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Hans Kelsen distinguait deux acceptions de la notion de justice. La pre-mière sert à qualifier la conformité avec le droit : justice comme synonyme de légalité. La seconde oppose droit et justice : valeur absolue, celle-ci, dont le contenu ne peut être déterminé par la théorie du droit, mais représente le modèle idéal auquel le droit devrait se conformer. Justice est ici l’expression d’un ordre social juste, d’un ordre qui satisfait tous4.

Kelsen sépare ainsi validité et justice, ou justification. Une norme juri-dique peut dès lors être valide, effective et même efficace, sans pour autant être juste, comme le soulignait opportunément Norberto Bobbio5.

1 Louk Hulsman, qui nous a malheureusement quittés quelques mois après son intervention au colloque de septembre 2008 dont est issu cet ouvrage, a peu écrit sur ses théories (cf. notam-ment L. Hulsman et J. Bernat de Celis, Peines perdues, le système pénal en question, Paris, le Centurion, 1982). Cela ne l’a pas empêché de représenter une source d’inspiration, une référence et un rappel constant à la nécessité de la cohérence éthique dans les activités de recherche, dont nous regretterons l’absence désormais.

2 A. Pires (Quelques obstacles à la mutation, du droit pénal, Revue générale de droit, 1995, no26, pp. 133-154) qui cite Radbruch (1959).

3 Cf. pour tous Ch.-N. Robert, L’impératif sacrificiel. Justice pénale : au delà de l’innocence et de la culpabilité, Lausanne, Ed. d’en bas, 1986. Dans cet ouvrage, il reconstruit et critique la logique de l’exemplarité et du sacrifice qui fonde encore aujourd’hui le droit pénal.

4 H. Kelsen, Lineamenti di dottrina pura del diritto, Torino, Einaudi, 1970 (éd. orig. 1934).

5 N. Bobbio, La teoria pura del diritto e i suoi critici, Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, 1954.

Luigi Ferrajoli a analysé les deux dimensions de la légitimité des normes pénales : légitimité (ou légitimation) interne – ou validité – et légitimité (ou légitimation) externe – ou justice6. Il les a étudiées en les appliquant au droit italien, mais dans le but d’élaborer une théorie générale fondée sur le prin-cipe de la peine comme ultima ratio. Il considère, en effet, que la séparation de ces deux dimensions fonde sa théorie du « garantisme pénal »7.

Qu’en est-il, aujourd’hui, de ces deux types de légitimité, qui permettent la légitimation du droit pénal ?

La légitimité interne se réfère aux principes normatifs de l’ordre juridique.

Elle est basée sur les notions de légalité et d’effectivité du droit tant matériel que procédural. On interroge alors la rationalité du droit pénal.

Quant au principe de légalité des incriminations et des peines, on dirait qu’il est généralement respecté par les pays européens, du moins au regard du peu d’importance du contentieux porté devant la Cour européenne des droits de l’homme et du nombre encore plus réduit de condamnations. Même le droit pénal international s’y aligne progressivement, notamment par son in-tégration dans les articles 22 à 24 du Statut de la Cour pénale internationale.

Des failles apparaissent, cependant, au niveau de l’Union européenne.

C’est ainsi que les décisions-cadres – instruments intergouvernementaux pouvant obliger les Etats membres à créer de nouvelles incriminations – sont adoptées par les représentants des pouvoirs exécutifs réunis au sein du Conseil de l’Union européenne. Par ailleurs, par un arrêt du 13 septembre 2005, la Cour de justice des Communautés européennes, tout en reconnais-sant l’absence d’une compétence pénale communautaire générale prévue par les traités, a affirmé que le législateur communautaire a le pouvoir d’impo-ser aux Etats membres l’adoption de sanctions pénales dans les matières de sa compétence. Une telle décision constitue une modification du traité insti-tuant la Communauté européenne, effectuée par voie juridictionnelle8.

6 L. Ferrajoli, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Roma-Bari, Laterza, 1990 (2e éd.), p. 197 ss.

7 Renato Treves avait donc raison en considérant que, pour ou contre, tout ceux qui s’occupent de théorie du droit doivent compter – ou régler leurs comptes – avec Kelsen (Prefazione, in H. Kelsen, op. cit., p. 20), comme le confirment d’ailleurs deux articles récents parus dans Plai-doyer (P. Moor, De la pratique du juriste à la théorie du droit, PlaiPlai-doyer, no4, 2007, pp. 50-56 ; B. Voutat, Le droit à l’épreuve de la sociologie, Plaidoyer, no1, 2009, pp. 56-62).

8 Pour une analyse critique, cf. M. L. Cesoni, Compétence pénale : la Cour de justice des Com-munautés européennes périme-t-elle le principe de légalité ?Journal des tribunaux, juin 2006, pp. 365-373.

