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Un tremplin, mais pas nécessairement vers l'Europe : (in)visibilité de personnes originaires d’Afrique subsaharienne au Maroc

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UN TREMPLIN,

MAIS PAS NÉCESSAIREMENT VERS L’EUROPE :

(In)visibilité de personnes originaires d’Afrique subsaharienne au

Maroc

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie

pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)

DÉPARTEMENT D’ANTHROPOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2012

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Résumé

Cette étude porte sur les relations interpersonnelles des personnes d’origine subsaharienne habitant la ville de Rabat au Maroc. L’échantillon comprend des hommes et des femmes et inclut à la fois des migrants irréguliers, des étudiants, des stagiaires, des réfugiés, des personnes venues au Maroc pour des raisons médicales ou pour y travailler. L’étude analyse la visibilité et l’invisibilité en tant que concepts mouvants et aucunement dichotomiques. Au-delà des différences de parcours, de conditions de vie et de statut juridique au Maroc, les participants perçoivent tous leur vécu actuel comme transitoire. Point de convergence de ces rencontres, leur quotidien au Maroc est vécu comme un passage, un tremplin, dans l’espoir non pas uniquement d’aller en Europe, mais plutôt de pouvoir (sur)vivre et un jour donner sens à leur vie, s’épanouir, se transformer. Tous désirent obtenir un certain pouvoir d’agir sur leur propre existence.

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Remerciements

Merci aux participantes et participants pour leur inestimable gentillesse et leur générosité, ainsi qu’à toutes les personnes qui m’ont aidée à mener ce projet à terme.

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Avant propos

Lorsque j’étais étudiante en première année du programme de droit transsytémique de l’Université McGill, une amie avait semé en moi l’idée de partir à Beijing, en Chine, après les examens. Nous avions toutes deux besoin de nous changer les idées après une première année relativement intense d’introduction au monde juridique. Nos plans initiaux changèrent et, de fil en aiguille, je consentis à partir pour le Maroc bien que cette destination ne me semblait pas suffisamment dépaysante et que l’Inde, le Mali ou le Kenya m’attiraient davantage. Mais Camille préférait le Maroc. Je n’avais aucune connaissance particulière du Maroc, à l’exception des diapositives de mes grands-parents, qui s’y trouvaient pour fêter les 60 ans de ma grand-mère dans les années 80. L’idée faisant son chemin dans mon esprit, j’ai ensuite décidé de partir trois mois plutôt que trois semaines, seule avec mon sac à dos, sans itinéraire, sans faire de recherches sur la destination, et sans y avoir de contacts. Mon plan, s’il en est un, était de me rendre à l’auberge de jeunesse de Rabat et d’improviser à partir de là. Je laisserais ainsi mon amie me rejoindre un mois et demi après mon arrivée pour nos trois semaines de voyage et de découvertes ensemble. J’avais ce désir d’immersion, de recul et de réflexion sur ma propre existence et j’étais animée de ce sentiment que, quoi qu’il arrive, ce serait pour le moins un voyage rafraichissant vers « l’Autre ».

C’est ainsi que j’ai pris l’avion, à 20 ans, début juin 2003, quelques jours après les attentats de Casablanca et sous le regard inquiet de mes parents. Quelle ironie quand je réalise, neuf ans plus tard, que non seulement je ne me rendrai finalement pas du tout à Rabat comme prévu le jour de mon arrivée au Maroc cet été-là, mais qu’en plus je serai amenée à étudier, à Rabat cette fois, cette vaste question de la liberté de se mouvoir entre les États. Ce désir de me réaliser comme personne et de me « sauver moi-même » en quelque sorte, en tentant le grand saut vers un ailleurs, est analogue au désir des personnes rencontrées au Maroc dans le cadre de ce projet, bien que nos conditions de vie, le sérieux de la nécessité de voyager et la protection de nos droits fondamentaux ne soient aucunement équivalents. Migration forcée, stages, études, etc. il s’agit néanmoins toujours de rêves à accomplir et du désir de (sur)vivre en paix. Une liberté de voyage

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qui m’était reconnue pour la simple raison de mon lieu de naissance, mais qui reste hors de portée pour une vaste partie de l’humanité.

Lors de mon transfert d’avion à Paris pour Casablanca, je fis une rencontre déterminante et qui changea la suite de l’histoire. Assise à côté de moi était une jeune Marocaine Française voyageant seule, d’environ mon âge, et qui rentrait au Maroc pour passer les vacances dans sa famille. Après une courte conversation, elle m’invita chez elle dans une petite ville de la région d’El-Jadida, à environ une heure et demie de voiture au sud de Casablanca. J’ai accepté l’invitation sans trop réfléchir et c’est ainsi que je me suis retrouvée accueillie, avant même de mettre les pieds au Maroc, par une famille marocaine. Et, bien que j’aie vécu à l’étranger plusieurs fois auparavant pour de longs séjours de quelques années en famille, le Maroc a été mon premier voyage seule, avec tout ce que cela comporte de richesses en réflexions et en apprentissages sur le monde et sur soi. J’ai ainsi eu la chance de découvrir en tout premier un Maroc non touristique, de vivre la vie de famille, d’aller au hammam traditionnel en pyjama, djellaba et foulard, de griller le poisson sur la plage, de laver et étendre les vêtements sur les toits, de regarder les séries égyptiennes à la télévision, de danser et rigoler au son de la radio de la voiture, entre filles, sur une route complètement déserte longeant la mer, de chanter approximativement le refrain de fine ghadi biya khouya1 de Nass El Ghiwane que nous laissions jouer en boucle, de camper sur la plage et laver la vaisselle avec le sable et l’eau de mer, de dormir en famille sur des divans et se couvrir avec des couvertures de laine, d’écouter les appels à la prière, de tendre l’oreille à la récitation du Coran en passant devant les vendeurs de cassettes, de manger des pois chiches (les éplucher aussi) et des graines de tournesol glissés dans des cônes faits à partir d’anciens cahiers d’écoliers, d’avoir de longues discussions tout au long de l’été sur des sujets aussi variés que les religions, la sexualité, la politique, les routes de passage clandestin vers l’Italie, les meilleures recettes de kesskso2 et de tajine, et ainsi de suite. J’appris la différence entre jmel, jbel, rjel3 et entre hamam et hammam4, et j’appris à chanter la chanson pour enfants :

1 Mais où vas-tu mon frère (paroles d’une chanson politiquement engagée et très connue au Maroc) 2 Couscous

3 Dromadaire, montagne, pied. 4 Pigeon, hammam (bain public).

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Arsumo baba, arsumo mama Bill el loine, bill el loine,

Arsumo alami, Foca kimami, Ana fennen, anna fennen5

Ce fut, hors de tout doute, les moments les plus magiques et les plus inoubliables de ma vie, dépassant tous les séjours subséquents au Maroc. L’amie rencontrée dans l’avion est par la suite devenue ma belle-sœur et son grand frère mon conjoint et c’est ainsi que j’ai eu l’occasion de retourner plusieurs fois au Maroc dans les années suivantes, généralement pour des périodes de quelques mois.

