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Montrer la justice, penser le droit pénal : Colloque en l'honneur du Professeur Christian-Nils Robert

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Montrer la justice, penser le droit pénal : Colloque en l'honneur du Professeur Christian-Nils Robert

CASSANI, Ursula (Ed.), ROTH, Robert (Ed.), STRAULI, Bernhard (Ed.)

CASSANI, Ursula (Ed.), ROTH, Robert (Ed.), STRAULI, Bernhard (Ed.). Montrer la justice, penser le droit pénal : Colloque en l'honneur du Professeur Christian-Nils Robert . Genève : Schulthess, 2009, 163 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:40944

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Lib er amic or um C hr istian-Nils R ob er t

Liber

amicorum

Christian-Nils Robert

Montrer la justice, penser le droit pénal

Colloque en l’honneur du

Professeur Christian-Nils Robert

Recueils de textes

Cet ouvrage rassemble les contributions présentées lors du colloque organisé par la Faculté de droit de l’Université de Genève le 4 septembre 2008 en l’honneur du professeur Christian-Nils Robert à l’occasion de son accession à l’honora- riat. Ces contributions reflètent les multiples approches du droit pénal et de sa représentation – dans une acception large du terme, tant sociale que culturelle – qui ont jalonné la carrière du dédicataire. Elles font aussi écho à ses engage- ments dans le domaine des droits de l’homme et en faveur du respect absolu des garanties conventionnelles. L’ouvrage comprend enfin le texte de la leçon d’adieu du professeur Christian-Nils Robert consacrée aux représentations icono- graphiques de la justice.

C G

Collection Genevoise

Faculté de droit de Genève

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Collection Genevoise

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Collection Genevoise

Faculté de droit de Genève

Recueils de textes

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Liber

amicorum

Christian-Nils Robert

Montrer la justice, penser le droit pénal

Colloque en l’honneur du

Professeur Christian-Nils Robert

Edité par

Ursula Cassani

Robert Roth

Bernhard Sträuli

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La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbiblio- grafie; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.d-nb.de.

Tous droits réservés. Toute traduction, reproduction, représentation ou adaptation intégrale ou partielle de cette publication, par quelque procédé que ce soit (graphique, électronique ou mécanique, y compris photocopie et microfilm), et toutes formes d’enregistrement sont stricte- ment interdites sans l’autorisation expresse et écrite de l’éditeur.

© Schulthess Médias Juridiques SA, Genève · Zurich · Bâle 2009 ISBN 978-3-7255-5968-8

ISSN Collection genevoise: 1661-8963 www.schulthess.com

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Avant-propos ... 5 Robert Roth

Christian-Nils Robert : un parcours ... 7

Leçon Christian-Nils Robert

La justice et ses décors. Un anachronisme persistant ... 15

Contributions Michel Porret

L’infamie comme école du crime : usages et critiques ...35 Jean Kellerhals et Noëlle Languin

Le respect d’autrui : formes élémentaires du sentiment de justice ... 49 Philippe Robert

Des opinions aux représentations et retour ... 65 Fabrice Kellens et Françoise Tulkens

Droits de l’homme et privation de liberté. Interaction et synergie entre le Comité européen pour la prévention de la torture et la Cour

européenne des droits de l’homme ...97

Table ronde

Nouvelles criminologies ?... 113 André Kuhn

Mon Etonnante Rencontre avec un Criminologue Inoubliable :

Christian-Nils Robert ... 115

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Maria Luisa Cesoni

Nouvelles criminologies ou croisements de regards ?

Comment sortir de la bouteille à mouches… ... 119 Mina Rauschenbach

Vers une criminalisation accrue de certains comportements

déviants ? ... 131

Bibliographie de Christian-Nils Robert ... 149

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Avant-propos

« Si je me suis souvent perdu dans mes passions, je n’ai jamais perdu la passion. » Témoignage d’un regard clairvoyant sur une carrière académique couvrant plus de trois décennies, cette belle formule couronnait les mots d’amitié que le professeur Christian-Nils Robert avait tenu à adresser à ses proches et nombreux compagnons de route réunis autour de lui à l’occasion du dîner offert en son honneur au soir du 4 septembre 2008.

Aujourd’hui, la Faculté de droit de l’Université de Genève a le plaisir d’of- frir à l’enseignant et chercheur passionné qu’est le professeur Christian-Nils Robert, ainsi qu’au public, les actes du colloque qui lui était dédié sous le titre Montrer la justice, penser le droit pénal.

Qu’il soit général (le régime des sanctions pénales vient ici à l’esprit), spé- cial (on pense immanquablement au droit des stupéfiants) ou de procédure (la détention préventive et les garanties conventionnelles s’imposent natu- rellement), le droit pénal et sa représentation – dans une acception large du terme, tant sociale que culturelle – parcourent tel un fil rouge les réflexions et les publications du professeur Christian-Nils Robert. Les contributions pu- bliées dans le présent ouvrage s’inscrivent toutes dans le prolongement de cette approche.

Formidablement présent du haut de ses quatre-vingt-cinq ans, Louk Hulsman, professeur honoraire de l’Erasmus Universiteit de Rotterdam, s’est éteint quelques mois seulement après sa participation au colloque du 4 sep- tembre 2008. Ses considérations sur Un monde sans droit pénal conserveront ainsi la forme fugace de l’oralité, mais demeureront assurément dans la mé- moire de ceux qui ont eu le privilège de l’entendre. Une pensée émue accom- pagne cette grande figure du courant abolitionniste.

Last but not least, le présent ouvrage reproduit le texte de la magnifique leçon d’adieu que le professeur Christian-Nils Robert a donnée devant un auditoire dense où se côtoyaient les générations les plus jeunes et les plus anciennes. Toutes étaient venues rendre hommage à celui qui a été, de près ou de loin, leur maître ; toutes sont reparties la tête pleine d’images et de com- mentaires érudits, fières d’avoir pu partager un moment intense.

La Faculté de droit de l’Université de Genève souhaite au professeur Christian-Nils Robert de pouvoir, longtemps encore, s’adonner passionné- ment à ses passions et d’en faire profiter la cité.

Les éditeurs

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Christian-Nils Robert : un parcours

Robert Roth

Professeur à la Faculté de droit, Université de Genève

Le privilège qui m’est octroyé, de prendre la parole, lors de la Journée du 4 septembre 2008, puis la plume dans le présent ouvrage, pour rendre hom- mage au professeur Christian-Nils Robert, est le reflet d’un autre privilège, que je ne partage avec personne : celui d’avoir été successivement l’étudiant, l’assistant, le collègue et le doyen du professeur Robert. Je peux ainsi repré- senter toutes ces tribus ici.

La première tribu dont il faut parler est celle des étudiants. Avant d’évo- quer la carrière et les contributions scientifiques, il faut en premier lieu rap- peler la très grande popularité du professeur Robert auprès des étudiants, constante au fil des décennies et d’autant plus remarquable depuis qu’il consacre l’essentiel de son activité d’enseignant à la première année d’études, souvent considérée comme ingrate pour l’enseignant et pourtant si décisive dans le parcours du juriste.

Des décennies, disais-je, puisque Christian-Nils Robert est professeur à la Faculté de droit depuis 1974, d’abord professeur assistant, puis extraordi- naire, ordinaire enfin depuis le 1eroctobre 1980. Avant cela, il avait acquis une formation d’avocat et exercé des fonctions importantes dans le domaine de la protection de la jeunesse ; c’est en cette qualité qu’il a effectué avec un homme politique en devenir, le futur conseiller d’Etat Guy-Olivier Segond, un voyage d’étude sur la route de la drogue qui les a menés jusqu’en Afghanistan (c’était déjà un théâtre majeur du drame de la drogue) voyage qui a contribué et à la

Ce n’est toutefois pas sur ce sujet que je m’arrêterai ; le parcours et les en- gagements du professeur Robert sont bien connus. J’évoquerai une autre fa- cette, celle du chercheur – à tous les sens du terme – curieux, ouvert, original.

