HISTOIRE D ’UN EXEMPLE GRAMMATICAL*
Parmi les figures du discours, les grammairiens médiévaux
opèrent communément une distinction entre les figures de locution
et les figures de construction, les premières se caractérisant par une
variation de type sémantique, les secondes par une variation de
type syntaxique. L’exemple-type proposé pour les figures de locu
tion est ainsi la phrase «prata rident» («les prés rient»), phrase
qui n’a pas d’origine attestée dans la littérature antique1 ;
l’exemple-type pour les figures de construction est en revanche la
phrase « turba ruunt » (la foule se précipitent), exemple qui mérite
de retenir l’attention. La phrase est en effet empruntée à la poésie
antique, elle a donc au contraire de «prata rident» une origine
connue ; rapidement devenu canonique, l’exemple figure entre
autres chez Robert Kilwardby, Roger Bacon et dans plusieurs
collections de sophismes 2.
Les constructions d’un nom collectif avec un verbe au pluriel,
qui vont susciter avec l’exemple turba ruunt l’intérêt des grammai
Je remercie vivement I. Rosier pour sa relecture attentive ainsi que pour ses suggestions.
1 L’histoire de cet exemple a été récemment étudiée par I. R o s i e r - C a t a c h , « Prata rident », Langages et philosophie. H om m age à Jean Jolivet, éd. A. de Libera, A. Elam- rani-Jamal, A. Galonnier, Paris (Études de Philosophie médiévale 74), 1997, p. 155-76.
2 Cf. I. R o s i e r , «L es Sophismes grammaticaux au XIIIe s . », M edioevo 17 (1991) p. 175-230 (p. 229) ; E a d ., « L e traitement spéculatif des constructions figurées au trei zième siècle », L ’héritage des gram m airiens latins de l ’Antiquité aux Lumières. Actes
du colloque de C hantilly, éd. I. Rosier, Louvain, p. 181-204 (p. 192-95); E a d ., «O M a g i s t e r . . . Grammaticalité et intelligibilité selon un sophisme du XIIIe siècle »,
riens, sont en fait extrêmement banales en poésie3, antique et
médiévale, mais aussi en prose4. On les rencontre avec des noms
collectifs comme classis, congregatio, copia, familia, gens, multi-
tudo, plebs, populus, turba, vulgus, spécialement avec des noms de
formations militaires comme agmen, caterva, phalanx, turma, etc.,
et la Vulgate fournit en particulier deux exemples de turba construit
avec un verbe au pluriel, Mt 21, 8 (Plurima autem turba straverunt
vestimenta sua in via) et Io 7, 49 (Turba haec, quae non novit
legem, maledicti sunt5). Cette variation bien connue n’était pour
tant pas clairement qualifiée par Donat, qui rangeait ce type
d’exemple (Pars in frusta secant, V
e r g.Aen. 1, 212) dans les solé
cismes de nombre (Mai. III 2 p. 656, 12). On retrouve ici encore le
problème majeur du Barbarisme de Donat, qui est qu’après avoir
donné des exemples poétiques, dont cet exemple de Virgile, il
précise à la fin de son chapitre « Soloecismus in prosa oratione, in
poemate schema nominatur6...». On ne trouve pas pour autant de
correspondant net de cette variation dans le chapitre sur les sche
mata, ce qui s’en rapproche le plus étant la syllepse, avec son
exemple canonique Hic illius arma, / hic illius currus fuit
( Ve r g.Aen. 1, 16). On verra que le fait que Donat ne donne pas de nom
spécifique à cette variation jouera un rôle non négligeable dans le
fait qu’elle recevra des qualifications variables.
Nous étudierons tout d’abord le contexte spéculatif dans lequel
apparaît turba ruunt, et l’on verra que cet exemple n’a pas forcé
ment son origine dans le vers 1, 88 des Héroïdes d’Ovide (Turba
ruunt in me luxuriosa proci), auquel on l’a souvent rapporté ; on
verra aussi par quelle intervention et selon quelles nécessités
doctrinales l’exemple turba ruunt finit par être rapproché de ce vers
3 On trouve des tournures très proches dans YA lexandréide de Gautier de Châtillon (éd. M L . C o l k e r , Padova, 1978), comme dans les vers Concurrunt A rgiva p h alanx (Alex. 5, 72), ou Cedit utrumque genu. Tum cetera turba iacentem / com m inuunt in
fru sta virum stellisque reponunt (Alex. 3, 187). On notera toutefois que Gautier ne
joint jamais turba à un verbe au pluriel dans Y A lexandréide (cf. au contraire Alex. 1, 323 : Per m uru m fecere viam. R uit om nis in urbem / turba).
4 Voir ainsi les très nombreux exemples relevés par P. S t o t z , H andbuch zu r latei nischen Sprache des M ittelalters, IV, München, 1998, IX 79.
5 Cf. P. S t o t z , ibid. IX 79, 1. On notera en particulier que Jérôme traduit littérale
ment oxXoç contrairement au pluriel turbae de Mt 21, 9.
6 Donat, A rs M aior, éd. L. H o l t z , D onat et la tradition de l ’enseignem ent gram m atica l: étude sur VArs D onati et sa diffusion (IV èm e-IX èm e s.) et édition critique,
d’Ovide, et quels mécanismes permettent alors de conserver l’ana
lyse habituelle de la construction d’un substantif au singulier avec
un verbe au pluriel, alors que turba est dans ce cas explicitement
relayé par le pluriel proci.
1. Abélard et la Trinité
La toute première attestation de l’exemple est donnée par
Abélard, dont un passage de la Theologia scholarium (1133-37)
établit un parallèle entre turba ruunt et creavit heloym, pluriel
hébraïque sous-jacent au latin deus du texte de la Vulgate, qui
atteste selon lui la présence des trois personnes dès les tout
premiers mots du récit de la Genèse :
« O n a en e ffe t ten u avec sag esse à in d iq u er l ’unité de la su b stan ce, en d isant ‘c re a v it’ e t no n ‘c re a v e ru n t’, p a r u n n o m b re singulier co n serv é d ans le verbe e n v ertu de l ’u n ité de la su b sta n c e en ten d u e p ar le n om sujet, b ien q ue celui- ci so it d u p lu rie l p a r sa fo rm e vocale et la term in aiso n de sa d éclin aiso n ; de m êm e q u e d an s l ’au tre sen s q u a n d on d it ‘tu rb a ru u n t’, on ap p liq u e u n verbe au p lu rie l à u n n o m au sin g u lie r selon la com préhension, c ’e st-à-d ire celle de la p lu ralité d es c h o se s e n te n d u e p a r le nom s u je t7.»
1.1. La «
TROUVAILLE » d’AbÉLARDSi la pratique qui consiste à traquer dans le texte biblique, et en
particulier au chapitre de la Genèse, les indices de la présence
pleine de la Trinité dans l’œuvre de Création est bien attestée dans
la tradition exégétique8, elle se limitait avant notre période à l’ex
ploitation régulière de quelques passages canoniques, principale
ment Gn 3, 22 {Et ait ecce Adamfactus est quasi unus ex nobis) et
7 A bélard, Theologia scholarium , éd. E.M. Buytaert - C.J. Mew s, T um hout, 1987 (CCCM 13), I 70 p. 346, 785 : « N a m et ibidem de unitale substantie dem onstranda caute provisum est cum dicitur creavit, non creaverunt, servata scilicet singularitate num eri in verbo secundum unitatem substantie per subiectum nom en intellecte, quam vis illud scilicet nom en secundum form ant vocis et term inationem declinationis sit pluralis n u m eri; sicut econverso cum dicitur ‘turba ruunt’ ad nom en singularis num eri verbum plurale applicatur iuxta intelligentiam scilicet pluralitatis rerum per subiectum nom en intellecte ».
Gn 11, 7 (Venite igitur descendamus et confundamus linguam
eorum). On voit en revanche ici Abélard apporter au dossier trini-
taire un nouvel argument, de nature philologique, extrait des tout
premiers mots du texte biblique (Gn 1, 1), et issu de la rencontre
de deux pratiques exégétiques distinctes.
