Enfin, plus perceptible sans doute aux moines auditeurs du sermon qu’à nous, qui en avons une approche livresque, on soulignera l’importance des rythmes, comme aux l. 8-9, où les trois cola – importance des structures ternaires! – curarum molestias declinantem, petentem de nocte diversorium, cubiculum intro(e)untem cum paucis, soumis aux lois du cursus, sont de longueur égale. Tous ces traits, et d’autres encore que nous nous abstenons de relever, concourent au façonnage d’une langue très savante, par-là très évocatrice, et par-là très efficace21.

Le même genre d’impression, même si elle se fonde sur des instruments langagiers un peu différents, peut se déduire de la lecture de ces quelques lignes sur Dieu comme souverain bien de Richard de Saint-

21 Sur la langue de saint Bernard, voir entre autres Christine Mohrmann, « Le style de saint Bernard », dans Études sur le latin des chrétiens. Tome 2 : Latin chrétien et médiéval, Rome, Edizioni di Storia e letteratura, 1961, p. 347-367, et surtout dom Jean Leclercq,

« Sur le caractère littéraire des sermons de saint Bernard », Studi Medievali, 7, 1966, p. 701-744 (repris dans Recueil d’études sur saint Bernard et ses écrits, t. 3, Rome, Edizioni di Storia e letteratura, 1969, p. 163-210).

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Victor, le magnus contemplator, dont Dante dira «che a considerar fu più che viro» (Paradiso10, 132):

Videamus adhuc quid ex mutua collatione proueniat simplicitatis et immensitatis, unitatis et uniuersitatis. Si omne bonum ibi est, et quicquid ibi est summe bonum est, ergo summa potentia, summa sapientia, summa bonitas, summa felicitas. Ubi uero summa simplicitas est, totum quod est unum idemque ipsum est. Unum itaque idemque est ei esse et uiuere, intelligere et posse, bonum et beatum esse, et uide quam hoc sit incomprehensibile. Non ergo est potens, aliunde sapiens, aliunde bonus, et aliunde beatus. Cogita ergo que sit illa potentia, cui est idem facere quod fieri uelle. Attende que sit illa potentia cui idem est posse quod scire. Pensa que sit illa bonitas, cui quicquid placet, eo ipso decet quo placet (…). Considera que sit illa uita cui idem est esse quod beatum esse22.

Là encore, on est aussitôt sensible aux effets tirés de la rime, les génitifs des substantifs abstraits en –tas, les deux couples potentia sapientia et bonitas – felicitas, que redoublent les paires d’adjectifs potens– sapiens et bonusbeatus; aux répétitions des mots summa, unum idemque, aliunde, que sit illa… cui est idem (ou idem est); au chiasme esse – uiuere – intelligere – posse; à la synonymie Cogita…

Attende… Pensa… Considera… On est de nouveau face à un texte conçu pour être porté par la voix. Mais ici, la puissance incantatoire des mots vise moins à soutenir comme chez Bernard une méditation presque poétique autour d’un terme biblique qu’à servir d’appui à un raisonnement, fortement scandé par les articulations logiques si… ergo…

et itaque. On doit bien sûr faire la part qui lui revient à la différence de genre littéraire – sermon ici, là traité théologique – et de situation d’énonciation. Il s’en déduit que le même genre de procédés stylistiques

22 «Voyons encore ce qui se dégage lorsque l’on confronte la simplicité et l’immen- sité, l’unité et l’universalité. Si là [en Dieu] se trouve tout bien, tout ce qui est là est aussi suprêmement bien : donc la puissance suprême, la sagesse suprême, la bonté suprême, la félicité suprême. Or là où il y a la simplicité suprême, tout ce qui est là n’est en soi qu’une seule et même chose. Pour lui, donc, être et vivre, comprendre et pouvoir sont une seule et même chose, ainsi qu’être bon et être heureux, et vois à quel point cela est incompré- hensible. Il n’est donc pas d’un côté puissant, d’un autre côté sage, d’un autre côté bon, d’un autre côté encore bienheureux. Songe donc quelle est cette puissance pour qui cela revient exactement au même de faire une chose et de vouloir que ce soit fait. Réfléchis à cette sagesse pour laquelle savoir et pouvoir sont la même chose. Juge quelle est cette bonté pour laquelle tout ce qui plaît trouve sa convenance dans le fait même que cela plaît […]. Considère quelle est cette vie pour laquelle être est la même chose qu’être heureux. » (Richard de Saint-Victor, De contemplatione (Beniamin minor) IV, 17, éd. et trad. Jean Grosfillier, Turnhout, Brepols, 2013, p. 438-440).

