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La spécialisation des métiers de la production en Gaule de 450 à 700

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© Alexandre Beaudet, 2019

La spécialisation des métiers de la production en Gaule

de 450 à 700

Mémoire

Alexandre Beaudet

Maîtrise en histoire - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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La spécialisation des métiers de la production en

Gaule de 450 à 700

Mémoire

Alexandre Beaudet

Sous la direction de :

Christel Freu, directrice de recherche

Thierry Petit, codirecteur de recherche

Université Laval

Faculté des lettres et des sciences humaines

Département des sciences historiques

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Résumé

Dans cette recherche, nous étudions l'évolution de la spécialisation et de la division du travail pour la Gaule du Ve au VIIe siècle. Après la chute de l'Empire, on a longtemps cru que l'économie de la Gaule s'était à ce point effondrée et que les structures sociales avaient tant changé que le travail spécialisé avait presque disparu. En recherchant plusieurs centaines de noms de métier romain dans les sources hagiographiques, juridiques, épistolaires et patristiques qui ont été numérisées, nous avons constitué une liste de 113 vocables de métiers, pour les années 450 à 700. Nous avons ensuite croisé ces dénominations de métier avec ce que l'archéologie nous a appris de leurs pratiques ; nous avons ainsi pu montrer que certains termes latins pouvaient avoir des sens différents de ceux qu'on leur attribue généralement. Ceci nous a permis de relativiser la perte de la spécialisation des métiers, depuis l'époque impériale romaine. De plus, nous avons comparé, avec la période impériale romaine, la prime à la spécialisation, ainsi que la hiérarchie entre les métiers. Les résultats de cette comparaison suggèrent une certaine similitude entre le monde du travail romain et mérovingien. Ainsi, nous croyons que, malgré quelques différences et une certaine diminution, la spécialisation du travail semble être davantage en continuité avec la période impériale qu'en rupture avec cette dernière.

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Abstract

In this research, we studied the specialization of labour in Vth to VIIth century Gaul. It was thought that, after the fall of the Empire, the Gaulish economy was so crumbling and that social structures were so changed, that labour specialization had almost disappeared. However, by researching hundreds of Roman craft's name through digitalized letters, law codes, hagiographic and patristic texts, we have put together a list of 113 craft's term, for the years 450 to 700. Afterwards, we have validated these terms with archeological knowledge of craft's techniques. This shown that some Latin terms had a different meaning than what is generally accepted. This has let us relativize the loss of labour specialization, that had occurred since the Late Empire. We have also compared, with Late Empire's sources, the skill premium and the hierarchy of crafts. The results of this comparative approach suggest a strong resemblance between Roman and Merovingian labour. Despite some differences and a relative reduction, we think that the specialization of labour followed similar lines then that of the Late Empire.

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Sommaire

Résumé...II Abstract...III Liste des figures, tableaux et cartes...VI Abréviations :...VII Remerciements...VIII

Introduction...1

a. Problématique, plan et outils conceptuels...7

b. Débats historiographiques...10

1. Questions économiques...10

2. Études de l’artisanat et des métiers...13

3. Ateliers et organisation du travail...15

c. Les sources : méthodes et discussions...20

1. Les sources hagiographiques et littéraires...23

2. Les sources juridiques...25

I. Métiers et secteurs économiques...30

a. Catégorie de métiers : quelle hiérarchie entre les métiers?...30

b. La valeur de la spécialisation : du qualitatif au quantitatif...39

II. Gestionnaires de chantiers, de domaines et d’ateliers...49

a. Conceptualisation des ouvrages : ingénieurs, architectes, spécialistes et entrepreneurs?...49

b. Planification sur les chantiers : la double nature des architecti...58

III. Les métiers de la construction : recul, continuité et évolution...66

a. Les bâtisseurs de la « civilisation du bois » : un secteur sous-représenté?...68

b. Les métiers de la pierre : un exemple de tradition romaine...75

IV. Les métiers de l’artisanat : ateliers spécialisés et spécialistes dans les ateliers...89

a. Les artisanats du fer et du cuivre : un vocabulaire pauvre, des métiers diversifiés ...91

b. Les métaux nobles : la demande de l'élite et la spécialisation...97

c. Métiers des céramiques et du verre : un artisanat varié...101

d. Métiers du textile et du cuir : une terminologie variée, de rares vestiges d’ateliers ...107

V. Les métiers agricoles : dépendants, paysans ou gens de métiers?...116

a. La division du travail dans la production animalière : maîtres, bergers, et gardiens ...117

b. La culture du sol : travail itinérant, dépendant et spécialisé...127

Conclusion...136

Sources...143

Sources juridiques, canoniques et civiles...143

Sources hagiographiques, littéraires, épistolaires et patristiques...144

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Annexe A...160

Listes des métiers par secteurs économiques (450-700)...160

Planches :...169

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Liste des figures, tableaux et cartes

Tableau 1.1 Comparaison d'échelles : Édit des prix (301) et compensation pour meurtre d'esclave selon sa spécialisation dans les Leges Burgundionum (502), le Pactus Legis Alamannorum (VIe-VIIe) et l'Edictum

Rhotari (642)...39

Tableau 1.2 Primes à la spécialisation selon LB X et LRB II (500)...51

Tableau 1.3 Primes à la spécialisation selon ER 125-136 (641)...51

Tableau 1.4 Primes à la spécialisation selon EP 7 (300-301)...52

Figure 1.1 : Le sarcophage de Saint-Agnan...101

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Abréviations :

EP = Edictum Diocletiani et collegarum de pretiis rerum venalium (300-301) CTh = Code Théodosien (436)

ER = Edictum Rothari (641) LB = Lex Burgundionum (474-516)

LRB = Lex Romana Burgundionum (474-516) LV = Lex Visigothorum (569-586)

LRV = Lex Romana Visigothorum (506) PLS = Pactus Legis Salicae (507-511) LS = Lex Salica (802)

de Villis = Capitulare de Villis vel curtis imperii (810-813) PLA = Pactus Legis Alamannorum (584-628/9)

LA = Lex Alamannorum (709-730) UB = Uraicecht Becc (VIIe-VIIIe siècle) Ep. = Epistolae

Cass. = Cassiodore GG = Grégoire le Grand

GT, Gl. Martyr. = Grégoire de Tours, Gloria martyrum

GT, Gl. Conf. = Grégoire de Tours, Liber in Gloria confessorum GT, LH = Grégoire de Tours, Libri Historiarum

GT, pass. Iuliani = Grégoire de Tours, Liber de passione et virtutibus sancti Iuliani GT, vit. patr. = Grégoire de Tours, Liber vitae patrum

GT, virt. s. Mart. = Grégoire de Tours, de virtutibus sancti Martini episcopi IS, Eth. = Isidore de Séville, Ethymologia

