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L’émergence de la victime sur la scène pénale et sociale

L’attention croissante accordée aux victimes et à leur souffrance dans notre société témoigne d’une nouvelle sensibilité aux questions émotionnelles et d’un climat compassionnel face à la victimation (Erner, 2006). Ce phénomène affecte le domaine pénal, tant au niveau de l’évolution de la législation qu’au niveau de la pratique judiciaire quotidienne (Cario, 2000). Du constat de ce phénomène découle l’intérêt de la recherche sur les victimes, qui est menée par le CETEL5 dans le cadre du pôle de recherche national en sciences af-fectives. Cette recherche se propose d’examiner, par une analyse qualitative d’entretiens effectués avec des victimes d’infractions, le rôle des émotions dans la montée en puissance actuelle de la victime sur la scène pénale et dans l’intense activité législative récente6 concernant les droits des victimes. Dans

5 Centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (ci-après CETEL).

6 La Suisse possède depuis 1993 une loi sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI) qui garantit aux victimes une assistance, des droits dans la procédure pénale et la réparation par l’Etat du préjudice subi. Celle-ci vient de subir une révision totale (Rec. off. des lois 2008 1607), après avoir été auparavant partiellement révisée en 1997 et en 2001.

ce climat d’« émotionnalisation » des rapports sociaux (Williams, 2001), la vic-time provoque des réactions compassionnelles de la part du public qui sont instrumentalisées par les politiques et les médias pour justifier le prononcé de peines plus sévères, un discours plus sécuritaire et une criminalisation plus élevée de certains comportements. Les médias alimentent ce populisme pénal par leurs représentations stéréotypées de l’auteur et de la victime, comme incarnant l’opposition entre le Mal (meurtrier froid et calculateur qui n’a aucun regret) et le Bien (victime innocente). Ces représentations média-tiques sont d’autant plus problémamédia-tiques lorsqu’elles jugent et condamnent le présumé coupable, avant même que la justice n’ait rendu son verdict.

La rhétorique pénale actuelle, pour légitimer une logique judiciaire tou-jours plus répressive, fait souvent référence à la victime en la décrivant comme une figure vertueuse qui a le droit d’exprimer sa souffrance et d’être protégée (Walklate, 2007). Le recours systématique à la sanction pénale reflète souvent la croyance, entretenue par les groupements de protection et d’assistance aux victimes, que la sanction pénale peut servir d’instrument symbolique privi-légié permettant la reconnaissance de leur statut de victimes et la réparation psychologique du dommage qu’elles ont subi. Or, ces croyances ne reflètent qu’un leurre. Loin d’être thérapeutiques, la procédure pénale, et particuliè-rement le procès, supposent, pour la victime, des réminiscences multiples de l’agression subie par son témoignage au procès ainsi que les auditions chez le juge d’instruction. En effet, la nécessité de raconter son agression et ses dé-tails à plusieurs personnes et à différentes phases peut comporter un risque de victimation secondaire pour certaines victimes (Angle, Malam et Carey, 2003 ; Eliacheff et Soulez Larivière, 2007). Ce risque peut être d’autant plus marqué lorsque ces dernières sont confrontées à un récit de l’auteur discrédi-tant et niant les incriminations de la victime.

Comme nous le montre la recherche menée au sein du CETEL concernant la montée en puissance des victimes sur la scène pénale et sociale, les at-tentes des victimes face à la justice sont diverses et, certaines, irréalistes. Une partie des victimes réclament, à tout prix, la tenue d’un procès et une peine qui soit à la hauteur de leur souffrance, espérant ainsi pouvoir enfin faire le deuil de leur agression. Elles caressent l’espoir, parfois avec l’encouragement de leurs avocats, que le verdict et le prononcé de la peine permettront leur reconstruction et réparation. Le quantum de la peine se doit d’être propor-tionnel à leur affliction, mais la sévérité de la sanction ne s’avère souvent pas à la hauteur de leurs attentes, qui sont sans limites. Les victimes voient la justice comme le seul moyen pour que leur victimation soit reconnue et pour qu’elles puissent obtenir le statut de victime. Mais tous les dépôts de plainte n’aboutissent pas à des poursuites pénales et tous les procès ne mènent pas

à des condamnations. Le classement sans suite d’une plainte, le non-lieu ou l’acquittement sont vécus par les victimes comme un déni de leur agression et un désaveu de leur souffrance, alors qu’il ne sont souvent que le reflet d’une réalité judiciaire différente de la réalité subjective de la victime. Chez certaines victimes, cette non-reconnaissance judiciaire de leur victimation est vécue comme une culpabilisation, car personne n’est rendu pénalement responsable de leur agression, ce qui les laisse seules responsables de leur expérience victimaire. Certaines remarquent, avec déception et impuissance, qu’il est illusoire de considérer le procès comme un moyen de reconstruction.