Plusieurs années plus tard au début de ma maîtrise en anthropologie entreprise en 2010, j’ai décidé de miser sur ce que je connaissais un peu et donc de développer un projet en lien avec le Maroc. J’imaginais que ce serait plus facile, puisque je connais maintenant les rudiments de la darija, le dialecte arabe marocain, et que j’avais déjà vécu plusieurs mois au Maroc. Cependant, Rabat, lieu de la présente étude, m’était une ville relativement inconnue et je n’y avais pas vraiment de contacts. C’est également en rencontrant mon directeur de mémoire, le professeur Abdelwahed Mekki-Berrada, que j’entendis parler pour la première fois des expériences migratoires des personnes subsahariennes en transit au Maroc, qui y vivent une situation bien différente de ma propre expérience marocaine. Durant mes séjours, si j’avais noté l’omniprésence du désir migratoire de nombreux Marocains et Marocaines souhaitant à tout prix trouver un moyen d’aller en Europe, aux États-Unis, au Canada (de manière illégale ou non), je n’avais eu aucun contact avec des personnes subsahariennes durant mes séjours et je n’avais pas particulièrement noté leur présence (ou leur absence, d’ailleurs). Intriguée par cette dimension

5 Je dessine papa,

Je dessine maman,

Avec des couleurs, avec des couleurs, Je dessine mon drapeau,

Sur le sommet

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qui avait été invisible pour moi jusqu’alors, j’ai décidé d’étudier cette situation, sous un angle que je souhaitais original. L’idée initiale, soumise dans mon projet de mémoire I et II, était de comprendre comment les mourchidates6 perçoivent et interagissent (ou non) avec les migrantes subsahariennes. Or, le terrain, comme tous les terrains, paraît-il, me réservait plusieurs surprises. D’une part, le début de ma collecte de données empirique à Rabat à l’été 2011 s’est avéré beaucoup plus difficile que prévu. Je devais faire preuve d’une autonomie et d’une indépendance que je n’avais jamais vraiment exercée avec aise au Maroc. Rabat est aussi une ville qui m’était relativement inconnue jusqu’alors, la collecte de données était un nouveau savoir-faire à apprivoiser et à développer, et les mourchidates demeuraient malheureusement hors de portée. S’ajouta ensuite le problème technique de mon ordinateur qui refusait de s’allumer. Par ailleurs, des problèmes de santé qui m’épuisaient et m’inquiétaient de plus en plus m’ont obligée à écourter mon séjour. Le mois d’août a ainsi été un mois de convalescence, et a servi à remplacer mon ordinateur et à prendre le temps de réévaluer la situation. En septembre, j’ai étendu la portée du projet et obtenu une nouvelle autorisation du Comité d’éthique de l’Université Laval en vue de réaliser également des entrevues avec des personnes d’origine subsaharienne avec lesquelles je savais qu’il est plus facile d’établir des contacts, comparativement aux mourchidates. Je suis donc retournée au Maroc une seconde fois dans le cadre de cette étude, en octobre, afin de compléter ma collecte de données à Rabat.

Durant les mois de recherche empirique, j’ai effectué plusieurs tentatives pour entrer en contact et obtenir des entrevues avec des mourchidates officielles de l’État, par contacts et bouche à oreille, en me présentant directement aux mosquées, en m’adressant au Conseil scientifique des affaires religieuses de Bab Chellah, à l’Association des savants de Muhammadia, etc. Enfin, je me suis retrouvée à tenter la route plus officielle de la demande de permission au ministère auquel on me dirigeait. Je me doutais bien que jamais la permission de m’adresser aux mourchidates ne me serait délivrée facilement, mais j’avais une curiosité intellectuelle pour le processus lui-même (et rien à perdre, me semblait-il). C’est ainsi que je me suis retrouvée, de manière imprévue, assise un jour dans le bureau du conseiller en communications du Ministère des Affaires Islamiques du Royaume du Maroc, bureau voisin du Palais Royal et situé à l’intérieur de l’enceinte très

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militarisée de la Place Royale à Rabat. Je me suis d’ailleurs naïvement présentée aux portes du Palais Royal lui-même, croyant qu’il s’agissait du Ministère, faisant sourire bon nombre de gardes, gendarmes et militaires ! Journée haute en péripéties qui m’a permis d’observer et d’expérimenter les méandres administratifs et les discours argumentaires politiques. Le conseiller du Ministère finit par me dire que les étudiants ne peuvent pas parler aux mourchidates, une permission accordée uniquement à certains journalistes, car ils ne collaborent pas avec « les recherches scientifiques, qui ont des normes et une méthodologie… du moins pour l’instant ». L’étude des mouchidates, et de l’éventuel contrôle de leurs discours et de leurs positions quant aux enjeux contemporains (tels que ceux de la migration subsaharienne), demeure à mon avis une question immensément intéressante et possible à étudier, mais cela nécessiterait un travail empirique sur une plus longue durée et les ressources et l’encadrement propre à des études doctorales.

En contraste avec mon idée de « study-up » (Nader 1972) auprès de fonctionnaires, qui n’aura pas fonctionné cette fois, le contact avec les personnes d’origine subsaharienne, qu’elles aient un statut irrégulier ou non, a toujours été des plus faciles et agréables. Presque sans aucune exception, ceux et celles que j’ai abordés étaient heureux et heureuses de discuter et de partager un peu de leur vie : repas, histoires, inquiétudes, souvenirs, espoirs, plans d’avenir, balades dans la ville, jeux avec les enfants, visionnement d’émissions de télévision, conversations sur l’actualité de leur pays, etc., et c’est dans ce contexte que ce projet de recherche a vu le jour. La population étudiée n’est certainement pas aussi originale, du point de vue de la recherche universitaire, que les entrevues avec des mourchidates l’auraient été. En effet, la littérature sur les mourchidates est presque inexistante tandis que, comme l’atteste ma bibliographie, de nombreux livres, articles et études se penchent sur la question des personnes subsahariennes au Maroc, et tout particulièrement sur les expériences des migrants dits « irréguliers ». Il s’agit néanmoins d’un sujet qui me semble important.

Un des participants m’a également fait réfléchir au problème actuel de l’invisibilité de la situation des autres migrants irréguliers, c'est-à-dire de ceux qui ne sont pas aux portes de frontières

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hautement médiatisées comme celles de l’Europe ; cette vaste majorité de personnes déplacées, migrantes à l’intérieur du continent africain, par exemple, et qui se retrouvent entassées dans les bidonvilles périphériques aux centres urbains comme au Nigéria, m’expliquait Greg7, un migrant irrégulier originaire du Nigéria et désormais sensibilisé – par sa propre expérience migratoire au Maroc – aux conditions de vie des migrants irréguliers aux portes de Makoko et de Lagos.

Car la frontière européenne, si elle est de plus en plus imperméable et si les discours sécuritaires et de menace sont immensément problématiques, n’en demeure pas moins une frontière visible, dont on parle. Un lieu, parce qu’il est à proximité de l’Europe, où les migrants irréguliers ont une certaine (et bien relative) visibilité, malgré tout. Des chercheurs tentent de leur donner un canevas d’expression de leurs réalités, comme j’ai tenté de le faire ici. Si certains médias les démonisent, d’autres tentent de sensibiliser les citoyens marocains et européens à leur cause, en tracent un portait plus humain, discutent de leur vulnérabilité, de leurs conditions de vie d’une précarité extrême, mais aussi de leurs forces, débrouillardises et stratégies originales de survie. Des ONG, des chercheurs, des professeurs et des centres de recherche se penchent sur ces populations pour tenter de faire respecter leurs droits fondamentaux. Les migrants subsahariens irréguliers ont un peu plus de ressources au Maroc, malgré l’insuffisance réelle, qu’en ont, par exemple, les migrants irréguliers entassés dans les bidonvilles du Nigéria. Gardons ainsi en mémoire que toutes les frontières ne mobilisent visiblement pas toutes les mêmes intérêts et ressources, y compris dans le monde de la recherche en sciences sociales. Un élément à considérer, à mon avis, pour les chercheurs qui souhaitent travailler sur les questions et les enjeux migratoires. À l’issue de la rédaction de ce mémoire, je souhaite mettre l’accent sur cette question relative à ce qui advient des autres migrants irréguliers, déplacés, exilés, issus de l’immigration forcée. Cette majorité, loin des portes de l’Amérique du Nord ou de l’Europe. Hors du regard médiatique, des intérêts politiques et du financement de la recherche internationale, sont-ils une dimension encore plus invisible, et oubliée, des enjeux migratoires contemporains ? À ce sujet, je boucle cet avant-propos par ces mots de Greg :

7 Tous les noms utilisés dans cette étude sont des pseudonymes, comme il est plus amplement expliqué

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[…] While in Nigeria, my country of origin, in the city of Lagos, Nigerian’s financial capital city, everyday thousands of migrants arrive in the city in an attempt to find a new life and find a better future, many of them are from Sub-Sahara, South Africa, and also other African countries too and the state of their living and welfare is nothing to write home about. I had time to visit some of them that live in the slum areas of Makoko, where I found many women and children who are suffering and dearly need great assistance. I was torn to see a woman who gave birth at home instead of hospital, without good treatments, sickness among the children so rampant without being able to visit the hospital … what I saw was a hell, I can’t just describe it.