BHL = Bibliotheca Hagiographica Latina

DMGH = Digital Monumenta Germaniae Historica PLD = Patrologia Latina Database

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Remerciements

L'écriture de ce mémoire aurait été impossible sans l’appui académique, financier et émotionnel de plusieurs personnes et organismes. Je tiens particulièrement à remercier ma directrice, Christel Freu, qui a énormément contribué à mes réflexions et à la qualité de ma rédaction. Sa rigueur concernant la maîtrise de la langue m'a permis d'améliorer considérablement tant le niveau de mon écriture que l'expression de mes idées. Nos discussions, ses suggestions de lectures et ses commentaires ont toujours été très pertinents et formateurs. De plus, son expertise de l'histoire des métiers, de l'économie et pour le traitement des sources écrites m'a été très précieuse. Je remercie aussi mon codirecteur Thierry Petit qui m'a aidé à aborder les sources iconographiques et les travaux des archéologues. Sa maîtrise du français d'édition m'a appris de nombreux aspects importants de la rédaction. De même, je me dois de remercier mon père pour ses relectures assidues de mon mémoire et pour son soutien financier. Divers organismes m'ont aussi permis de me concentrer sur la recherche et la rédaction de mon mémoire, en m'offrant plusieurs bourses ; je pense au GRANT, à La Capitale groupe financier, à la fondation Marc-Vallière ainsi qu'à la Faculté des lettres et des sciences humaines. Plusieurs étudiants et professeurs m'ont aussi aidé à aborder des aspects particuliers et techniques notamment, Simon Nicol pour la création d'une carte ; Jean-Phillippe Martel pour la traduction du latin et Robert Marcoux pour les travaux d'archéologie mérovingienne. Finalement, je tiens particulièrement à remercier ma compagne, Myriam Alepin, de m'avoir écouté, soutenu et encouragé dans ce long processus qu'est la maîtrise.

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Introduction

Pour la Gaule, la période qui s’étend du Ve siècle à la fin du VIIe a longtemps été qualifiée de sombre et désastreuse ; une parenthèse entre l’Antiquité romaine et la Renaissance carolingienne. Or, les nouvelles analyses des marqueurs archéologiques ainsi que plusieurs nouvelles recherches sur les sources écrites dressent maintenant un portrait original et singulier de cette période que l’on nomme Antiquité tardive ou haut Moyen Âge. En effet, la démographie, les rendements, les échanges et l’urbanisme ne semblent plus avoir subi un recul aussi important qu’on l’aurait cru. Pour les anciennes cités et villae, on reconnaît maintenant de nombreux éléments de continuité par rapport à l’Antiquité, l’espace rural et les emporia représentent toutefois plusieurs transformations annonçant le Moyen Âge1. Si l'on a longtemps qualifié ces transformations de régression, par exemple la généralisation de la construction en bois, les nouvelles connaissances archéologiques suggèrent qu’il y avait une rationalité complexe derrière ces choix2. Ce tableau grossier doit néanmoins être nuancé par plusieurs particularités régionales, comme une plus importante permanence de la romanité dans le Midi et dans le Sud que dans les royaumes francs au Nord. Même dans le Nord, certaines cités comme Trèves et Orléans ont aussi conservé des aspects architecturaux et culturels plus romains que d'autres3.

Les premiers signes de ces grandes transformations apparaissent toutefois avant les invasions germaniques du dernier quart du IIIe siècle ; S. Cleary y observe déjà une militarisation de la société frontalière, une monumentalisation des villae, une dépopulation des villes, une baisse du commerce transméditerranéen et une diversification des rapports 1 Sur la démographie, les rendements et les échanges, voir : Jean-Pierre Devroey, Économie rurale et

société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles) tome 1 : Fondements matériels, échanges et lien social, Paris, Édition Belin, 2003, p. 41-213 ; Sur la romanité des villes mérovingiennes et

lombardes, voir : Hendrik W. Dey, The Afterlife of the Roman City : Architecture and Ceremony in

Late Antiquity and the Early Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p.

160-189.

2 Pour un aperçu général de l’évolution technologique pendant l’Antiquité tardive, voir : Luke Lavan, « Explaining Technological Change: Innovation, Stagnation, Recession and Replacement »,

Technology in Transition: A.D. 300-650, Boston, Brill, 2007, p. XV-XL.

3 Simon Esmonde Cleary, The Roman West, AD 200-500 : An Archeological Study, Cambridge, Cambridge University press, 2013, p. 424-441 ; Hendrik W. Dey, op. cit., 2015, p. 160-189.

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de production4. En réponse aux contradictions économiques, politiques et sociales qui marquent le IIIe siècle, Dioclétien, suivi par Constantin, entame une série de réformes qui viennent renforcer les grandes tendances de l’époque. Parmi ces réformes, l’introduction du sou d’or, le solidus, a eu un effet considérable sur l’économie, pour la fin du IVe siècle, en permettant une monétarisation des échanges à une échelle jamais atteinte auparavant5. De plus, avec la refonte de l’État au cours du IVe siècle, une nouvelle élite de fonctionnaires s’élève et investit des masses de capitaux dans la construction et la rénovation de villae productives où sont aussi aménagés de prestigieux quartiers de résidences. Cette ruralisation des élites ne marque cependant pas la fin de la vie urbaine, même s’il y a un certain rétrécissement des villes et surtout des agglomérations secondaires6. L’élévation de ces riches fonctionnaires d’État est accompagnée, peu à peu, de deux autres composantes dans la constitution de l’élite. Premièrement, le statut particulier accordé à l’Église au IVe, puis l’adoption du christianisme comme religion d’État au Ve créent de nouvelles possibilités d’élévation pour certains riches et de refuge financier pour d’autres. Cette élite ecclésiale s’installe non seulement au cœur des cités, qu’elle aide à maintenir, elle fonde aussi de nouveaux espaces économiques, les monastères. Deuxièmement, l’intégration à l’intérieur du territoire de la Gaule des rois clients du limes rhénan et danubien ajoute une nouvelle catégorie d’aristocrates partiellement romanisée au sein des fonctions militaires romaines.

Au cours de la dislocation de l’État romain au Ve siècle, ce sont ces trois catégories de l’élite, elles-mêmes fragmentées par l’allégeance à tel ou tel roi germanique, qui remplacent peu à peu le système impérial7. Les rois et leurs comtes forment une aristocratie semi-itinérante, en entretenant tout de même de larges cours dans plusieurs villes et en 4 Simon Esmonde Cleary, op. cit., 2013, p. 18-41.

5 Jairus Banaji, « Economic Trajectories », Scott Fitzerald Johnson, éd., The Oxford Handbook of Late

Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 599-607.

6 Sur le repli des villes et la quasi-disparition des agglomérations secondaire, voir : Simon Esmonde Cleary, op. cit., 2013, p. 101-149 & 264-290.

7 Sur les diverses formes des aristocraties post-romaines en Gaule, voir : Chris Wickham, Framing the

early Middle Ages : Europe and the Mediterranean 400-800, Oxford, Oxford University Press, 2005,

155-203 ; Jairus Banaji, Exploring the Economy of Late Antiquity : Selected Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 143-151.