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peut servir des formes de communication bien distinctes, tour à tour marquées par l’émotion ou l’intellect.

Les identifiera-t-on dès lors au langage de la mystique – comme la richesse sonore qu’ils produisent, l’élévation qu’elle traduit du sensible vers l’intelligible pourraient le faire imaginer? J’hésiterais à le faire. On doit en effet être conscient de ce que la prose rythmée et rimée, jouant sur les symétries et les homophonies, constitue l’usage commun des lettrés, ou en tous cas des plus doués et des mieux appris d’entre eux, depuis le début du xIe siècle. Même si chacun, selon le goût qui est le sien, met en œuvre un arsenal de techniques qui lui sont propres, la tendance à la compositio, à l’harmonie, est partagée par tous les praticiens de la prose d’art, y compris les auteurs d’ouvrages résolument étrangers à toute intention mystique, comme les historiens Aimoin de Fleury, Adhémar de Chabannes, Dudon de Saint-Quentin étudiés dans cette perspective par Pascale Bourgain23. Dans un monde où la communication littéraire passe très majoritairement par l’oralité, et où les prémices de la renaissance du xIIe siècle invitent à un usage plus exact de la langue, le judicium auris tend à être la pierre de touche de l’élégance et de la correction. Il le devient plus encore avec l’apparition des manuels de théorie littéraire, que marque la rédaction quasi- simultanée, dans les années 1080-1090, des premiers arts d’écrire (artes dictaminis) et arts de lire (artes lectoriae)24. Ce développement, rappelons-le au passage, a partie intimement liée avec la réforme de l’Église – et singulièrement avec les milieux cassiniens qui en sont les promoteurs. Aussi bien le triomphe de la prose rimée, visant à imiter celle du héros des réformateurs, le pape Grégoire le Grand, a-t-il une portée autant idéologique qu’esthétique. Il n’y a assurément pas lieu de s’étonner que Bernard, ardent défenseur s’il en fut des droits de la papauté, adapte à son propre génie ce type de modèle stylistique. Mais ce moment ne durera pas. Après Bernard, après les victorins, c’est un monde nouveau qui exprime sur des modes nouveaux son expérience de Dieu: entre la langue vigoureuse, mais plutôt rudimentaire, caractérisée

23 Pascale Bourgain, « La compositio et l’équilibre de la phrase narrative au

xIesiècle », Latin Culture in the Eleventh Century. Proceedings of the iiirdinternational Conference on Medieval Latin Studies, éd. Michael Herren, Christopher J. McDonough and Ross G. Arthur, Turnhout, Brepols, « Publications of the Journal of Medieval Latin » 5, 2002, t, 1, p. 83-108 (repris dans Entre vers et prose…, op. cit., p. 291-313).24

Anne-Marie Turcan-Verkerk, « La théorisation progressive du cursuset sa termi- nologie entre le xIeet la fin du xIVesiècle », Archivum Latinitatis Medii Aevi, 73, 2015, p. 179-259.

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par la redondance et la parataxe, du semi-lettré qu’est François d’Assise, et la sèche et claire rigueur du discours de la scolastique qu’adopte son disciple Bonaventure, parachevant un mouvement que nous avons vu s’amorcer chez Richard de Saint-Victor, la mystique se coule dans les parlers du xIIIesiècle.

Ce n’est donc pas nécessairement dans l’emploi d’une écriture luxuriante et ornée qu’il faut chercher l’identité, si elle existe, du «latin mystique». Déjà les anciens le savaient: le grand style ne va pas nécessairement de pair avec la force du sentiment. Hugues de Saint- Victor, dans le prologue à son commentaire au Magnificat, constate avec étonnement et même un certain embarras que le cantique de la Vierge, alors qu’elle vient d’être fécondée par l’Esprit et se trouve donc plus proche de Dieu, plus habitée par Lui qu’aucun mortel ne le sera jamais, que dès lors on attendrait de sa part «grandeur et sublimité», n’offre rien à l’auditeur déçu «que du commun et du quelconque dans l’expression».

On est dans ces conditions en devoir de postuler, suggère Hugues, que le discours de Dieu, porteur de «si grands mystères et de si grands sacrements», obéit à d’autres lois que celles qui définissent la beauté, le charme et la force du discours humain25.