If the migrant that lives in Morocco can deserve some assistance given to us by some NGO, what of this immigrant that lives in far worst conditions, more than the immigrant of Morocco? These are the most vulnerable people I can think of, this prompts me to act to provide them with the little assistance I could, which is my best but my best cannot be good enough. In that situation I had promised three immigrants from different countries that I would work as a team to reach out to people, that something has to be done on how to assist the people.

Now I am back to Morocco, they have also been calling me on phone and I am also in contact with them but I cannot do anything to help in this situation. I thought in my mind that if I cry out to the world things will work out well. It would be a sin upon me to forget those women and children like that, in far worst conditions, without any effort of assistance […] (Greg, migrant en transit, originaire du Nigeria, 2011)

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... II AVANT PROPOS...IV

CHAPITRE 1 : CADRE CONTEXTUEL ...3

1.1 La situation particulière de la ville de Rabat ... 3

1.2 Migrants d’origine subsaharienne en situation irrégulière au Maroc ... 5

1.3 Étudiants d’origine subsaharienne, temporairement au Maroc ... 12

CHAPITRE 2 : CADRE THÉORIQUE ET CONCEPTUEL ... 17

2.1 Qu’est-ce que l’(in)v isibilité ? ... 17

2.2 Migration et sécurisation... 22

2.2 Qui a le pouvoir de (se) rendre (in)v isible ? ... 27

CHAPITRE 3 : CADRE ET DÉFIS MÉTHODOLOGIQUES ... 32

3.1 Question et objectifs de recherche... 32

3.2 Approche méthodologique ... 33

3.3 Population v isée et critères de sélection des participants ... 35

3.4 Techniques de collecte de données ... 37

3.5 Méthode d’analyse des données ... 39

3.6 Considérations éthiques ... 40

CHAPITRE 4 : ANALYS E ... 43

4.1 Invisibilité ... 44

4.1.1 Une invisibilité « plutôt choisie » ... 44

4.1.2 Une invisibilité « plutôt forcée »... 51

4.2 Visib ilité ... 71

4.2.1 Une visibilité « plutôt choisie »... 71

4.2.2 Une visibilité « plutôt forcée » ... 84

4.3 Un passage, un tremplin. Exister, en o mbres et lu mières ... 93

CONCLUS ION ... 100

BIBLIOGRAPHIE ... 103

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Introduction

La question centrale qui guide le présent projet est la suivante : Quels sont, au Maroc, les conditions et les mécanismes de visibilisation et d’invisibilisation des personnes d’origine subsaharienne ?

Tel qu’il sera détaillé dans le présent projet, de nombreuses personnes d’origine subsaharienne se retrouvent actuellement au Maroc. Parmi elles, certaines travaillent et étudient, mais bon nombre se retrouvent également au Maroc en raison de sa proximité de l’Europe. Dans de tels cas, leur séjour, qui s’étire souvent sur plusieurs années, en sol marocain est vécu comme un tremplin migratoire vers l’Europe, le temps de trouver les moyens et une stratégie de passage. Les expériences vécues au Maroc par les personnes d’origine subsaharienne ne sont pas toujours faciles, comme en témoigne la littérature discutée dans le cadre contextuel et l’analyse des données empiriques. Elles sont fréquemment confrontées à des situations de racisme et de discrimination et vivent de manières diverses une invisibilité sociale dans la sphère publique, en plus d’une hypervisibilité liée notamment à la discrimination et à la méfiance à leur égard. En effet, quel que soit leur statut juridique au Maroc (des migrants « sans papiers » aux étudiants « avec visa d’étude », par exemple), les personnes d’origine subsaharienne sont souvent la cible de propos haineux et de comportements violents ou discriminatoires. « Hypervisibles » en raison de leur phénotype qui les classifie comme des « Africains subsahariens », elles sont par ailleurs typiquement invisibilisée socialement et institutionnellement. Par exemple, les institutions médicales, politiques et juridiques sont souvent complètement hors de leur portée. Une hospitalisation d’urgence ou le besoin de faire appel à des policiers sont souvent impossibles, en particulier pour les migrants qui ont un statut irrégulier au Maroc et qui risquent de se faire déporter dans le désert en cas « d’entrée dans le visible ». Alors que le contexte politique, économique et médiatique dresse un portrait de ces populations diverses en menaces existentielles à la sécurité nationale et à la sécurité de l’Union européenne, ces migrants se retrouvent marginalisés et grandement défavorisés, relégués dans des zones de « non-existence » où leur pouvoir d’agir est extrêmement précaire. Comme il sera discuté dans le présent projet, tous ne vivent pas pour autant une situation identique en sol marocain, et les concepts

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d’invisibilité, de visibilité et d’hypervisibilité doivent être compris comme faisant partie d’un continuum, et non comme des catégories dichotomiques et mutuellement exclusives. Ce projet de mémoire est une réflexion non seulement sur la situation particulière des personnes d’origine subsaharienne actuellement au Maroc, mais plus fondamentalement une réflexion sur les mécanismes d’exclusion et d’(in)visibilisation des populations vulnérables et marginalisées en général, et sur l’importance d’étudier le concept d’(in)visibilité (Le Blanc 2009 ; Piron 2003 ; Biehl 2005 ; Carter 2010 ; Coutin 2003) comme indissociable des concepts de pouvoir d’agir (Le Bossé, 1993, 2000, 2002 ; Ninacs, 1995, 2001 ; Cyrulnik, 1999 ; Vanistendael et Lecompte 2000) et des actes de discours (Emmers 2010 Graham 2000 ; : 144 ; Austin 1962), notamment ceux qui sont propres à la dynamique de sécurisation (Buzan, Wæver et de Wilde 1998 ; Emmers 2010 En effet, les personnes qui sont invisibles socialement, et négativement hypervisibles en même temps, sont généralement les mêmes qui sont construites en menace par les discours ambiants dans un contexte de sécurisation, et, marginalisées, elles sont privées des ressources nécessaires pour avoir un pouvoir d’agir par rapport à la précarité de leur existence.