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levant l’impôt selon les cadastres romains jusqu’au début du VIe, dans le Nord et jusqu’au VIIe dans le Sud8. Les évêques et abbés deviennent les gestionnaires des villes et de différentes agglomérations, où ils y commanditent la construction de murailles et de bâtiments religieux. Les hauts postes de la fonction publique sont souvent occupés par des membres de l’aristocratie ou de l’Église. On comprend donc qu’aux VIe et VIIe siècles, l’État impérial et sa fiscalité sont maintenant fragmentés entre plusieurs entités plus ou moins bien coordonnées. À cela s'ajoute la division politique en différents royaumes de l'espace autrefois unifié de la Gaule et des Germanies. On note deux stades de divisions, le premier s'opère dès le Ve siècle avec l'établissement des royaumes germaniques : Francs et Alamans dans le Nord ; Burgondes dans le Midi ; Osthrogoths et Wisigoths dans le Sud. Ces royaumes se maintiennent jusqu'aux conquêtes franques de la première moitié du VIe siècle, où le Royaume des Burgondes, ainsi que les dernières assises romaines en Gaule sont conquis. Après quelques décennies d'unité, le royaume mérovingien se morcelle lors de successions au VIe, mais aussi au VIIe siècle en différents Teilreichs (Austrasie et Neustrie au Nord ; Aquitaine à l'Est et Royaume des Burgondes dans le Midi). Toutefois, ces unités demeurent parties intégrantes d'une unité politique plus grande et aussi d'une même aire culturelle et économique. Ainsi, malgré les multiples phases de division politique de la Gaule et des Germanies, cet espace était encore considéré, par les Anciens, comme un tout cohérent, à l'image de son unité sous l'Empire romain9.

Ces différents degrés de fragmentation influencent tout de même de manière importante le fonctionnement et le degré d’intégration des marchés10. De fait, par l’étude des dépôts de poussières métalliques, on voit très bien qu’après le démantèlement des armées impériales du Ve siècle, la production métallurgique, dont elles étaient les principales clientes, baisse drastiquement11. De plus, à la fin du Ve siècle, la frappe de monnaies en Gaule devient de plus en plus sporadique, puisque le système militaire est 8 Michael Kulikowski, « The Western Kingdoms », Scott Fitzerald Johnson, éd., The Oxford

Handbook of Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 31-34 ; Jean-Pierre Devroey, op. cit., 2003, p. 221-226.

9 Matthew Innes, Introduction to Early Medieval Western Europe, 300-900. The Sword the Plough

and the Book, New York, Routledge, 2007, p. 265-313.

10 Jean-Pierre Devroey, op. cit., 2003, p. 227-255.

11 Michael McCormick, Origins of the European Economy : Communication and Commerce, A.D.

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davantage soutenu par des droits de réquisitions locaux ou encore par du butin, ce qui a des conséquences directes et négatives sur le volume des échanges12. Malgré les tentatives d’unification des rois mérovingiens, la Gaule est périodiquement scindée en plusieurs entités au cours des VIe et VIIe siècles, ce qui a certainement contribué à accélérer la régionalisation des marchés qui s’était dessinée au Ve siècle13. Tout comme le IVe siècle est, pour l’Empire romain, l’achèvement des tendances entamées au IIIe siècle, le VIe siècle est l'aboutissement de celles entamées au Ve siècle, notamment, la réduction des marchés et le remplacement de l’État impérial par les diverses aristocraties. Ces transformations économiques font du VIe siècle une période dont la charge des extractions de surplus sur le travail du peuple est moindre que sous le système de taxation romain ; cependant, l’offre de produits bon marché d’importation transméditerranéenne et régionale décroît. La Méditerranée partage maintenant sa centralité économique avec la Mer du nord, sur les rives de laquelle on voit apparaître plusieurs ports d’importance comme Ribe et Dorestad. L’insécurité des marchés, surtout alimentaires, a poussé le peuple et l’élite à s’approvisionner plus localement dans des réseaux fiables, tout en assurant une autoproduction importante. Malgré ce repli économique, les aristocraties et les strates aisées de la population continuent de stimuler une demande soutenue en produits artisanaux spécialisés, en matériaux et denrées exotiques14. Il y a même une certaine permanence de la céramique africaine que l’on retrouve encore dans quelques sites du sud de la Gaule jusqu’au VIIe siècle et de manière très exceptionnelle dans les régions septentrionales au début du VIe siècle15. Les multiples constructions d’églises dans les grandes villes comme Paris ou Trèves, l’entretien des édifices romains dans des cités comme Vienne, ainsi que la vitalité de certains centres économiques comme Orléans, Dorestad ou Maastricht, attestent d’une continuité dans les secteurs de la construction et de la production artisanale16. Bien que réduite par rapport à la période romaine, la population de ces centres urbains requiert aussi la production de surplus alimentaires.

12 Simon Esmonde Cleary, op. cit., 2013, p. 348-352. 13 Michael Kulikowski, op. cit., 2012, p. 38-40.

14 Chris Wickham, op. cit., 2005, p. 694-708 ; Michael McCormick, op. cit., 2001, p. 7-8. 15 Michael McCormick, op. cit., 2001, p. 53-63.

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À partir du Ve siècle, plusieurs calamités (guerres, peste justinienne, changements climatiques) frappent l’Occident, toutefois la résilience à ces événements et leurs effets sont différents selon les régions. Le Sud aurait été davantage touché que le Nord par la peste justinienne de la deuxième moitié du VIe siècle. De plus, l’incidence des différentes maladies, comme la tuberculose, était bien plus importante dans les milieux urbains et dans les emporia où l’afflux de marchands est plus important17. Cependant, les calamités n’empêchent pas l’essor de certaines villes, comme Paris dont le territoire est plus étendu aux VIe et VIIe siècles qu’aux IVe et Ve siècles18. Même s’il convient de relativiser la baisse démographique de l’Antiquité tardive en Gaule, elle a certainement eu des effets sur l’économie et le monde du travail. Par comparaison avec la peste du XIVe siècle et par raisonnement malthusien, les calamités du VIe siècle ont pu aboutir en une « valeur accrue du travail due à la mortalité parmi les artisans »19.

De plus, des transformations touchent de manière plus directe le monde du travail et les gens de métier. Malgré une baisse relative de la place de l’esclavage dans les rapports de production, tout au long du Bas-Empire, les esclaves ont gardé une place économique importante, pendant tout le haut Moyen Âge20. L’esclavage romain conserve une place non négligeable dans l’économie mérovingienne, surtout dans les grandes exploitations et dans les villae de tradition romaine. Ces domaines maintiennent une main-d’œuvre servile qui pouvait être entretenue aux frais du propriétaire ou encore installée en tenure pour assurer leur propre subsistance. En parallèle, on retrouve différents types de statuts libres (colonus,

aldius, ingenus) dont les degrés de dépendance varient énormément selon les régions et les

17 Ibid., p. 44-47.

18 Pierre Riché, « Problèmes de démographie historique du Haut Moyen Age (Ve-VIIIe siècles) », Annales de Démographie Historique, 1966, 1 (1967), p. 37-55.

19 Jean-Pierre Devroey, op. cit., 2003, p. 42-47 citation en p. 46 ; Sur la fin de l’Empire romain, la peste justinienne et leurs effets sur le monde du travail, voir : Walter Scheidel, The Great Leveler:

Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton

University Press, 2018, p. 264-270 & 319-330.

20 Kyle Harper, Slavery in the Late Roman World, AD 275-425, Cambridge, Cambridge University press, 2011, p. 78-99 ; Pierre Bonnaissie, « Survie et extinction du régime esclavagiste dans l’Occident du haut Moyen Âge (IVe-XIe s.) », Cahiers de civilisation médiévale, 112, (1985), p.

