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De nombreux lieux de justice ont été ornés de figurations de légendes, de récits antiquisants ou du haut Moyen-Age, nécessitant une très vaste culture pour être compris. Ce sont des scènes complexes, faisant appel à de bonnes connaissances des traditions antique et chrétienne. C’est pourquoi on peut en déduire que les commanditaires et les artistes avaient privilégié des destina-taires devenus des décideurs de justice.

Si l’œuvre de l’Eglise se caractérisa par une surculpabilisation des fidèles, l’œuvre de l’Etat et de ses institutions consista, dès lors, en une surculpabili-sation des juges et des citoyens. Robert Jacob parle justement de « la damna-tion des juges » : les juges sont confrontés à des images qui vont leur rappeler leurs obligations et les péchés de leurs fonctions, comme la prévarication et la corruption.

Les précédents (du XIVe siècle)

On ne peut manquer de citer les œuvres pionnières dans ce domaine, en com-mençant par les fresques de A. Lorenzetti situées dans le Palazzo Pubblico de Sienne et représentant principalement le Bon Gouvernement (1337) qui, pour certains auteurs, est d’inspiration aristotélicienne, alors que d’autres histo-riens y voient un Jugement Dernier.

Les autres fresques de cette veine ne nous sont connues que par des ré-cits, telles les fresques de Meisterlin qui ornaient l’hôtel de ville de Nurem-berg (1378) ou celles de l’hôtel de ville de Cologne (1387).

« Ces scènes faisant système correspondaient à l’image que la justice souhaitait donner d’elle-même dans les lieux où elle officiait » (R. Jacob). Dès lors, les thèmes repérables sur ces fresques sont la responsabilité du juge, les dangers de sa fonction, la fragilité de la justice, la vertu récompensée, l’erreur redressée, le vice châtié.

La légende de l’Empereur Othon III

Ce diptyque (panneaux peints) fut commandé à Dirk Bouts pour orner la salle de justice de l’hôtel de ville de Louvain (1470).

La légende est rapportée par Voragine et relate l’histoire suivante : la femme de l’Empereur convoitait un comte qu’elle n’était pas parvenue à

séduire. Par vengeance, elle dénonça ce comte à l’Empereur, qui ordonna la décapitation du comte. Sa veuve voulut la vérité. Elle offrit de se soumettre à l’épreuve du feu qui révéla l’innocence de son mari. La veuve reçut en cadeau trois châteaux, et l’Empereur condamna sa femme à être brûlée.

On distingue très bien sur l’un des volets du diptyque l’Empereur ac-cablé : « Quel châtiment mérite celui qui a mis à mort un innocent ? » et la veuve lui répondant : « C’est toi qui est cet homme ; j’offre de le démontrer

Dieric Bouts, La Justice d’Othon III, Le supplice de l’innocent, panneau peint, 344 × 201 cm, 1470, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique

par l’épreuve du fer rouge ». Le jugement se fait ici à travers l’ordalie, afin que Dieu daigne montrer sa puissance et déclarer la vérité.

Mais il faut noter, pour souligner les archaïsmes, que l’ordalie est suppri-mée en 1215 par le quatrième Concile de Latran et que la justice féodale est alors de moins en moins acceptée, car elle représente des prérogatives cou-tumières à la fois contraires à la justice de Dieu et à la justice des nouveaux pouvoirs communaux.

Dieric Bouts, La Justice d’Othon III, L’épreuve du feu, panneau peint, 344 × 201 cm, 1470, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, Belgique

Le jugement de Cambyse

Il s’agit d’un diptyque peint en 1498 par Gérard David et commandé pour la salle des Echevins de l’hôtel de ville de Bruges. Selon certains historiens, la commande mentionnait un Jugement Dernier.

L’histoire est rapportée par Hérodote et Valère, qui rapportent que Cambyse conquit l’Egypte au VIe siècle av. J.-C. et prononça un jugement impitoyable à l’encontre d’un juge corrompu.

Le premier volet du diptyque présente le juge Sisamnès sur son trône, à la veille de l’arrestation par Cambyse, lui notifiant par le comput digital les accusations portées contre lui.