Afin de mieux documenter la réflexion sur la question de recherche principale, le présent mémoire est divisé en quatre grands chapitres. Premièrement, le cadre contextuel (chapitre 1) trace un portrait de la situation des migrants d’origine subsaharienne en situation irrégulière au Maroc (1.1), de la situation des étudiants d’origine subsaharienne au Maroc (1.2) et de la situation particulière de la ville de Rabat, lieu choisi pour la présente étude (1.3). Deuxièmement, le cadre théorique et conceptuel (chapitre 2), discute des concepts principaux de l’invisibilité et de la visibilité (2.1), ainsi que des concepts secondaires de la sécurisation (2.2) et du pouvoir d’agir (2.3). Troisièmement, le cadre et les défis méthodologiques (chapitre 3) discutent de la question de recherche (3.1), de l’approche méthodologique choisie (3.2), de la population visée et des critères de sélection des participants (3.3), de la technique de collecte de données (3.4), de la méthode d’analyse des données (3.5), ainsi que des considérations éthiques propres au présent projet (3.6). Enfin, la quatrième et dernière section est celle de l’analyse des données (chapitre 4). Ce chapitre d’analyse comporte une section sur l’invisibilité, qu’elle soit « plutôt choisie » ou « plutôt forcée » (4.1), une section sur la visibilité, qu’elle soit « plutôt choisie » ou « plutôt forcée » (4.2) et une section finale, intitulée « Un passage, un tremplin. Exister, en ombres et lumières » (4.3), servant de conclusion générale.

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Chapitre 1 : Cadre contextuel

1.1 La situation particulière de la ville de Rabat

Comme illustré par la carte à la page précédente, le Maroc est un pays d’Afrique du Nord, ayant une population totale de 31 951 000 selon les données de 2010. Le Maroc est limité au nord par la Méditerranée, le détroit de Gibraltar et l’océan Atlantique. Au sud et à l’est, le pays est limité par l’Algérie et au sud-ouest par la Mauritanie. Le Maroc est gouverné par une monarchie parlementaire. Ses langues officielles sont l’arabe classique et l’amazigh, bien que la majorité de la population (60 %) communique en général par l’arabe dialectal marocain, et 40 % par l’une ou l’autre des langues amazigh8. Selon la nouvelle constitution adoptée en 2011, on peut lire que le Maroc est un :

[...] État musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. Son unité, forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe et saharo-hassanie, s'est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogue pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures et les civilisations du monde. [...] (Préambule, Constitution du Maroc, 2011)

Le Maroc est un État musulman souverain et, selon les statistiques, la vaste majorité de la population est musulmane (98,7 %), et la majorité de ceux-ci sont sunnites. La répartition de la population est inégale et 90 % des habitants se trouvent dans le nord du Maroc. L’agglomération

8 Ces données proviennent du site du Trésor de la langue française de l’Université Laval, 2011. Page

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la plus populeuse est Casablanca avec 3,2 millions d’habitants (2010). La deuxième ville la plus populeuse est la capitale, Rabat où l’on retrouve 1,7 million d’habitants (2010)9.

Rabat, lieu de la présente étude, est la capitale administrative du Maroc, située à moins de 300 kilomètres du détroit de Gibraltar qui sépare, par une douzaine de kilomètres de mer Méditerranée, le Maroc de l’Espagne. La ville a une population de 1,7 millions d’habitants, et s’étend sur une superficie de 9 580 kilomètres carrés. Rabat est reconnue comme étant un lieu de transit particulièrement important pour les populations migrantes d’origine subsaharienne au Maroc. Près de 80 % des quelque 10 000 à 20 000 migrants subsahariens au Maroc se retrouveraient dans la ville de Rabat et sa région, et s’y installeraient fréquemment pour plusieurs années. Un très grand nombre d’étudiants s’y établissent aussi en raison du nombre d’universités et d’écoles privées que compte la capitale marocaine. Selon la littérature actuelle, les migrants d’origine subsaharienne (sur)vivent généralement en louant collectivement de petits appartements, pour lesquels ils payent d’ailleurs souvent beaucoup plus cher que la valeur du marché, et doivent avoir recours à l’économie informelle pour leur survie (mendicité, vente d’objets dans la rue, prostitution, etc.) (Pian 2009 : 83).

9 Ces données proviennent du site du Trésor de la langue française de l’Université Laval, 2011. Page

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Femme vendant quelques produits dans la rue

Hommes subsahariens vendaient ces produits dans la rue, préférant rester derrière la caméra

Photos © Sophie A. Chapdelaine, Maroc (2011)

Rabat est ainsi une ville particulièrement importante sur la route migratoire, hypothétiquement parce qu’on y trouve un certain anonymat, une certaine invisibilité, plus difficile à obtenir en dehors des grands centres urbains (Boukhari 2007 ; Escoffier 2008 ; Bensaâd 2009 ; Ammor 2008 : 257-286 ; Pian 2009 ; MSF 2005 : 6). Pour ces raisons, Rabat a été choisie comme étant le lieu le plus pertinent pour l’étude des populations subsahariennes au statut irrégulier et séjournant pour une durée indéterminée au Maroc.

Maintenant que le portait de la situation des populations subsahariennes au Maroc et dans la ville de Rabat a été fait, le prochain chapitre se consacre à l’exploration du cadre théorique et conceptuel qui a été utilisé pour l’analyse des données. Comme il sera détaillé ci-après, le concept principal est celui de l’(in)visibilité et les deux concepts secondaires sont ceux de la sécurisation et du pouvoir d’agir.

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L’Europe « externalise » actuellement le contrôle et la gestion de ses frontières méditerranéennes, souvent par tractation, à des pays extérieurs à l’Union européenne (Morice et Rodier 2010 ; Belguendouz 2005). En effet, à la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulière, il incombe aujourd’hui au Maroc d’empêcher le flux migratoire de traverser les frontières européennes. Si d’un côté l’Europe s’est unifiée et militarise de manière croissante ses frontières vers le sud et l’est, elle délègue ainsi également une partie de la responsabilité de sa propre surveillance frontalière à des pays tiers (Morice et Rodier 2010). Les politiques européennes d’externalisation de la surveillance frontalière apparaissent ainsi de plus en plus pesantes et problématiques, notamment, pour les pays du Maghreb :

L’Europe impose à ses voisins par voie de coopérations et de partenariats dominés, la sous-traitance des tâches de traque, dissuasion et éloignement des migrants. Avec aussi un intérêt financier à collaborer, le Maroc, comme d’autres pays limitrophes, devient un terrain d’expérimentation avancée des logiques de répression et d’enfermement de ceux qui s’exilent vers l’Europe. Les relations euro-méditerranéennes se trouvent ainsi orientées essentiellement par cette lutte contre l’immigration (Belguendouz 2005).

Cette situation de « rétention » des migrants en territoire marocain, ou leur déportation à la frontière algérienne, résulte en une xénophobie croissante envers les populations migrantes, ainsi qu’une augmentation de la violence à leur égard (Mekki-Berrada 2012 ; Belguendouz 2005 ; Elmadmad 2004). À l’échelle internationale, on estime aujourd’hui à 214 millions de personnes le nombre de migrants (comparativement à 150 millions de personnes en 2000) dont 49 % de femmes (Organisation internationale pour les migrations 2011). Par sa situation géographique et politique (Faleh 2009 : 28), le Maroc est souvent décrit comme un pays de transit pour de nombreux migrants d’origine subsaharienne qui désirent se rendre en Europe.

Cependant, avec l’étanchéisation et la sécurisation des frontières sud-méditerranéennes qui s’intensifient, tout particulièrement depuis le 11 septembre 2001, le nombre des migrants

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d’origine subsaharienne et la durée de leur séjour augmentent considérablement. Selon Khachani (2010 : 27), cette présence subsaharienne, évaluée entre 10 000 et 20 000 personnes10, est désormais une « réalité visible » au Maroc. Le flux des migrants subsahariens qui transitent par le Maroc a débuté dans les années 1980, et a commencé à s’intensifier dans les années 1990. Généralement reconnu comme un pays d’émigration, le Maroc est ainsi devenu un « point de passage du Sud vers le Nord » et parfois même un lieu de séjour prolongé, ou d’immigration, pour ces milliers de personnes (Faleh 2009 : 28)11. Bien que certains trouvent du travail dans l’économie informelle, l’absence de reconnaissance, de droits reconnus et de statut juridique rend la situation des migrants en situation irrégulière tout particulièrement précaire, et place ces derniers dans une situation générale de grande vulnérabilité (de Haas 2006).