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périodes21. Toutefois, ces modes d’exploitation semblent principalement concerner l’économie rurale, les sources nous permettent difficilement de rendre compte des statuts juridiques des artisans urbains et des métiers de la construction. Il est probable qu'il y avait une grande variété de statuts de travail possible pour les artisans-propriétaires et subalternes des ateliers urbains, comme à l’époque romaine22. De fait, il est probable que même le salariat, à la pièce ou sous contrat temporaire, ait perduré, pendant toute la période mérovingienne23. Chris Wickham propose aussi l'idée qu'un nouveau mode de production, propre au haut Moyen Âge, aurait émergé dans certains espaces ruraux : le mode de production paysan. Il décrit ce modèle comme une gestion autonome et plus ou moins collective de la production, agricole ou artisanale, sans toutefois en écarter l’exploitation d’esclaves par les petits propriétaires. De plus, les liens de ces hameaux avec l’aristocratie foncière étaient très lâches. Si, à l’intérieur de la communauté, les échanges étaient surtout de l’ordre du don et du contre-don, ces regroupements pouvaient être ouverts sur les marchés régionaux24.

L’ensemble de ces transformations et continuités conduit à s'interroger sur les effets des variations économiques qui marquent la période du Ve jusqu’à la fin du VIIe siècle, sur le monde du travail et plus particulièrement la spécialisation des métiers. Ce pan de l’économie, parce qu'il est intimement lié au volume des échanges et à la capacité de production de surplus, doit alors être revu à la lumière des conclusions récentes sur l’Antiquité tardive. En ce sens, nous croyons qu’il convient d’identifier les axes de continuité, de maintien et de transformation dans la spécialisation du travail des gens de métier.

21 Jean-Pierre Devroey, Puissants et misérables : système social et monde paysan dans l’Europe des

Francs (VIe-IXe siècles), Bruxelles, Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres, 2006, p.

265-315.

22 Pour les différentes combinatoires de statut dans les ateliers urbains, pendant la période romaine, voir : Nicolas Tran, Dominus tabernae : le statut de travail des artisans et des commerçants de

l’Occident romain, Rome, École française de Rome, 2013, p. 24-144.

23 Laurent Feller, « Le vocabulaire de la rémunération durant le haut Moyen Âge », Patrice Beck et al., éd., Rémunérer le travail au Moyen Âge : pour une histoire sociale du salariat, Paris, Picard, 2014, p. 154-164 ; Pour les salaires en Italie du VIe siècle, voir aussi : Christel Freu, Les figures du pauvre

dans les sources italiennes de l’Antiquité tardive, Paris, De Boccard, 2007, p. 324-386.

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a. Problématique, plan et outils conceptuels

Nous aborderons le sujet de l’économie tardo-antique en utilisant la spécialisation du travail comme marqueur de vitalité économique25. Nous tenterons donc de déterminer dans quelle mesure la spécialisation des métiers et la division du travail sont présentes en Gaule entre 450 & 700. Nous souhaitons ainsi revoir la chronologie des transformations et des continuités de l’économie et du monde du travail de la Gaule de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge.

La spécialisation du travail au sein d’une société est directement proportionnelle à la quantité de produits finis et de services qui sont l’ouvrage d’experts. Par exemple, le travail du fer peut donner lieu à plusieurs métiers spécialisés, comme le fabricant d’épées (gladiarius) ou le fabricant de limes (limarius). Toutefois, dans un autre contexte, un seul forgeron généraliste produira l’ensemble de ces marchandises. Quant à la division du travail, elle est la résultante du nombre de métiers différents œuvrant sur le même objet. Un forgeron peut très bien, par lui-même, forger une épée, émonder la lame, y installer une garde de bronze et polir l'arme. Il peut aussi faire appel à d’autres spécialistes (emundator,

faber aerarius, politor) pour effectuer ces différentes tâches26. Ces spécialistes peuvent travailler dans le même atelier que le forgeron ou dans d’autres ateliers, agissant alors comme sous-traitants27. Il est à noter que la division du travail inclut aussi les tâches de gestion et de coordination de la main-d’œuvre28. Il ne faut pas confondre la division du 25 Kai Ruffing, « Driving Forces for Specialization: Market, Location Factors, Productivity Improvements », Urban Craftsmen and Traders in The Roman World, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 115-131.

26 Harris et Ruffings utilisent plutôt les termes de spécialisation horizontale et verticale pour désigner, respectivement, la spécialisation et la division du travail. Ibid., p. 117-118 ; Edward M. Harris, « Workshop, Marketplace and Household: Technical Specialization in Classical Athens », Paul Cartledge et al., éd., Money, labour and land : approaches to the economies of ancient Greece, London, Routledge, 2001, p. 69-71.

27 Cameron Hawkins, Roman Artisans and the Urban Economy, Cambridge, Cambridge University press, 2016, p. 66-68.

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travail et la chaîne opératoire, cette dernière désignant le processus complet de production, de la matière première à la finition des objets29. De fait, la chaîne opératoire du fer comporte généralement de trois à quatre étapes, mais plusieurs de celles-ci peuvent être effectuées par un seul artisan. Si ces étapes sont effectuées dans différents ateliers, on peut supposer qu’il y a division du travail, puisque les étapes sont nécessairement effectuées par différentes personnes. Dans le cas de différentes stations de travail au sein d’un même atelier, la division du travail est plus difficile à identifier, car un même artisan peut utiliser plusieurs stations de travail au cours de la production d’un même objet.

Il convient ensuite de définir notre terminologie quant aux termes clefs de métiers et d’artisanat. Pour Nicolas Monteix, le terme de métier est plus adapté à l’historien, alors que l’artisanat est surtout un dérivé de la pratique de l’archéologie. Le métier en tant qu’« activité fondée sur la mise en œuvre d’un savoir technique, nécessitant l’emploi d’outils (cognitifs ou matériels) et qui tend au dégagement d’une plus-value »30 permet d’étudier une catégorie cohérente et ouverte de travailleurs dont les « artisans » sont une sous-partie. Les artisans sont donc ceux dont le métier est la production d’artéfacts et de produits finis périssables, dans le cas des artisanats alimentaires comme la boulangerie. Au sein des métiers, il convient cependant de distinguer les métiers agricoles des métiers artisanaux (handcrafts). Chacune de ces catégories se trouve ensuite sous-divisée : des métiers agricoles on distingue l’élevage des autres métiers ; des métiers de l’artisanat on distingue l’artisanat du luxe et les métiers de la construction des autres métiers31. À cela, il faut ajouter une catégorie essentielle pour parler de division du travail, celle des métiers de la gestion, de la planification et de la conceptualisation. Quant aux acteurs mêmes de ces différents secteurs, les termes d’artisans, d’éleveurs et d’ouvriers agricoles seront utilisés de manière générale, peu importe leur place au sein de la hiérarchie de leur corps de travail. Lorsque des distinctions seront nécessaires, nous utiliserons des termes plus précis comme : 29 Nicolas Monteix, « De “l’artisanat” aux métiers. Quelques réflexions sur les savoir-faire du monde romain à partir de l’exemple pompéien », Nicolas Monteix et al., éd., Les savoirs professionnels des

gens de métier : études sur le monde du travail dans les sociétés urbaines de l’Empire romain ,

Naples, Centre Jean Bérard, 2011 b, p. 7-26. 30 Ibid., p. 13.