RHÉTORIQUE MYSTIQUE

Y aurait-il donc une rhétorique de la mystique? L’expression même semble contradictoire dans les termes, tant nous avons accoutumé d’associer l’expérience immédiate et sensible de Dieu à l’effusion du cœur, à l’au-delà, ou à l’en-deçà, de toute réalisation langagière construite et concertée. Osons toutefois la formule, en nous autorisant de l’exemple du père Giovanni Pozzi, éditeur et commentateur d’Angèle de Foligno, de Maddalena de’ Pazzi, de Veronica Giuliani, qui pendant trente ans a creusé la question de la langue mystique: aussi bien l’un de ses derniers ouvrages s’intitule précisément Grammatica e retorica dei santi26. Dans la préface à l’anthologie des écrivaines mystiques italiennes qu’il a réalisée avec Claudio Leonardi, Pozzi parvient d’abord comme

25 Hugues de Saint-Victor, Super Canticum Mariae. Prologus, éd. E.-M. Denner, trad.

fr. Bernadette Jollès, dans L’œuvre de Hugues de Saint-victor, t. 2, Turnhout, Brepols,

« Sous la règle de saint Augustin » 7, 2000, p. 24-27. Voir Jean-Yves Tilliette, « Y a-t-il une esthétique littéraire victorine ? », Les Écoles de pensée du xiiesiècle et la littérature romane (oc et oïl), dir. Valérie Fasseur et Jean-René Valette, Turnhout, Brepols,

« Bibliothèque d’histoire culturelle du Moyen Âge », 2016, p. 123-137. 26 Milan, Vita e Pensiero, 1997.

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nous au constat que «la mise en mots et en récit de la grâce divine ne s’incarne pas dans une forme linguistique homogène; c’est dû à la nature multiple du langage religieux, même lorsqu’il assume la charge de relater une expérience singulière27».

Pourtant, il finit par identifier deux traits de langage récurrents dans le discours des saintes qu’il commente, et n’hésite pas à parler à leur sujet de «figures rhétoriques dominantes». Il s’agit de l’oxymore et de la tautologie, situés l’un et l’autre aux frontières du langage dont ils trahissent l’impuissance à exprimer de façon précise et explicite l’expérience mystique, puisqu’ils pèchent tous deux contre l’acceptabilité, au sens que les linguistes donnent à ce terme: dans la tautologie, le prédicat, contre sa propre fonction sémantique, n’attribue au sujet aucune qualité; l’oxymore renvoie à un objet inexistant. Mais en même temps, ils témoignent de ce que la langue mystique n’a pas vocation de s’abolir dans le silence. La tautologie redit inlassablement, mais sans l’espoir d’en venir à bout, les propriétés de l’objet du désir («repos tranquille», «juste justice», «bonheur des bonheurs»);

l’oxymore tend à l’inexprimable de la théologie négative («mort vivifiante», «lumineuse ténèbre»). L’une dit le trop-plein de l’Être, l’autre, par définition privé de référent, son absence. C’est précisément dans cette tension que demande à s’inscrire la mystique.

Même si Pozzi appuie son hypothèse sur l’analyse de textes qui sont en majorité en langue italienne et d’époque moderne, on est assez tenté d’étendre ses conclusions au «latin mystique». Les figures en question, à une nuance près, y semblent bien constituer un possible dénominateur commun entre des discours qui, comme on l’a vu, revêtent les formes variées que leur imposent les codes culturels du temps et le niveau d’éducation de ceux qui les profèrent. J’aurais quant à moi tendance à substituer à la tautologie l’expolition, ou synonymie, qui a grosso modo les mêmes effets, puisque l’objet n’y est pas désigné par autre chose que par lui-même. En voici un exemple, que j’emprunte à un conduit marial de Philippe le Chancelier:

5a- O Maria, mater pia, 5b- O Maria, mater digna, Sinus poenitentium, Jubilus laetantium, Debilium praesidium, Flebilium solatium, Columna firmitatis, Medela sanitatis, alumna sanctitatis. Tutela libertatis.

27 «L’alfabeto delle sante » dans Scrittrici…,op. cit., p. 21-42 (ici, p. 27).

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6a- Tu foederis oraculum, 6b- Tu pauperis umbraculum, Characteris signaculum, Tu miseris latibulum, Itineris vehiculum, Tu sceleris piaculum, Tu limes aequitatis, Tu lumen claritatis, Tu lumen caritatis. Tu lima pravitatis.