Selon une étude de l’Association Marocaine d’Études et de Recherches sur les Migrations (AMERM) en date de 2008, la durée du séjour moyen des migrants subsahariens au Maroc est de 2,5 ans, mais 25 % de ces migrants étaient arrivés au Maroc de 4 à 25 ans auparavant. Le Maroc devient ainsi cet « espace-temps de l’entre-deux » où le « en cours de route » se transforme de plus en plus en « fin de route » (Pian 2007). Malgré ces séjours de plus en plus longs, la vaste majorité des migrants se considèrent tout de même « en transit » et 73 % désirent quitter le Maroc pour se rendre en Europe (Fargues 2009 : 550). Sur cette question du transit, Escoffier a d’ailleurs développé la définition suivante de la transmigration, notion utile pour comprendre cette situation migratoire en sol marocain : « Est transmigrant toute personne – homme, femme ou mineur – qui, transitant par un ou des pays intermédiaires, a l’intention de se rendre dans le pays de son choix, pays dont il se voit refusé l’accès du fait des législations restrictives édictées par le pays de destination » (Escoffier 2008 : 16).

10 Les données officielles concernant le nombre de migrants subsahariens en situation irrégulière au Maroc

varient de 10 000 à 20 000 personnes selon les sources (Khachani 2010 : 27 ; Faleh 2009 : 28 ; Di Bartolomeo 2009 : 1 ; Fargues 2009 : 550).

11 Le Maroc est un pays de transit et d’immigration, également, pour quelques réfugiés et demandeurs

d’asile. Selon les statistiques de l’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés, 1 235 personnes seulement avaient obtenu ce statut juridique en 2009. Ce faible nombre serait dû au contrôle des frontières et aux difficultés inhérentes à l’obtention d’un statut officiel de réfugié au Maroc. La majorité de ces 1 235 réfugiés reconnus sont originaires de pays subsahariens ou de pays du Moyen-Orient : 38 % viennent de Côte d'Ivoire, 28 % de la République Démocratique du Congo et 28 % d’Iraq. On compterait parmi eux 25 % de mineurs et 17 % de femmes (Di Bartolomeo 2009 : 2).

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Une autre étude de l’AMERM visait à tracer le « portrait typique » de la personne migrante d’origine subsaharienne en transit au Maroc. Selon ces estimations statistiques, la majorité serait des hommes (79,9 %), relativement jeunes (moyenne de 27,7 ans), célibataires (82,2 %) et ayant un niveau d’éducation de moyen à élevé (48,5 %) (Di Bartolomeo 2009 : 1). Van Dalen (2005) a pour sa part décrit le migrant dit « typique » comme un jeune homme aux valeurs « modernes », optimiste quant aux bénéfices de l’émigration, et dont l’intention est de migrer « hors Afrique », du moins pour la grande majorité des personnes ayant été interrogées (originaires du Ghana, du Sénégal, du Maroc et d’Égypte). Escoffier (2008 : 55) nous met néanmoins en garde contre de telles simplifications réductrices de la situation. Bien que les médias donnent régulièrement l’impression qu’il s’agit unilatéralement de « jeunes hommes aventuriers célibataires et libres d’attaches », elle nous rappelle que le portrait de la situation n’est pas aussi simple. En effet, à la suite d’une importante augmentation de la migration féminine, près du tiers sont aujourd’hui des femmes, elles aussi en parcours migratoire. Par ailleurs, elles sont souvent accompagnées d’enfants (Escoffier 2008 : 55). Une enquête de 2007, effectuée par l’AMERM, démontre les difficultés et les problèmes principaux rencontrés durant l’itinéraire migratoire des migrants subsahariens comme l’indiquent les données publiées par Khachani (2009 : 21). Selon cette étude, environ 80 % des migrants ont eu des problèmes importants d’hygiène, ont subi de grandes fatigues et de longues attentes, et ils ont souffert de la soif et de la faim. Près de 70 % disent avoir souffert de maladies et près de 45 % disent avoir subi des vols, des agressions et un refoulement aux frontières par la police. Environ 35 % des personnes interrogées affirment également avoir été témoins de décès pendant le voyage et avoir vu des squelettes dans le Sahara. Les femmes affirment avoir subi du harcèlement sexuel (près de 50 %) et des viols (près de 35 %)12. Ainsi, il apparaît que différentes formes de violence sont subies par les personnes migrantes, et encore plus sévèrement par les femmes (Escoffier 2008 : 99). Ces violences sont à la fois physiques, psychologiques, institutionnelles et juridiques. Selon Khachani, cette situation nous confronte à un réel paradoxe contemporain :

[…] d’une part, la coexistence des peuples requiert une meilleure connaissance de l’« Autre » et de sa culture, ce qui suppose un encouragement des échanges humains

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et une levée des entraves à la circulation des personnes et de l’autre côté, on assiste à des politiques restrictives et répressives entravant cette même mobilité (Khachani 2009 : 46).

C’est dans ce contexte que, chaque année, des centaines de jeunes migrants d’origine subsaharienne sont victimes de la route migratoire et meurent avant d’arriver à destination. Ils fuient généralement des situations sociales et économiques de grande pauvreté, d’absence de sécurité ou d’instabilité politique importante. Pour ces raisons, certains auteurs appellent à une coopération étroite entre les États concernés pour faire de cette situation humanitaire une priorité nationale et internationale, notamment par un développement humanitaire global, qui serait à la fois attentif aux contextes et à la complexité inhérente aux dynamiques migratoires contemporaines en Afrique subsaharienne, tout comme à l’échelle internationale (Chaabita 2010).

Selon les statistiques du Ministère de l’Intérieur du Maroc, le nombre d’arrestations de migrants en provenance d’Afrique subsaharienne et qui se trouvent en situation irrégulière dépasse systématiquement celui des arrestations de citoyens marocains, et ce, depuis 2003 (Khachani 2010 : 27). Par ailleurs, les déportations de masse ont été largement médiatisées en 2005 lorsque le Maroc a expulsé environ 1 500 migrants d’origine subsaharienne, abandonnant certains d’entre eux dans le Sahara, au grand scandale de la communauté internationale (Rodier 2007). Cet évènement s’est produit à la suite d’une tentative de franchir, en groupe, les clôtures entourant les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla situées au nord du Maroc13. Selon des estimations

impossibles à vérifier, environ 15 000 migrants, incluant de nombreuses personnes en situation irrégulière, semblent implicitement tolérés au Maroc (Mekki-Berrada 2012 ; 2010). Par ailleurs, 8 423 migrants subsahariens auraient été expulsés par les autorités marocaines entre les années 2004 et 2007. Ils auraient été retournés dans différents pays d’Afrique subsaharienne, soit 41 % au Sénégal, 25 % au Nigéria, 19 % au Mali, et les autres dans une douzaine d’autres pays (Fargues 2009 : 550).

13 En plus des déportations dans le désert, une dizaine de personnes ont été abattues pendant qu’elles

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La situation migratoire des nombreux migrants d’origine subsaharienne est issue, notamment, mais non exclusivement, de la conjoncture d’un ensemble complexe de facteurs, entre autres économiques (pauvreté), politiques (conflits, violences, guerres) et réglementaires (obligation de visas, espace Schengen, militarisation des frontières européennes, etc.) (Chigueur et Faleh 1997 ; Moffette 2009 ; 23, 25). En effet, les politiques européennes de fermeture, de sécurisation et de contrôle extraterritorial des frontières semblent avoir des effets particulièrement préoccupants, notamment en ce qui concerne le respect et la protection des droits fondamentaux (Elmadmad 2008). Ces politiques de fermeture frontalière ont comme conséquence de bloquer les populations migrantes aux frontières pour de longues périodes, souvent des années dans des pays limitrophes comme le Maroc. Ainsi, une grande part de la population en transit migratoire se retrouve, de facto, plongée dans une sorte de « transit permanent » forcé (Mekki-Berrada 2012 ; 2010).