Le deuxième volet du diptyque présente la condamnation de Sisamnès à un écorchement vif. On notera la nudité particulière de Sisamnès, sur-croît d’humiliation et de dégradation, tandis qu’il faut s’arrêter sur

l’inté-Gérard David, Le jugement de Cambyse, L’arrestation, panneau peint, 180 × 160 cm, 1498, Groeningemuseum, Bruges, Belgique

rêt anatomique de la représentation, caractérisée par un réalisme poussé à l’extrême.

Nous pouvons maintenant rapporter le thème considéré à la commande initiale d’un Jugement Dernier. La continuité christique est établie de façon très violente par l’analogie qui peut être faite avec l’arrestation du Christ pour le premier volet et la Crucifixion pour le second.

Ce thème fut représenté dans de nombreuses villes d’Empire durant la période considérée.

Le jugement de Cambyse représente une scène d’écorchement rarissime au Moyen-Age et l’histoire des supplices n’en a retenu qu’un autre, celui de Philippe et Gauthier d’Aulnay, en 1314, deux chevaliers normands ayant vécu le malheur de se lier d’amour avec Marguerite et Blanche de Bourgogne, brus du roi de France, Philippe le Bel. Ce qui leur valut une condamnation de lèse-majesté. Ils furent exécutés à Pontoise.

Gérard David, Le jugement de Cambyse, L’écorchement, panneau peint, 180 × 160 cm, 1498, Groeningemuseum, Bruges, Belgique

Le suicide de Charondas

L’histoire est relatée par Valère et le récit porte sur la fin tragique de Charon-das, législateur d’une ville grecque du Sud de l’Italie au IVe siècle av. J.-C.

Ce fut initialement une fresque peinte en 1521 par Holbein le Jeune pour l’hôtel de ville de Bâle. Il n’en reste qu’un dessin à la plume datant de 1817.

Charondas avait voulu sévir contre les violences des réunions politiques en interdisant leur fréquentation armée. Malheureusement, revenant d’une campagne victorieuse, il voulut assister à l’une de ces assemblées en oubliant de déposer son épée. Il décida donc de se suicider, n’ayant pas respecté la règle qu’il avait lui-même ordonnée.

C’est un « exemplum » typique et, comme le dit J. Le Goff, « un récit bref donné comme véridique destiné à convaincre par une leçon salutaire ». La morale de ce tableau est la suivante : « Si tu publies un édit, et tu veux qu’on l’observe, commence par t’y soumettre toi-même » (Claudien). Cette repré-sentation au début du XVIesiècle est un pas très important vers une

laïcisa-Copie d’après Hans Holbein le Jeune, Le suicide de Charondas, plume, lavée, 28 × 30 cm, 1817, Kunstmuseum, Kupferstichkabinett, Bâle, Suisse

tion accrue des représentations destinées aux lieux de justice. C’est l’agonie pour la justice, l’agonie au service du corpus mysticum séculier de l’Etat. Mais alors Charondas amplifie le côté émotionnel de la fameuse phrase d’Horace (Od. III,2,13 :Dulce et decorum est pro patria mori) qui rappelle étrangement et évidemment l’Antiquité grecque, Rome et Cicéron. On rappellera à ce sujet que le suicide est honni par l’Eglise mais que sa figuration rappelle infailli-blement des histoires lointaines, la mort de Lucrèce (509 av. J.-C.) et celle de Cléopâtre (30 av. J.-C.).

La justice de Titus Manlius Torquatus

Nous avons choisi une huile sur toile peinte par Antonio Campi en 1549 ; elle représente Titus Manlius qui fut consul de 235 à 215 av. J.-C. et dictateur en 208 av. J.-C. Elle était destinée à la Loggia Municipale de Brescia et tirée des histoires de Tite Live.

On sait que ce récit fut également représenté pour l’hôtel de ville de Nu-remberg, en 1521, par Dürer, sur une fresque détruite en 1945.

Antonio Campi, Le Jugement de Manlius Torquatus, huile sur toile (détail), 1549, Civici Musei d’Arte e Storia, Brescia, Italie (photo Fotostudio Rapuzzi, Brescia)

L’histoire rapporte que le fils de Titus Manlius Torquatus eut, dans une campagne militaire, un comportement indiscipliné. Son père eut l’intransi-geance de prononcer ces mots : « Ta mort doit sanctionner l’autorité consulaire ou ton impunité, à jamais l’abroger ». Ainsi condamna-t-il son fils à mort.