7a- Tu thronus Salomonis, 7b- Tu thalamus pudoris, Praelata celi thronis, Tu balsamus odoris, Tu vellus Gedeonis, Tu libanus candoris, Tu rubus visionis. Tu clibanus ardoris28.

Il n’est plus utile à ce stade de s’attarder sur la maîtrise, ici vraiment prodigieuse, des pouvoirs sonores du langage, allitérations, assonances, rimes, paronomases,… On a l’impression que la langue ivre d’elle-même finit par s’auto-engendrer: à partir d’images typologiques assez conve- nues, comme l’assimilation de Marie à la toison de Gédéon et au buisson ardent (vellus Gedeonis, rubus visionis), et d’allusions implicites, elles aussi attendues, au Cantique des cantiques (thalamus pudoris, balsamus odoris), l’énumération débouche sur des épithètes pour le coup originales, libanus candoris («encens de lumière») et clibanus ardoris («fournaise d’ardeur»). Comme si l’initiative était désormais laissée aux mots, et que l’invention métaphorique, soutenue par les jeux de l’homophonie – auxquels la langue latine, comme on l’a dit plus haut, consent peut-être plus aisément que d’autres langues en raison de son système flexionnel –, accumulait les désignations de l’objet dans l’espérance, chimérique sans doute, d’en exprimer toute la sublimité.

Quant à l’oxymore, auquel là encore la densité du latin le prédispose, il est, depuis la «sage folie de la Croix» de la Première épître aux Corinthiens, le moyen langagier adéquat pour non pas décrire le mystère, mais en désigner la profondeur incompréhensible. Citons par exemple quelques vers de Pierre Damien à propos de l’Incarnation:

3- Immensum concepisti, 4- Quem mundus ferre nequit, Parentem peperisti, Totum uulua concepit;

Fit factor ex factura, Quo circuitur aether, Creans ex creatura. Puellae clausit uenter.

28 Philippe le Chancelier, Ave gloriosa, str. 5-7, Analecta Hymnica 10, p. 90-91. La traduction d’un tel texte ne ferait sens que si elle parvenait à en restituer tous les jeux phoniques, ou à en fournir l’équivalent, tant certaines des invocations sont sémantique- ment peu chargées, et motivées essentiellement par les effets d’écho, de parallélisme, de répétition. Je crains avec regret de m’en sentir incapable.

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5- Serui forma indutus, 6- Oritur ortus rerum…29 Diuina non exutus,

Suscepit quidem tua, Sed non amisit sua.

Et ceux-ci, d’Adam de Saint-Victor, au sujet de la Rédemption:

11a- Ihesu puer immortalis 11b- Tu post uitam hanc mortalem ex eterno temporalis siue mortem hanc uitalem nos ab huius uite malis uitam nobis immortalem tu potenter erue. clementer restitue30.

Après maints louvoiements et fluctuations, il semblerait qu’enfin, je m’approche de la définition – qui pourtant à première vue paraissait simple à donner – de ce qu’est le latindu « latin mystique ». Il eût peut- être été plus économique, pour le découvrir, de rappeler ces mots de l’abbé prémontré Philippe de Harvengt : « Alors que Dieu veut que les différentes nations humaines usent de langues nombreuses et variées et que les régions en si grand nombre soient ou bien différenciées par la diversité de leur parler ou bien associées par son identité, Il veut, je crois, que bénéficie d’une sorte de privilège de respect et d’amour la langue propre, selon Sa volonté, à la célébration religieuse […]31».

Par-delà les nécessités induites par les circonstances historiques et le degré d’éducation de ses locuteurs ou scripteurs, le latin, de par la volonté divine (le mot vult revient deux fois en deux lignes), tire de son usage sacré une prééminence de nature. Mais qu’en est-il de celle

29 «Tu as conçu celui qui n’a pas de mesure ; ton père, tu l’as enfanté ; celui qui fait est fait par celle qu’il a faite, le créateur naît de sa créature. Celui que le monde ne peut porter, une matrice l’a tout entier recueilli en elle ; celui par qui l’éther est ceint, le ventre d’une jeune fille l’a enclos. Revêtu de forme servile sans dévêtir la forme divine, il a reçu ce qui est tien sans pourtant perdre ce qui est sien. L’origine des choses a une origine. » (Carm. B 1, Rythmus sanctae Mariae virginis, inc. « O genetrix aeterni, / Virgo Maria, verbi… », éd. Margareta Lokrantz, L’opera poetica di S. Pier Damiani, Stockholm, Almqvist & Wiskell, « Studia Latina Stockholmiensia » 12, 1964, p. 76-80).30