C’est sans doute dans l’exercice de cette activité qu’il a le plus apporté à beau- coup d’entre nous, et cette curiosité, cette ouverture, cette richesse de pensée du chercheur est sans doute la clef du succès de l’enseignant. Christian-Nils Robert a, durant toutes ces années, poursuivi un dialogue à distance, entre- coupé par quelques rencontres, avec René Girard. Qu’a-t-il cherché et trouvé dans l’œuvre de ce grand philosophe ?

légende locale du professeur Robert et sans doute à une sensibilité parti- culière à la question de la législation sur les drogues.

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Une réponse sans doute aux interrogations que, comme tout pénaliste, il adresse à la justice. Ses interrogations sont profondes, déchirées et déchi- rantes ; elles sont ambitieuses aussi : dans un texte de la fin des années 70, inspiré de bout en bout par Girard, il écrit : « La crise habite le savoir sur l’ins- titution (judiciaire) et non l’institution elle-même ». Autrement dit, il faut aller au-delà des critiques convenues sur l’inefficacité alléguée de la justice, son traitement inégal des individus en fonction de leur classe, de leurs revenus, pour « laisser émerger des profondeurs de la justice sa vérité »1. Et cette vé- rité cachée, c’est la logique sacrificielle, ce qui permet à Christian-Nils Robert d’écrire que « la justice pénale est sacrificielle ou elle n’est pas ». Face à la jus- tice, la violence, elle aussi sujet privilégié des réflexions du professeur Robert et de son maître. Ces réflexions ne sont guère optimistes. Elles conduisent René Girard à asséner cette formule terrible dans son dernier livre : « La vio- lence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle-même »2.

Je ne voudrais toutefois pas donner de l’activité scientifique du professeur Robert observateur de la justice une vision caricaturale, celle d’un pur théori- cien plus familier de la lecture des textes anciens que des réalités contempo- raines. Ces dernières l’ont régulièrement rattrapé et l’ont amené à prendre des positions alimentées par la profonde réflexion critique que je viens d’évoquer.

En témoigne sa contribution à un récent rapport pluridisciplinaire sur la dé- tention avant jugement à Genève3, qui a donné lieu à une vive controverse, pas encore entièrement éteinte.

J’aimerais terminer sur une touche plus personnelle, en revenant, une dernière fois, à René Girard. Au milieu d’un ouvrage sombre, consacré pour moitié à un général prussien pessimiste voire dépressif (Clausewitz) et pour moitié à un livre de la Bible dont le titre même n’encourage pas à la franche rigolade (L’Apocalypse), Girard balaye les approches des fondamentalistes de toutes les religions dans un beau développement qui se conclut par cette formule sans appel : « Ils n’ont aucun sens de l’humour »4.

L’humour, cet ingrédient si négligé parfois et pourtant si indispensable dans les relations professionnelles, le professeur Robert a toujours tenu à lui laisser une place de choix. C’est lui, l’humour, qui permet de traverser les joies mais aussi les épreuves d’une collaboration étroite tout au long de trente

1 Ch.-N. Robert, « Justice pénale : des pratiques sacrificielles refoulées et/ou inavouées », s.d.

[1978].

2 R. Girard, Achever Clausewitz, Paris, Carnets-Nord, 2007, p. 11.

3 B. Bernath, J.-P. Restellini et Ch.-N. Robert, Avis d’experts mandatés par le Bureau du Grand Conseil concernant la pétition des détenus de [la prison de] Champ-Dollon de mars 2006, Ge- nève, 2007.

4 Girard, op. cit. p. 21.

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années. C’est lui encore qui amène à ne pas se prendre trop au sérieux et donne la distance nécessaire pour traiter les sujets difficiles auxquels on a choisi de se confronter. Il faut savoir s’aérer l’esprit en levant le nez du Code et des ouvrages sérieux de criminologie ou de droit pénal pour parler, avec humanité, avec humilité, des choses de la vie. Les étudiants et anciens étu- diants, assistants et anciens assistants, collègues du professeur Robert lui sont reconnaissants de les avoir accompagnés, souvent guidés, parfois suivis durant cette belle carrière.

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Leçon

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La justice et ses décors Un anachronisme persistant

Christian-Nils Robert

Professeur honoraire de l’Université de Genève

Introduction

L’iconographie naissante de la justice est marquée par trois étapes qui se caractérisent par la profanation progressive des œuvres d’art destinées aux lieux de justice. On pourrait, avec Georges Duby, résumer ce mouvement, qui s’étale sur environ deux siècles, en évoquant une « décléricalisation » de l’expression artistique vouée à décorer les lieux de justice.

Les modèles fondamentaux sont évidemment bibliques, et il faut évoquer à ce propos la Crucifixion, et le Jugement Dernier. Cette période pourrait être caractérisée par le syntagme : « Dieu est juge, le juge est Dieu ».

Une seconde étape serait celle d’une transition progressive où nous re- trouvons « Daniel et Suzanne » ainsi que « Le jugement de Salomon ». On peut alors résumer cette période de transition par le syntagme « le jugement de Dieu est exprimé par les hommes ».

Enfin, la laïcité (relative) que nous retrouvons dans les représentations d’Othon III, de Cambyse, de Charondas et de Manlius Torquatus. C’est alors que « le juge est homme ».

La période sous examen s’étend de 1450 à 1600, correspondant à une très forte montée en puissance des villes affranchies constituées progressivement en Etats. L’ère géographique, pour sa part, recouvre totalement l’ancienne Lotharingie, mais également l’Europe médiane de l’époque, ainsi que les villes du Nord de l’Italie.

Les thèmes retenus sont tout d’abord religieux, puis progressivement profanes mais destinés exclusivement à des lieux clos de pouvoir, halles, salles de justice des autorités civiles. C’est le « temps des hôtels de ville ». L’hy- pothèse ainsi posée est celle de l’existence d’un cycle décoratif aux thèmes limités, reproduit au-delà de la période sous examen et destiné spécifique- ment à des lieux de justice. C’est évidemment un choix délibéré d’œuvres considérées comme des exemples ou des modèles, qui ne sont ni exhaustifs ni représentatifs.

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I. Modèles bibliques

C’est à la Crucifixion qu’il faut faire la part belle puisqu’elle se trouve dans le cœur des églises, généralement sur la façade intérieure est, permettant d’y localiser une croix latine, consolatrice.

La « culpabilisation de l’Occident », pour reprendre une expression de J. Delumeau, bat son plein et s’impose par la figuration d’un Christ toujours plus marquée par le dolorisme, dès le XIIesiècle. C’est ce Christ-là qui va ser- vir de modèle pour les crucifixions judiciaires.

Le thème est émergeant dans les bâtiments civils, dès la fin du XIIIe siècle, et surtout dans le royaume de France (Rouen, Toulouse, Paris). Cette prédo- minance dans le royaume de France semble s’expliquer par le fait que le ser- ment judiciaire se pratiquait les doigts posés sur un missel, ouvert sur le récit de la Crucifixion.

On ne peut comprendre ce thème choisi pour ces lieux autrement qu’en rappelant la portée eucharistique de la Crucifixion en un lieu de rituel sacrifi-

André d’Ypres, La Crucifixion du Parlement de Paris, panneau peint, 220 × 270 cm, 1448, Musée du Louvre, Paris, France (photo RMN, Jean-Gilles Berizi)

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ciel (la Justice) et en soulignant la continuité axiale de Dieu aux hommes, que suggère le symbole de la croix.

La Crucifixion du Parlement de Paris

Cette toile est réalisée en 1448 par André d’Ypres qui subit manifestement l’influence flamande. Il s’agit d’un tableau peint figurant la Trinité, dans la verticalité, et les femmes les plus importantes dans le récit de la vie du Christ – Marie, Marie-Madeleine et Marie Salomé – dans l’horizontalité. C’est un

« Stabat Mater » où figurent également Jean l’Evangéliste, marqué par l’effroi, Jean-Baptiste portant l’agneau et, au pied de la croix, les os d’Adam.

Le décor est parisien et marque la dualité des pouvoirs puisque l’on peut y reconnaître le Louvre (siège du pouvoir royal) et le Palais de la Cité (siège du Parlement de Paris).