Une habitude bien installée consistait à interpréter les passages
« In principio » comme désignant le Fils (par rapprochement avec
Io 8, 25), et « spiritus Dei ferebatur super aquas » comme une
mention de l’Esprit saint, qui apparaissent ainsi à côté du Père dès
le récit de la Création9. Interpréter d’autre part heloim comme un
pluriel est une possibilité suggérée par le Liber quaestionum
hebraicarum in Genesim de Jérôme, qui résout ainsi le problème
posé par l’expression filii Dei de Gn 6, 1-210. Le commentaire
donné par Jérôme (Verbum hebraicum eloim communis est numeri :
et deus et di similiter appellantur propter quod Aquila plurali
numero filios deorum ausus est dicere, deos intellegens sanctos sive
angelos) est repris au Moyen Âge par Raban Maur11 et se retrouve
dans la Glosa ordinaria d’Anselme de Laon12, dont Abélard a suivi
les leçons pendant un temps. Il est possible qu’Abélard ait pris là
l ’idée que le latin deus recouvre un pluriel hébraïque ; cependant
on a vu que l’exégèse limite cette explication à Gn 6, 1, et rien
dans le contexte n’invite à généraliser à toute la Bible l’interpréta
tion de deus par heloim. Abélard a pu en revanche s’inspirer d’une
autre source, celle de la polémique des Dialogi contra Iudaeos de
Pierre Alphonse (1106-10), traité qui a très tôt circulé à Paris et en
Angleterre ; ses arguments sont en particulier repris par Pierre le
Vénérable13. Dans ce traité, l’auteur utilise pour la première fois la
correspondance entre le terme latin deus et le pluriel hébreu heloim
9 Cf. par exemple Am broise de M ilan, D e Spiritu soneto, éd. O. Faller, W ien, 1964 (CSEL 79) 2, 1 p. 87, 8 ; Bède le V énérable, In principium Genesis..., éd. C.W. Jones, Tumhout, 1967 (CCSL 118A) 1 ,1 , 156 sq .; Rem i d ’Auxerre, E xpositio
super Genesim, éd. B. Va nN. Edw ards, Tum hout, 1999 (C C C M 136) 1 ,1 p. 6, 69 sq. ; A ngelóme de Luxeuil, C omm entarius in G enesin (PL 115) col. 112C D
10 Gn 6, 1-2 : «C um que coepissent hom ines m ultiplicari super terram et filia s
procréassent, videntes filii D ei filia s eorum quod essent pulchrae ».
11 Raban Maur, Com m entariorum in genesim libri I V (PL 107) col. 5 1 1 ° (ad Gn 6, 1).
12 Anselme de Laon, Glosa ordinaria (PL 113) col. 104B (ad G n 6, 1).
13 J. To lan, in K. P. Mieth, Pedro A lfonso de H uesca : D iálogo contra los ju d ío s,
pour démontrer à son interlocuteur juif l’existence de la Trinité14,
et il le fait de plus sans préciser à quel(s) passage(s) s’applique cet
argument, flou dont Abélard a pu s’autoriser pour appliquer l’argu
ment à Gn 1, 1. Ceci dit, il manque certainement des sources à ces
passages de la Theologia : nous n’avons en effet retrouvé nulle part
une équivalence entre heloitn et dii vel iudices telle que la présente
Abélard.
Quelle que soit la source à laquelle a puisé Abélard, ce n’est pas
la première fois qu’il utilise l’argument du pluriel heloim construit
avec le verbe au singulier creavif. il s’agit d’un fait récurrent dans
toute son œuvre théologique, attesté dès la Theologia Summi
bon i15 (Tractatus de unitate et trinitate divina, c a l l 17-1121), dans
la Theologia Christiana16 (1121-26), dans YExpositio in Hexa-
meron17 (1133-37), enfin ici dans la Theologia Scholarium. Dans
la Theologia Summi boni l’argument s’insère dans une polémique
dirigée contre les platoniciens, polémique annoncée dans le De
dialéctica, l’œuvre qui précède immédiatement la Theologia
Summi boni. Dans sa Dialectique Abélard critiquait les philosophes
qui, parce qu’ils suivent aveuglément Platon (allegorie nimis adhé
rentes), assimilent l’Esprit saint à l’Âme du monde
platoni-14 Pierre A lphonse, D ialogi contra Iudaeos, éd. cit. 6 p. 107 : « Eloym enim plura- litatem demonstra!, cuius singulare est eloa. Cum autem dico elohay tale est ac si dicerem ‘dei m ei’, pluralitatem signando deorum et unam tantum dicentis personam ». On notera en particulier que Pierre A lphonse ne fait pas mention, au contraire des rém i niscences hiéronym iennes, d ’une am biguïté de nombre, singulier ou pluriel, d ’heloim , qui n ’est ici com m e chez A bélard pris que comm e un pluriel.
15 A bélard, Theologia « sum m i boni », éd. E.M. Buytaert- C.J. Mew s, Tumhout, 1987 (CCCM 13, p. 85-201) 1, 65sq. : « C u m enim dicitur : In principio creavi! deus celum et terram , pro eo quod apud nos dicitur deus, hebraica veritas habet heloym, quod est plurale huius singularis quod est bel. Quare ergo non dictum est bel, quod est deus, sed heloym , quod apud ebreos dii sive iudices interpretatur, nisi hoc ad multitu- dinem divinarum personarum accom odetur, ut videlicet eo modo insinuetur pluralitas in deo... ».
16 A bélard, Theologia Christiana, éd. E.M. Buytaert, Tumhout, 1969 (CCCM 12, p. 69-372), 1, 8, 104 sq., 1, 9, 117 sq., 1, 13, 153 (où l ’idée est rapprochée de ce que l ’on peut tirer de Gn 3, 5, Gn 3, 22, G n 11, 7).
17 A belard, Expositio in H exam eron, PL 178 col. 739e : « Notandum vero in hoc ipso Genesis exordio fidei nostrae fundam entum circa unitatem Dei ac Trinitatem prophetam diligenter expressisse... Ubi autem nos dicimus : Creavit Deus, pro eo quod est D eus in H ebraeo habetur Eloim , quod divinarum personarum pluralitatem ostendit. El quippe singulare est quod interpretatur Deus ; Eloim vero plurale est, per quod diversitatem personarum , quarum unaquaeque Deus est, intelligimus ».
cienne18, ce qui montre bien que lorsqu’il rédige sa Dialectique,
Abélard a déjà en tête le premier de ses traités sur la Trinité19. Il
est clair qu’est ici visé Thierry de Chartres, dont le commentaire
sur la Genèse développe explicitement cette thématique 20. A partir
de la Theologia Summi boni, Abélard soutient au contraire un point
de vue paradoxal qui lui vaudra des condamnations répétées : on
peut reconnaître le Saint Esprit dans l’Âme du monde à la condi
tion expresse de maintenir la consubstantialité et la coétemité du
Père et de l’Esprit. L’argument deus = heloim réaffirme, raison à
l’appui, la coétemité des personnes : l’Esprit saint a bien les attri
buts de l’Âme du monde, mais la Révélation fait en plus connaître
au chrétien sa coétemité au Père.
L’argument d’Abélard en faveur de la Trinité apparaît donc issu
de la combinaison de deux types d’exégèse, la lecture des deux
premiers versets bibliques dans une perspective trinitarienne d’un
côté, et le rapprochement de deus et heloim pluriel, de l’autre21.
Malgré les condamnations portées contre les doctrines d’Abélard
touchant à la Trinité, son argument ne cesse d’être repris, parce
qu’il est intégré aux Sentences de Pierre Lombard 22 : on le retrouve
18 Abélard, De dialéctica, éd. L.M . D e Rijk, A ssen, 1956, 1 p. 558, 26 sq. : « Sunt autem nonnulli catholicorum qui allegorie nim is adhérentes Sánete Trinitatis fidem in hac consideratione Fiatoni conantur ascribere, cum videlicet ex Sum m o D eo, que T ’A yaO óv appellant, N o u naturam intellexerunt quasi Filium ex Patre gen itu m ; ex N o u vero Anim am mundi esse, quasi ex Filio Spiritum Sanctum procedere. ... Sed hec quidem tides Platonica ex eo erronea esse convincitur quod illam quam m undi A nim am vocat, non coetem am Deo, sed a D eo m ore creaturarum originem habere conceda. Spiritus enim Sanctus ita in perfectione Divine Trinitatis consistit, ut tam Patri quam Filio consubstantialis et coequalis et coetem us esse a nullo fìdelium dubitetur. U nde nullo modo tenori catholice fidei ascribendum est quod de A nim a m undi Fiatoni visum est constare, sed ab omni veritate figm entum huiusm odi alienissim um recte videtur, secundum quod duas in singulis hom inibus anim as esse contingit ».