«Jésus, enfant immortel, enfant éternel qui s’est fait temporel, par ton pouvoir, délivre-nous des maux de cette vie ! Après cette vie mortelle, ou cette mort qui donne vie, par ta bonté redonne-nous une vie immortelle ! » (éd. et trad. Jean Grosfillier, Les Séquences d’Adam de Saint-victor. Étude littéraire (poétique et rhétorique). Textes et traductions, commentaires, Turnhout, Brepols, « Bibliotheca victorina » 20, 2008, p. 283).31

«Cum […] pluribus et dissimilibus linguis Deus uti velit diversas hominum nationes, et vel ab invicem discerni vario, vel eodem confoederari labio plurimas regiones, eam linguam, nisi fallor, quodam reverentiae et amoris privilegio vult praeferri, quam versari inter sacra ecclesiastica… » (Philippe de Harvengt, ep. 17 ad Henricum, PL 203, 154A).

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de l’adjectif mystique, que je me suis jusqu’à présent abstenu de problématiser ?

mystique

Comme il a été dit, le langage courant, celui par exemple que décrit le dictionnaire « Robert», associe aujourd’hui le mot « mystique» à des attitudes psychiques et corporelles bien précises. Si les statues pouvaient parler, le langage des nonnes du Bernin, la bienheureuse Louise Albertoni, sainte Thérèse elle-même, qu’accueillent les églises romaines de San Francisco a Ripa et de Santa Maria della Vittoria, paraît s’accomplir – ou s’abolir – en râle de jouissance extasiée.

L’inarticulé, donc, qui est la négation même du langage, ou à tout le moins l’incommunicable, qui est une autre façon de le mettre en cause:

voir la rhétorique ardente, heurtée, rugueuse, désespérant de nommer son objet, de la première page des Moradas de Thérèse d’Avila, si finement analysée par Michel de Certeau32. Mais la «fable mystique»

n’eut qu’un temps, historiquement et linguistiquement circonscrit. Et dont l’avènement est à mettre en relation, comme le fait le savant jésuite dans son maître-livre, avec le gauchissement sémantique d’un adjectif, mysticus, qui appartient d’abord, dans le vocabulaire chrétien, au champ intellectuel33.

Comme en effet l’a récemment montré Pascale Bourgain34, le substantif mysterium, dont il dérive, est d’abord un opérateur herméneutique, renvoyant, selon les principes d’une analogie généralisée, aux correspondances cachées qui unissent dans le temps l’Ancienne Loi à la Nouvelle, et dans l’univers les signes sensibles à la réalité intelligible. Ce que je vais maintenant essayer de montrer sur la base de quelques exemples poétiques, c’est comment le latin du moyen âge, tel que les propriétés viennent d’en être décrites, se prête selon diverses modalités à cette entreprise de déchiffrement de la présence de Dieu au monde. C’est qu’elle est au fond, cette langue, faite pour cela,

32 Michel de Certeau, La Fable mystique. xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard,

« Bibliothèque des Histoires », 1982, p. 263-268.33 ibid., p. 127-155.

34 Pascale Bourgain, « Non sine mysterio. Percevoir et exprimer le secret des desseins de Dieu », Secrets and Discovery in the Middle Ages. Proceedings of the 5th European Congress of the Fédération internationale des instituts d’Études Médiévales (Porto, 25thto 29thJune 2013), dir. J. Meirinhos, C. López et J. Rebalde, Turnhout, Brepols,

«Textes et Études du Moyen Âge» 90, 2018.

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selon Dante: si, à l’instar des anges, nous étions de purs esprits, notre intercommunication se passerait des mots, nos pensées seraient immédiatement transparentes l’une à l’autre. Mais l’homme est aussi matière, et ce qu’il y a de matériel, de sensible, de sensuel peut-être, dans l’acte de communication, c’est l’articulation, c’est le son.

