De la médecine générale, il existe une face claire, efficace, ouverte au fonctionnement de la société, ayant pignon sur les rues bien fré
quentées et se montrant en phase avec les idées du moment. Cette médecine, tout le mon
de l’aime et la convoite. C’est elle qui semble faire l’unanimité en sa faveur, elle que les poli
ticiens de tous bords affirment promouvoir, en un concert de promesses aussi mielleuses que jusqu’à maintenant non tenues.
Mais la médecine générale n’est pas que cela. C’est aussi un esprit décalé, une manière d’être qui dérange, une pratique qui ne s’arti
cule avec l’obsession économique qu’en pous
sant un continuel grincement, une activité de petits groupes d’individus qui interrogent sans cesse le progrès et qui ne ménagent pas leurs critiques envers le système politique. Son rayon
nement intellectuel et moral ne s’arrête pas à la médecine générale : c’est toute la démarche médicale qui se trouve portée, éclairée par elle.
En ce sens, on trouve des médecins spécia
listes avec l’esprit généraliste.
La première médecine générale se nourrit d’études, de colloques, de projets étatiques, et elle est importante. La seconde repose avant tout sur des individus, des témoins souvent discrets, toujours originaux. Et elle est encore plus importante.
Un de ces témoins vient de décéder. Il s’ap
pelait JeanPaul Studer. Il a marqué nombre d’entre nous.
«Oui je serai à Berne», écrivait JeanPaul, à propos de la manifestation du premier avril 2006.1 «Pour dire que la médecine générale doit avoir un visage. Pour dire que le médecin de famille doit avoir un visage. Et que ces visages sont menacés. Par l’époque et par la médecine ellemême, inscrite dans l’époque et obéissant à ses injonctions et à ses modes. Pour dire que le patient doit pouvoir continuer à avoir en face de lui, à ses côtés, se penchant sur lui, un médecin avec un visage. Un médecin mobilisé pour qu’il puisse conserver le sien. Pour que le cabinet médical du coin de la rue survive comme havre de paix et de répit pour l’homme de tous les jours. Pour que la consultation reste une patrie pour le souffrant. Pour qu’elle demeure volon
taire et créative pour occuper les interstices, les accotements et les fossés du quotidien régi par l’économie de marché. Pour que nous restions des veilleurs, des portiers de nuit, des ouvreurs et des passeurs. Mobilisateurs de ressources, de liberté et d’indépendance.»
Seulement, rien de cela n’est facile. «Et comment nous situonsnous nousmêmes, mé de cins de famille, comment prenonsnous place dans cette agitation mercantile à laquelle n’échappe pas la médecine ? Quel engagement, non seu
lement militant (les regroupements sociétai res, la Wonka, les réseaux de soins), non seule
ment rhétorique (la médecine du toutvenant, du long cours, de la polypathologie, de la com
plexité, la gestion du doute, etc.), mais cons
truit autour d’un souci pour la communauté de tous les jours, d’un souci civilisateur, oserais
je dire, quand il s’agit de donner du sens à la souffrance humaine, à la vieillesse, au handi
cap, mais aussi à l’obésité, aux dépendances, à l’épuisement, aux douleurs chroniques, dans nos officines égarées, noyées dans le super
marché de la médecine voguant dans un monde en pleine mutation, ludique autant qu’agressif ? Et d’en rendre compte. Un souci séditieux, dé
rangeant…»2
Car il y a ce rôle qu’aux généralistes on veut faire jouer. «Contrôler les chariots qui se pres
sent dans les allées de notre supermarché où les prestations médicales se démarquent de plus en plus difficilement des prestations cos
métiques ; apprendre à nos patients – à nos clients, diton maintenant – à consommer rai
sonnablement, à se retenir, à se modérer alors que partout ailleurs la survie de l’économie les pousse au contraire.»
Et puisque pour la plupart ils refusent, ces généralistes, cet emploi de sages régulateurs, peutêtre n’en veuton plus ? «Sommesnous gênants ? Lisonsnous trop bien la malice du temps dans toutes ces histoires, sur tous ces corps, tous ces visages qui se déposent en si long sédiment dans nos petits cabinets qu’on dit appartenir au passé ?».