31 Pour une discussion sur les artisanats de luxe à l’époque romaine, voir : Jeanne Marie Demarolle, « À la Recherche des Métiers d’Art en Gaule et Germanie Romaines », CRULH, 2012, p. 1-21.

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maître-artisan, maître-éleveur, journalier, subalterne, apprenti, superviseur ou encore gestionnaire32.

Si les modèles marxistes d’évolution des sociétés par stades de modes de production ont depuis longtemps été rejetés par la communauté scientifique, le vocabulaire marxiste reste d’usage en histoire économique, particulièrement pour parler du travail33. En effet, plusieurs termes nous semblent être plus précis pour qualifier les réalités des gens de métier. Premièrement, nous ferons appel à la notion de rapport de domination, compris comme les différentes formes que prend la relation d’exploitation de la force de travail (clientélaire, marchande, juridique et familiale). Ensuite, nous utiliserons la distinction entre travail et surtravail pour différencier l’activité nécessaire à la reproduction du travailleur de l’activité transformée en plus-value. Pour terminer, nous ferons appel à la notion de rapport de production (rentier, locatif, salarié, servile, domestique, corporatiste, etc.) en tant que synthèse entre les rapports de domination et l’organisation du travail. Quant aux modes de production (esclavagiste, féodal, capitaliste agraire, capitaliste et paysan), nous reprendrons les définitions de Chris Wickham puisqu’elles sont plus précises et mieux adaptées à notre période que celles de Marx34.

Notre étude se divise en cinq parties : en premier lieu, nous aborderons les questions entourant la catégorisation des métiers dans l’Antiquité tardive. Nous y déterminerons l’évolution des hiérarchies entre les différents secteurs de production et tenterons de mesurer la valeur accordée à la spécialisation. Les autres parties sont divisées selon les différentes catégories de métiers, afin de faciliter l’analyse de nos listes de métiers.

32 Sur les différents rôles dans les ateliers urbains, voir Nicolas Tran, op. cit., 2013, p. 75-144.

33 Andrea Giardina, « The Marxist Historiography of the Ancient World », Chris Wickham, éd.,

Marxist history-writing for the twenty-first century, Oxford, Oxford University Press, 2007, p.

15-31 ; Jairus Banaji, Theory and History: Essays on Modes of Production and Exploitation, Leiden, Brill, 2010, 427 p.

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b. Débats historiographiques

1. Questions économiques

Notre lecture économique de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge basée sur le « marché » se positionne contre le modèle primitiviste de l’enchâssement de l’économie dans les relations sociales. Pour les économies antiques, particulièrement celle du monde romain, ce débat a pris des proportions importantes, depuis la publication de l’« Économie

Antique » de Moses Finley. L’arrivée massive de nouvelles données archéologiques à partir

des années 1980 et la reprise de ces questions par l’école Néo-Institutionnaliste dans les années 1990 ont cependant nuancé, tant les positions des primitivismes qui défendent l’enchâssement économique, que celles des modernistes qui insistent sur les aspects protocapitalistes de l’économie35.

Tout d’abord, afin de bien saisir les débats entre primitivistes et modernistes pour notre période, il est nécessaire de rendre compte de l’état de la question pour le monde romain. Pour Peter Temin, économiste de formation, le marché romain n’est certes pas intégré pour l’ensemble de l’Empire, il est plutôt composé de quelques marchés régionaux interdépendants et relativement coordonnés entre eux. Pour le Haut-Empire du moins, l’économie tournerait donc essentiellement autour des lois du marché similaires à celles des économies protocapitalistes de l’Europe préindustrielle, même si les coûts de transports et de transactions étaient élevés. Selon Temin, ces lois régissaient aussi le marché du travail qui était relativement bien intégré, c’est-à-dire que les salaires étaient stables et similaires, 35 Jean Andreau, « Présentation : Vingt ans après L’Économie antique de Moses I. Finley » », Annales.

Histoire, Sciences Sociales, vol. 50, n° 5 (1995), p. 947-960 ; Peter F. Bang, Mamoru Ikeguchi, et

Hartmut G. Ziche, « Introduction », Peter F. Bang et al., éd., Ancient Economies Modern

Methodologies, Archeology, comparative history, models and institutions, Bari, Edipuglia, 2006, p.

7-23 ; Miko Flohr et Andrew Wilson, « Roman Craftsmen and Trades: Towards an Intellectual History », Urban Craftsmen and Traders in the Roman World, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 23-54.

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autour du bassin méditerranéen. Il arrive à cette conclusion en s’appuyant notamment sur les recherches d’Hélène Cuvigny sur les mines impériales36. À partir de la comparaison entre les reçus pour avance des ostraka du Mons Claudianus en Égypte et de contrats de travail daces, cette dernière conclut à une uniformité des salaires dans les metalla gérées par l’empire37. Le problème reste cependant de savoir si l’uniformité de ces salaires est réellement le fait d’un marché intégré. Selon Christel Freu et H. Cuvigny, il faut savoir que les deux contextes régionaux sont très différents et qu’il est donc peu probable qu’il en est résulté des salaires identiques sans acteurs extérieurs. Ces salaires égaux ne seraient pas entièrement le fruit du marché du travail, mais seraient plutôt fixés par l’administration impériale38. Pour Cameron Hawkins, l’incertitude des marchés, particulièrement le marché

du travail, a forcé les propriétaires d’atelier à user de différents rapports de production hors marché, en recourant à différents travailleurs dépendants, particulièrement les esclaves et les affranchies39. Cette vision d’un marché instable pour la période romaine se base en partie sur celle de Peter Bang, qui a cependant été fortement critiquée40. Selon lui, si l’économie romaine tourne certes autour d’un marché, ce dernier obéit à des règles quelque peu différentes de celles des marchés protocapitalistes de l’Europe des XVIe et XVIIe siècles. L’économie romaine ressemblerait plutôt à celle d’autres empires, comme l’Empire mongol et celui des Ottomans, où l’intégration des marchés est faible, mais où le rapport marchand restait dominant. Les coûts de transports et de transactions étant très élevés, cela aurait favorisé une segmentation du capital, une spéculation opportuniste et des productions peu standardisées. Ainsi, l’intégration des marchés se faisait plutôt au niveau de réseaux sociaux, familiaux ou politiques, ce qui rejoint en partie les positions de Finley41. Plusieurs des arguments de P. Bang sur le manque de standardisation et l’incertitude des marchés ont 36 Peter Temin, The Roman Market Economy, Oxford, Princeton University Press, 2013, 288 p.

37 Hélène Cuvigny, « The Amount of Wages Paid to the Quarry-Workers at Mons Claudianus », The

Journal of Roman Studies, vol. 86, (1996), p. 144-145.

38 Christel Freu, « Labour Status and Economic Stratification in the Roman World: the hierarchy of the wages in Roman and Byzantine Egypt », Journal of Roman Archeology, 28, (2015a), p. 161-177. ; Hélène Cuvigny, op. cit., (1996), p. 142-143.

39 Cameron Hawkins, op. cit., 2016, p. 23-65.

40 Peter F. Bang, « Imperial Bazaar: Towards a Comparative Understanding of Markets in the Roman Empire », Ancient Economies Modern Methodologies : Archeology, comparative history, models and

institutions, 2006, p. 52-63.