C’est le dernier soubresaut d’une justice patriarcale pour qui « les enfants appartiennent au maître. Et rien n’empêche de les immoler à quelque intérêt supérieur » (G. Glotz). Là encore, c’est Athènes et Rome, mais surtout la rémi-niscence de Diké, dont Antigone fut la victime, la représentation d’actes de justice propre qui sont de moins en moins tolérés, même s’ils sont exécutés ad usum publicum. C’est enfin à la mort d’Iphigénie qu’il faut penser, sacrifiée car la gloire militaire l’avait emporté sur l’amour paternel d’Agamemnon.

Conclusions

1. Ces programmes iconographiques représentent la mise en œuvre orga-nisée d’un humanisme civique, d’une continuité entre l’image religieuse et l’image plus ou moins laïcisée. Leurs images retrouvent les pourtours, les formes, les fonctions et le contenu de l’imago pietatis que H. Belting a si bien décrite et où est mis en scène un personnage principal représentant de Dieu sur terre (David, Salomon), qui doit avoir la rigueur d’Othon III et l’inflexibi-lité de Charondas, de Cambyse ou de Manlius Torquatus. Le décor est ana-chronique, hors du temps. L’image doit être édifiante par la succession attes-tée du Christ en Croix et du Jugement Dernier. Le divin persiste au cœur de la justice profane, comme par consubstantiation.

2. L’affirmation du pouvoir laïc met fin à la double délégation du juge, à la fois Dieu et homme. Auto-proclamation des décideurs judiciaires s’affirmant terrestres, ils agissent civiquement pour le bien commun, comme Charondas et Manlius Torquatus. « Les juges veulent affirmer, par leur commande à certains artistes, qu’ils prennent, dès lors, la responsabilité du jugement » (R. Jacob).

Ces images évoquent une maiestas démonstrative, puisant aux références de décisions autocratiques, de style impérial ou féodal, anachroniques et ob-solètes. Car le miraculeux jugement de Dieu s’épuise alors devant la rationa-lité naissante de la procédure et du Droit. Tandis que la radicarationa-lité et la cruauté des châtiments s’émoussent progressivement : c’est pourtant l’intériorisation laïque du sacré.

3. La justice est un monde encombré de survivances du passé, de l’Anti-quité, comme du divin chrétien. Diké n’est pas morte et l’Apocalypse nous est rappelée sans cesse. Nous l’avons démontré par ces images qui sont en contradiction complète avec la rationalité juridique telle qu’elle tente de se mettre en place dès le XVIesiècle.

Aujourd’hui encore, son architecture est en contradiction complète avec la nécessité d’espaces de justice adaptés aux nouveaux modes de résolution des conflits. Ses rituels sont en porte-à-faux avec les usages sociaux commu-nément admis et pratiqués dans la société civile. Enfin, son langage judiciaire joue le rôle d’un masque derrière lequel se cache l’institution : c’est un langage difficile, archaïque, qui fait fonction de protection et qui révèle « le complexe de l’assiègement dont souffre la Justice » (L.-M. Raymondis).

Notre Justice a ses racines politiques dans des Etats qui furent fortement hiérarchisés, autocratiques et tolérant de sévères inégalités. Elle a toujours vécu d’anachronismes. C’est ainsi que les icônes de Justice qui nous restent ont bien peu à voir avec l’accès équitable à la justice, l’égalité de traitement et avec la protection des droits individuels, aujourd’hui pourtant affirmés comme essentiels dans l’œuvre de justice.

La tragédie de la justice reste marquée par la tragédie de sa mémoire.

Contributions

L’infamie comme école du crime : usages et critiques

Michel Porret

Professeur à la Faculté des lettres, Université de Genève1

« [D]ans les crimes ; le noble perd l’honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n’a point d’honneur, est puni en son corps »2.

En 1764, la vignette allégorique mise en frontispice de l’édition anonyme du Dei delitti e delle pene de Cesare Beccaria (« troisième édition ») plaide pour la modération des peines et contre la justice suppliciaire de l’Ancien Régime3. Emblème du républicanisme lombard, la gravure sur acier de Giovanni Lapi figure, sur un piédestal, une justice juvénile et outragée. Entre deux colonnes que couvre un rideau enchevêtré, coiffée du cimier et vêtue de la toge romaine, cette Minerve du droit de punir détourne la tête et le regard face au bourreau

1 Dernier ouvrage paru : Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, 2008.

2 Montesquieu, De l’Esprit des lois, 1755, VI, X.

3 Edizione nazionale delle Opere di Cesare Beccaria, tome I : Dei delitti e delle pene, éd. par Gianni Francioni et Luigi Firpo, Milan, Mediobanca, 1984, p. 547.

dressé dans le sanctuaire dépassionné du droit de punir. Armé d’un glaive acéré, l’exécuteur de la haute justice brandit trois têtes fraîchement tranchées.