Manifestement l’œuvre a été spécialement conçue pour ce lieu de justice, car il y a un accord complet entre le programme, la destination, son empla- cement dans un monument et son public. Elle réalise à elle seule cette conti- nuité parfaite de l’Eglise à l’une des plus prestigieuses institutions de l’Etat.

Ce panneau peint est accompagné d’un texte, tiré des Lamentations de Jérémie (1.12) :

« Regarde, toi qui passes, car tu es la cause de ma douleur. Pour toi, j’ai souf- fert ainsi ; pour moi, fuis le mal. »

Le Jugement Dernier

Ces représentations de l’Apocalypse méritent quelques mots d’introduction.

Le Jugement Dernier est prédominant dans les bâtiments d’administration communale des villes du Saint-Empire, car il représente des analogies nar- ratives et structurelles avec certains récits mythiques traditionnels du Nord, évoquant la fin du monde.

C’est le début de la translation de l’Eglise aux lieux civiques de justice qui s’explique de la façon suivante : l’architecture chrétienne hérite des traditions des cultes solaires l’orientation est/ouest de ses constructions. L’Est repré- sente la lumière, le salut ; l’Ouest représente les ténèbres, la mort, le péché.

Le Jugement Dernier va logiquement figurer sur la façade intérieure ouest des églises, comme par exemple à Müstair, dans les Grisons (800).

Ce positionnement de l’homme, évoquant Dieu dans l’univers, est très bien expliqué par Robert Hertz, lorsqu’il écrit : « le fidèle, dans ses prières, regarde naturellement vers l’Est, région du Levant, source de toute la vie. Le plein soleil illumine son côté droit, tandis que l’ombre sinistre du Nord se projette sur la gauche ».

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C’est aussi dans cette partie ouest de l’église que prennent place cer- taines cérémonies d’administration civique, dont possiblement des activités judiciaires.

Ces activités passent ensuite de l’intérieur à l’extérieur des églises, sur leur porche, et le Jugement Dernier reste donc le décor privilégié de ces acti- vités. L’art roman en est le principal témoignage avec ses tympans extérieurs formés de célèbres Jugements Derniers. Ils comprennent souvent ce texte de l’Evangile de Mathieu (7.2) : « Comme vous jugez, vous serez jugé ».

La translation du Jugement Dernier dans les hôtels de ville s’effectue avec la translation, dans ces nouveaux lieux, des activités judiciaires. C’est le dé- ménagement progressif d’un décor de l’église à l’hôtel de ville.

Le panneau peint, choisi pour illustrer ces propos, l’a été par J. Provoost en 1525 pour la Chambre des Echevins de Bruges. Cette représentation est ca- ractérisée par un Christ qui montre ses plaies, attestant ainsi des souffrances subies. Nous pouvons repérer, par leurs attributs, Jean-Baptiste avec l’agneau, la Vierge Marie, Pierre et Moïse.

Jan Provoost, Le Jugement dernier, panneau peint, 145 × 169 cm, 1525, Groeningemuseum, Bruges, Belgique

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Deux anges buccinateurs indiquent très clairement qu’à la droite du Christ figurent les élus. Appropincate vos electi, alors qu’à sa gauche (sinistra) fi- gurent les damnés :Ite maledicti in eternum, ces deux indications étant portées par des phylactères.

Dans le cadre du tableau figure également un texte particulièrement significatif : « Considérez vos fonctions, car vous ne jugez pas au nom des hommes, mais au nom de Yahvé, lui qui est avec vous quand vous prononcez une sentence ».

II. La transition

Suzanne et les vieillards

Le jugement de l’homme est inspiré par Dieu et le jugement de Dieu est ex- primé par l’homme. C’est d’abord l’histoire de Suzanne rapportée par Daniel (13, 1-64) qu’il faut signaler. Il s’agit d’un très beau texte, riche d’antonymies, comme l’opposition des Anciens et du jeune Daniel, d’un espace clos et d’un espace public, de juges et de condamnés, de la calomnie face à la foi et de l’innocence face à la culpabilité.

L’origine de l’histoire de Daniel se trouve dans les contes des Mille et une Nuits, et nous la rappelons brièvement : Les Vieillards tentent de cor- rompre Suzanne, qui résiste ; ce faisant, les Vieillards veulent se venger en la dénonçant pour adultère. Daniel interroge séparément les deux Vieillards et découvre la vérité tout en sauvant Suzanne. Les Vieillards sont alors condam- nés à la lapidation. C’est Daniel qui l’emporte en disant : « Je suis pur du sang de cette femme », car il connaît l’innocence de Suzanne.

Les noms des protagonistes de l’histoire sont également révélateurs. Da- niel signifie « Dieu fait justice » et préfigure très certainement le Christ. Tan- dis que Suzanne, fleur de lys (Shoshana), préfigure l’Eglise.

Dieu est le personnage central du récit avec douze occurrences. Ce même récit est illustré d’ailleurs par une frise de marbre en quatre séquences sur un ambon dans la salle des Echevins de Bruges (1525), qui était également un lieu de justice.

Une analyse sémiotique dévoilerait tous les éléments signalétiques de la loi, du droit, des juges, du témoignage en justice, du faux témoignage, du rituel judiciaire, de la condamnation à mort, du calomniateur, de l’exécution d’une peine de lapidation.

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Prenons par exemple une huile sur toile peinte en 1576 par H. Mareschet pour l’Hôtel de Ville de Payerne (Vaud, Suisse), et plus particulièrement pour sa salle de justice. L’histoire de Suzanne est représentée en cinq séquences successives sur une frise (de 7 mètres sur 1 mètre) :

1/ Suzanne au bain

2/ Suzanne comparaît devant les Vieillards

3/ Suzanne invoque Dieu, avec l’apparition de Daniel 4/ Daniel interroge un des Vieillards

5/ La lapidation des Vieillards

Humbert Mareschet, Suzanne et les Vieillards, 1576, huile sur toile (détails), 100 × 700 cm, Salle du Tribunal, Payerne, Suisse (photo Stérigraphic, Payerne)

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Cette même salle présente une très grande originalité, car elle est ornée de l’histoire de Suzanne et d’un Jugement de Salomon, également peint par H. Mareschet. Ainsi donc, le spectateur ne peut manquer de remarquer que la disposition des lieux permet aux magistrats d’être face à l’histoire de Daniel et Suzanne, et les justiciables face au Jugement de Salomon.

Le jugement de Salomon

Le jugement de Salomon connaît de multiples représentations dans des lieux du pouvoir laïque. L’un des angles du Palais des Doges à Venise est orné d’un jugement de Salomon.

C’est un texte très symétrique relatant les conditions dans lesquelles Salomon est appelé à rendre une décision. Deux femmes, ayant accouché dans la même maison, se disputent le seul enfant vivant.

« Non, c’est mon fils, le vivant ; et ton fils, le mort. »

« Non, c’est ton fils, le mort ; et mon fils, le vivant. »

C’est alors que l’une des mères dit : « Donnez-lui l’enfant vivant », Salomon jugeant alors : « C’est sa mère ».

C’est une sagesse reçue de Dieu, mais aussi une sagesse de la Justice. On peut lire ce processus comme maïeutique de la vérité où Dieu intervient dans le procès : on peut alors très clairement discerner une succession de la Justice divine à la Justice des hommes, par un processus de délégation.

Humbert Mareschet, Le Jugement de Salomon, huile sur toile (détail), 100 × 700 cm, 1576, Salle du Tribunal, Payerne, Suisse (photo Stérigraphic, Payerne)

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III. La laïcité

De nombreux lieux de justice ont été ornés de figurations de légendes, de récits antiquisants ou du haut Moyen-Age, nécessitant une très vaste culture pour être compris. Ce sont des scènes complexes, faisant appel à de bonnes connaissances des traditions antique et chrétienne. C’est pourquoi on peut en déduire que les commanditaires et les artistes avaient privilégié des destina- taires devenus des décideurs de justice.

