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Le droit civil : le contrat et la responsabilité civile

Un premier thème d’investigation est celui du contrat et de la responsabilité civile.

Dans la vie de tous les jours, nous prenons de multiples engagements – on vend et on achète, on loue, on promet – et volontairement ou non nous sommes aussi les auteurs de nombreux dégâts. Jusqu’où, alors, et à quelles

5 N.J. Shepelak, D.F. Alwin, « Beliefs about inequality and perceptions of distributive justice », American Sociological Review, 51, 1986, 30-46. Plus récemment et plus près de nous d’autres études ont été menées, voir entre autres : F. Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Paris, Editions du Seuil, 2006 ; M. Forsé, M. Parodi, « Perception des inégalités écono-miques et sentiment de justice sociale », Revue de l’OFCE 2007/3, 102, 483-540.

conditions, est-il juste, « normal », d’assumer ses responsabilités et ses en-gagements ?

Apparemment simple – je dois payer les objets que j’ai achetés, réparer les dégâts que j’ai commis, honorer les contrats que j’ai passés – cette question de la responsabilité est aujourd’hui particulièrement ambiguë et complexe et met en jeu des dilemmes cruciaux agencés autour de quatre thèmes : celui de l’imputation de la responsabilité (à qui l’attribuer ? selon quels critères ?), celui de l’évaluation des dégâts (comment faire ce calcul ? selon quels principes ?), celui des modes d’intervention de l’assurance (quelle couverture dans quelles circonstances ?) et celui de l’intervention étatique dans la prise de risque in-dividuelle (quelle ingérence de l’Etat est-elle légitime ?).

Nos études sur ces thèmes – à base d’entretiens approfondis, de question-naires, de scénarios interactifs – permettent de montrer qu’en fait trois grands genres de sensibilité à la justice – très différents – structurent les mentalités contemporaines6.

1. Le Providentialisme est dominé par une conception de l’individu vu comme le jouet de forces sociales impersonnelles qui s’exercent sur lui. Ses comportements – de consommation, de risque, de travail, etc. – sont le reflet du stress, de la compétition ambiante, de l’attrait des vitrines publicitaires, de la précarité sociale. Dès lors, la justice consiste à le protéger contre tout.

Il a un « droit au regret » généralisé et peut se dédire sans motif de ses engagements. S’il commet des fautes dans l’entreprise qui l’emploie – impor-tantes mais évitables – c’est à cette dernière de payer les dégâts : il n’est que l’agent d’une volonté qui lui est supérieure. Si ses imprudences causent des dommages, la réparation due sera à la mesure de ses disponibilités person-nelles. Les assurances devront le protéger même en cas de faute grave (ivresse au volant par exemple). Réciproquement, on s’attend à ce que les entreprises assument les dégâts causés par leurs produits, même si elles ne pouvaient pas le prévoir. Cette protection étendue de l’individu ne s’accompagne pas de contraintes. Chacun est libre de choisir les risques qu’il veut prendre (sports extrêmes, drogues, endettement, etc.) : l’Etat n’a pas à définir les marges de la liberté individuelle. Il devra par contre au besoin prendre le relais pour dédommager les préjudices dont les fautifs ne sont pas identifiables.

6 Les résultats détaillés de ces études ont été publiés dans plusieurs articles : J. Kellerhals, M. Modak, J.F. Perrin, M. Sardi, « L’éthique du contrat », L’Année Sociologique, 43, 1993, 125-158 ; J. Kellerhals, M. Modak, M. Sardi, N. Languin, R. Lieberherr, « Justice, sens de la responsabi-lité et relations sociales », L’Année sociologique, 45, 1995, 317-347 ; J. Kellerhals, N. Languin, G. Ritschard, M. Sardi, « Les formes du sentiment de responsabilité dans les mentalités contem-poraines », Revue française de sociologie, 41(2), 2000, 307-329.

Enfin la prescription acquisitive est admise : les squatters, par exemple, ont des droits sur le lieu qu’ils ont durablement investi et amélioré.

2. Une deuxième conception – le Volontarisme – met par contre en exergue l’importance décisive de la volonté individuelle pour la formation et l’as-somption des responsabilités. Malgré les influences diverses qui s’exercent sur elle, c’est la personne qui reste maîtresse de ses comportements et doit en assumer les conséquences. Le droit au regret – rendre un objet qui déplait, annuler sans raison une commande – n’est pas reconnu sauf circonstances extrêmes. Si des dégâts sont commis, c’est au fautif de les réparer. Dans cette même perspective une faute évitable commise par l’employé d’une entreprise est à la charge de ce même employé. De plus, les dommages doivent être ré-parés à leur hauteur réelle, et non pas en fonction des moyens subjectifs de la personne qui les a commis. L’Etat doit, sauf exceptions, laisser la personne libre de s’assurer ou non contre les risques qu’elle voudra prendre. Il s’agit de sa responsabilité et elle l’assume.

La prescription – acquisitive et extinctive – est refusée.

3. Une troisième perspective peut être baptisée de Communautarisme7. Elle base le critère essentiel de justice sur la pesée des intérêts comparés des parties en cause, le bien être des individus. La personne est en principe titulaire de ses actes, mais il existe fréquemment des circonstances où les pressions qui s’exercent sur elle sont telles qu’elles légitiment une exonéra-tion partielle ou totale de sa responsabilité. Concrètement, le droit au regret existe, mais seulement pour bons motifs (maladie soudaine, changement de situation, etc.). L’exécution du contrat, légitime en soi, ne doit pas placer la personne dans des situations impossibles. En ce sens les réparations dues au titre d’un dommage le sont à hauteur des moyens du fautif et non à la hauteur des dégâts eux-mêmes. L’Etat quant à lui a le devoir de réparer les préjudices provoqués par des individus non identifiés ou non solvables. Ré-ciproquement, il a le droit d’exiger l’obligation d’assurance contre les risques les plus courants et les plus graves et aussi celui de limiter les prises de risques extrêmes.

La prescription acquisitive n’est validée que si des valeurs supérieures sont en jeu – l’intégration sociale des enfants dans un quartier par exemple.

7 Ce terme de « communautarisme » n’a évidemment pas ici le sens que l’actualité lui donne à pro-pos des conflits ethniques ou religieux. Nous l’avons employé de longue date, dans diverses publications, pour désigner une philosophie de la responsabilité qui tient compte à la fois des intérêts des divers acteurs en présence et des ressources de la société.