Enfin, notons la fréquente confusion terminologique qui existe dans des publications et des discours variés entre les migrations dites « irrégulière » et « illégale », les deux étant des notions juridiquement distinctes.

La migration est dite irrégulière ou clandestine lorsqu’elle n’est pas conforme aux règles établies pour franchir les frontières internationales d’un pays ou pour séjourner dans ce pays. […] La migration est considérée comme illégale lorsqu’elle se fait contrairement à la loi et en infraction au droit de la migration […] (Elmadmad 2008 : 1)

Cette confusion entre les deux termes est exacerbée par la division, les lacunes et les limites du cadre juridique actuel (par exemple, le droit des réfugiés). Ainsi, certains migrants d’origine subsaharienne sont considérés comme étant en situation irrégulière, mais ne sont pas pour autant considérés comme étant en situation illégale lors de leurs parcours migratoires à l’intérieur de l’Afrique. Ils seront cependant considérés comme étant en situation illégale s’ils traversent en Europe. Les contradictions inhérentes aux écrits actuels sur le sujet mènent à différentes situations où les migrants se voient nier leurs droits fondamentaux et autres recours juridiques, notamment le droit des réfugiés et des personnes déplacées (Elmadmad 2008 : 2008). Par ailleurs, il faut se souvenir que si un individu peut se trouver juridiquement en situation irrégulière ou illégale, il ne peut être lui-même considéré comme étant illégal (Mekki-Berrada 2012).

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Maintenant que le portait de la migration subsaharienne irrégulière au Maroc a été tracé, la prochaine section porte sur les étudiants d’origine subsaharienne en situation migratoire régulière au Maroc.

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1.3 Étudiants d’origine subsaharienne, temporairement au Maroc

Depuis plusieurs années, le Maroc a ouvert l’accès à ses universités et à ses grandes écoles à de nombreux étudiants d’origine subsaharienne, notamment aux étudiants originaires du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria, de la Guinée, de la République centrafricaine, du Mali, de la Mauritanie et de la République démocratique du Congo (Lahlou 2003 : 31-32). Le nombre exact d’étudiants subsahariens au Maroc varie grandement selon les sources et demeure approximatif. Selon l'Agence marocaine de coopération internationale, il y avait environ 5 961 étudiants d'origine subsaharienne inscrits au Maroc en 2009-2010. Parmi eux, 4 823 seraient boursiers de l'Agence marocaine de coopération internationale (AMCI)14. Bien que certains médias parlent

« d’invasion » des étudiants subsahariens au Maroc, les statistiques semblent contredire cette vision et plutôt indiquer une très faible hausse du nombre d’étudiants d’origine subsaharienne au Maroc (Infantino 2011 : 102). Certains étudiants d’origine subsaharienne se voient également accorder des bourses de leur État d’origine, qui s’ajoutent à celles de l’AMCI. Cependant, pour bénéficier des bourses de l’AMCI, il faut être étudiant dans une institution d’enseignement publique au Maroc. Les montants des bourses de l’AMCI sont toujours de 1500 dirhams (dh) par deux mois, à l’exception des étudiants en provenance de Palestine qui reçoivent 2500 dh par deux mois « pour des motifs humanitaires ». Les montants des bourses accordées par les pays d’origine varient grandement (Infantino 2011 : 104).

Pour Mazzella (2009), étudier au Maroc est considéré comme une alternative plus facile à concrétiser que l’idée d’aller poursuivre des études en Europe. L’augmentation du nombre des établissements d’éducation privés et de leur reconnaissance donnerait une place au Maroc dans le réseau universitaire africain et représenterait une façon d’accéder à des infrastructures universitaires ayant des normes supérieures à celles de la majorité des universités subsahariennes. Selon cette étude, la majorité des étudiants originaires d’Afrique subsaharienne accèdent aux études au Maroc par le biais de bourses offertes dans le cadre d’une coopération entre leur pays

14 Être boursier de l’AMCI oblige d’être inscrit dans un établissement d’enseignement public, et coupe

l’accès aux hautes écoles privées. Le montant des bourses varie également en fonction de l’origine (Infantino 2011 : 103-104).

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d’origine et le gouvernement marocain. Le Maroc est également un pays où l’enseignement supérieur connaît une croissance importante à l’heure actuelle, et il y a de plus en plus d’ententes entre les établissements d’enseignement marocains et les universités reconnues mondialement, par exemple par le biais de la « délocalisation des diplômes » et de la « codiplomation » (Mazzella 2009 : 250). Selon Infantino, le Maroc tenterait par ses politiques de coopération d'asseoir son influence économique et politique, notamment dans le reste de l'Afrique, et selon lui, « les étudiants, otages ou prétextes, sont une pièce de cette géopolitique » (Infantino 2011 : 103).

Selon l’étude doctorale de Berriane (2009 : 147), menée auprès de 150 étudiants subsahariens à Rabat, on pouvait estimer le nombre d’étudiants subsahariens à 10 000 en 2009. Selon l’étude, 67 % d’entre eux avaient de la famille à l’étranger au moment de leur départ de leur pays d’origine, et ils avaient ainsi un réseau de relations sociales déjà à l’international, « l'étranger faisait donc partie de leur imaginaire » (Berriane 2009 : 147). La majorité aurait préféré aller étudier en Europe, mais étant dans l’impossibilité de s’y rendre en raison des politiques migratoires, ils se « contentent du Maroc » (Berriane 2009 : 147). 36 % ont choisi de se rendre au Maroc parce qu’ils ont obtenu une bourse (Berriane 2009 : 147). Pour les étudiants interrogés, étudier dans des institutions étrangères et mieux cotées que celles qui sont à proximité est vu comme une des meilleures façons d’améliorer leurs conditions de vie : « Partir étudier est donc un moyen prestigieux de faire l’expérience d’une émigration » (Berriane 2009 : 148).

La communication s’avère difficile pour plusieurs puisque les Marocains discutent fréquemment entre eux en arabe dialectal, une langue qui n’est pas toujours maîtrisée par les étudiants étrangers puisque les cours sont donnés en français (Berriane 2009). Selon la même étude, les étudiants vivent souvent leur arrivée au Maroc comme une rupture puisqu’ils se voient confrontés à des problèmes importants et imprévus, tels que des complications financières et administratives. Pour les étudiants musulmans, plusieurs mentionnaient également un choc en réalisant le « manque de religiosité » chez les musulmans marocains, une situation imprévue et empêchant en quelque sorte un rapprochement religieux interculturel. En effet, l’Islam n’est généralement pas

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vu comme un élément de rapprochement au Maroc, disent les étudiants subsahariens. En règle générale et pour différentes raisons, les étudiants d’origine subsaharienne se retrouvent souvent « en communauté subsaharienne » et entretiennent des rapports prudents et à distance avec les Marocains, et une méfiance s’installe même entre collègues universitaires (Berriane 2009 : 148). S’ils ont tendance à demeurer entre personnes d’origine subsaharienne, ils ont encore plus tendance à établir un réseau social en fonction du pays d’origine : « La communauté nationale est vécue à la fois comme une communauté de soutien et de solidarité, mais aussi comme une instance de contrôle social. Les étudiantes en particulier se sentent contraintes à respecter les règles et coutumes du pays » (Berriane 2009 : 149). Selon l’étude, tous les étudiants interrogés avaient fait l’expérience de commentaires xénophobes et avaient vécu des évènements difficiles dans la rue (lapidés, insultés). Selon eux, ces agressions et insultes leur étaient adressées à cause de leur phénotype.