19 Pour la chronologie des œuvres d ’Abélard, cf. C.J. Me w s, « O n dating the works o f Peter Abelard », AH DLM A 52 (1986) p. 173-134.
20 Thierry de Chartres, Tractatus super genesim , éd. N.M . Hä r in g, AH D LM A 22
(1955) 27 p. 193 : « Plato vero in Timaeo eundem spiritum ‘m undi anim am ’ vocat ... M oyses quidem ita E t spiritus D om ini fereb a tu r super aquas ; ... C hristiani vero illud idem ‘Spiritum sanctum ’ appellant ».
21 Pour Texpression d 'hebraica veritas, largem ent répandue, m ais em ployée par A bélard seulement à propos de ce point d ’exégèse, cf. J. Jolivet, A rts du langage et théologie chez Abélard, Paris, 20003, p. 195, n. 70.
22 Petri Lombardi libri IV sententiarum , I II, Q uaracchi, 1916 (rééd. G rottaferrata, 1971-1981), 1, 2, 4, 5 p. 4 8 : « In p rincipio creavit D eus caelum et terram, per D eum significans Patrem, per principium Filium . E t pro eo quod apud nos dicitur Deus, Hebraica veritas habet heloym, quod est plurale huius singularis, quod est hel. Q uod
ensuite chez tous les auteurs qui s’en inspirent, Bandinus23,
Hugues d’Amiens24, Rodrigue Ximenez25, Thomas d’Aquin26,
Bonaventure27, et aussi dans la littérature polémique contre les
Juifs 28.
ergo non est dictum hel, quod est Deus, sed heloym, quod potest interpretad dii sive
iudices, ad pluralitatem personarum refertur. Ad quam edam illud attinere videtur, quod
diabolus per serpentem dixit : E ritis sicut dii, pro quo in Hebraeo habetur heloym , ac si diceret : eritis sicut divinae personae ». Cf. encore pour un écho contem porain de cet argum ent le N ouveau D ictionnaire B iblique, Editions Emmaüs, 1961, p.758b.
23 B andinus, Sententiarum libri IV (PL 192) col. 974A
24 H ugues d ’A m iens, Tractatus in hexameron (PL 192) col. 1252C D- Voir en parti culier l ’hom m age indirectem ent décerné à A bélard : « Hune serm onem hebraicum catholici nostri recte sic positum pie defendant, qui Trinitatem quae Deus est in unitale sim plici praedicant adorati, quam repraesentat eis vox singularis adiecta plurali, id est B ara E lo y » .
25 R odericus X im enez de Rada, Dialogus libri vite, éd. I.E. V alverde - J. A. E stév ez S o la , T um hout, 1999 (CCCM 72C, p. 175-424), 1 , 7 , 3 sq., qui recom bine l’argum ent d ’A bélard avec celui qui s’appuyait sur la locution in principio pour dém ontrer la participation du Fils à la Création.
26 Thom as d ’A quin, Sum m a Theologiae, éd. Léonine, Romae, 1888-1904, 1, 39, 3, 2.
27 Bonaventure, Com m entaria in quatuor libros sententiarum magistri Pétri
Lom bardi, O pera om nia s. B onaventurae, Ad Claras Aquas, 1882, vol. I; I II (Dubia
circa litteram m agistri p. 59-62), dub. 8 : « Item quaeritur de hoc quod dicit : In prin cipio creavit D eu s, quare m agis hoc nom en D eus stet sive supponat pro persona Patris
quam pro persona Filii, et quom odo Trini tas intelligatur ex hoc. Respondeo : Ad hoc dicendum , quod octo m odis innuitur nobis personarum pluralitas in Scriptura. Primo m odo sig n ific a tio n ; M atthaei ultim o : In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancii. Secundo m odo consignificatione ; Genesis in principio, ubi nos habem us D eus, Hebraei habent Heloym , quod est nom inativus pluralis huius singularis Hel. Tertio m odo suppo
s itio n ,, ut cum dicitur : Deus genuit D eum ; Proverbiorum octavo : A nte om nes colles generavit m e D om inus. Q uarto m odo a p p ro p ria tio n , ut ibi : In principio creavit Deus
etc. D eus enim ibi Patri appropriatur et Principium Filio. Quinto m odo ite r a tio n , ut Isaiae sexto : Sanctus, Sanctus, Sanctus D om inus Deus Sabaoth. Sexto m odo ordine
verborum ; Psalm us : B enedicat nos Deus, D eus noster, benedicat nos Deus. Séptimo
m odo c o n n o ta tio n in actu m issionis, ut cum dicitur ad Calatas quarto : M isit D eus etc. Octavo m odo a p p a r itio n , sicut apparuerunt Abrahae tres v iri; Genesis decimo octavo ».
28 Cf. Joachim de Flore, A dversus lú d eo s, éd. A. Frugoni, Roma, 1957 (Font. stor. Italia 95) p. 25 : « N on igitur, sicut vos putatis, alíenos nos Christiani predicam us deos, sed unum D eum colim us quem coluit A braam , ipsum scilicet cum Verbo suo et Spiriti! sancto, quam vis non frustra ad insinuandam hanc trinitatem personarum dixerit M oyses : « Scito et cogita in corde tuo Ky Adonay hu ha Heloym », quod est dicere : quod D om inus ipse est Deus, ut per hoc quod dixit : hu ha unus intelligatur in natura, et per hoc quod dixit H eloym trinus credatur in personis, Pater scilicet et Verbum et Spiritus sanctus. ».
1 .2 . Théologie et g r a m m a ir e : l a q u e s t io n d e s so u r c e s
Si l’argument d’Abélard est abondamment repris, sa dernière
innovation, celle qui consiste à appuyer sa démonstration sur
l’exemple turba ruunt, reste en revanche sans postérité. Le rappro
chement des deux tournures dans la dernière version de son ouvrage
sur la Trinité s’inscrit pourtant dans la proximité entre les problèmes
théologiques et les questions linguistiques au XIIe s., et souligne les
liens entre grammaire, rhétorique et théologie au XIIe siècle, parti
culièrement visibles dans les discussions trinitaires 29.
Le rapprochement de la tournure creavit heloim avec l’énoncé
turba ruunt, effectué par Abélard à la fin de sa carrière, pose
évidemment la question de ses sources. L’exemple ne vient pas de
la tradition rhétorique (voir par exemple les traités de Thierry de
Chartres ou de Guillaume de Champeaux30). Etant donné qu’Abé
lard est parmi les premiers à mentionner l’exemple prata rident31,
on serait tenté de penser que, comme celui-ci, notre exemple
remonte aussi à des gloses sur Priscien ; il est pourtant absent des
Glose in Priscianum de Guillaume de Conches32, qui ne recourt
qu’à l’exemple de Priscien pars (in frusta) secant33, et il est égale
29 Cf. J. Jolivet, A rts du langage et théologie chez A b é lard, Paris, V rin, 20002 ;
S. Kn uuttila, « Philosophy and Theology in Tw elfth-Century Trinitarian D iscus sions », M edieval A nalyses in Language a n d Cognition. A cts o f the Sym psosium The
Copenhagen School o f M edieval Philosophy, January 10-13, 1996, ed. S. Ebbesen and
R.L. Friedman, Copenhagen, 1999, p. 237-249 ; L. Va lente, Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, V rin, s.p.
30 K.M. Fredborg, The Latin R hetorical Com m entaries by Thierry o f Chartres,
Toronto, 1988 (Studies and Texts 8 4 ); Ea d., « T h e C om m entaries on C icero’s De inventione and Rhetorica ad H erennium by W illiam o f Cham peaux », CIM AG L 17 (1976) p. 1-39.