Si l’œuvre de l’Eglise se caractérisa par une surculpabilisation des fidèles, l’œuvre de l’Etat et de ses institutions consista, dès lors, en une surculpabili- sation des juges et des citoyens. Robert Jacob parle justement de « la damna- tion des juges » : les juges sont confrontés à des images qui vont leur rappeler leurs obligations et les péchés de leurs fonctions, comme la prévarication et la corruption.

Les précédents (du XIVe siècle)

On ne peut manquer de citer les œuvres pionnières dans ce domaine, en com- mençant par les fresques de A. Lorenzetti situées dans le Palazzo Pubblico de Sienne et représentant principalement le Bon Gouvernement (1337) qui, pour certains auteurs, est d’inspiration aristotélicienne, alors que d’autres histo- riens y voient un Jugement Dernier.

Les autres fresques de cette veine ne nous sont connues que par des ré- cits, telles les fresques de Meisterlin qui ornaient l’hôtel de ville de Nurem- berg (1378) ou celles de l’hôtel de ville de Cologne (1387).

« Ces scènes faisant système correspondaient à l’image que la justice souhaitait donner d’elle-même dans les lieux où elle officiait » (R. Jacob). Dès lors, les thèmes repérables sur ces fresques sont la responsabilité du juge, les dangers de sa fonction, la fragilité de la justice, la vertu récompensée, l’erreur redressée, le vice châtié.

La légende de l’Empereur Othon III

Ce diptyque (panneaux peints) fut commandé à Dirk Bouts pour orner la salle de justice de l’hôtel de ville de Louvain (1470).

La légende est rapportée par Voragine et relate l’histoire suivante : la femme de l’Empereur convoitait un comte qu’elle n’était pas parvenue à

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séduire. Par vengeance, elle dénonça ce comte à l’Empereur, qui ordonna la décapitation du comte. Sa veuve voulut la vérité. Elle offrit de se soumettre à l’épreuve du feu qui révéla l’innocence de son mari. La veuve reçut en cadeau trois châteaux, et l’Empereur condamna sa femme à être brûlée.

On distingue très bien sur l’un des volets du diptyque l’Empereur ac- cablé : « Quel châtiment mérite celui qui a mis à mort un innocent ? » et la veuve lui répondant : « C’est toi qui est cet homme ; j’offre de le démontrer

Dieric Bouts, La Justice d’Othon III, Le supplice de l’innocent, panneau peint, 344 × 201 cm, 1470, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique

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par l’épreuve du fer rouge ». Le jugement se fait ici à travers l’ordalie, afin que Dieu daigne montrer sa puissance et déclarer la vérité.

Mais il faut noter, pour souligner les archaïsmes, que l’ordalie est suppri- mée en 1215 par le quatrième Concile de Latran et que la justice féodale est alors de moins en moins acceptée, car elle représente des prérogatives cou- tumières à la fois contraires à la justice de Dieu et à la justice des nouveaux pouvoirs communaux.

Dieric Bouts, La Justice d’Othon III, L’épreuve du feu, panneau peint, 344 × 201 cm, 1470, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique

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Le jugement de Cambyse

Il s’agit d’un diptyque peint en 1498 par Gérard David et commandé pour la salle des Echevins de l’hôtel de ville de Bruges. Selon certains historiens, la commande mentionnait un Jugement Dernier.

L’histoire est rapportée par Hérodote et Valère, qui rapportent que Cambyse conquit l’Egypte au VIe siècle av. J.-C. et prononça un jugement impitoyable à l’encontre d’un juge corrompu.

Le premier volet du diptyque présente le juge Sisamnès sur son trône, à la veille de l’arrestation par Cambyse, lui notifiant par le comput digital les accusations portées contre lui.

Le deuxième volet du diptyque présente la condamnation de Sisamnès à un écorchement vif. On notera la nudité particulière de Sisamnès, sur- croît d’humiliation et de dégradation, tandis qu’il faut s’arrêter sur l’inté-

Gérard David, Le jugement de Cambyse, L’arrestation, panneau peint, 180 × 160 cm, 1498, Groeningemuseum, Bruges, Belgique

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rêt anatomique de la représentation, caractérisée par un réalisme poussé à l’extrême.

Nous pouvons maintenant rapporter le thème considéré à la commande initiale d’un Jugement Dernier. La continuité christique est établie de façon très violente par l’analogie qui peut être faite avec l’arrestation du Christ pour le premier volet et la Crucifixion pour le second.

Ce thème fut représenté dans de nombreuses villes d’Empire durant la période considérée.

Le jugement de Cambyse représente une scène d’écorchement rarissime au Moyen-Age et l’histoire des supplices n’en a retenu qu’un autre, celui de Philippe et Gauthier d’Aulnay, en 1314, deux chevaliers normands ayant vécu le malheur de se lier d’amour avec Marguerite et Blanche de Bourgogne, brus du roi de France, Philippe le Bel. Ce qui leur valut une condamnation de lèse- majesté. Ils furent exécutés à Pontoise.

Gérard David, Le jugement de Cambyse, L’écorchement, panneau peint, 180 × 160 cm, 1498, Groeningemuseum, Bruges, Belgique

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Le suicide de Charondas

L’histoire est relatée par Valère et le récit porte sur la fin tragique de Charon- das, législateur d’une ville grecque du Sud de l’Italie au IVe siècle av. J.-C.

Ce fut initialement une fresque peinte en 1521 par Holbein le Jeune pour l’hôtel de ville de Bâle. Il n’en reste qu’un dessin à la plume datant de 1817.

Charondas avait voulu sévir contre les violences des réunions politiques en interdisant leur fréquentation armée. Malheureusement, revenant d’une campagne victorieuse, il voulut assister à l’une de ces assemblées en oubliant de déposer son épée. Il décida donc de se suicider, n’ayant pas respecté la règle qu’il avait lui-même ordonnée.

C’est un « exemplum » typique et, comme le dit J. Le Goff, « un récit bref donné comme véridique destiné à convaincre par une leçon salutaire ». La morale de ce tableau est la suivante : « Si tu publies un édit, et tu veux qu’on l’observe, commence par t’y soumettre toi-même » (Claudien). Cette repré- sentation au début du XVIesiècle est un pas très important vers une laïcisa-

Copie d’après Hans Holbein le Jeune, Le suicide de Charondas, plume, lavée, 28 × 30 cm, 1817, Kunstmuseum, Kupferstichkabinett, Bâle, Suisse

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tion accrue des représentations destinées aux lieux de justice. C’est l’agonie pour la justice, l’agonie au service du corpus mysticum séculier de l’Etat. Mais alors Charondas amplifie le côté émotionnel de la fameuse phrase d’Horace (Od. III,2,13 :Dulce et decorum est pro patria mori) qui rappelle étrangement et évidemment l’Antiquité grecque, Rome et Cicéron. On rappellera à ce sujet que le suicide est honni par l’Eglise mais que sa figuration rappelle infailli- blement des histoires lointaines, la mort de Lucrèce (509 av. J.-C.) et celle de Cléopâtre (30 av. J.-C.).

La justice de Titus Manlius Torquatus

Nous avons choisi une huile sur toile peinte par Antonio Campi en 1549 ; elle représente Titus Manlius qui fut consul de 235 à 215 av. J.-C. et dictateur en 208 av. J.-C. Elle était destinée à la Loggia Municipale de Brescia et tirée des histoires de Tite Live.

On sait que ce récit fut également représenté pour l’hôtel de ville de Nu- remberg, en 1521, par Dürer, sur une fresque détruite en 1945.

Antonio Campi, Le Jugement de Manlius Torquatus, huile sur toile (détail), 1549, Civici Musei d’Arte e Storia, Brescia, Italie (photo Fotostudio Rapuzzi, Brescia)

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L’histoire rapporte que le fils de Titus Manlius Torquatus eut, dans une campagne militaire, un comportement indiscipliné. Son père eut l’intransi- geance de prononcer ces mots : « Ta mort doit sanctionner l’autorité consulaire ou ton impunité, à jamais l’abroger ». Ainsi condamna-t-il son fils à mort.