Sans doute dès lors faut-il se garder de ses séductions potentiellement pernicieuses. Augustin, au livre 10 de sesConfessions, et au chapitre des

«concupiscences de l’ouïe», déclare: «Aujourd’hui encore, je l’avoue, j’écoute avec une certaine complaisance les mélodies qui vivifient vos paroles, lorsque c’est une voix douce et rompue aux règles de l’art qui les chantent. Lorsqu’elles pénètrent en moi […], elles réclament dans mon cœur une place qui ne soit pas indigne d’elles, mais je peine à ne leur réserver que celle qui leur revient. […] Or, si je suis plus ému du chant que des paroles chantées, c’est, je l’avoue, une faute qui mérite pénitence»35. Et pourtant, «les paroles saintes, quand elles sont ainsi chantées, m’émeuvent d’une plus religieuse, d’une plus ardente flamme de piété que si elles ne l’étaient pas ainsi». Les affects sont donc mis au service d’une efficace transmission du message. Aussi, «quand je suis ému moins du chant que des paroles chantées, lorsqu’elles le sont par une voix pure et modulée comme il convient, je reconnais de nouveau toute l’utilité de cette institution»36. La solution du dilemme ainsi identifié entre «chant» (cantus) et «paroles chantées» (res quae canuntur) est donc d’ordre pragmatique. Voyons donc comment la poésie sacrée du moyen âge a entrepris de la mettre en œuvre.

NOTKER DESAINT-GALL

J’introduis mon premier exemple à l’aide d’un récit d’origine sans doute enjolivé. La scène se passe dans les années 860. Un voyageur fourbu frappe à la porte de l’abbaye de Saint-Gall. C’est un moine, venu du monastère de Jumièges, dans la lointaine Neustrie, pillé par les

35 «Nunc in sonis, quos animant eloquia tua, cum suaui et artificiosa uoce cantantur, fateor, aliquantulum adquiesco […]. Ut admittantur ad me, quaerunt in corde meo nonnul- lius dignitatis locum, et uix eis praebeo congruentem. […] Tamen cum mihi accidit, ut me amplius cantus quam res quae canitur, moueat, poenaliter me peccare confiteor. » (Augustin, Confessions x, 33, 49 – trad. fr. Pierre de Labriolle).36

«… ipsis sanctis dictis religiosius et ardentius sentio moueri animos nostros in flamma pietatis, cum ita cantantur, quam si non ita cantarentur […]. Cum moueor non cantu, sed rebus quae cantantur, cum liquida uoce et convenientissima modulatione cantantur, magnam instituti huius utilitatem rusrsus agnosco. » (ibid., x, 33, 49-50 – trad.

fr. Pierre de Labriolle).

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vikings. Il a pour tout bagage un gros livre, un antiphonaire. C’est dans ce volume qu’un jeune moine saint-gallois lettré et passionné par la liturgie va trouver la solution à un problème technique qui le préoccupait37.

Ce problème est le suivant: lors de la célébration de l’office, la lecture de l’évangile est précédée du chant de l’alleluia. La modulation de cette exclamation triomphale de louange joyeuse destinée à saluer la parole de Dieu donne lieu à des développements vocaux, des mélismes selon le terme technique, sur la dernière voyelle a, fort longs et fort complexes, de ce fait difficiles à mémoriser à une époque où la notation musicale est rudimentaire. La solution offerte par le manuscrit de Jumièges à cette difficulté pratique est de déposer un texte sur la mélodie mélismatique de façon à en favoriser l’apprentissage. Notker, qui est un homme bienveillant, se borne à suggérer que les textes composés à Jumièges n’avaient rien d’extraordinaire. Mais il juge excellente la formule consistant à mettre des paroles sur les modulations du a, et va la reprendre à son compte, le génie poétique en plus. Et c’est ainsi qu’il invente la séquence, ainsi nommée parce qu’elle fait suite (sequitur) à l’alleluia, un genre promis à un très bel avenir liturgique.

A propos de la séquence primitive, telle qu’elle apparaît à Saint-Gall vers la fin du Ixesiècle, et à peu près contemporainement à Saint-Martial de Limoges, il convient de faire deux remarques. La première concerne sa forme: la mélodie vient avant le texte, et par conséquent c’est à celui- ci qu’il revient de s’adapter à celle-là. Autrement dit, ce type de poésie n’est pas contraint par les exigences de la métrique classique, fondée sur la succession rigoureusement codifiée des syllabes brèves et longues, ni sur celles de la versification rythmique apparue dans le haut moyen âge, que caractérisent l’isosyllabisme et le retour régulier de l’accent tonique. On est donc en présence de ce que l’on pourrait qualifier en termes anachroniques de «vers libres». La seconde remarque regarde le contenu de la séquence: le chant auquel elle se substitue ou plutôt se superpose, les vocalises sur le dernier a d’alleluia, est ce que l’on appelle depuis le liturgiste Amalaire de Metz le jubilus38, soit, pour

37 Wolfram von den Steinen, Notker der Dichter und seine geistige Welt. Editions- band, Berne, Francke, 197838 2, p. 8-11.