Elles font l’amer constat que le temps judiciaire ne permet pas d’apaiser les souffrances, mais bien au contraire, ne fait que les maintenir et les raviver.

De plus, les revendications de reconnaissance ne concernent pas seulement la condamnation, mais impliquent aussi la volonté de faire reconnaître publi-quement les faits qu’elles ont subis et de dénoncer l’horreur de l’acte commis par l’agresseur. Enfin, certaines victimes attendent de la justice un soutien quasi empathique par lequel elles seraient comprises, entendues et prises en compte par les acteurs judiciaires amenés à les côtoyer. Cette attente se trouve en porte-à-faux avec l’exigence d’impartialité et d’objectivité qui guide la fonction du juge. Il en découle un sentiment, chez les victimes, d’une indif-férence de la justice et de ses acteurs vis-à-vis de leurs besoins et ressentis qui s’oppose à une attention jugée disproportionnée accordée à l’auteur.

Par ailleurs, les attentes irréalistes des victimes sont aussi entretenues, voire même insufflées par la classe politique et ses législateurs. La nécessité de se préoccuper de la victime et de son désarroi face à l’atteinte subie est mise en avant comme justification pour exhorter l’opinion publique à soute-nir des mesures toujours plus répressives, comme, par exemple, l’initiative concernant l’internement à vie. Les expériences individuelles de victimation sont aussi souvent évoquées par les politiques et les médias comme pouvant arriver à tout le monde, ce qui légitime le sentiment d’insécurité général et, par conséquent, la nécessité de prévenir le risque de criminalité par tous les moyens. Il faut toutefois noter que, selon une étude sur la punitivité du public en Suisse (Kuhn, Villetaz, Willi-Jayet et Willi, 2004), la majorité de la popula-tion interrogée, face à des cas concrets, n’administrerait pas des peines plus sévères que les magistrats. Il se pourrait donc que les politiciens ne peuvent compter que sur une minorité « ultra-punitive » pour soutenir les modifica-tions législatives tendant vers un durcissement de la répression. Mais à force de trop vouloir en faire et de légiférer à tout-va, ce « volontarisme législatif », pour reprendre les termes de Salas (2005), pourrait affaiblir la légitimité et l’efficacité du système pénal. Cela crée le risque que le système, qui permet normalement de modérer les élans répressifs par la discrétion des juges dans l’application des peines et le recours à la jurisprudence, renonce à cette

mo-dération et s’emballe dans un cycle répressif. Au nom de l’exigence de recon-naissance des victimes, l’on ne considèrerait plus la peine comme la sanction d’une faute, mais elle serait érigée comme le moyen de réparer le tort causé à la victime et pallier sa douleur. L’atteinte causée par l’agresseur deviendrait le symbole d’un sentiment d’insécurité ambiant qu’il faut à tout prix neutra-liser, quitte à négliger la gravité réelle de la faute commise et les caractéris-tiques de l’auteur lorsque l’on sanctionne cet acte. La nécessité de prévenir et d’anticiper le risque de la délinquance pour satisfaire au besoin collectif de sécurité prendrait le pas sur la volonté de réinsertion sociale des délin-quants qui était mise en avant jusque-là par le système pénal et les acteurs politiques. De la volonté d’humanisme pénal promue depuis l’après-guerre, l’on risque de passer à une politique pénale qui prône le droit à la sécurité comme norme la sous-tendant et qui gradue les peines à l’aune des blessures des victimes.

Avec l’objectif de répondre aux attentes de prise en compte des victimes tout en employant une justice moins répressive et moins axée sur la neutrali-sation de l’auteur, de nombreux pays ont introduit des formes de justice dites réparatrices en complément de leur système de justice traditionnel. Celles-ci permettent de confronter l’auteur à ses responsabilités, sans pour autant le blâmer, par une intervention visant la reconstruction et le resserrement des liens sociaux brisés par l’acte délictueux. Il s’agit de réunir toutes les parties concernées pour qu’elles puissent évoquer ensemble les conséquences du crime subi et trouver une solution équitable pour tous. Une des idées sous-tendant la justice réparatrice est qu’elle permet d’apaiser les conflits et d’at-ténuer les souffrances des victimes, au contraire de la répression pénale qui tend plutôt à les intensifier (Fattah, 2000). La forme la plus connue de ce type de justice est la médiation qui peut s’appliquer à une majorité d’infractions, se révélant fort bénéfique tant pour la victime que pour l’auteur. Elle permet un espace de paroles et de reconnaissance de la souffrance subie pour la victime ainsi que la possibilité pour celle-ci de comprendre et de donner un sens à sa victimation. Elle peut expliquer librement les circonstances entourant son agression ainsi que les conséquences qu’a eu cet acte sur sa vie quotidienne et son ressenti émotionnel. Elle peut s’exprimer en utilisant ses propres mots et à son propre rythme. La rencontre avec l’agresseur, ainsi que la possibilité d’une réparation symbolique, sous forme d’excuses, peuvent aussi grande-ment contribuer au travail de deuil qu’entreprend la victime. C’est aussi une opportunité pour l’auteur de l’infraction de reconnaître ses actes, de prendre conscience, par la rencontre et l’échange verbal avec la victime, du tort qu’il a fait et des souffrances qu’il a provoquées et, enfin, d’être tenu responsa-ble pour celles-ci. Pour reprendre Kuhn (2005), « si la logique judiciaire pro-pose de trancher un litige en donnant raison à l’une des parties en conflit au