Production d’incriminations par les représentants du pouvoir exécutif9, création de compétence législative par une juridiction, le droit pénal euro-péen se développe comme si les principes fondamentaux du droit pénal, et notamment ceux qui sont internationalement reconnus en tant que droits fon-damentaux, n’existaient pas – en oubliant qu’ils relèvent de l’acquis commu-nautaire que, tout comme les Etats, les institutions commucommu-nautaires doivent respecter10, et expressément l’Union aux termes de l’article 6 § 2 du Traité sur l’Union européenne.

On a ainsi l’impression que la croyance dans la légitimité externe (ou jus-tice) des normes pénales produit, comme regrettable conséquence, la convic-tion que l’on peut se passer du respect de leurs condiconvic-tions de validité, ou de légitimité interne. Notons qu’une telle démarche était aussi à l’origine de l’établissement des premières juridictions pénales internationales11, mais que le Statut de la Cour pénale internationale l’a rejetée.

On assiste, parallèlement, au déclin de la technique législative, au niveau tant européen que national12. C’est ainsi que la Cour constitutionnelle belge a annulé de nouvelles dispositions de droit matériel13. Aussi, la Commission de la justice de la Chambre des représentants belges a décidé d’évaluer la législa-tion belge relative aux infraclégisla-tions terroristes14, adoptée en recopiant presque littéralement la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne relative à la lutte contre le terrorisme du 13 juin 200215. En effet, la définition des

nou-9 Que ce dernier ait un statut formel de législateur au sein de l’Union européenne ne suffit pas à respecter le principe de légalité, qui veut « qu’aucun comportement ne sera punissable et qu’aucune peine ne sera infligée qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue » (Cour d’arbitrage belge – actuellement Cour constitutionnelle –, arrêt no128 du 10 juillet 2002, § B.6.2.).

10 J. Pradel et G. Corstens, Droit pénal européen, Paris, Dalloz, 2002, p. 491. C.J.C.E., avis du 28 mars 1996, Adhésion de la Communauté à la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 2/94, § 6 (« le respect des droits de l’homme constitue une condition de la légalité des actes communautaires »). C.J.C.E., arrêt du 29 mai 1997, F. Kremzov contre Republik Österreich, aff. C-299/95, Rec. 1997, p. I-2629 (« La Convention revêt, à cet égard, une signification particulière. (…) Il en découle que ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l’homme ainsi reconnus et garantis » § 14).

11 A. Cassese, Lineamenti di diritto internazionale penale, Bologna, Il Mulino, 2005.

12 A ce propos, l’existence de centres de recherche tels que le CETEL (Centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives), que Ch.-N. Robert avait contribué à fonder, est d’autant plus à souhaiter.

13 Cf. les arrêts no69 du 14 mai 2003 (incrimination des (télé)communications portant atteinte au respect des lois, à la sécurité de l’Etat,…) et no158 du 20 octobre 2004 (dépénalisation de la détention de cannabis par un individu majeur) de la Cour d’arbitrage.

14 Loi du 19 décembre 2003 relative aux infractions terroristes, M.B. 29 décembre 2003 p. 61689.

15 J.O.C.E. L 164 du 22 juin 2002, p. 3.

velles infractions terroristes pose de sérieux problèmes d’interprétation et, par conséquent, d’application16.

Le droit pénal est, par ailleurs, caractérisé par une effectivité laquelle, si elle n’est pas élevée par rapport à l’ensemble de violations de la loi pénale, est non seulement fortement symbolique (en raison, entre autres, de la sur-médiatisation de certaines affaires pénales), mais aussi sciemment sélective17.

Quant aux nouvelles dispositions à caractère procédural, qui s’immiscent de plus en plus dans la vie privée (écoutes téléphoniques, pose discrète de mi-cros et de caméras, observation systématique des personnes et de leur entou-rage, infiltration policière…), elles répondent à une même logique laquelle, re-posant sur le postulat de la légitimité externe, mène à introduire un nombre croissant de dispositions à caractère exceptionnel au regard de la procédure ordinaire, qui limitent de manière croissante la portée des droits et libertés fondamentaux18.

On peut supposer, d’ailleurs, que ces dispositions sont beaucoup plus ef-fectives que ce que nous en savons19. En effet, les dossiers où ces méthodes donnent des résultats négatifs n’émergent pas20.

En ce qui concerne la légitimité externe, un autre type de questions est posée : celle de l’efficacité du droit pénal par rapport à ses objectifs, d’une part, et celle de la légitimité sociale de ce système particulier de régulation, d’autre part.

Ces questions sont bien plus complexes que les précédentes. Limitons-nous à souligner l’importance de réussir à appréhender le rapport entre effi-cacité et légitimité et, notamment, de chercher à comprendre les raisons qui permettent à un système effectif – du moins à l’égard de certaines popula-tions – mais si peu efficace, à quelques exceppopula-tions près, à l’égard de l’objectif

16 Cf. Les rapports 2006, 2007 et 2008 du Comité de vigilance en matière de lutte contre le terro-risme (Comité T) sur le site de la Ligue des droits de l’homme belge francophone.