Contre le supplice capital, pour la « modération » du châtiment, la justice foule aux pieds l’excès pénal incarné par le bourreau et mesuré par le déséquilibre de la balance de justice qui jonche le sol. L’un des plateaux croule sous la pesanteur matérielle de la rigueur pénale : fers, chaîne, menottes, scie, hache, pelle. Le droit de punir selon les Lumières récuse ainsi les attributs matériels de l’infamie pénale qui ajoute le déshonneur à la souffrance corporelle de l’homo criminalis qu’il importe de corriger en l’éduquant plutôt que de le punir en l’exécutant.

Appliquée dans la cité grecque (atimie) comme mesure d’ostracisme politique, connue des Romains (tormenta dès la République) et réglée dans le Digeste, coutumière au Moyen Age avec la privation de la réputation (in famia), l’infamie connaît son âge d’or dans le droit pénal classique entre le XVIesiècle et le droit pénal révolutionnaire. Depuis le XIVesiècle, « Infâme » signifie en français l’individu « sans renommée » ou « perdu de réputation » (1335), alors qu’« infamie » désigne le « déshonneur », la « mauvaise réputa-tion » (1364-1373), que le bref néologisme d’« infameté » (1498) n’arrive pas à remplacer pour qualifier la « mauvaise renommée ». Une « personne vile » (1335) est donc marquée d’infamie par la loi dans son statut social. Depuis le XVIesiècle, avec la croissance en Europe continentale du système suppli-ciaire attaché au monopole étatique sur le droit de punir, l’infamie pénale indique la sanction corporelle qui entraîne la flétrissure du justiciable (« sup-plice infâme », peine capitale « afflictive »). « Marqué d’infamie », « être noté d’infamie » (1549) : le droit de punir exprime ainsi la sévérité de la sanction qui, à travers la souffrance corporelle, afflige l’honneur de l’homo criminalis en détruisant sa réputation sociale.

La main du bourreau

Le registre sémantique de l’infamie dessine sa polarité conceptuelle : infamie de facto et infamie de jure. Selon Anton Block4, l’anthropologie des occupations infâmes dans les sociétés traditionnelles montre que l’infamie de fait ressort notamment de professions et d’activités dégradantes. Elles font écho aux sta-tuts classiques de la servitude des esclaves, gladiateurs et serfs (exemples de

« métiers vils » : éboueur, boucher, tanneur, mendiant, exécuteur de la haute justice, prostituée ou encore acteur de théâtre). L’infamie de fait s’attache à des groupes ethniques méprisés (juifs, Bohémiens, « Savoyards », castes

in-4 Anton Block, Infamous Occupations, in Honour and Violence, Cambridge (UK), 2001, pp. 44-68.

férieures en Inde) ou à des individus itinérants (vagabonds, mendiants etc.) et parfois physiquement difformes (bossu, nain etc.). Identifiés par une si-gnalétique discriminatoire (clochette, rouelle), contrôlés par une étiquette qui les bannit des activités civiles (Eglise, cour de justice), assignés à résidence à l’extérieur des villes ou dans ses faubourgs proches, se reproduisant par endogamie, inhumés hors de la terre consacrée par l’Eglise, les protagonistes des « professions viles » incarnent des fonctions sociales que la communauté estime indispensables. Nécessité sociale de certaines tâches mais dans le mé-pris en raison de l’« impureté » liée aux activités infâmes. L’anthropologie de l’infamie souligne la composante essentielle des métiers vils : tous, plus ou moins, assument des tâches de purgation du corps social (déchets, carcasses, cadavres, condamnés à mort, sexualité vénale etc.). Tous, plus ou moins, se trouvent en situation intermédiaire entre le pur et l’impur, entre le sain et le pathologique, entre le vital et le morbide, entre le propre et le sale, entre le moral et l’immoral, entre le licite et l’illicite. En résulte la posture sociale d’intermédiaire socioculturel. En certains lieux malfamés (gibet, maison du bourreau etc.), le rôle d’intermédiaire confère au protagoniste des métiers vils un statut d’intouchable que sacralisent les attributs d’intercession magique ou thaumaturgique.