31 Cf. I. R o sie r , « Prata rident », art. cit. supra p. 161-62.
32 Cf. E. Jeauneau, « Deux redactions des gloses de G uillaum e de C onches sur Priscien », RTAM 27 (1960) p. 212-47 ; K.M. Fred borg, « T h e D ependence o f Petrus H elias’ Summa super Priscianum on W illiam o f C onches’ G losae super Priscianum »,
art. cit. ; Ea d., « Some Notes on the G ram m ar o f W illiam o f Conches », CIM AG L 37 (1981) p. 21-41.
33 Cf. Glosae in Priscianum (seconde redaction, Paris, B nF lat. 15130 f. 85rb4-5) : « Il y a figure quand des mots sont construits en dépit des préceptes de cet art [la gram m aire], mais pas sans raison, com m e dans p a rs secant, où un pluriel est construit de façon intransitive avec un singulier, ce que cet art défend {Figura est quando contra
precepta (prececta cod.) huius artis, non tarnen absque om ni ratione, dictiones construuntur ut ‘pars séca n t’ plurale cum singulari intransitive construitur, quod ars ista prohibet) ».
ment absent des passages d’autres gloses sur Priscien contempo
raines où on pourrait l’attendre34.
Il reste donc à envisager la possibilité qu’Abélard n’ait pas
emprunté turba ruunt à une source grammaticale ; le fait qu’il ne
recourre pas à l’exemple beaucoup plus canonique Athene est, qui
aurait mieux convenu puisqu’il présente comme creavit heloim la
construction d’un substantif au pluriel avec un verbe au singulier,
nous semble plaider en faveur de cette hypothèse35. Il est donc
possible qu’Abélard ait puisé directement sa citation à une source
littéraire, sur laquelle il faut maintenant se pencher.
1.3.
U n e x e m p l e t r o n q u é ?Contrairement à ce qui a souvent été dit36, il n’est pas sûr qu’il y
ait eu un découpage volontaire d’Her. 1, 88, Turba ruunt in me luxu-
riosa proci pour en extraire turba ruunt, et ceci pour plusieurs rai
sons. Tout d’abord, cette séquence existe à l’état isolé chez Ovide,
dans le même poème d’ailleurs (Her. 12, 143: Turba ruunt et
‘Hymen’ clamant ‘Hymenaee’ frequenter), et on la retrouve aussi
chez S tace (Theb. 6, 65 1: Mox turba ruunt). De plus, les vers Her.
12, 143 et Theb. 6, 651 comportent une construction plus authenti
quement figurée que le vers Her. 1, 88, dans la mesure où turba n’y
est pas apposé mais directement construit à un verbe au pluriel.
Enfin, ces deux vers avaient autant de chance d’être connus qu’Her.
1,88:1a douzième lettre des Héroïdes parce qu’elle est inspirée de
l’histoire de Médée, extrêmement populaire au Moyen  ge37, la
Thébaide par sa représentation précoce et massive dans les
biblio-34 M ss. London, B L B urney 238 f. 3 ra -llv b , 30ra-35vb, 12ra-rb ; Harley 2713 f. 35ra-41rb ; N otae D unelm enses, ms. Durham, Cath. Libr. C.IV.29, f. 2ra sq.
35 A belard utilise au contraire la locution A thene sunt dans sa Theologia Summi
boni (3, 344 sq.) et dans sa Theologia Christiana (4, 31, 467 sq.) pour dém ontrer que
l’em ploi d ’un verbe au pluriel ne prouve pas la m ultiplicité des sujets.
36 Cf. B. Co l o m b a i, Les figures de construction dans la syntaxe latine (1500-1780),
Louvain-Paris, 1993, p. 59 et 513 ; I. Rosier, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sém antique au X IIIe siècle, Paris, 1994, p. 275 ; A. Grondeux, Le Graecismus d ’E vrard de B éthune à travers ses gloses. Entre grammaire positive et grammaire spéculative du X IIIe au X V e siècle, Tum hout, 2000, p. 392.
37 Cf. P.M. Fil ip p i, « R éception du m ythe de M édée au M oyen Âge », La représen
tation de l ’A n tiq u ité au M oyen  ge, éd. H. Birkhan, W ien, 1981 (W iener Arbeiten zur
thèques médiévales38. Abélard cite d’ailleurs la Thébaïde39, et s’il
condamne sévèrement Ovide dans un passage de sa Theologia Scho-
larium 40, on sait qu’Abélard et Héloïse connaissaient son œuvre et
pratiquaient alors abondamment le genre épistolaire, calqué sur
celui des Héro'ides41. Même si l’exemple apparaît au XIIe s., donc à
Vaetas ovidiana, on ne peut être totalement sûr que la séquence
turba ruunt a bien été extraite d’Her. 1, 88 42, car il n’est jamais fait
référence à ce vers avant le XIIIe siècle (cf. infra 3).
Si des parallèles existent dans la littérature médiolatine, on ne
rencontre cependant jamais turba ruunt avant le moment où cet
exemple s’introduit dans la réflexion linguistique, et c’est vraisem
blablement sous l’influence de l’exemple grammatical, abondam
ment repris, on va le voir, que des auteurs se mettent à employer
turba ruunt. Une occurrence en est toutefois donnée par Pandolphe
de Pise43, dans sa vie de Gélase II (Turba ruunt, pedites saliunt
38 Cf. G. Glauche, Schullektüre im M ittelalter. E ntstehung und W andlungen des Lektürekanons bis 1200 nach den Q uellen dargestellt, M ünchen, 1970. C. Jeudy - Y.F. Riou, « L ’Achilléide de Stace au M oyen  g e » , R H T 4 (1974) p. 143-180, signalent cependant que sur quatre-vingt-dix m anuscrits connus de la Thébaïde, six seulem ent apparaissent glosés (p. 143 n. 4). P our les scholies sur Stace, cf. M. Schmidt, « E in Scholion zum Statius », P hilologus 23 (1866) p. 540-47 ; E. Wolf- flin, « Zu den Statiusscholien», Philologus 24 (1866) p. 156-158; Ph. Koh lm an n,
Neue Scholien zur Thebais des Statius, Posen, 1873; R. Helm, « A necdoton Fulgen- tia n u m », Rheinisches M useum 52 (1897) p. 177-186; M. Ma n itiu s, « AusD resdener H andschriften. II. Scholien zu Statius T hebais », R heinisches M useum 57 (1902) p. 397-421 ; A. Klotz, « D ie Statiusscholien », A rchiv f ü r lateinische Lexikographie
und Grammatik 15 (1908) p. 485-525. N ous n ’avons pas relevé, dans cet échantillon,
de comm entaire sur ce vers de Stace.
39 Cf. Theologia Christiana, éd. cit. 3, 45, 572.
40 Cf. Abélard, Comm entariorum super s. Pauli epistolam a d R om anos libri
quinqué, éd. E.M. Bu y t a e r t, Tum hout, 1969 (C C C M 11, p. 39-340), 4, 13, 316. 41 Cf. J.W. Ba l d w in, « L ’ars am atoria au X IIe siècle en France : O vide, A bélard, A ndré le Chapelain et Pierre le Chantre », H istoire et société. M élanges offerts à
Georges Duby, I. Le couple, Lam i et le prochain, A ix-en-Provence, 1992, p. 19-29.
C. M ews situe la rédaction des Epistulae au m êm e m om ent (1133-37) que celle de la
Theologia Scholarium.
42 O n notera d ’ailleurs que les deux vers (1, 88 et 12, 143) ne font pas l ’objet d ’un
comm entaire gramm atical au M oyen  ge, cf. R. J. He x t e r, O vid an d M edieval Schoo ling, M ünchen, 1986 (M ünchener B eiträge zur M ediävistik und Renaissance-
Forschung 38).