C’est le dernier soubresaut d’une justice patriarcale pour qui « les enfants appartiennent au maître. Et rien n’empêche de les immoler à quelque intérêt supérieur » (G. Glotz). Là encore, c’est Athènes et Rome, mais surtout la rémi- niscence de Diké, dont Antigone fut la victime, la représentation d’actes de justice propre qui sont de moins en moins tolérés, même s’ils sont exécutés ad usum publicum. C’est enfin à la mort d’Iphigénie qu’il faut penser, sacrifiée car la gloire militaire l’avait emporté sur l’amour paternel d’Agamemnon.

Conclusions

1. Ces programmes iconographiques représentent la mise en œuvre orga- nisée d’un humanisme civique, d’une continuité entre l’image religieuse et l’image plus ou moins laïcisée. Leurs images retrouvent les pourtours, les formes, les fonctions et le contenu de l’imago pietatis que H. Belting a si bien décrite et où est mis en scène un personnage principal représentant de Dieu sur terre (David, Salomon), qui doit avoir la rigueur d’Othon III et l’inflexibi- lité de Charondas, de Cambyse ou de Manlius Torquatus. Le décor est ana- chronique, hors du temps. L’image doit être édifiante par la succession attes- tée du Christ en Croix et du Jugement Dernier. Le divin persiste au cœur de la justice profane, comme par consubstantiation.

2. L’affirmation du pouvoir laïc met fin à la double délégation du juge, à la fois Dieu et homme. Auto-proclamation des décideurs judiciaires s’affirmant terrestres, ils agissent civiquement pour le bien commun, comme Charondas et Manlius Torquatus. « Les juges veulent affirmer, par leur commande à certains artistes, qu’ils prennent, dès lors, la responsabilité du jugement » (R. Jacob).

Ces images évoquent une maiestas démonstrative, puisant aux références de décisions autocratiques, de style impérial ou féodal, anachroniques et ob- solètes. Car le miraculeux jugement de Dieu s’épuise alors devant la rationa- lité naissante de la procédure et du Droit. Tandis que la radicalité et la cruauté des châtiments s’émoussent progressivement : c’est pourtant l’intériorisation laïque du sacré.

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3. La justice est un monde encombré de survivances du passé, de l’Anti- quité, comme du divin chrétien. Diké n’est pas morte et l’Apocalypse nous est rappelée sans cesse. Nous l’avons démontré par ces images qui sont en contradiction complète avec la rationalité juridique telle qu’elle tente de se mettre en place dès le XVIesiècle.

Aujourd’hui encore, son architecture est en contradiction complète avec la nécessité d’espaces de justice adaptés aux nouveaux modes de résolution des conflits. Ses rituels sont en porte-à-faux avec les usages sociaux commu- nément admis et pratiqués dans la société civile. Enfin, son langage judiciaire joue le rôle d’un masque derrière lequel se cache l’institution : c’est un langage difficile, archaïque, qui fait fonction de protection et qui révèle « le complexe de l’assiègement dont souffre la Justice » (L.-M. Raymondis).

Notre Justice a ses racines politiques dans des Etats qui furent fortement hiérarchisés, autocratiques et tolérant de sévères inégalités. Elle a toujours vécu d’anachronismes. C’est ainsi que les icônes de Justice qui nous restent ont bien peu à voir avec l’accès équitable à la justice, l’égalité de traitement et avec la protection des droits individuels, aujourd’hui pourtant affirmés comme essentiels dans l’œuvre de justice.

La tragédie de la justice reste marquée par la tragédie de sa mémoire.

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Contributions

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L’infamie comme école du crime : usages et critiques

Michel Porret

Professeur à la Faculté des lettres, Université de Genève1

« [D]ans les crimes ; le noble perd l’honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n’a point d’honneur, est puni en son corps »2.

En 1764, la vignette allégorique mise en frontispice de l’édition anonyme du Dei delitti e delle pene de Cesare Beccaria (« troisième édition ») plaide pour la modération des peines et contre la justice suppliciaire de l’Ancien Régime3. Emblème du républicanisme lombard, la gravure sur acier de Giovanni Lapi figure, sur un piédestal, une justice juvénile et outragée. Entre deux colonnes que couvre un rideau enchevêtré, coiffée du cimier et vêtue de la toge romaine, cette Minerve du droit de punir détourne la tête et le regard face au bourreau

1 Dernier ouvrage paru : Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, 2008.

2 Montesquieu, De l’Esprit des lois, 1755, VI, X.

3 Edizione nazionale delle Opere di Cesare Beccaria, tome I : Dei delitti e delle pene, éd. par Gianni Francioni et Luigi Firpo, Milan, Mediobanca, 1984, p. 547.

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dressé dans le sanctuaire dépassionné du droit de punir. Armé d’un glaive acéré, l’exécuteur de la haute justice brandit trois têtes fraîchement tranchées.

Contre le supplice capital, pour la « modération » du châtiment, la justice foule aux pieds l’excès pénal incarné par le bourreau et mesuré par le déséquilibre de la balance de justice qui jonche le sol. L’un des plateaux croule sous la pesanteur matérielle de la rigueur pénale : fers, chaîne, menottes, scie, hache, pelle. Le droit de punir selon les Lumières récuse ainsi les attributs matériels de l’infamie pénale qui ajoute le déshonneur à la souffrance corporelle de l’homo criminalis qu’il importe de corriger en l’éduquant plutôt que de le punir en l’exécutant.

Appliquée dans la cité grecque (atimie) comme mesure d’ostracisme politique, connue des Romains (tormenta dès la République) et réglée dans le Digeste, coutumière au Moyen Age avec la privation de la réputation (in famia), l’infamie connaît son âge d’or dans le droit pénal classique entre le XVIesiècle et le droit pénal révolutionnaire. Depuis le XIVesiècle, « Infâme » signifie en français l’individu « sans renommée » ou « perdu de réputation » (1335), alors qu’« infamie » désigne le « déshonneur », la « mauvaise réputa- tion » (1364-1373), que le bref néologisme d’« infameté » (1498) n’arrive pas à remplacer pour qualifier la « mauvaise renommée ». Une « personne vile » (1335) est donc marquée d’infamie par la loi dans son statut social. Depuis le XVIesiècle, avec la croissance en Europe continentale du système suppli- ciaire attaché au monopole étatique sur le droit de punir, l’infamie pénale indique la sanction corporelle qui entraîne la flétrissure du justiciable (« sup- plice infâme », peine capitale « afflictive »). « Marqué d’infamie », « être noté d’infamie » (1549) : le droit de punir exprime ainsi la sévérité de la sanction qui, à travers la souffrance corporelle, afflige l’honneur de l’homo criminalis en détruisant sa réputation sociale.

La main du bourreau

Le registre sémantique de l’infamie dessine sa polarité conceptuelle : infamie de facto et infamie de jure. Selon Anton Block4, l’anthropologie des occupations infâmes dans les sociétés traditionnelles montre que l’infamie de fait ressort notamment de professions et d’activités dégradantes. Elles font écho aux sta- tuts classiques de la servitude des esclaves, gladiateurs et serfs (exemples de

« métiers vils » : éboueur, boucher, tanneur, mendiant, exécuteur de la haute justice, prostituée ou encore acteur de théâtre). L’infamie de fait s’attache à des groupes ethniques méprisés (juifs, Bohémiens, « Savoyards », castes in-

4 Anton Block, Infamous Occupations, in Honour and Violence, Cambridge (UK), 2001, pp. 44-68.

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férieures en Inde) ou à des individus itinérants (vagabonds, mendiants etc.) et parfois physiquement difformes (bossu, nain etc.). Identifiés par une si- gnalétique discriminatoire (clochette, rouelle), contrôlés par une étiquette qui les bannit des activités civiles (Eglise, cour de justice), assignés à résidence à l’extérieur des villes ou dans ses faubourgs proches, se reproduisant par endogamie, inhumés hors de la terre consacrée par l’Eglise, les protagonistes des « professions viles » incarnent des fonctions sociales que la communauté estime indispensables. Nécessité sociale de certaines tâches mais dans le mé- pris en raison de l’« impureté » liée aux activités infâmes. L’anthropologie de l’infamie souligne la composante essentielle des métiers vils : tous, plus ou moins, assument des tâches de purgation du corps social (déchets, carcasses, cadavres, condamnés à mort, sexualité vénale etc.). Tous, plus ou moins, se trouvent en situation intermédiaire entre le pur et l’impur, entre le sain et le pathologique, entre le vital et le morbide, entre le propre et le sale, entre le moral et l’immoral, entre le licite et l’illicite. En résulte la posture sociale d’intermédiaire socioculturel. En certains lieux malfamés (gibet, maison du bourreau etc.), le rôle d’intermédiaire confère au protagoniste des métiers vils un statut d’intouchable que sacralisent les attributs d’intercession magique ou thaumaturgique.