Herbert Grundmann, « Jubel », Festschrift für Jost Trier zu seinem 60. Geburtstag am 15. Dezember 1954, dir. Benno von Wiese und Karl Heinz Bock, Meisenheim am Glan, 1954, p. 477-511 (repris dans Grundmann, Ausgewählte Aufsätze. Teil 3 : Bildung und Sprache, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1978, p. 130-162) ; Jean-Yves Tilliette,

« iubilatio », La Grâce de Thalie ou la beauté du rire, dir. Philippe Heuzé et Christiane Veyrard-Cosme, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, p. 93-104.

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saluer la profération de la parole divine, un pur cri d’extase face à la bonté et à la puissance infinies de Dieu. Autant dire que le texte qui viendra se poser sur cette mélodie doit être à la hauteur d’un tel sentiment.

C’est assurément le cas de l’exemple que voici:

0- Quid tu, virgo

1- Mater, ploras, Cuius vultus Rachel formosa, Jacob delectat?

2- Ceu sororis aniculae Lippitudo eum iuvet!

3- Terge, mater Quam te decent fluentes oculos? genarum rimulae?

4- Heu, heu, heu, Cum sim orbata quid me incusatis fletus nato, paupertatem meam incassum fudisse? qui solus curaret.

5- Qui non hostibus cederet Quique stolidis fratribus angustos terminos, quos multos, pro dolor, quos mihi extuli, Jacob adquisivit. esset profuturus.

6- Numquid flendus est iste, qui regnum possidet caeleste?

quique prece frequenti miseris fratribus apud Deum auxiliatur39?

Composé à la gloire des martyrs, et plus précisément pour la fête des Saints Innocents, ce chant présente les caractéristiques–type de la séquence notkérienne: entre la phrase d’ouverture, sans doute confiée à un soliste, et la strophe finale chantée à l’unisson, les strophes intermédiaires sont tour à tour exécutées par des chœurs alternés, celui des adultes et celui des enfants. La seule régularité formelle strictement

39 «Pourquoi pleures-tu, vierge / mère, Rachel si belle, toi dont le visage enchante Jacob ? / Comme si les yeux bigles de ta sœur déjà vieille lui plaisaient. / Mère, essuie les larmes de tes yeux ! Leurs sillons sur tes joues, crois-tu qu’ils te conviennent ? / – Hélas, hélas, pourquoi m’accuser de verser des pleurs sans raison, alors que j’ai perdu mon enfant, le seul qui eût pu remédier à ma pauvreté, / qui n’aurait pas abandonné aux ennemis les étroits domaines que Jacob m’a acquis, et qui à ses frères stupides, que j’ai par malheur en grand nombre enfantés, aurait pu être utile ? / – Faut-il pleurer celui qui possède le règne des cieux, et qui, par sa constante prière, à ses misérables frères sert de soutien auprès de Dieu ? » (trad. fr. Pascale Bourgain, dans Poésie lyrique latine du Moyen Âge, Paris, Le Livre de poche, « Lettres gothiques », 2000, p. 42-45. Le texte latin est celui de von den Steinen, op. cit., p. 86).

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observée est celle d’une symétrie parfaite en nombre de vers et de syllabes entre la strophe et son antistrophe. On peut aussi faire état d’un souci, mais non systématique, de consonance, deux vers parallèles étant parfois reliés par l’assonance (formosa / delectat, anicule / iuvet, mater / decent…) ou l’allitération (oculos / rimule). A cet égard, les séquences de Saint-Gall sont plus libres que celles qui sont vers la même époque composées en Aquitaine, et qui s’efforcent autant que possible de conserver à la clausule le a final d’alleluia40.

Deux remarques formelles encore. Le texte se donne pour un dialogue entre deux personnages, une jeune mère éplorée nommée Rachel et un interlocuteur anonyme, consolateur affectueux et un peu ironique (str. 2-3). Il adopte donc la forme dramatique. Mais on doit noter que le dialogue verbal entre les deux personnages ne recoupe pas le dialogue musical entre les deux chœurs. Là encore, c’est la musique qui prime. D’autre part, le poème, et le chant qui le porte, sont le lieu d’une progression: après les strophes liminaires, nous entendons se répondre successivement des couples de strophes monostiches, puis, dans cet ordre, de deux, trois et quatre vers, avant que le tuttine culmine en une strophe de cinq vers, au terme de ce que l’on imagine comme une montée en amplitude, voire en puissance, conduisant du pathétique de la question du début à l’apaisement que suggère celle de la fin en forme d’interrogation rhétorique.