Cette situation a mené à la création d’une nouvelle structure d’accueil, structure qui serait également utilisée par des ressortissants en exil, forcés de fuir parce que leur pays est touché par des guerres ou des violences. Dans de telles situations, le Maroc accueillerait notamment, mais non exclusivement, des étudiants originaires de la Sierra Leone, du Liberia et du Nigéria (Lahlou 2003 : 31-32). À Agadir, par exemple, il y aurait beaucoup d’étudiants d’origine subsaharienne inscrits dans les écoles privées et des facultés universitaires. Selon Lahlou (2003 : 42) les migrants subsahariens irréguliers dans la région d’Agadir recevraient comme conseil de survie de tenter de se faire passer pour ces étudiants quand ils doivent sortir dans la rue : « Pendant le séjour à Agadir, il est demandé aux migrants de rester discrets, de ne pas sortir dans la rue ou, s’il y a une nécessité absolue, de le faire dans des conditions vestimentaires et de propreté qui ne permettent pas de les distinguer des étudiants d’Afrique subsaharienne » (Lahlou 2003 : 43).

Sophie Bava (dans Mazzella 2009 : 347-359) rapporte que certains étudiants d’origine subsaharienne dévient de leur parcours d’étudiants et, bien qu’ils demeurent inscrits pour conserver leur statut juridique valide au Maroc grâce à leur visa d’études, ils rêvent plutôt d’une route migratoire que d’un diplôme marocain. Pour plusieurs personnes d’origine subsaharienne, étudier au Maroc serait néanmoins perçu comme une forme de « promotion sociale », permettant

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d’améliorer son statut et d’augmenter ses chances sur le marché du travail, lors du retour dans le pays d’origine : « Au choix de partir s'ajoute le désir d'épanouissement, de dépaysement, mais aussi d'affranchissement, loin de la famille. Rien en somme de bien nouveau, et rien qui ne fasse du Maroc un "tremplin" vers l'Europe » (Infantino, 2011 : 104) [mes italiques].

L’ouvrage de Peraldi (2011) met effectivement en garde contre la fiction politique à savoir que les personnes d’origine subsaharienne vivant au Maroc sont généralement en transit vers l’Europe. Une fiction politique qui servirait essentiellement les intérêts européens et marocains en permettant de construire en menace l’ensemble de la population subsaharienne au Maroc et justifiant par le fait même une stigmatisation toujours plus intense des Subsahariens. Bien accepté par les médias et les ONG, ce discours réducteur est un danger puisqu’il réduit toute personne d’origine subsaharienne au Maroc à cette idée d’un migrant qui tente clandestinement de traverser vers l’Europe, et donc, à un « indésirable ». Comme il sera discuté dans le chapitre de l’analyse des données empiriques, les Subsahariens rencontrés ne sont effectivement pas tous en transit vers l’Europe. Certains ont l’espoir d’un passage vers l’Europe, mais d’autres souhaitaient réellement retourner dans leur pays si cela devenait possible, ou étaient au Maroc pour d’autres raisons. Parmi les participants, ceux qui souhaitent traverser vers l’Europe sont généralement issus de la migration involontaire (guerres, exils, etc.) et souhaitent simplement pouvoir s’établir à un endroit sécuritaire et accéder à des ressources suffisantes pour survivre, ce qui leur est impossible au Maroc dans les conditions actuelles. Certains pensaient que le Maroc était un endroit où il serait bon s’établir et vivre, mais ils ont changé d’idée une fois arrivés, pour différentes raisons détaillées dans la seconde partie de ce mémoire consacrée à l’analyse. Néanmoins, tous les participants à mon étude, à l’exception d’un seul qui souhaite devenir joueur de football professionnel au Maroc, se considèrent en transit et temporairement au Maroc. Un tremplin vers l’espoir d’un avenir meilleur, un passage vers un après, perçu ailleurs, mais pas nécessairement en Europe. Les étudiants rencontrés sont d’ailleurs tous de cet avis. Selon l’étude de Berriane auprès d’étudiants subsahariens au Maroc (2009 : 149), « Le retour dans le pays d’origine est considéré par tous comme un dernier objectif dans les projets de vie des étudiants et beaucoup d’entre eux rentrent dès que leurs études sont finies ». Cela dit, rien n’exclut la possibilité que plusieurs personnes d’origine subsaharienne souhaitent sans doute s’établir au Maroc à long terme et s’y considèrent chez eux, tel que le rapporte l’ouvrage D’une Afrique à

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l’autre, migrations subsahariennes au Maroc, sous la direction de Michel Peraldi (2011). Et ces données devraient évidemment mettre en perspective la présente étude afin de ne pas tenir pour acquis ce que l’auteur appelle cette « fiction politique » des Subsahariens en transit au Maroc. Évidemment, l’échantillon de ce mémoire ne saurait être représentatif, considérant qu’environ une vingtaine de personnes furent rencontrées en l’espace de quelques mois, alors qu’il y aurait entre 10 000 et 20 000 migrants irréguliers au Maroc, auxquels s’ajoutent tous les étudiants, travailleurs et autres personnes ayant un statut juridique régulier en sol marocain. C’est donc cette perspective de multiplicité des narratifs et des expériences qui doit être conservée tout au long de la lecture de la présente étude.

Nous avons vu le contexte des migrants subsahariens au Maroc, ainsi que celui des étudiants d’origine subsaharienne. Un portait contextuel sera maintenant tracé pour mieux situer le lieu de la présente étude, soit Rabat, la capitale du pays.

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Chapitre 2 : Cadre théorique et conceptuel

2.1 Qu’est-ce que l’(in)visibilité ?

L’invisibilité est analysée sous deux angles principaux. D’un côté se trouve l’invisibilité interpersonnelle où la personne est ignorée par d’autres personnes, par exemple pour signifier la supériorité sociale de celui qui ignore l’autre (Le Blanc 2009 ; Voirol 2009a ; Honneth 2006). D’autre part, l’invisibilité sociale est celle qui est structurelle et institutionnalisée, par exemple lorsqu’un État, ou un organisme d’État, ne reconnaît pas de droits ni de statut juridique à certains individus. On peut alors dire que ces personnes sont « invisibles pour le système » (judiciaire, médical, politique, éducatif, etc.) (Mekki-Berrada 2010). Ainsi, les différentes formes d’invisibilité prennent appui sur une « culture de l’indifférence » (Piron 2003 ; Biehl 2005). Selon l’ouvrage Navigating the African Diaspora, The Anthropology of Invisibility de Donald Martin Carter (2010), l’invisibilité peut prendre plusieurs formes observables dont le rejet social, la ségrégation résidentielle et l’incapacité de certains groupes à se représenter dans la culture populaire. Par ailleurs, l’aspect omniprésent de l’invisibilité ne se limite pas aux actions symboliques, car il peut engendrer des conséquences concrètes, parfois dramatiques. Considérant le contexte des personnes migrantes qui se retrouvent à un endroit où leurs repères préalables diffèrent, dans des lieux où les codes ne sont pas toujours maîtrisés, et où leurs propres codes ne sont pas bien compris par la « société d’accueil », il est fréquent qu’elles se sentent anonymisées et dévalorisées dans leur perception d’elles-mêmes (Legault 2000 : 28-29). L’invisibilité peut être indissociable de distinctions fondées sur la couleur de la peau, l’origine, le sexe, la situation socio-économique, ou sur les affiliations politiques ou religieuses. Cependant, ces facettes de l’invisibilité s’opèrent souvent à travers et à l’intérieur d’autres balises conventionnelles telles que la citoyenneté, la souveraineté, le colonialisme, la modernité, les régimes de représentation adoptés, l’identité et la langue de communication (Carter 2010 : 23-24).