Marginalité sociale, endogamie familiale, fonction dégradante, profession vile : la figure du bourreau, selon la terminologie illégale sous l’Ancien régime, est l’archétype social de l’intouchable par charge infamante. De carnifice5: il incarne moins un individu que la fonction ultime du droit de punir qui

5 Josse de Damhouder, Praxis rerum criminalium, Anvers (1562), 1601, planche CLV.

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culmine dans la mort comme peine. Si sa volonté punitive est nulle, son savoir- faire dans la destruction infamante des corps punis est élevé. Mise au bûcher, écartèlement à « quatre chevaux », roue, potence, décapitation, « question avec ou sans réserve de preuve », « poing coupé », « lèvre coupée », « langue cou- pée, ou percée d’un fer chaud », « fouet », « flétrissure » : selon Daniel Jousse, le corps violenté, au nom du droit de punir et selon la nature des crimes, illustre le savoir-faire étendu du bourreau6. Son apport à la purgation des nuisances du corps social réside dans l’élimination des condamnés à mort qu’il fait pas- ser de vie à trépas. Fonction punitive à laquelle s’ajoutent l’abattage des bêtes enragées et l’évacuation des charognes d’animaux. Le bourreau orchestre l’infamie suppliciaire qui le souille lorsqu’il flétrit le « patient » sur l’échafaud dont l’installation et l’entretien lui incombent.

L’espace sacralisé de la pénalité corporelle et capitale enferme l’exécuteur dans une sphère d’ostracisme social. Sur les marchés, il saisit le grain avec une main en bois pour ne pas le souiller. Il est condamné à recevoir les sacre- ments de l’eucharistie en restant hors de l’église paroissiale. Sa maison peinte en jaune jouxte le gibet extra muros. Son salaire est jeté au sol par le magistrat qui l’engage. Sa reproduction démographique est assurée de manière endoga- mique à l’intérieur du corps des exécuteurs. Par inversion compensatoire de l’infamie discriminante, le contact avec le corps du condamné exécuté dans l’ignominie lui confère la puissance thérapeutique comme figure négative du roi thaumaturge dans la monarchie de droit divin7. Décoction fabriquée avec la matière humaine première récoltée sur le gibet, la mythique « graisse du bourreau » est la panacée des « maladies infâmes », notamment les patholo- gies sexuelles et stérilisantes.

Durant plusieurs siècles, le bourreau articule l’infamie de fait à l’infamie de droit8. C’est contre la fonction « diffamée » de bourreau et pour la dignité

6 Daniel Jousse, Traité de la justice criminelle de France, où l’on examine tout ce qui concerne les crimes et les peines en général et en particulier ; les juges établis pour décider les affaires cri- minelles ; les parties publiques et privées ; les accusés ; les ministres de la justice criminelle, les experts, les témoins et les autres personnes nécessaires pour l’instruction des procès cri- minels ; et aussi tout ce qui regarde la manière de procéder dans la poursuite des crimes, Paris, 4 vol., 1771, I, p. 39.

7 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris (1924), 1983, passim. Voir le chef d’œuvre du cinéaste indien Adoor Gopalakrishnan Nizhalkkuthu (Le serviteur de Kali), 2003 (92 minutes), sur le bourreau professionnel de la principauté de Travancore dont l’infamie sociale est compensée par l’autorité thaumaturgique qui instaure la sacralité de la fonction pénale indis- pensable à la communauté des justiciables.

8 Michel Porret, Corps flétri – corps soigné : l’attouchement du bourreau au XVIIIe siècle, in idem (éd.) Le Corps violenté. Du geste à la parole, Genève, 1998, 103-135 (dont bibliographie sur le bourreau). Voir aussi :Pascal Bastien, L’exécution à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, 2006, p. 144 ;Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 2008, pp. 21-95.

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sociale du métier honorable d’exécuteur que l’avocat royaliste Pierre-Anne- Louis de Maton de la Varenne rédige son fameux factum pour ses mandataires Charles-Henri Sanson, Louis-Cyr-Charlemagne Sanson et leurs « confrères dans les différentes villes du royaume ». Au nom de l’égalité naturelle des conditions, il y exige l’accès immédiat à la citoyenneté pour les exécuteurs de la haute justice9. Jusqu’aux années 1930, la fonction d’exécuteur ne cessera de s’embourgeoiser comme le montre, dans la France de la IIIeRépublique, l’as- cension sociale de la dynastie Deibler (Louis, puis son fils Anatole)10.

Supplice infamant, mort civile

Depuis le XVIe siècle, la crue de la souveraineté de l’Etat moderne sur un ressort unifié entraîne l’extension régalienne de son monopole pénal. L’ac- commodement privé de la justice providentialiste médiévale recule devant l’obligation répressive du Parquet qu’encadre la procédure inquisitoire (écri- ture des pièces en langue vernaculaire, secret de l’instruction avec la toute puissance du juge instructeur et régime probatoire naturaliste basé sur la question et l’expertises des corps, des objets et des écritures). Si la vindicte publique criminalise la vindicte privée, la pénalité devient séculière, pu- blique et suppliciaire. Le corps occupe bientôt tout le champ pénal. Rétributif, expiatoire, « préventif » : le supplice est la quittance sociale de la confiscation par l’Etat pénal de la vindicte privée. La quittance symbolique de l’échafaud dressé publiquement au milieu de la communauté en échange du monopole pénal de l’Etat. Le signe négatif de cette acculturation punitive : l’infamie qui flétrit le condamné en signalant qu’il échappe à la vindicte privée au bénéfice du glaive dont l’autorité est sans appel. Le droit de punir montre que le monopole pénal s’oppose à la justice privée en inscrivant la loi sur le corps du justiciable supplicié. Unifiant plusieurs décrets judiciaires enté- rinés aux diètes d’Augsbourg (1530) et de Ratisbonne (1532), la Caroline de l’Empereur Charles V évoque une norme universelle du droit de punir tradi- tionnel : l’infamie des peines « corporelles », dont la « fustigation par la main

9 Pierre-Anne-Louis de Maton de la Varenne, Mémoire pour les exécuteurs des jugements criminels de toutes les villes du royaume, où l’on prouve la légitimité de leur état. Troisième édition, revue, corrigée et augmentée, Paris, 1790, passim.

10 Gérard A. Jaeger, Anatole Deibler, L’homme qui trancha 400 têtes, Paris, 2001 ;Anatole Deibler, Les carnets d’exécutions, Paris, 2004 (présentés et annotés par Gérard A. Jaeger). En 1889, contre l’infamie de sa fonction, Louis Deibler se définit comme : « un ouvrier de la justice, un simple mécanicien. Je ne touche pas au condamné lorsqu’il est sous le couteau. Les journalistes prétendent que je me couvre de sang. C’est un mensonge odieux. Venez à côté de moi à une exécution quelconque et vous verrez qu’aucune goutte de sang ne rejaillit sur moi » (La Presse, 1889).

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du Bourreau, l’amputation des doigts de la main ou des oreilles, l’empreinte infamante, et autres de cette nature »11. Corps puni, corps flétri : rappelé et motivé par les sentences lues sur le forum de la cité comme une cérémonie d’information12, ce binôme punitif structure le droit de punir classique. Au terme du procès inquisitoire à charge instruit depuis le XVIesiècle, le glaive de l’Etat justicier violente le corps, flétrit le condamné et intimide le public.