43 Pandulphus est le biographe du pape C élase II, Jean de G aète (PL 163 col. 475- 84), m ort en 1119. L a Vita Gelasii est datable des années 1133-37 (cf. Studia Gratiana 21 [1978] p. 120-121), comm e la Theologia Scholarium d ’Abélard. Je rem ercie F. Dolbeau pour cette indication.
muros, capiuntur ex nostris aliqui non tamen ex i mi i 44 ). On
retrouve la séquence vers 1169 sous une forme différente dans le
Dragon normand d’Etienne de Rouen {Regales acies cetera turba
ruunt45; on notera que dans ce pentamètre, turbà fonctionne en
apposition à regales acies, mais une apposition inverse de celle
d’Her. 1, 88. L’exemple apparaît aussi dans une chronique espa
gnole en prose des années 1180 (Turba ruunt; turbai eos regis
mors inopina sui46), et dans le Troilus d’Albert de Stade (f 1264:
Cetera turba ruunt, vel capiuntur ibi41).
2.
Tìirba ruunt
2 .1 . Pierre HélieEn faisant entrer l’exemple turba ruunt dans sa Summa in Pris-
cianum (ca 1140-1148), Pierre Hélie introduit une nouveauté dans
la tradition grammaticale, qui n’avait jamais utilisé cet exemple
auparavant48. L’énoncé apparaît dans la Summa à trois reprises, en
premier lieu pour appuyer la réflexion sur la correction des énoncés
figurés :
Q u a n d je dis ‘tu rb a ru u n t’, la co n stru ctio n n ’est pas correcte selon la lettre (icon g ru a v o c e ) p a rce q u e ‘tu rb a ’ est au singulier et ‘ru u n t’ au p lu riel, et que le s in g u lie r n e se jo in t p as au p lu riel. L a con stru ctio n est toutefois co rrecte selon le sens (c o n g ru a sen su ) p a rce q u e l ’au d iteu r a de quoi la c o m p ren d re raiso n n ab lem en t. ‘T u rb a ’ e st en effe t u n nom co lle ctif et signifie u n e plu ralité. Il ne p e u t en effet être d it q u e d ’êtres plu riels, et à cause de la p lu ralité q u ’il donne à in tellig er, o n c o m p re n d co rre c te m en t ce qui est dit ainsi ‘tu rb a ru u n t’. E t c h aq u e fo is q u e le sens e st c o rrect, b ien que la lettre ne le so it pas, il y a une figure. E t u n e telle c o n stru ctio n est recevable p ar les g ram m airien s 49.
44 PL 163 col. 482B.
45 E tienne de Rouen, D raco 1, 17, 730, éd. H . Om ont, Le Dragon N orm and et autres poèm es d ’É tienne de R o u en, R ouen, 1884 (Soc. hist. Normandie) ; R. Howlett,
Chronicles o f the R eigns o f Stephen, H enry II and Richard /, II, London, 1885 (Rer.
Brit. M. A. script. 82) p. 595-757.
46 Chronicon N aierense, éd. J. A. Estévez Sola, Chronica H ispana sœculi X II 2,
T um hout, 1995 (C C C M 71A ) III 16 p. 175, 44.
47 Troilus A lb erti Stadensis, éd. T. M e r z d o r f , Leipzig, 1875, 1, 702. 48 Cf. B. Co l o m b a i, L es fig u res de construction..., op. cit. p. 59 et 513.
49 Pierre H élie, Sum m a in P riscianum , éd. L. Reilly, Toronto, 1993, t. II p. 833, 18 : « U t cum dico ‘turba ru u n t’, non congrua est ordinario voce quia ‘tu rb a’ singularis num eri est, ‘ru u n t’ pluralis, et singulare non iungitur plurali. Congrua tam en est sensu
On voit ici le principal usage de l’exemple, sur lequel on
reviendra, qui est d’illustrer le fait que toute construction doit être,
suivant Priscien, rapportée à l’intellection. Il s’agit là d’une inno
vation capitale que l’on trouve chez Pierre Hélie, qui consiste à
assigner aux termes congruus, congruitas une acception séman
tique, qui permet de prendre en compte des énoncés incorrects sur
le plan formel mais corrects selon l’intention de signifier 50. Un peu
plus loin, la seconde occurrence utilise turba ruunt pour illustrer
tous les cas où un accident est mis pour un autre, cette substitution
étant justifiée par une raison (ratio) :
En revanche si les mots sont construits avec des accidents différents, et que cette construction a une raison, il n ’y aura pas vice mais figure, comme ‘turba ruunt’ : un singulier est construit avec un pluriel51.
La dernière occurrence fait intervenir turba ruunt pour illustrer
une figure spécifique, la concidentia, qui est le nom donné par
Pris-hec ordinatio quia habet auditor quid ex ea rationabiliter intelligat. ‘T urba’ enim nom en collectivum est et pluralitatem significai. N on enim nisi de pluralibus potest dici, et propter pluralitatem que ex ea intelligitur, intelligitur recte quod sic dicitur ‘turba ruunt’, et ubicumque congruit sensus, quam vis vox non congruat, figura est. E t talis constructio recipitur a gramm aticis ». P our la datation de la Sum m a in P riscianum , cf. K.M. Fr e d b o r g, « The Dependence o f Petrus H elias’ Sum m a super Priscianum on W illiam of C onches’ Glosae super Priscianum », CIM AG L 11 (1973) p. 1-57, p. 2-5 : le terminus ante quern est donné par la seconde rédaction des G losae in Priscianum de G uillaum e de Conches, que Pierre H élie ne connaît pas, et qui est elle-m êm e posté rieure au Dragmaticon (1144-49). L. Re il l y, éd. cit., p. 14-15, adm et la datation des
années 1140 sur la base des argum ents donnés par M. Gibson, in J E. To l s o n (éd.), « T h e Summa o f Petrus Helias on P riscianus M in o r, with an introduction by M. Gibson », CIM AGL 27-28 (1978), m ais fait rem arquer que Pierre H élie sem ble connaître quelques passages de la seconde rédaction des G losae in Priscianum de G uil laum e de Conches (ca 1154).
50 Cf. S. Ebbesen, « The present king o f France w ears hypothetical shoes w ith cate gorical laces. Twelfth-century w riters on w ell-form edness », M edioevo 1 (1981) p. 91-113; C.H. Kneepkens, « Roger B acon on the double intellectus : A N ote on the Développement o f the Theory o f Congruitas and Perfectio in the first h a lf o f the thir teenth century », The Rise o f British Logic. A cts o f the Sixth European Sym posium on
M edieval Logic and Semantics, éd. O. Lewry, Toronto, 1985, p. 115-143 ; M. Sirridge, « Institutiones Gram maticae XV II 187 : three reactions », L 'héritage des gram m airiens
latins de VAntiquité aux Lumières. A ctes du colloque de C hantilly, éd. I. Rosier,
Louvain, 1988, p. 171-80 (p. 173) ; C.H. Kn eepk ens, H et Iudicium constructionis. H et L eerstuk van de Constructio in de 2de h elft van de 12de E eu w , N ijm egen, 1987, I
p. 707 ; I. Rosier, « O Magister... » , art. cit.
51 Pierre Hélie, Summa in P riscianum , éd. cit. p. 1003, 19 : « Si vero secundum diversa accidentia construantur dichones et habeat rationem illa constructio, non in ea erit vicium sed figura, ut ‘turba ru u n t’ : singularis num erus cum plurali construitur ».
cien comme équivalent de la syneptose (synemptosis52), ouvrant
ainsi un débat dont on verra plus loin les prolongements :
La con c id en tia est la construction intransitive de cas, de nombres, de genres ou de personnes différents, comm e ‘turba ruunt’ 53.