Marginalité sociale, endogamie familiale, fonction dégradante, profession vile : la figure du bourreau, selon la terminologie illégale sous l’Ancien régime, est l’archétype social de l’intouchable par charge infamante. De carnifice5: il incarne moins un individu que la fonction ultime du droit de punir qui

5 Josse de Damhouder, Praxis rerum criminalium, Anvers (1562), 1601, planche CLV.

culmine dans la mort comme peine. Si sa volonté punitive est nulle, son savoir-faire dans la destruction infamante des corps punis est élevé. Mise au bûcher, écartèlement à « quatre chevaux », roue, potence, décapitation, « question avec ou sans réserve de preuve », « poing coupé », « lèvre coupée », « langue cou-pée, ou percée d’un fer chaud », « fouet », « flétrissure » : selon Daniel Jousse, le corps violenté, au nom du droit de punir et selon la nature des crimes, illustre le savoir-faire étendu du bourreau6. Son apport à la purgation des nuisances du corps social réside dans l’élimination des condamnés à mort qu’il fait pas-ser de vie à trépas. Fonction punitive à laquelle s’ajoutent l’abattage des bêtes enragées et l’évacuation des charognes d’animaux. Le bourreau orchestre l’infamie suppliciaire qui le souille lorsqu’il flétrit le « patient » sur l’échafaud dont l’installation et l’entretien lui incombent.

L’espace sacralisé de la pénalité corporelle et capitale enferme l’exécuteur dans une sphère d’ostracisme social. Sur les marchés, il saisit le grain avec une main en bois pour ne pas le souiller. Il est condamné à recevoir les sacre-ments de l’eucharistie en restant hors de l’église paroissiale. Sa maison peinte en jaune jouxte le gibet extra muros. Son salaire est jeté au sol par le magistrat qui l’engage. Sa reproduction démographique est assurée de manière endoga-mique à l’intérieur du corps des exécuteurs. Par inversion compensatoire de l’infamie discriminante, le contact avec le corps du condamné exécuté dans l’ignominie lui confère la puissance thérapeutique comme figure négative du roi thaumaturge dans la monarchie de droit divin7. Décoction fabriquée avec la matière humaine première récoltée sur le gibet, la mythique « graisse du bourreau » est la panacée des « maladies infâmes », notamment les patholo-gies sexuelles et stérilisantes.

Durant plusieurs siècles, le bourreau articule l’infamie de fait à l’infamie de droit8. C’est contre la fonction « diffamée » de bourreau et pour la dignité

6 Daniel Jousse, Traité de la justice criminelle de France, où l’on examine tout ce qui concerne les crimes et les peines en général et en particulier ; les juges établis pour décider les affaires cri-minelles ; les parties publiques et privées ; les accusés ; les ministres de la justice criminelle, les experts, les témoins et les autres personnes nécessaires pour l’instruction des procès cri-minels ; et aussi tout ce qui regarde la manière de procéder dans la poursuite des crimes, Paris, 4 vol., 1771, I, p. 39.

7 Marc Bloch, Les Rois thaumaturges, étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris (1924), 1983, passim. Voir le chef d’œuvre du cinéaste indien Adoor Gopalakrishnan Nizhalkkuthu (Le serviteur de Kali), 2003 (92 minutes), sur le bourreau professionnel de la principauté de Travancore dont l’infamie sociale est compensée par l’autorité thaumaturgique qui instaure la sacralité de la fonction pénale indis-pensable à la communauté des justiciables.

8 Michel Porret, Corps flétri – corps soigné : l’attouchement du bourreau au XVIIIe siècle, in idem (éd.) Le Corps violenté. Du geste à la parole, Genève, 1998, 103-135 (dont bibliographie sur le bourreau). Voir aussi :Pascal Bastien, L’exécution à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, Seyssel, 2006, p. 144 ;Grégoire Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 2008, pp. 21-95.

sociale du métier honorable d’exécuteur que l’avocat royaliste Pierre-Anne-Louis de Maton de la Varenne rédige son fameux factum pour ses mandataires

sociale du métier honorable d’exécuteur que l’avocat royaliste Pierre-Anne-Louis de Maton de la Varenne rédige son fameux factum pour ses mandataires