La flétrissure symbolique est toujours mutilante. Tenaillement mamellaire de la mère infanticide, essorillement du faux-monnayeur, langue percée du blasphémateur, poing droit coupé du parricide : à chaque fois, l’infamie de la mutilation corporelle est analogique à l’atrocité du crime réprimé.

Sous l’Ancien régime, l’arsenal de l’infamie pénale est vaste pour me- ner à la mort civile : galères, bannissement perpétuel, fustigation, marque au fer chaud, mutilations diverses, exposition au carcan, amende honorable, feu vif, roue, potence, traction du cadavre sur la « claie d’infamie », exécution en effigie. A la peine expiatoire et de rétribution selon les « circonstances aggra- vantes du crime », la main du bourreau ajoute la « note d’infamie » qui ostra- cise le justiciable en son corps, en son âme. Or, l’anthropologie de l’infamie pénale, comme processus punitif d’ostracisme moral, est sonore, matérielle et visuelle. Violentant le corps du patient, le supplice, annoncé à « son de trompe » ou par criée, visera en outre à frapper les sens et l’émotion du public. La cloche d’infamie scande le rituel public de la fustigation corporelle jusqu’au sang, voire de l’amende honorable devant l’Eglise, aux carrefours de la cité ou sur les lieux de l’excès, parfois aussi de l’autodafé des livres « infâmes » lacérés et brûlées par le bourreau13. Comme la teinte du soufre purificateur des lieux souillés, la couleur jaune signale et discrédite les lépreux, les prostituées et les forçats. La flétrissure est en outre liée à l’exécution en effigie qui suit pu- bliquement le jugement par contumace. La flétrissure morale résulte parfois du renversement corporel de la tête vers le sol et du cul vers le ciel selon la peinture d’infamie14.

11 Code criminel de l’Empereur Charles V, vulgairement appelé la Caroline […], Paris, édition de 1734, 153. Sur l’infamie, voir :F. Haid, Le recours aux peines infamantes dans les sociétés tradi- tionnelles et modernes, Droit et culture, 2002, 44, 205-227 ;L. Pommeray, Etudes sur l’infamie en droit romain, Paris, 1937 ;R. Ulysse, Les signes d’infamie au Moyen Age : Juifs, Sarrazins, hérétiques, lépreux, cagots et filles publiques, Paris, 1891

12 Michèle Fogel, Les Cérémonies de l’information dans la France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1989, passim.

13 Michel Porret, Sur la scène du crime, op. cit., deuxième partie, « Edition-combustion », pp. 93- 133.

14 Michel Pastoureau, L’étoffe du Diable : une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, 1991 ; Frédéric Portal, Des Couleurs symboliques dans l’Antiquité, le Moyen-âge et les temps modernes, Paris, 1837, « Du jaune », pp. 63-93 (loc. cit. p. 86) ;Gherardo Ortalli, La peinture infamante du XIIIe au XVIe siècle, Paris, 1994.

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Matérialité de l’infamie : l’étoffe rayée diabolise la femme accusée du crime de malefecium. La tenue rayée confine aussi le forçat et le galérien. Aux signes extérieurs d’infamie, s’ajoutent les usages stigmatisant de la dégra- dation corporelle par l’amputation ou la marque, cette « brûlure juridique » comme signalétique des récidivistes selon Bentham. Pour la visibilité de la flétrissure, l’infamie vise donc les corps punis. A la fustigation jusqu’au sang, plus ou moins publique selon le degré de publicité infamante que vise le ju- gement, s’ajoute la marque corporelle au fer chaud. Elle dégrade l’« extérieur de la personne » pour montrer les « signes du délit ». Pendant longtemps, le voleur primaire est marqué au fer chaud de la lettre «V», alors que le voleur d’habitude incriminé une seconde fois est marqué par les lettres «VV». En- voyé aux galères à temps ou à perpétuité, l’homo criminalis est marqué par l’abréviation «GAL». Le corps in fine incarne la biographie infamante du dé- linquant. La chair sensible du scélérat est le support vivant du casier judiciaire inexistant en France avant les années 1848-185015. Même le cadavre n’est pas épargné par les rituels de la flétrissure comme le montre le traitement judi- ciaire de la dépouille des duellistes tués et des suicidés. Ils ont respective- ment attenté à la majesté du souverain qui prohibe la justice privée (duel) et à celle de Dieu qui interdit tout homicide – y compris celui de soi-même. La flétrissure post mortem associe la traction publique du cadavre face vers la terre sur la « claie d’infamie » à la prévention générale du suicide. Jusqu’à la fin du XVIIesiècle, dans certains ressorts, le cadavre du suicidé est en outre suspendu à la potence après la traction publique. La dégradation posthume du corps des suicidés ajoute bien évidemment la honte communautaire au deuil des familles sur lesquelles retombe l’ostracisme de la traction cadavé- rique avant l’inhumation ignominieuse hors du cimetière16. « Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes : on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie ; on confisque leurs biens » : ainsi moralement condam- née par Montesquieu dans les Lettres persanes (1721), l’infamie posthume est aussi décriée par Beccaria qui plaide la séparation du pénal et du religieux en prônant un droit de punir désincarné17. Reculant dans la pratique dès les années 1760, l’infamie cadavérique qui ostracise les suicidés disparaît du champ pénal et des usages sociaux avec la décriminalisation du suicide dans le code pénal de 1791.

15 Pierre Jouvenet, Etude sur le casier judiciaire. Origines, applications, réformes, état actuel (loi du 5 août 1899. Décret et circulaire des 12 et 15 décembre 1899), Paris, 1900, passim.

16 Voir l’exemplaire monographie de Lieven Vandekerckhove, La punition mise à nu. Pénalisation et criminalisation du suicide dans l’Europe médiévale et d’Ancien Régime, Louvain La Neuve, 2000, passim.

17 Montesquieu, Lettres persanes, lettres 76 et 77 ;Beccaria, Des délits et de peines, XXXII.

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En fait, l’infamie mène à la mort civile du flétri. Avocat au parlement de Paris, François Richer publie l’année où meurt Montesquieu le seul Traité de la mort civile du XVIIIesiècle. Il évoque l’effet antisocial de la mort civile qu’in- duit comme supplément punitif l’infamie judiciaire :

« […] lorsqu’un homme a commis quelque crime qui mérite que la société le retranche de son sein, la condamnation prononcée contre lui le prive non seulement des droits de la cité ; mais même de la vie civile. En un mot, il est mort civilement ; parce qu’il ne participe plus aux droits des Français, que s’il était véritablement mort. La société regarde ceux qui se trouvent dans ce cas, comme n’étant plus des êtres vivants, auxquels elle ne doit aucun secours, aucune commodité et desquels elle n’en attend aucune. On mérite d’être ré- duit à ce triste état, quand, loin d’exécuter le contrat par lequel on est lié à la société, on en trouble l’ordre et l’harmonie, par des crimes contraires au bien des citoyens. »

Conséquence de la dégradation des peines flétrissantes (galères, bannis- sement, marque), la « mort civile est une fiction, par laquelle on regarde ce- lui qui l’a encourue comme mort naturellement, relativement au droit civil,

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auquel il ne participe en aucune façon », ajoute Richer18. Si le flétri est un mort vivant suite au contact sensible avec le bourreau qui le disqualifie sociale- ment, les conséquences de l’infamie ne sont pas individuelles. La « Flétris- sure » ne frappe pas seulement la « personne des condamnés », elle stigmatise leur « innocente famille », note encore le pénaliste accusateur de Beccaria et conservateur hostile aux Lumières, Pierre-François Muyart de Vouglans dans son brillant Mémoire sur les peines infamantes de 1780 : « Toute la famille d[u]

Condamné, continue l’avocat, se trouve enveloppé dans sa disgrâce, et par- tage son opprobre »19.