Si turba ruunt n’est pas avant son entrée dans la Summa in Pris-
cianum un exemple grammatical standard, la coïncidence avec sa
présence dans la Theologia Scholarium d’Abélard, antérieure de
quelques années, pose un problème, car elle impliquerait que Pierre
Hélie remploie ici une citation trouvée dans la Theologia Schola
rium. Il serait d’ailleurs possible que Pierre Hélie ait eu entre les
mains ce traité d’Abélard, si l’on admet qu’il a lui-même composé
un Commentum, autrefois attribué à Thierry de Chartres, sur le De
Trinitate de Boèce54. Sans rouvrir ce dossier controversé, il est
important de noter pour notre propos que la toute première occur
rence de turba ruunt en domaine grammatical apparaît dans un
passage où Pierre Hélie part d’un argument posé dans un dévelop
pement d’Abélard pour développer sa propre conception de la
52 Institutiones gram m aticae X V II 155 (GLK III) p. 183, 23.
53 Petrus H elias, Sum m a in P riscianum , éd. cit. p. 1005, 1 sq. : « Concidentia vero est diversorum casuum vel num erorum vel generum vel personarum intransitiva constructio, ut ‘turba ruunt’ ; concidentia est quia diversi num eri intransitive construuntur ». Là non plus, Pierre Hélie n ’emprunte pas à Guillaum e de Conches, cf. Glosae in P riscianum (deuxièm e rédaction), Paris, BnF lat. 15130 f.l2 3 ra : « Habet autem sub se m ultas species, quas hoc enumerai : prolensim et silensim , deinde ponit ethim ologiam nom inum , presum tionem et conceptionem. Est enim prolensis presuntio, silensis conceptio, et [per] zeum a vel adiunctio etc. Quia attende quod Priscianus ponit nom ina greca istarum figurarum cum suis interpretationibus sed \tacet/ diffinitiones earum . Sed D onatus et Ysidorus trium illarum diffinitionem, id est prolensis et silensis et zeum atis, C assiodorus quarte, id est antitosis, sed que figura sit antitosis non repperi. ... /123rb/ ... E st (sinthesis) ubi casus pro casu ponitur vel due diverse persone vel diversa construuntur genera, quam vis hoc ex autoritate non habemus. Sinthesis dicitur, quia autoritas isti nullum dat nom en ». M anifestem ent Guillaume de Conches disposait d ’un exem plaire des Institutiones qui ne donnait pas le calque latin concidentia pour
synem ptosis, et il ne donne pas là non plus l ’exemple turba ruunt. Voir aussi les G losulae de G uillaum e de Cham peaux, citées par L. Reilly (Summa p. 1005 app.), qui
ne donnent pas non plus l ’exem ple turba ruunt.
54 Cf. E. Je au neau, « Thierry de Chartres », D L F 1427; K.M. Fredborg, « T he D ependence o f Petrus H elias’ Sum m a super Priscianum on W illiam o f C onches’ Glose super P riscianum », art. cit. p. 51-54 ; le ms. Bodl. Libr. Lyell 49 attribue en effet le
Com m entum à Pierre H élie, disciple de Thierry de Chartres. Voir cependant contre cette
attribution L. Reilly, éd. cit., p. 13 et la bibliographie citée ib id ; M. Gib so n, «Petrus H elias », Lexicon gram m aticorum , éd. H. Stamm eijohann, Tübingen, 1996, p. 722.
correction55. Dans la Logica Ingredientibus, Abélard soutenait en
effet l’idée d’une double conjonction, grammaticale et logique,
opérée par le verbe substantif : la conjonction de construction, celle
des grammairiens, se situe au niveau des voces et de leur intellec
tion, et la tâche du grammairien se limite à examiner la correction
formelle de l’énoncé, alors que le logicien examine lui la vérité,
non pas dans l’énonciation même mais dans son adéquation au réel
(.status rei56). Pierre Hélie innove en reprenant cette idée et en la
précisant. Présentant d’abord des énoncés bien formés (homo albus
currit, Socrates est lapis, qui fait écho à l’énoncé homo est lapis
d’Abélard57), qui présentent un agencement correct des accidents,
il reconnaît que le grammairien admet ces énoncés, parce qu’ils
donnent quelque chose à entendre à l’auditeur ; au logicien de
déterminer ensuite si Socrates est lapis correspond à quelque chose
dans la réalité. Il limite ensuite cette idée en la confrontant au prin
cipe de Priscien, selon lequel toute construction doit être rapportée
à 1’intellection, ce qui lui permet d’opposer deux contre-exemples.
Le premier est turba ruunt, que le grammairien est tout à fait apte
à déclarer correct bien que les accidents n’y soient pas agencés
correctement, et ceci parce que l’auditeur a de quoi le comprendre.
Le second est Socrates habet ypoteticos sotulares cum cathegoricis
corrigiis, que le grammairien ne peut pas admettre : même s’il ne
présente en apparence aucune distorsion puisque les accidents
(genres et nombres) y sont correctement accordés, il est à rejeter du
55 Cf. L. Reilly, éd. cit., p. 28.
56 Abélard, Glosse ad categorías, éd. B. Geyer, P eter A baelards philosophische Schriften I 2 : Die Glossen zu den K ategorien, M ünster i. W., 1921 (Beitr. z. Gesch. der
Phil. M. A. X X I 2) p.17 : « Nota autem aliam esse coniunctionem constructionis quam attendant grammatici, aliam praedicationis quam considérant dialectici : nam secundum vim constructionis tarn bene per ‘est’ coniungibilia sunt ‘h o m o ’ et ‘lapis’ et quilibet recti casus, sicut ‘anim al’ et ‘h o m o ’, quantum quidem ad m anifestandum intel lectual non quantum ad ostendendum rei statum . C oniunctio itaque constructionis totiens bona est, <quotiens> perfectam dem onstrat sententiam , sive ita sit sive nom en. Praedicationis vero coniunctio quam hic accipim us ad rerum naturam pertinet et ad veritatem status earum demonstrandum . Si quis ita dicet ‘hom o est lap is’, [non] hom inis vel lapidis congruam facit constructionem ad sensum , quem voluit dem ons trare, nec ullum vitium fuit gram m atice et licet quantum ad vim enuntiationis lapis hic praedicetur de hom ine, cui scilicet tam quam praedicatum construitur, secundum quod falsae quoque categoricae predicatum tem inum habent, in natura tarnen rerum praedi- cabile de eo non est. Cuius tantum vim praedicationis hic attendim us, dum universale definim us». Cf. aussi les autres passages relevés par L. Reilly, éd. cit., p. 832 app.
point de vue de 1’intellection, parce que des adjectifs de seconde
imposition (hypothétique, catégorique) y sont joints à des substan
tifs de première imposition (soulier, lacet), si bien que l’auditeur ne
peut pas le comprendre58. Le remploi dans ce passage de la Summa
de turba ruunt ne saurait à notre avis être dû au hasard : c’est vrai
semblablement parce qu’Abélard utilise cette tournure pour
appuyer sa démonstration sur Gn 1, 1 (creavit heloim) qu’elle
constitue pour Pierre Hélie un argument à opposer à la partition des
tâches du grammairien et du logicien telles qu’elles étaient fixées
dans la Logica Ingredientïbus.
2 .2 . Portée gram m aticale
2.2.1. Construction et intellection
On a vu que dès sa première attestation chez Pierre Hélie,
l’exemple sert prioritairement à illustrer le fait qu’une construction
doit être rapportée à 1’intellection, selon la formule de Priscien
('Omnis ... constructio ... ad intellectum vocis est referenda, IG
XVII 187), ce que l’on retrouve dans les Quaestiones de Jean De
Wolve, datables du début du XIIIe siècle :
O n se d e m a n d e si la p h ra se tu rb a ruunt est co rrecte ou in co rrecte. S a co rre c tio n sim p le e st é v id e n te p o u r la raiso n suivante : Priscien d it d an s le p rem ier v o lu m e d e so n M in e u r q u e to u te co n stru ctio n , que les g ram m airien s ap p ellen t sy n tax e, d o it ê tre ra p p o rté e à 1’intellection. D onc, p u isq u ’u n g ran d nom bre et u n e p lu ralité so n t d o n n é s à in te llig e r p a r le term e turba, ce m o t se jo in t de faço n c o rre c te à u n v erb e au p lu riel ; donc la ph rase turba ru u n t sera sim p le m en t c o rre c te p a r la v a le u r d e son intellection, alors q u e tu rb a ru it sera fautive 59.
58 Pierre H élie, Sum m a in Priscianum , éd. cit. p. 832-33. Sur la question de l’im position des nom s, cf. S. Eb b e se n, « T h e present king o f France w ears hypothetical shoes w ith categorical laces. Tw elfth-century writers on well-form edness », art. cit.