Il est temps dès lors d’esquisser l’interprétation de ce texte faussement limpide. On peut en distinguer quatre niveaux, correspondant à la tétrade des «sens de l’Écriture». La plainte dont résonne le tombeau de Rachel, l’épouse préférée du patriarche Jacob, pleurant sur ses enfants – la mort supposée de Joseph, la captivité de Benjamin – telle que l’évoque le livre du prophète Jérémie (31, 15: fletus Rachel plorans filios suos), est un des passages les plus émouvants de l’Ancien Testament.

Littéralement, notre séquence remémore donc un épisode biblique (1).

Or, le verset de Jérémie est chanté lors de la célébration liturgique de la fête des Saints Innocents, ces nourrissons massacrés sur ordre du roi Hérode – est ainsi tissé un lien allégorique entre l’Ancien et le Nouveau Testaments (2). Moralement, les vers de Notker renvoient, par-delà la référence biblique singulière, à la douleur, bouleversante, de toute mère en deuil de son enfant – ce que souligne la tendresse des diminutifs qu’affectionne la lyrique carolingienne (3). Mais on doit encore référer

40 Dag Norberg, Manuel pratique de latin médiéval, Paris, Picard, 1980, p. 59-64 (spéc. p. 61).

(24)

ce chant à un quatrième niveau de sens, anagogique (le moyen âge dirait peut-être plutôt «mystique»). Le plus débutant des exégètes sait en effet que Rachel est une figure traditionnelle de l’Église, par opposition à sa sœur aînée Lia, l’autre épouse de Jacob, qui incarne la Synagogue. C’est la raison pour laquelle, dès l’incipit, Rachel est nommée «vierge mère», virgo mater– interpellation que met en relief le rejet d’une strophe sur l’autre –, par identification à Marie, autre image de l’Église, elle aussi orpheline de son fils. Ce que la dernière strophe explicite dès lors, c’est que la communauté ecclésiale, en voyant périr les meilleurs de ses fils, les martyrs, s’ouvre à elle-même les voies du Salut et du bonheur éternels (4). Ainsi, notre poème, en donnant forme à l’inarticulé, ici, ce qu’il y a de moins réductible à l’expression verbale, la plainte d’une mère dont le fils a péri, énonce-t-il de façon à la fois forte, délicate et imagée le paradoxe triomphal du christianisme qui, de la mort, fait jaillir la vraie vie.

HILDEGARDE DEBINGEN

Je passerai plus vite sur mon deuxième exemple, que j’emprunte à la plus célèbre de toutes les moniales du moyen âge, Hildegarde de Bingen. Il a brièvement été question ci-dessus de son livre de visions, le Scivias.Plus que dans la prose précise et terne de cet ouvrage, on entend résonner la voix singulière d’Hildegarde dans le corpus de quelque soixante-dix pièces liturgiques qu’elle a composées à l’intention de ses religieuses, sous le titre sans doute original, puisqu’il est transmis par un manuscrit contemporain, de Symphonia harmoniae caelestium revelationum, connotant à la fois musique et mystique. À une époque où la forme de la séquence tend fortement à se régulariser, les poèmes d’Hildegarde conservent un aspect un peu sauvage. C’est que, selon le statut qu’elle revendique avec beaucoup d’habileté et un peu de mauvaise foi, elle n’est pas une femme de culture, et ne maîtrise pas, ou dédaigne de maîtriser, les codes d’écriture que l’école met alors en honneur. «Bien des gens, déclare-t-elle selon ses biographes, se demandent pourquoi tant de mystères sont révélés à une femme stupide et sans instruction (stulta et indocta), alors qu’il y a quantité d’hommes forts et sages41.» C’est qu’avec à la fois un grand orgueil et une grande

41 «Multi dixerunt : “Quid est hoc quod huic stultae et indoctae feminae tot mysteria revelantur, cum multi fortes et sapientes viri sint ?” » (vita sanctae Hildegardis, auctori- bus Godefrido et Theodorico monachis 2, 2, 22, PL 197, 106C).

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