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Un élément qui passe très souvent inaperçu est que toute forme d’immigration correspond également à une émigration, c'est-à-dire à un départ d’une autre société (Sayad, 2006), comme nous le rappelle Bourdieu :

[…] abordant l’« immigration » - le mot le dit - du point de vue de la société d’accueil qui ne se pose le problème des « immigrés » que pour autant que les immigrés lui « posent des problèmes », les analystes omettaient en effet de s’interroger sur les causes et les raisons qui avaient pu déterminer les départs et sur la diversité des conditions d’origine et des trajectoires (Bourdieu 2006, 12).

Ainsi, tout se déroule fréquemment comme si l’immigré « naissait » le jour où il entrait sur le territoire d’un pays, laissant dans l’oubli et l’indifférence tout ce qui précède cette arrivée, désormais invisible. Pour Sayad (2006, 18), ce phénomène mène à une autre forme d’ethnocentrisme où l’on accepte de rendre visible uniquement ce qu’on a intérêt à mettre en lumière : « on ne comprend que ce qu’on a besoin de comprendre, le besoin de savoir crée le savoir ; on ne porte intellectuellement intérêt à un objet social qu’à la condition que cet intérêt soit porté par d’autres intérêts ».

Coutin (2003) souligne également que l’invisibilité n’est pas un évènement qui imprègne de manière « permanente » un individu ou un groupe. Il s’agit plutôt d’une utilisation continue ou flexible du pouvoir, de la politique et de la position sociale. L’invisibilité doit alors être configurée comme une sorte de pratique, capable d’être réintégrée à l’expérience et aux évènements du quotidien. Il s’agit ainsi d’une série de stratégies et de pratiques à la fois sociales et culturelles et essentielles au processus de signification. L’invisibilité est ainsi un pouvoir de représentation (rendre l’autre invisible), ou même, une capacité à disparaître soi-même (Coutin 2003 ; Carter 2010 : 6). Par exemple, la littérature sur les migrants d’origine subsaharienne au Maroc mentionne qu’ils doivent, à cause de leur statut irrégulier sur le territoire et des risques de déportation conséquents, se rendre eux-mêmes invisibles : afin de passer inaperçus et d’éviter d’être « refoulés » aux frontières, ils se fondent alors dans la masse urbaine des grandes villes (en grande partie à Rabat), ou ils se cachent dans les forêts reculées lors de tentatives de passage vers l’Europe (Blanchard et Wender 2007 ; MSF 2005 ; Mekki-Berrada 2010).

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Dans certains cas, il semble néanmoins que le caractère quasi permanent de l’invisibilité imposée à autrui devient une contrainte relativement inévitable. Dans son ethnographie de la zone nommée Vita, au Brésil, Biehl explique comment « […] these persons have been de facto terminally excluded from what counts as reality » (Biehl 2005 : 52). Dans un contexte migratoire, une telle invisibilité de facto « devenue chronique » semble aussi possible, souvent inévitable, lorsqu’elle s'étend bien au-delà de la situation de départ (Niezen 2010 : 59). L’invisibilité n’est d’ailleurs pas que relative à la création de stéréotypes ou de stigmas d’individus. C’est aussi un phénomène en quelque sorte flexible, qui peut être généralisé, normalisé et déployé dans une multitude de contextes. Elle s’applique à un moment, disparaît à un autre, et revient à nouveau, figeant une fois encore un groupe de personnes dans une zone où le discours public n’ose pas reconnaître, visualiser ou admettre leur présence et leur existence. Cette dimension temporelle et spatiale apparaît centrale à la compréhension conceptuelle de l’invisibilité (Carter 2010 : 6). En effet, la simple possibilité de demeurer visible dans l’espace public ne dépend pas seulement des individus eux-mêmes, ni de leurs performances. Cela repose aussi, en grande partie, sur les lois, les règles, les normes et les codes de la société qui servent à légitimer certaines vies, comme à en précariser d’autres. Ainsi, la visibilité et l’invisibilité sociales ne sont aucunement des « qualités naturelles », mais plutôt des « modes sociaux de confirmation ou d’infirmation des existences » (Le Blanc 2009 : 200). Les individus se retrouvent marginalisés de différentes façons (déclassement, relégation, absence de travail, etc.), de telle manière qu’ils se retrouvent effacés de toute possibilité de participation sociale. La personne marginalisée, exclue, se retrouve ainsi de plus en plus invisible et, par le fait même, inaudible dans l’arène sociale, économique et politique (Le Blanc 2009).

Liée à la fois à comment on se définit soi-même et à comment l’on définit la différence, l’invisibilité soulève ainsi la question des différentes formes d’exclusion sociale. Par exemple, la façon par laquelle certaines populations se retrouvent marginalisées dans une société ou sur un territoire donné, par divers mécanismes d’évitement, d’exclusion et d’indifférence et par des intérêts politiques, rend certains individus « invisibles » ou « ignorés » dans la sphère publique

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(Truchon 2008). Il se crée ainsi certaines « zones d’abandonnement », où, par exemple, les autorités légales et les institutions médicales n’interviennent pas. Les individus y deviennent des inconnus, dépourvus d’identité, dépourvus de droits fondamentaux et personne ne prend la responsabilité de la précarité de leur quotidien : « [They are] between encompassement and abandonment, memory and nonmemory, life and death » (Biehl 2005 : 4). Ainsi, l’invisibilité implique une déshumanisation et une perte de valeur de la personnalité juridique et même le déni d’une réalité humaine fondamentale, la complexité d’être considéré entièrement comme un être humain (Baldwin 1985, Carter 2010 : 22). Berreby (2005) nous rappelle que les catégories dans lesquelles on classe les êtres humains sont avant tout des expériences mentales, et que toutes descriptions et affirmations relatives à l’être humain sont, par le fait même, aussi des actes de persuasion. Le problème n’est donc pas ce que les personnes sont vraiment dans le monde, puisqu’aucun humain n’est réductible à un stéréotype, mais plutôt ce qu’ils sont dans l’esprit des autres et d’eux-mêmes. Lorsque les personnes adhèrent aux discours, affirmations et stéréotypes ambiants, et qu’ils agissent et interagissent activement en fonction de ceux-ci, il s’opère un processus de distanciation et de mise au ban de groupes, reproduisant et encourageant la catégorisation initiale. Cela forme une sorte de « looping effect » tel que décrit par Hacking (Berreby 2005 : 16, 57, 322-323, 330).

Dans son étude, Escoffier affirme qu’au Maroc les parents font parfois peur aux enfants en affirmant que les Subsahariens mangent les enfants. Même la presse affirmerait que certains Africains sont parfois cannibales au Maroc, et ce, malgré les démentis publics et les réfutations constantes des ambassades (Escoffier 2008 : 100). Par ailleurs, selon les résultats d’une recherche récente menée par l’Association Marocaine d’Études et de Recherches sur les Migrations (AMERM 2010), la population marocaine issue de quartiers urbains défavorisés aurait des réticences à accepter de partager des lieux d’habitation avec les Subsahariens, et, encore plus, à avoir des relations conjugales avec ces derniers. Selon la littérature, il existe une importante ambivalence et une méfiance à l’égard des populations subsahariennes, une méfiance qui reposerait sur la peur de l’Autre. La différence de religion, par exemple, est considérée par 20 % des personnes interrogées comme une justification raisonnable de refus de cohabiter dans un même logement. Discutant d’une autre étude menée au Maroc, Bensââd rapporte que les jeunes

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