59 Iohannes D e W olve, Sophism ata gram maticalia, BnF lat. 15037 f. 160vb (19- 26) : « Q ueritur de hac locutione ‘turba ruunt’, utrum sit congrua vel incongrua. Quod sit congrua sim pliciter patet hac ratione : dicit Priscianus in primo m inoris quod omnis constructio quam gram m atici synthasin vocant ad intellectum referenda est. Cum ergo m ultitude in hoc nom ine ‘turba’ intelligitur et pluralitas, hoc nomen ‘turba’ congrue coniungitur verbo plurali ; ergo ista oratio ‘turba ruunt’ congrua erit sim pliciter virtute sui intellectus, hec autem ‘turba ru it’ vitiosa erit». Cf. C. Brousseau- Be u e rm ann, « L es
Quaestiones de Johannes de W olve et les Sophismata artis gram maticae du ms. Paris
B N F lat. 15037 », G ilbert de Poitiers et ses contemporains, aux origines de la Logica
Turba ruunt illustre aussi le commentaire de ce passage des
Institutions de Priscien par Robert Kilwardby :
U n e phrase qui rep résen te de fa ço n p lu s a d éq u a te l ’in te n tio n d u p ro fé ra n t est p lu s adéquate ; m ais une p h rase fig u rée le fait d e fa ço n b e au c o u p p lu s ad éq u ate qu e la prem ière. O n rép o n d ain si à la ra is o n o p p o sé e : u n e e x p ressio n ainsi ordonnée, non selon les règles d e la g ra m m aire m ais d ’un e a u tre façon, est in co rrecte au p re m ier degré, m ais elle e st figurée, c o m m e ‘tu rb a ru u n t’ et au tres phrases de ce genre, si b ien q u ’u n e ex p ressio n figurée se ra in co rre cte au p re m ier degré.
D e plus une con stru ctio n in tran sitiv e ré clam e , d ’ap rès la g ra m m aire , l ’id e n tité d e la substance et des a ccid en ts, d o n c si elle e st arra n g é e d e telle sorte q u ’ils soient différents, elle sera in co rrecte. O r c ’e st le cas d an s ‘tu rb a ru u n t’ et dans les p h rases sim ilaires. D o n c les p h ra ses de ce g en re so n t in co rre cte s au p rem ier degré.
D e plus une p h rase in co rrecte au p re m ie r d eg ré relèv e e n tiè re m e n t de l ’u sag e co u ran t du langage, m ais p as la p h ra se figurée, si b ien q u ’elle n ’e st pas correcte au p re m ier degré ; il (P risc ien ) d ira a illeu rs q u ’u n e p h ra se d e ce ty p e est partiellem en t correcte et p a rtie lle m e n t in co rre cte et n o n sim p le m en t ainsi ou ainsi, parce que son in co rrectio n est p ro p o rtio n n e lle à son im p ro p rié té , e t sa co rrectio n à la raiso n qui l ’e x c u s e 60.
Ce passage des Institutions de Priscien est aussi invoqué par
l’auteur du commentaire du Barbarisme attribué, sans doute faus
sement61, à Kilwardby, et illustré par le recours à l’exemple de
turba :
Il (i.e. D onat) d it en su ite q u ’il y a v ice p a r le n o m b re, si l ’o n d it ‘p ars in fru sta s e c a n t’, parce q u ’un plu riel est m is p o u r u n sin g u lier, e t ain si u n n o m b re p o u r son opposé.
60 Robertus Kilwardby, Comm entaire sur Priscien m ineur, Vatican, Urb. lat. 298 (ad X V II 187, Omnis enim constructio ... ad intellectum vocis est referenda) f. 52 ra: « Adhuc convenientior est oratio que convenientius représentât intentionem proferentis, sed figurativa oratio m ultotius convenientius hoc facit quam prima. A d oppositum sic obicitur : locutio sic disposila non secundum regulas gram atice sed m odo opposite sim pliciter incongrua est, sed talis est figurativa, ut ‘turba ru u n t’ et huiusm odi, quare figurativa locutio erit sim pliciter incongrua. A dhuc constructio intransitiva secundum gram aticam ydemptitatem exigit substantie et accidentium , quare si com ponatur sub diversitate eorum erit incongm itas. Sed sic est hic ‘turba ru u n t’ et in //52rb// consim i- libus. Quare tales orationes sunt sim pliciter incongrue. A dhuc oratio sim pliciter incon grua omnino est de usu com m uniter loquentium ; sed oratio figurativa non est de usu eorum , ergo non est sim pliciter congrua sed hoc alias dicet quod huiusm odi oratio partim est congrua et partim incongrua et non sim pliciter sic aut sic, quia quantum habet de improprietate eorum tantum et de incongruitate et quantum de ratione excu sante tantum de congm itate ».
61 Pour la remise en cause de cette attribution, cf. I. Rosier, « O Magister... », art. cit. p. 4, avec le rappel des arguments d ’O. Lewry.
M ais on ré fléch it ici d e la faço n suivante : p u isq u ’un n o m au p lu riel exige la c o n stru ctio n avec u n v erb e au plu riel p ar le g ran d nom bre q u ’il com porte, et q u ’un n o m au sin g u lie r c o m m e au plu riel d én o te un grand n o m b re en tan t que n o m c o lle ctif, c o m m e d it P risc ien , ‘p e u p le ’ ou ‘fo u le ’ (turba) ou ‘to u t h o m m e ’ et n o m d e ce g en re, un m o t au sin g u lier p ar le g ran d nom bre q u ’il signifie p eut être c o n v en a b le m en t c o n stru it avec u n verbe au p luriel et cela se fait sans vice, co m m e u n m o t au p lu rie l p a r le g ran d n o m b re q u ’il désigne.
D e m êm e : cet ex em p le fig u re dans u n poèm e, il est donc auth en tiq u e, et il y a d o n c ici u n e im p ro p rié té et u n e raiso n excusante, en ce q u ’il y a ici une figure. Il co n v ie n t d o n c q u ’il y ait ici une raiso n qui fasse q u ’il y ait ici une telle im p ro p rié té et u n e ra is o n q u i l ’exige. (...)
A la q u e stio n q u ’un n o m au singulier p araît se construire co n v en ab lem en t avec u n v erb e au p lu riel p a r le g ran d no m b re q u ’il désigne c o m m e un n om au p lu riel, o n d it q u ’u n n o m au p lu rie l se co n stru it avec un verbe au sin g u lier ex
p a r te a n te n o n se u lem en t en v ertu du g rand nom bre q u ’il signifie m ais selon
q u ’il e st signifié su r le m o d e d u g rand nom bre, car la co n struction, com m e il e st dit, (d o it ê tre ra p p o rté e) à l ’in tellect du son vocal ; m ais u n m o t au singu lier, b ien q u ’il signifie le g ra n d n o m b re com m e n o m collectif, ne le fait p o u r tan t pas selo n l ’in te lle ct du so n vocal et sur le m ode du grand n o m b re, et pour c ette ra iso n il n e se c o n stru it p as p ro p rem en t avec un verbe au p lu riel ex pa rte
an te. C ’e st p o u rq u o i, q u a n d o n d it ‘la fo u le ’ (turba) ou ‘les fo u le s’ (turbae) ou
‘to u t h o m m e ’ ou ‘to u s les h o m m e s ’, on ne d it pas une chose et u n e autre, m ais on d it la m êm e ch o se sous des m o d es différents, et le m ode de signifier diffé re n t d o n n e u n e c o n stru ctio n d ifféren te 62.