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cependant été critiqués à l’aide d’outils de modélisation numérique. Ces mêmes outils ont aussi montré l’importance de l’intégration des marchés pour des céramiques, rejoignant ainsi la thèse de P. Temin42. En fait, les secteurs où la standardisation était forte (céramiques ; textiles ; construction et alimentation) étaient probablement peu affectés par l'incertitude des marchés43. On comprend alors que le débat sur l’économie romaine ne remet plus en question l’existence des lois du marché, mais bien leur prévalence et l’efficacité de ce marché.

Pour les périodes plus tardives du Ve et du VIIe siècle, la théorie de la primauté de l’enchâssement économique va cependant jusqu’à reléguer l’histoire économique à un pan de l’histoire culturelle. Cette approche anthropologique réfute le concept même d’économie médiévale : « parce que la production, l’échange et la consommation n’étaient pas des réalités distinctes des rites sociaux qui les encadraient »44. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas de concept de travail au haut Moyen Âge, car toute activité productrice répondait, avant tout, à des phénomènes culturels et non à des impératifs économiques45. Cette vision est cependant battue en brèche par de nombreux travaux récents, dont ceux de Laurent Feller qui stipulent que, malgré les rapports clientélaires, les lois du marché jouent encore un rôle fondamental dans la formation des prix. En effet, selon la Règle du Maître, les abbés étaient tenus de s’informer des prix courants et ne devaient vendre les produits de leur monastère ni à des prix déloyaux ni à des prix trop élevés46. De plus, l’importance des échanges régionaux et le maintien à un certain degré du marché transméditerranéen démontrent aussi une continuité dans l’intégration des marchés47. On comprend alors que l’économie tardive est en train de reprendre sa place dans l’historiographie.

42 Tom Brughmans et Jeroen Poblome, « Roman bazaar or market economy? : Explaining tableware distributions through computational modelling », Antiquity, vol. 90, (2016), p. 401-406.

43 Christel Freu, « The history of labour in the Roman empire: new insights, new methodologies »,

Journal of Roman Archeology, 31, (2018), p. 639-647.

44 Laurent Feller, « Sur la formation des prix dans l’économie du haut Moyen Âge », Annales. Histoire,

Sciences Sociales, 66, 3 (2011), p. 627-629.

45 Jacques Le Goff, « Travail, techniques et artisans », Artigianato e technica nella società dell’alto

medioevo occidentale, 1, 18 (1971), p. 239-266.

46 Laurent Feller, op. cit., 2011, p. 645-654.

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Comme pour l’économie de l’Empire romain, les historiens ne s’entendent pas sur la performance et la chronologie des cycles de l’économie occidentale de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge. De fait, pour Jairius Banaji, le VIIe siècle est le début d’une reprise économique importante en Gaule après les difficultés des Ve et VIe siècles48. Jean-Pierre Devroey situe plutôt cette reprise économique et démographique dans la deuxième moitié du VIIe siècle, après la crise induite par la peste justinienne durant la seconde moitié du VIe siècle49. Michael McCormick propose toutefois un modèle de régression économique progressive du IIIe siècle jusqu’au VIIIe siècle, où les moments de croissances ponctuelles et régionales n’ont jamais réussi à renverser la tendance lourde50. Ce qui ressort de ces études c’est toutefois une reprise économique vers la fin de notre période. En fait, les données pour l’analyse des Ve-VIIe siècles sont encore trop fragmentaires et difficiles à interpréter pour en tirer de solides conclusions.

2. Études de l’artisanat et des métiers

Pour l’Empire romain, les primitivistes ont vu dans la spécialisation du travail le signe d’une productivité si faible que l’économie nécessitait cette segmentation pour fonctionner, alors que pour les modernistes, c’était un indicateur de la vitalité du marché. L’étude des métiers et du degré de spécialisation des différents secteurs selon les périodes a été utilisée par ceux qui se préoccupent de la performance des économies anciennes. En effet, la présence de certaines spécialisations peut être le signe de la formation de « niches » dans le marché afin d’éviter la concurrence qui serait devenue problématique. De plus, l’augmentation de la productivité résultant de la spécialisation peut aussi être le fait d’une demande soutenue51.

48 Jairus Banaji, op. cit., 2016, p. 61-88.

49 Jean-Pierre Devroey, op. cit., 2003, p. 311-315. 50 Michael McCormick, op. cit., 2001, p. 27-63. 51 Kai Ruffing, op. cit., 2016, p. 118-126.

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Plusieurs spécialistes s’entendent pour dire que l’économie de l’Empire romain a entretenu un nombre impressionnant de spécialisations de métiers. Concernant Rome, on a dénombré entre 160 et 200 termes de métier de la production, ce qui est encore plus important que d’autres grandes villes comme l’Athènes classique, où Harris identifie environ 170 métiers, dont seuls 95 sont liés à la production52. De manière plus générale, les travaux de H. von Petrikovits recensent 525 métiers, du Haut-Empire, jusqu’au VIe siècle, à l’aide de plusieurs corpus d’inscriptions et des sources littéraires53. De ces 525 termes, Edmond Frézouls a retiré les synonymes évidents, il arrive alors au nombre de 400 métiers. De ce chiffre, il identifie seulement 200 métiers dont la présence est attestée à la fois pour l’Antiquité tardive et pour le Haut-Empire. De plus, concernant la Gaule du Haut-Empire, il a effectué un imposant travail de recension des métiers à partir des inscriptions funéraires. Son travail va plus loin que celui de Petrikoviks en identifiant les métiers des secteurs de la production, du commerce et des services. Edmond Frézouls estime alors entre 200 et 255 le nombre de métiers différents pour les Gaules et les Germanies. De ce nombre, 69 métiers concernent la production, c’est-à-dire l’agriculture, la pêche et le travail des matières comme le bois et les métaux, dont une dizaine sont absents de la liste de Petrikoviks54. Toutefois, à partir de la terminologie, il est souvent difficile de distinguer le marchand du producteur, ce qui peut parfois donner une fausse impression de spécialisation dans certains cas55.

Pour les périodes plus tardives, le travail de recension des métiers a été effectué à partir des sources littéraires pour l’espace mérovingien par Dietrich Claude. Ce dernier a établi une liste de 25 métiers de l’artisanat en excluant les métiers agricoles, pour la période mérovingienne56. Helmut Roth, en se basant sur l’archéologie des techniques notamment, mais aussi sur l’étude des textes, a quelque peu relativisé ce constat en rappelant l’existence 52 Ibid., p. 116 ; Edward M. Harris, op. cit., 2001, p. 67-73.

53 Harald von Petrikovits, « Die Spezialisierung des römisches Handwerks », Herbert Jankuhn, éd.,

Das Handwerk in vor- und frühgeschichtlicher Zeit, Teil I, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,

1981, p. 63-132.

54 Edmond Frézouls, « Les noms de métiers dans l’épigraphie de la Gaule et de la Germanie romaines », Ktéma, 16, (1991), p. 34-58.