17 Cf. B. Harcourt, Against prediction : punishing and policing in an actuarial age, Chicago, Univer-sity of Chicago Press, 2005.

18 C’est pour cette raison que les deux lois successives qui ont introduit ce type de « méthodes particulières » d’enquête en droit belge ont été partiellement annulées (cf. les arrêts no202 du 21 décembre 2004 et no105 du 19 juillet 2007 de la Cour constitutionnelle).

19 En 2003, en Belgique, 1347 mesures d’écoutes téléphoniques auraient été mises en œuvre dans le cadre de 481 affaires judiciaires, pour un coût de 5 millions d’Euros (l’ensemble des mesures de surveillance – identification des numéros, enregistrement, etc. aurait coûté 25 millions). Une analyse de 65% de ces écoutes montre 50.506 heures d’écoute, dont moins d’un tiers ont été re-transcrites (Ch. Carpentier, 1/3 des surveillances téléphoniques concernent des faits de drogue, La dernière Heure, 25 février 2005 ; Le cabinet Onkelinx renégocie les tarifs avec les opérateurs, ibidem (www.dhnet.be, consult. 21.2.09).

20 L’efficacité globale réelle de ce type de méthodes, et par conséquent la question de leur propor-tionnalité, restent à prouver.

de la réduction de la criminalité, de jouir toujours d’une forte légitimation sociale21. C’est ici que la dimension symbolique du droit pénal entre en jeu, amplifiée par la place qu’il prend dans l’actualité médiatique.

Le clivage entre légitimité interne et externe se retrouve dans l’approche scientifique.

Lorsqu’on étudie la légitimité interne du système pénal, on peut rester en grande partie dans le cadre de la science juridique, notamment en ce qui concerne l’étude de la question de la légalité du système. Lorsqu’il examine l’effectivité des normes pénales, le juriste doit cependant recourir à d’autres disciplines – la sociologie, les sciences politiques… – et à des méthodes telles que l’analyse statistique, les enquêtes qualitatives, etc., qui ne sont pas propres à la science juridique.

Quand on étudie la légitimité externe du système pénal, à savoir son ef-ficacité et sa justification, on sort alors de la science juridique et on entre dans le champ d’étude d’autres disciplines22. C’est là que le bât blesse pour les juristes.

En effet, lorsqu’un juriste entreprend lui-même une telle démarche, ou quand il met sur pied un dispositif de recherche collectif interdisciplinaire, voilà qu’on l’affuble du nom de criminologue ! S’il ne s’agit pas encore d’une véritable empreinte infamante, une telle qualification entraîne une certaine stigmatisation. Car la criminologie est le plus souvent considérée, par les ju-ristes positivistes, comme une science inférieure. Et voilà que sur la base d’un affrontement, si l’on peut dire, de deux postures qui mettent l’accent l’une sur la légalité des normes pénales, l’autre sur leur légitimité, un juriste – même éminent – risque d’être, ainsi, partiellement disqualifié. La plus-value, pour les juristes positivistes, c’est la mise à l’écart de théories – sinon de col-lègues – qui mettent en question les fondements mêmes de leur identité : les normes pénales.

Notons que le fait de se pencher sur la légitimité externe (ou justice) du système pénal n’empêche aucunement de se préoccuper de sa légitimité in-terne (ou validité), c’est-à-dire de la correspondance de dispositions pénales particulières avec les principes généraux du droit pénal et les droits fonda-mentaux, bien au contraire. En revanche, ceux qui limitent leur champ

d’ana-21 Sur les conceptions de la justice pénale et les logiques de justification, cf. notamment N. Lan-guin, E. Widmer, J. Kellerhals et Ch.-N. Robert, Les représentations sociales de la justice pénale : une trilogie, Déviance et société, no2, 2004 ; N. Languin, J. Kellerhals et Ch.-N. Robert, L’art de punir. Les représentations sociales d’une « juste » peine, Genève [etc.], Schulthess, 2006.

22 Pour Kelsen (op. cit., p. 54), la science qui se propose d’étudier les événements en rapport avec les normes juridiques (processus législatifs, sentencing, conformité des comportements aux normes juridiques…) est la sociologie du droit et non pas la science juridique.

lyse à ce dernier aspect, et même les défenseurs actifs des droits de l’homme, partent le plus souvent du postulat de la légitimité (externe) du système pénal en tant que tel.

Or, la démarche ouverte à l’interdisciplinarité, l’innovation dans l’analyse – et, bien entendu, la capacité de provocation – de juristes tels que Christian-Nils Robert, qui développent une déconstruction critique du système pénal et de ses objets, a engendré un intérêt certain chez des chercheurs qui se situent en dehors du réseau des « criminologues ».

Quelques exemples, tirés de ma collaboration avec Christian-Nils Robert, montrent les influences ou les synergies qu’elle a pu susciter. Ils contri-buent, par ailleurs, à mettre en question(s) la légitimité externe des systèmes répressifs.