62 R obert Kilwardby, In D onati artem maiorem III, éd. L. Schmücker, Brixen, 1984, p. 59, 885 sq. : « C onsequenter dicit quod est vitium ratione num eri, si dicatur parsin FRVSTA secan t(393, 31), quia ponitur plurale pro singular!, et ita num erus oppo- situs pro opposite. Sed contra : hie quaeritur hoc modo : cum nomen in plurali ratione m ultitudinis im portatae per ipsum exigit ordinationem cum verbo in plurali, et nomen aliquod notât m ultitudinem in singular! sicut et plurale, quia nom en collectiuum , ut dicit Priscianus, populus vel turba vel omnis hom o et huiusmodi, quare dictio in singu lar! ratione m ultitudinis, quam désignât, [non] potest conuenienter ordinari cum verbo in plurali et sine vitio est, sicut dictio num eri pluralis ratione multitudinis, quam dési gnât. Itemhoc exem plum in poem ate est, quare est authenticum, et ita est ibi impro- prietas et ratio excusans, quia est ibi figura. Quare oportet, quod sit ibi ratio, quare ibi esse talis im proprietas, et ratio, quare oportuit esse. ... Ad hocergo, quod quaeritur, quod nom en aliquod in singular! conuenienter videtur ordinari cum verbo in plurali ratione m ultitudinis designatae (designante ed.), sicut aliquod et nom en numeri p lu ralis, dicendum quod nom en in plurali non solum constm itur cum verbo singularis num eri ex parte ante (autem ed.) ratione multitudinis designatale (designante ed.) per ipsum , sed inquantum per significationem designatur per modum m ultitudinis, quia constructio, ut dictum est, ad intellectum vocis etc. [(est)], sed dictio in singular!, licet m ultitudinem significet sicut nom en collectiuum , non tarnen secundum vocis intel lectum et per m odum m ultitudinis, et propterea non constm itur proprie cum verbo in num ero plurali, ex parte ante (autem ed.). Unde (ut ed.) est, cum dicitur ‘turba vel turbae vel om nis hom o vel om nes hom ines’, non dicitur aliud et aliud, sed idem dicitur diversim ode et ille m odus diversus significandi facit constructionem diversam ».
Toute construction devant être rapportée à 1’intellection selon la
formule déjà citée de Priscien, les grammairiens se donnent pour
tâche d’éclairer cette notion, en recourant au procédé courant de la
subdivision, et en distinguant un intellectus primus et un intellectus
secundus, qui s’accordent avec la distinction ad sensum / ad intel-
lectum. Selon l’époque et les grammairiens, ce que recouvrent ces
notions tend à varier: Jordan, qui est semble-t-il le premier à
mentionner cette distinction, voit dans l’intellect second la visée du
locuteur, alors que Kilwardby et Bacon l’admettent au sens de ce
que reconstruit l’auditeur; une troisième génération (Magister
Johannes, Gosvin de Marbais, l’anonyme du sophisme O
Magister), plus radicale, y voit en revanche la signification lexicale
des constituants de l’énoncé, par opposition à leur consignification
ou mode de signifier63.
La notion d’intellect premier et second est mise en œuvre par la
glose Admirantes du Doctrinale, commentant un passage qui traite
des accords selon le sens, et elle est illustrée une fois de plus par
turba ruunt64 :
V idetur quod in huiu sm o d i lo cu tio n ib u s ‘p ars in fru sta secan t [ Ve r g. A en. 1, 212], ‘tu rb a ru u n t’, et in ex em p lo littere, n u lla sit im p ro p rie ta s vel figura.
1. O ppositio in d ictionibus vel p artib u s c a u s a tu r ab o p p o sitio n e in tellec- tuum , et opp o sitio in tellectu u m ab o p p o sitio n e reru m . C u m ergo in te r rem im portatane p e r hoc no m en ‘p o p u lu s ’ vel ‘tu rb a ’ vel ‘p a r s ’ e t v erb u m p rin cip ale no n sit oppositio, ergo nec in in te lle ctu n ec in serm o n e. E rg o n ec in u lla tali locutione erit im p ro p rietas sive figura.
2. Item accid en tia co n traria in d iv ersis su b sta n tiis n o n h a b en t c o n trarie- tatem . C um ergo no m en et v erb u m sin t div ersa, sicu t p atet, q u ia ex o p p o sito d istin g u u n tu r singularitas in n o m in e e t p lu ralita s in v erbo, n o n h a b e t O pposi tionen! adinvicem . E t ita re d it in id em , u t p rius.
a d 1. A d qu o d d icen d u m e st q u o d c o n tin g it lo q u i de h o c n o m in e ‘tu rb a ’ d u p liciter : q u an tu m ad p rim u m in te lle ctu m , et h o c m o d o est p o n e re Opposi tionen! in ter rem verbi p lu ralis n u m eri et re m su am , et sim ilite r in te lle ctu et serm one ; vel q u an tu m ad se c u n d ariu m in te lle ctu m , e t q u a n tu m ad h o c n o n est oppositio in ter n o m en sin g u laris n u m eri et v e rb u m p lu ralis. Q u ia ergo c o n stm u n tu r ad p rim ariu m in te lle ctu m eo ru m , o p p o n u n tu r. E t p ro p te r h o c e st ponere qu o d q u elib et talis c o n stru ctio sim p lic ite r est in co n g ru a , q u o a d q u id tarnen congrua.
63 Pour ces notions cf. I. Rosier, La parole com m e acte, op. cit. p. 46-49.
64 Alexandre de Villedieu, D octrinale, éd. cit. 7484-1487: « N o n das ad vocem quandoque relata, sed ad rem / N om inis : est bona gens, Deus est protector eorum . / Adiectiua modo poni reperimus eodem : / Pars hom inum validi turres et m oenia scan dant ».
a d 2. A d se c u n d u m d ice n d u m est quod, licet no m ea e t verbum sint duo d iv ersa se c u n d u m se, se c u n d u m tarnen q u o d unum quo d d am in constru ctio n e o ra tio n is fa ciu n t, q u ia ex a ccid en te e t subiecto fit u n u m num ero, u n u m sunt. E t id eo ra tio illa n u lla e s t 65.
2.2.2. Une équivalence sémantique ?
On a vu maintenant un certain nombre de grammairiens
employer l’exemple turba ruunt. Il reste à prendre en compte leur
avis sur le statut respectif des deux séquences turba ruunt et turba
ruit, l’énoncé fictif qui justifie linguistiquement l’écart à la norme
du langage. Les auteurs admettent que turbae est ici l’excusant de
turba (Roger Bacon : similiter cum hoc idem significai quod hoc
quod dico ‘turbe’, cf. texte cité infra 2.3.1, le Ps.-Kilwardby du
commentaire sur le Barbarisme : ‘turba ruunt pro turbae ’, cf. texte
cité supra 2.2.1), mais on rejette en revanche l’idée d’une équiva
lence, au niveau de la signification, entre turba ruunt et turba ruit,
ce qui revient à dire que ce second énoncé aurait été fautif à cet
endroit. On trouve cette idée nettement exprimée chez Jean De
Wolve (hec autem ‘turba ruit’ vitiosa erit, cf. texte cité supra
2.2.1), et, à la fin du XIIIe siècle, dans un commmentaire du Grae-
cismus d’Evrard de Béthune signé d’un maître au surnom de
Jupiter, qui enseignait à l’école cathédrale de Soissons :
E t re m a rq u e au ssi que, c o m m e le d it R em i dans son co m m e n ta ire sur le
B a rb a rism e 66 : (les é carts) so n t ex cu sés et adm is en g ram m aire dans la m esure
où n o u s e x p rim o n s p a rfo is m ie u x les concepts de notre e sp rit p a r un énoncé figuré q u e p a r u n é n o n cé co rrect, com m e qu an d on dit turb a ruunt. C ette p h ra se est en effet in c o rre c te p a rce q u ’un singulier est acco rd é à u n pluriel, m ais les c o n ce p ts d e n o tre e sp rit sont ici m ieux exprim és q u e si l ’on avait dit
tu rb a r u i t 61.
65 Glose A d m irantes, ms. O rléans Bibi. M un. 252 f. 115 (daté de 1284; cité par C h . Thurot, N otices et extraits de divers m anuscrits latins pour servir à l ’histoire des doctrines gram m aticales au M oyen Âge, XX II 2, Paris [Repr. Frankfurt, Minerva,
1964] p. 371).
66 P our la citation de Rem i (éd. M L . Coletti, « U n ’ opera gramm aticale di R em igio di A uxerre : il com m ento al « D e barbarism o » di Donato », Studi m edievali 26 [1985] p. 951-67, spéc. p. 963, 413-14), cf. I. Rosier, La parole com m e acte, op. cit.
p. 24.
67 « E t vide quod sicut dicit R em igius in com m ento suo supra B arbarism um : Pro tanto excusantur et perm ittuntur in gram atica quia quandoque exprim im us melius nostros m entis conceptus per serm onem figuratum quam per serm onem congruum, ut patet dicendo ‘turba ru u n t’. Illa enim est incongrua eo quod num erus singularis