Marlène Albert-Lorca
Parler d ’id e n tité : pourquoi ?
Moros y Cristianos
La figure au Maure en Espagne
Résumé de l’intervention de Marlène Albert-Lorca
(UMR 8555 - Centre d’anthropologie, Toulouse)
L'id entité espagnole s'est construite sur le rejet de l'Autre par expulsion ou conversion du juif e t du musulman, à partir d e la Reconquista des Rois Très Catholiques. Les fêtes patronales du pays valencien représentent un épisode, fictif ou réel, des com bats entre Maures e t chrétiens. Ces fêtes, qui ont connu un succès extraordinaire aux XVIe e t XVII* siècles, o n t une histoire très ancienne, puisqu'elles sont mentionnées dès 1463 à Jaén. M ettant en scène un simulacre d e c o m b a t à la manière d 'u n e ordalie, elles a va ie n t pour ob je ctif très clair d e proclam er la supériorité d e la chrétienté sur l'Islam.
Mais q u 'e n est-il aujourd'hui ? Est-ce bien toujours l'identité nationale ca th o liq u e q u 'e xa lte la mise en scène ? Certains indices - par exemple, la com pétition que se livrent les com édiens pour jouer le rôle du Maure ou les couturières pour fabriquer son costum e - vo n t dans un sens contraire. Dans c e tte perspective, la valorisation de la figure d e l'Autre ne relève pas seulement d e l'ordre de la représentation, elle est induite par la pratique festive elle-même. Pendant quelques jours, les villages du pays valencien ressuscitent l'Espagne des Trois Cultures.
C ette transformation du sens de la fê te est inséparable d e la prom otion d 'u n e autre lecture du passé, qui valorise la coexistence plutôt que la conquête. Il fa u t aussi relier la revendication d 'u n e « filiation » a v e c la culture arabo-m usulm ane a ve c les stratégies identitaires régionales, très puissantes en Espagne. Pour se différencier d e la Castille, qui s'est construite sur le principe d e la limpieza d e sangre (la pureté du sang), le pays valencien revendique son métissage. En Andalousie, le processus est voisin, mais sa connota tion explicitem ent politique vire à « l'ethnicisation » : ici, les m ouvements nationalistes d é fe n d e n t l'id é e que l'Andalousie a toujours englobé le M aroc - les Andalous auraient été, en quelqu e sorte, Maures a va n t la c o n q u ê te arabe (le Centre universitaire d e G renade vient d'ailleurs d e m ettre en p la c e a v e c le royaum e chérifien un projet intitulé A n d a lu cia plurial).
La conscience identitaire est d o n c en perpétuelle évolution. Elle ne relève pas seulem ent d e l'ordre du discours mais se construit dans des pratiques qu'il est impossible d'interpréter co m m e le résultat de manipulations politiques : m êm e si les fêtes Moros y Cristianos représentent une ressource é co n o m iq u e locale très im portante, elles ont pour elles la légitimité d 'u n e tradition très ancienne.
Enfin, la conscience identitaire est un kaléidoscope d'identités contradictoires : les com édiens et spectateurs qui reconstruisent un Islam im aginaire sont tous chrétiens. Le Maure qu'ils c é lè b re n t est un Maure rêvé, qui a p p a rtie n t au passé, e t son exaltation s 'a cco m m o d e très bien du racisme ordinaire. Le phénom ène est ancien : dans la littérature espagnole, c e tte exaltation, à l'oeuvre dès la fin du XV* siècle, a toujours voisiné sans peine a v e c la dévalorisation du Morisque, du Maure réel.