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de quelques métiers comme le potier, le plâtrier, le sculpteur et le graveur d’ivoire, qui n’apparaissaient pas dans la recension de D. Claude57. À cela, il faut ajouter quelques

métiers que Hermann Nehlsen a relevés dans les codes de lois germaniques, dans son

article paru aux côtés de celui de D. Claude dans le premier volume de Das Handwerk in

vor — und frühgeschichtlicher Zeit58. Notre travail de recension des métiers s’inscrit donc

en continuité de ceux effectués par plusieurs chercheurs sur notre période et notre espace.

3. Ateliers et organisation du travail

L’étude des vestiges archéologiques des ateliers et de la chaîne opératoire des différentes productions est maintenant un champ de recherche incontournable pour toute question liée au travail. Pour la période romaine, ces recherches se sont énormément basées sur les fouilles d’Herculanum et de Pompéi étant donné leur niveau de conservation exceptionnel. Plusieurs études ont aussi été effectuées en Gaule, notamment sur les inscriptions et stèles d’artisans, mais aussi sur les ateliers fouillés. Ces travaux ont mis à l'avant-plan la question de la place des artisans dans la société, surtout dans l’optique de restituer à ces acteurs économiques une juste considération. En effet, on a longtemps étudié le travail des gens de métier à partir du seul regard méprisant de l’élite romaine. Cependant, la distance entre ces sources et le sujet étant considérable, l’étude des stèles et inscriptions funéraires nous permet maintenant de reconnaître aussi une forme de fierté des artisans et entrepreneurs59. Si l’historiographie marxiste a longtemps associé cette fierté uniquement

au travail manuel de l’artisan, plusieurs spécialistes ont récemment rappelé l’aspect de gestion dans l’identité des artisans. Ce serait plutôt les rôles de gestionnaire d’atelier et de

56 Dietrich Claude, « Die Handwerker der Merowingerzeit nach den erzählenden und urkundlichen Quellen », Herbert Jankuhn, éd., Das Handwerk in vor- und frühgeschichtlicher Zeit, Teil I, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1981, p. 213.

57 Helmut Roth, Kunst und Handwerk im frühen Mittelalter: archäologische Zeugnisse von Childerich

I. bis zu Karl dem Grossen, Stuttgart, K. Theiss, 1986, p. 40-123.

58 Hermann Nehlsen, « Die rechtliche und soziale Stellung der Handwerder in den germanischen Leges », Herbert Jankuhn, éd., Das Handwerk in vor- und frühgeschichtlicher Zeit, Teil I, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1981, p. 267-281.

59 Alain Ferdière, « La distance critique : artisans et artisanat dans l’Antiquité romaine et en particulier en Gaule », Les Petits Cahiers d’Anatole, 1 (2001), p. 5.

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maître de main-d’œuvre des artisans qui auraient été les principales motivations derrière l’autoreprésentation dans un bon nombre de stèles funéraires60. Ce rôle de gestionnaire

serait effectivement la clef de l’élévation sociale et économique des artisans, malgré une certaine gêne des plus hautes sphères de l’aristocratie à montrer qu’elle tirait ses richesses de l’exploitation d’ateliers61. Les travaux de N. Tran rappellent alors l’extrême variabilité

des réalités des gens de métier, ces derniers pouvaient être à la fois maître-artisan et esclave ou encore libre et journalier62. Ces conclusions, bien que tirées des sources romaines,

peuvent contribuer à l’étude de l’artisanat pour l’époque mérovingienne. De fait, dans une perspective de continuité, il convient de bien comprendre le détail du monde du travail romain, pour mieux éclairer certaines situations du travail mérovingien, surtout pour l’artisanat urbain.

D’autres chercheurs se sont essentiellement basés sur les fouilles archéologiques des ateliers pour traiter de la place des artisans dans l’économie et la société. Dans ses travaux, Miko Florh a tenté de déceler les dynamiques de travail et les hiérarchies au sein de la main-d’œuvre travaillant dans les ateliers63. Son analyse considère autant l’organisation de

l’atelier que sa position géographique. Dans sa récente monographie, il prend le cas du foulon et montre l’étendue de sa condition de travail, notamment en identifiant les différents espaces de production dans les ateliers textiles64. Nicolas Monteix va un peu plus

loin dans l’étude de l’organisation du travail dans les ateliers en s’appuyant sur le concept de chaîne opératoire. À partir de l’archéologie appliquée et de l’ethnologie, il a identifié les différentes tâches liées à différentes productions, essentiellement le pain et le plomb. Il conclut à l’existence d’une division du travail dans plusieurs types d’ateliers, notamment

60 Jérôme France, « Les monuments funéraires et le “capitalisme” des élites trévires », Jean Andreau et al., éd., Mentalités et choix économiques des Romains, Bordeau, Diffusion de Boccard, 2004, p. 166-167 ; Nicolas Tran, op. cit., 2013, p. 16.

61 Nicolas Tran, op. cit., 2013, p. 250-258. 62 Ibid., p. 75-144.

63 Miko Flohr, « Constructing Occupational Identities in the Roman world », Work, Labour, and

Professions in the Roman World, Boston, Brill, 2016, p. 150-168.

64 Miko Flohr, The World of the Fullo : Work, Economy, and Society in Roman Italy, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 149-169.

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les boulangeries65. L’archéologie de la construction a aussi donné lieu à des études très

intéressantes sur la division du travail et la spécialisation des métiers au sein des chantiers. Hélène Dessales démontre l’étendue des pratiques professionnelles des structores, maçons spécialisés dans le petit appareil, qui englobent plusieurs savoir-faire, dont une connaissance des propriétés des différents types de roches66. Ces études concernent

cependant uniquement des artisans urbains du Haut-Empire en Italie, ainsi, elles trouvent leur intérêt surtout au niveau de leurs méthodes d’analyse. En effet, les comparaisons ne doivent jamais servir à combler un manque de sources ou d’analyses, mais bien à remplacer nos idées préconçues par des raisonnements provenant d’une recherche scientifique67.

L’archéologie des ateliers d’artisanat de la Gaule mérovingienne s’est très peu intéressée aux métiers et au travail pratiqué dans ces espaces, mais quelques recherches font tout de même exception. Alain Ferdière, qui traite de la longue durée, rappelle l’importance de la production artisanale rurale, tant dans les villae que dans les agglomérations secondaires. Par ses travaux de recension d’ateliers, il montre tant l’ampleur que le maintien relatif de la production artisanale du Haut-Empire jusqu’à l’Antiquité tardive68.

Gaspard Pagès, travaillant aussi sur la longue durée, montre que la réduction de la taille des ateliers de production du fer, pendant l’Antiquité tardive, a limité la division du travail, mais semble avoir eu un impact limité sur la spécialisation des forgerons69. La production

65 Nicolas Monteix, « Cuisiner pour les autres : Les espaces commerciaux de production alimentaire à Pompéi », Gallia : archéologie de la France antique latine, vol. 70, (2013), p. 9-26.

66 Hélène Dessales, « Les savoir-faire des maçons romains, entre connaissance technique et disponibilité des matériaux », Nicolas Monteix et al., éd., Les savoirs professionnels des gens de

métier : études sur le monde du travail dans les sociétés urbaines de l’empire romain, Naples, Centre

Jean Bérard, 2011, p. 41-63.