Ne pas craindre les questions non résolues, les limites du savoir, ce qui échappe aux évi
dences. Pour JeanPaul, la médecine géné
rale était une manière de suivre le poète Yves Bonnefoy lorsqu’il dédie un essai «à l’impro
bable, c’estàdire à ce qui est... A un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l’obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d’une haute et improbable clarté.»3
A l’origine du dérangement que provoque la médecine générale se trouve un double souci.
D’abord, celui de ne pas détourner le regard de la souffrance. D’où le refus de la clarté fa
cile, des simplifications souriantes, de toutes les procédures administratives d’insensibilisa
tion. Mais il s’agit aussi de sauver l’humain mis à distance par les technologies. Et pour cela de garder sans cesse en éveil une perception intense des personnes. Rien ne vaut, dans cet exercice, l’attachement à la littérature et parti
culièrement à la poésie.
«Le langage est mon monde» disait JeanPaul.
Il était un lecteur de Jaccottet, Bonnefoy, Roux,
Juarroz. Il y cherchait le signifiant derrière l’in
signifiant, la beauté dans l’infime, cette même vérité «dont les gens nous font cadeau, à nous leurs médecins, sans le savoir».
«J’aurais voulu, disaitil encore, écrire une dernière Carte blanche sur un de mes patients venu me parler de nèfles et de caroubes, com
ment il a sorti des petits sacs en plastique, enfermés les uns dans les autres, les a posés sur mon bureau, en a sorti les nèfles pour me montrer la manière de les manger, puis m’a ex
pliqué qu’il a volé un surgeon dans l’arbre du cimetière pour le greffer.» Et il ajoutait : «Quelle distinction, chez ce patient, quelle classe…
quelle humanité.»
JeanPaul aimait ses patients d’un véritable amour. D’un amour fou, dirait un poète. Et c’est ce qui lui donnait un air passionné, parfois mé
lancolique. Rien ne le bouleversait autant que la noblesse des petites gens. Par une sorte d’effet mimétique, il en était venu à rayonner luimême de cette noblesse.
Et c’est du même amour pour ce qui brille sans se voir qu’il aimait la médecine générale.
Il avait le sentiment aigu «d’appartenance à une communauté de soucis, de questionne
ment, d’interpellation». Il aurait souhaité, écritil,
«pren dre la médecine générale dans ses bras.
Comme l’on serre un être cher saisi par le sen
timent de la précarité de son existence et de la sienne propre.»4
Lorsqu’on allait voir JeanPaul, ces derniers mois, à qui une sclérose latérale amyotrophi
que enlevait, avec une cynique régularité, une à une les possibilités qu’il chérissait – complo
ter avec ses confrères et amis, observer le chatoiement du monde, le jeu des saisons, des humains et des autres animaux, gratter la terre de son jardin, écrire pour déplier le réel, lire en fraternisant avec les géants de la pensée – on ressortait profondément ému, enrichi par une conversation qui, en quelques mots, avait créé un univers. On était émerveillé de voir sa fem me, sa famille, ses amis, ses patients et quantité de monde l’entourer, lui faire la lecture, essayer de lui rendre un peu de ce qu’il avait donné.
On se sentait surtout investi d’une sorte d’exi
gence. Ne pas céder au fétichisme envahis
sant. Croire à la délicatesse de l’existence, dé
fendre ce généralisme d’en bas dont Jean
Paul, si beau en ses derniers instants, aura été un très grand témoin.
Bertrand Kiefer
Bloc-notes
1640 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 29 août 2012
1 http://titan.medhyg.ch/mh/infos/article.php3?sid=2086 2 Le généraliste au supermarché. Rev Med Suisse 2010;
6:8901
3 Défendre l’improbable, c’estàdire ce qui est. http://
revue.medhyg.ch/infos/article.php3?sid=2219 4 manif à chaud, http://titan.medhyg.ch/mh/infos/article.
php3?sid=2120
Jean-Paul et la délicatesse de la médecine générale
64.indd 1 27.08.12 12:02