Contre l’infamie

« L’infamie » – selon le chapitre XXIII du Des délits et des peines que Beccaria édite anonymement en 1764 à Livourne – « est un signe de réprobation pu- blique qui prive le coupable de la considération générale, de la confiance de la patrie et de cette sorte de fraternité qui lie les membres de la société »20. Contre la tradition pénale de son temps, Beccaria inscrit à l’agenda des Lu- mières un nouveau paradigme du droit de punir qui soude la sécularisation à l’utilité sociale de la pénalité non expiatoire et corrective. Abolitionniste absolu en ce qui concerne la mort comme peine pour les crimes de droit com- mun mais encore attaché à la prévention générale du crime par les travaux forcés, le réformateur libéral et rousseauiste de Milan déplore la flétrissure comme peine. Ostracisant l’homo criminalis, l’infamie ajoute le déshonneur moral à la sanction corporelle du crime réprimé. A la croisée de l’honneur et de la réputation, la mort symbolique de l’infamie marginalise dans la honte du châtiment subi. Elle flétri sans corriger. L’infamie est une école de la réci- dive qui ramène à l’échafaud infamant. Pour démontrer le mécanisme récidi- vant de l’impasse pénale, en 1786 puis en 1792, le romancier Friedrich Schiller publie son célèbre Criminel par infamie. Sentimentaliste et rousseauiste, cette

« histoire véritable » brosse la destinée sociale du bandit forestier Christian Wolf exécuté par le bourreau au terme d’une existence ratée qui ajoute la

18 François Richer, Traité de la Mort civile. Tant celle qui résulte des condamnation pour cause de crime, que celle qui résulte des vœux de religion, Paris, 1755, pp. 6, 28. Voir aussi :C.-J. Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique […], II, 1768, pp. 226(a)-228(a).

19 Pierre-François Muyart de Vouglans, Mémoires sur les peines infamantes, in Les Lois criminelles de France dans leur ordre naturel, Paris, 1780 ; cf. édition annotée de ce traité qui veut ordonner l’infamie par Michel Porret, in Crime, Histoire et Société, 2000, 4, 2, pp. 95-120 : Atténuer le mal de l’infamie : le réformisme conservateur de Pierre-François Muyart de Vouglans.

20 C. Beccaria, Des Délits et des peines, XXIII, Genève, 1965, 41. Voir M. Porret, Beccaria. Le droit de punir, Paris, 2003, 79-109.

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marginalité sociale à la récidive criminelle née d’une première condamna- tion infamante21. La fiction sociale de Schiller signale ce que dénoncent les pénalistes éclairés lorsqu’ils pointent l’effet paradoxal de l’infamie comme peine sur la récidive criminelle née dans l’ostracisme social.

Magistrat libéral attaché à l’aristo-démocratisme du républicanisme à la Genevoise mais pénaliste éclairé dans sa charge de Procureur général (1760- 1767), Jean-Robert Tronchin conforte en 1766 le diagnostic beccarien sur l’in- famie lorsqu’il requiert contre un ouvrier lyonnais qui a volé dans son atelier 5 coupons d’Indiennes (tissu imprimé). Souvent inspiré en ses réquisitoires par la « modération » que prône Montesquieu qu’il admire en raison de son attachement libéral à l’arbitraire jurisprudentiel, Tronchin répugne à réclamer l’infamie d’une peine corporelle qui « a le grand inconvénient de ne laisser presque au coupable pour subsister que la ressource d’un nouveau crime »22. Dégradant physiquement et moralement l’homo criminalis, l’infamie est une

« école du crime » que déplorent les réformateurs et les praticiens éclairés au temps des Lumières.

Plaidoyer pour la sanction individuelle et pour l’intégrité du justiciable devant le glaive, refus de la dégradation physique et de la souffrance cor- porelle, resocialisation et correction pénales : ainsi thématisée, la critique de l’infamie fait écho à son intolérance croissante dans les sensibilités sociales marquées dès 1750 par l’individualisme. Outre les procureurs généraux de Genève ou Beccaria, Jeremy Bentham radicalise la critique utilitaire de l’infa- mie des « peines afflictives » (Théorie des peines et des récompenses). « Indépen- damment de la souffrance organique, les peines qui affectent l’extérieur de la personne produisent deux effets désavantageux : au physique, l’individu peut devenir un objet de dégoût ; au moral, il peut devenir un objet de mépris : en deux mots, il en peut résulter perte de beauté ou perte de réputation »23. Uti- litarisme pénal et raffinement des sensibilités : la peine qui défigure devient intolérable au pénaliste éclairé. Selon Bentham, graver l’« empreinte [de la loi]

sur l’épiderme » du condamné est archaïque car le mal de la peine perpétue celui du crime.

La critique universelle de l’infamie prône la modernité du droit de punir digne d’un Etat de droit en gestation. Sans infamie, le régime pénal neutra- lisera et corrigera sans affliger ni flétrir. La mise en garde de Bentham est

21 Friedrich Schiller, Criminel par infamie une histoire véritable, Paris, 1990, 11-58.

22 M. Porret, Le Crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au siècle des Lumières selon les réquisitoires des procureurs généraux de Genève, Genève, 1995, 366-367.

23 Théorie des peines et des récompenses. Ouvrage extrait des manuscrits de M. Jérémie Bentham, jurisconsulte anglais, par Et[ienne] Dumont, Paris, seconde éd., 1818, « II. Des Peines afflictives complexes », pp. 108-131.

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limpide : « L’infamie, quand elle est portée à un haut degré, loin de servir à la correction de l’individu, le force, pour ainsi dire, à persévérer dans la carrière du crime. C’est un effet presque naturel de la manière dont il est envisagé par la société. Sa réputation est perdue. Il ne trouve plus de confiance ni de bienveillance. Il n’a rien à espérer des hommes et par la même raison rien à en craindre ; son état ne saurait empirer. S’il ne peut subsister que de son travail, et que la défiance ou le mépris général lui ôtent cette ressource, il n’en a pas d’autre que de se faire mendiant ou voleur »24.

Globalement, le législateur révolutionnaire abolit l’infamie dans le code pénal de 1791, alors que celui de 1810 la rétablit contre les parricides. Pourtant, le droit de punir est censé perdre sa composante infamante que la guillo- tine abolit sur le plan de la peine capitale, car elle démocratise, au nom de la pénalité « indolore » que prônent ses concepteurs modernes, les médecins et chirurgiens philanthropes Joseph Ignace Guillotin et Antoine Louis, l’an- cien privilège nobiliaire de la décapitation non-infamante. « La peine de mort consistera dans la simple privation de la vie, sans qu’il puisse jamais être exercé aucune torture envers les condamnés » : le code pénal de 1791 (art. 2) met fin à l’infamie des supplices. Si elle reste publique en France jusqu’en juillet 1939, l’exécution du condamné devrait échapper à l’état civil. « Le corps du supplicié sera délivré à sa famille si elle le demande ; dans tous les cas il sera admis à la sépulture ordinaire, et il ne sera fait sur le Registre aucune mention du genre de mort », ordonne, parmi d’autres décrets d’application ju- diciaire, le « Titre additionnel sur l’égalité des peines » (8 mai 1799) applicable à la République helvétique25.

Avec l’Etat de droit, l’infamie s’effrite progressivement, sauf pour les for- çats ferrés avant leur transfert de la prison au bagne dans le convoi d’infamie qui traverse la France de la monarchie de juillet après celle des rois absolus.

Arrivé en piteux état au bagne métropolitain, le forçat devient bagnard en revêtant l’« uniforme infamant » – pantalon jaune, jaquette et bonnet phry- gien de couleur rouge. Immorale « pédagogie de l’effroi », « école du crime », servilité et animalisation du forçat dégradé et exhibé comme une bête de somme, fardeau financier : dès les années 1830, entre compassion morale et utilitarisme pénal, le libéralisme de la monarchie de Juillet accélère la fin de la chaîne infamante que défendent encore les adversaires de la « fausse phi- lanthropie ». Cohorte d’infamie pénale qui remonte à la monarchie absolue, tréteaux itinérants de l’indécence, « lente agonie » vers la mort civile du for- çat déshumanisé, la chaîne devient intolérable. Un réformisme tiède (chaînes

24 Bentham, Théorie des peines, p. 127

25 Bulletin des lois et décrets du corps législatif avec les arrêtés et proclamations du Directoire exécutif de la République helvétique, II. Cahier, Lausanne, 1798, p. 589.

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