détriment de l’autre, la médiation vise (…) à permettre aux parties de trouver librement et de manière consensuelle une solution à leur conflit grâce à l’in-tervention d’un tiers ». Elle permet donc la participation active de la victime à la résolution du conflit engendré par son agression, sans toutefois compro-mettre les droits de l’auteur. De plus, la médiation pénale, comme alternative à la justice traditionnelle, permet d’éviter des démarches judiciaires, lorsque cela s’avère possible. Notons, à ce propos, qu’en ce qui concerne la justice pénale cantonale en matière d’infraction commises par des adultes, la mé-diation pénale existe dans certains cantons7, mais n’a pas été retenue lors des débats fédéraux autour de l’unification prochaine de la procédure pénale8. En revanche, la possibilité de médiation pénale a été introduite dans le droit pénal des mineurs. Elle est expressément prévue aux articles 8 et 21 de la Loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs9.

Mise à part l’application plus généralisée de la médiation, une autre ini-tiative qui permettrait de pallier le décalage entre les attentes des victimes et ce que la justice peut leur offrir en réalité serait la mise en place de services, au sein même du système pénal, qui assureraient l’accueil et l’information des victimes et des témoins en général. De tels services10 existent en Angleterre et au Pays de Galles et assistent les personnes appelées à participer à un procès de plusieurs manières, parmi lesquelles certaines pourraient être appliquées en Suisse. Par exemple, en vue de préparer les personnes à l’expérience du tribunal, ces services proposent la possibilité de visiter le tribunal ainsi que des informations détaillées concernant le déroulement du procès et les rôles des différents acteurs que ces personnes seront amenées à côtoyer. Ils offrent également la possibilité, pour les personnes qui en auraient besoin au terme de la procédure pénale, de parler de leur affaire et d’obtenir des réponses à certaines de leurs interrogations concernant les décisions qui ont été prises ou le traitement judiciaire. Ce type d’intervention contribuerait grandement à éviter que les victimes ne nourrissent des attentes démesurées concernant le déroulement du procès. Il favoriserait aussi, chez les victimes, une meilleure compréhension du système pénal, de son rôle et de son pouvoir limité en matière de réparation et de prise en compte des besoins et ressentis de la victime. La possibilité pour les victimes de bénéficier d’une telle assistance,

7 Notamment Fribourg, Genève et Zurich.

8 Cette unification implique le remplacement des 26 Codes cantonaux de procédure pénale exis-tants ainsi que la Loi fédérale sur la procédure pénale (PPF) par le Code de procédure pénale suisse (CPP) et la Loi fédérale régissant la procédure pénale applicable aux mineurs (LPPMin.).

9 Entrée en vigueur le 1er janvier 2007.

10 Ces services constituent le « Witness Service » et font partie de l’institution d’aide aux vic-times « Victim support ». Voir www.victimsupport.org.uk/vs_england_wales/services/witness_

services.php.

au cours de leur parcours judiciaire, les amènerait certainement à une plus grande satisfaction quant à leur expérience de justice.

Etant donné les risques liés à une prise en compte accrue de la victime par le système pénal, il est nécessaire d’exploiter d’autres voies de reconnaissance pour les victimes. Celles-ci doivent pouvoir donner une voix aux victimes et leur apporter le soutien, l’écoute et la compréhension qu’elles réclament tout en respectant les droits de la défense de l’accusé. Elles doivent aussi per-mettre la resocialisation du condamné et sa responsabilisation, ainsi que pro-mouvoir le rétablissement de la paix sociale. Enfin, elles doivent offrir une al-ternative efficace au traitement judiciaire, afin d’endiguer une surpopulation carcérale croissante et d’affaiblir l’inflation pénale actuelle. Des initiatives, telles que la médiation pénale ou la mise en place de services d’assistance aux victimes et témoins amenés à participer au processus pénal, pourraient se révéler fort utiles pour atteindre ces objectifs.

III. Evolution de l’attribution de la responsabilité