67 Paul Erdkamp, « Structural Determinants of Economic Performance in the Roman World and Early Modern Europe. A Comparative Approach », Koenraad Verboven et Paul Erdkamp, éd., Structure

and Performance in the Roman Economy : Models, Methods and Case Studies, Bruxelles, Éditions

Latomus, 2015, p. 17-20.

68 Alain Ferdière, Les Gaules : Province des Gaules et Germanies, Provinces alpines : IIe siècle av. – Ve

siècle ap. J.-C., Paris, A. Colin, 2005, 446 p. ; Alain Ferdière, « La place du domaine foncier dans la

production artisanale destinée au marché », Revue archéologique de Picardie, 1-2, (2003), p. 263-279 ; Alain Ferdière, « La place de l’artisanat en Gaule romaine du Centre, Nord-Ouest et Centre-Ouest », Revue archéologique du Centre de la France, en ligne, (2008 a), p. 35.

69 Gaspard Pagès, Artisanat et économie du fer en France méditerranéenne de l’Antiquité au début du

Moyen Âge : une approche interdisciplinaire, Montagnac, Édition Monique Mergoil, 2010, p.

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des terres cuites architecturales est aussi l’objet d’une attention particulière, des chercheurs ont notamment identifié plusieurs ateliers spécialisés, dans la région d’Orléans70. D’autres

secteurs, particulièrement le bronze et les sarcophages ont été largement étudiés et les chercheurs y ont identifié les indices d’un travail en série impliquant une certaine division du travail71. Pour les périodes tardives, l’analyse générale de l’exercice des métiers s’est

aussi faite sous l’angle des techniques par Helmut Roth, toutefois son ouvrage demeure très général72. On remarque donc que des approches inspirées des méthodes de N. Monteix et

M. Florh n’ont toujours pas été produites pour l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge.

Si ces travaux illustrent assez bien l’organisation du monde du travail, ils traitent peu des motivations derrière cette organisation. À ce titre, il faut se référer à des recherches plus près de l’histoire économique ou de l’histoire du travail que de l’histoire sociale. Dans cette perspective, Cameron Hawkins se questionne sur les raisons qui ont poussé plusieurs gestionnaires d’atelier à employer des esclaves ou encore à sous-traiter certaines tâches. Parmi les raisons de la constitution d’une main-d’œuvre servile, figure notamment la possibilité de rediriger la force productive des esclaves lors de périodes où la demande était basse sans avoir à assumer les coûts liés à l’incertitude de la recherche de travailleurs libres spécialisés73. Quant à l’utilisation de sous-traitants, cette stratégie servait certes à limiter les

risques liés à l’incertitude du marché, mais aussi à limiter les investissements74. Les

recherches de C. Hawkins, même si elles portent sur les artisans urbains du Haut-Empire, peuvent s’appliquer encore aux artisans urbains du Bas-Empire, mais leur intérêt réside

70 Sébastien Jesset, « La production de terre cuite architecturale durant le haut Moyen Âge à Saran (Loiret) : entre tradition et modernité », Société Française d’Etude de la Céramique en Gaule, Chartres, France, 2014, p. 177-196.

71 Patrick Périn, « Production en série à l’époque Mérovingienne : sarcophages de plâtre moulé et plaque de bronze du Bassin parisien », Xavier I. Barral Altet, éd., Artistes, artisans et production

artistique au Moyen Age : Fabrication et consommation de l’œuvre, Paris, Picard, 1986, p. 9-49 ;

Jean Cabanot, « Sarcophages et chapiteaux de marbre en Gaule », Antiquité Tardive, 1, (1993), p. 111-124 ; Gilbert Robert Delahaye, « Production et diffusion des sarcophages de pierre pendant le haut Moyen Age », Xavier I. Barral Altet, éd., Artistes, artisans et production artistique au Moyen

Age : Fabrication et consommation de l’œuvre, Paris, Picard, 1986, p. 41-50.

72 Helmut Roth, op. cit., 1986, p. 52-132.

73 Cameron Hawkins, op. cit., 2016, p. 44-60 ; Pour une critique des postulats de C. Hawkins, notamment ceux de « l'acteur rationnel » et du dilemne d'engager des travailleurs dépendants ou libres, voir : Christel Freu, op. cit., (2018), p. 639-647.

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surtout en tant qu’éléments comparatifs. En effet, si l’on sait qu’il y a eu une certaine perte des spécialisations de métier pendant l’Antiquité tardive, on peut dès lors se demander quelles stratégies ont été mises en place pour remplacer l’utilisation de sous-traitants. Plusieurs autres recherches récentes font état de réflexions similaires sur le monde du travail et même si elles traitent surtout du Haut-Empire, elles offrent aussi des éléments de comparaison intéressants par rapport à notre période75.

Comme nous l’avons mentionné pour les grandes questions d’économie, le problème de l’étude de l’Antiquité tardive est qu’elle a longtemps été considérée comme une période de déclin, surtout pour l’Occident. En effet, la thèse primitiviste de Le Goff continue de prendre une grande place dans le domaine et freine les études sur l’organisation du travail. De fait, pour ce dernier, la période des Ve et VIe siècles jusqu’au VIIIe montre

« l’effacement du travail et des travailleurs dans la société »76. Cela a donné lieu à une

historiographie assez pauvre quant aux recherches sur l’organisation du travail dans les ateliers. Quelques réflexions intéressantes ont tout de même été produites spécifiquement sur le monde du travail, pour notre période. Dans son étude sur les représentations sociales de la pauvreté, C. Freu a relativisé l’image d’isolement des travailleurs de l’Italie tardive en montrant qu’ils pouvaient parfois bien gagner leur vie, surtout pour les gens de métier qui travaillaient sur les domaines de l’Église77. Ses travaux sur le salariat tardif en Égypte

byzantine rappellent aussi la permanence de ce mode d’exploitation en Orient78. D’autres

chercheurs se sont posé la question pour le Monde occidental. Renée Doehaerd défend une position selon laquelle l’essentiel des principes de l’organisation du travail romain s’est

75 Voir par exemple : Claire Holleran, « Labour Mobility in the Roman World : A Case Study of Mines in Iberia », Laurens E. Tacoma et Luuk De Ligt, éd., Migration and Mobility in the Early Roman

Empire, Boston, Brill, 2015, p. 95-137 ; Fergus Millar, « Condemnation to Hard Labour in the

Roman Empire, from Julio-Claudians to Constantine », Paper of the British School at Rome, vol. 52, (1984), p. 124-147 ; Jinyu Liu, « Group Membership, Trust Networks, and Social Capital: A critical Analysis », Koenraad Verboven et Christian Laes, éd., Work, Labour, and Professions in the Roman

World, Boston, Brill, 2016, p. 203-226.

76 Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 112. 77 Christel Freu, op. cit., 2007, p. 324-386.

78 Christel Freu, « Les salariés de la terre dans l’Antiquité tardive », Antiquité Tardive, 21, (2013), p. 283-298.

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maintenu, mais de manière réduite, surtout pour le salariat79. Plus récemment, Laurent

Feller arrive à une conclusion similaire quant au maintien du salariat, notamment dans le royaume wisigothique80. La place nouvelle de l’économie tardive a donc ouvert un nombre

impressionnant de champs de recherche encore très peu explorés.

c. Les sources : méthodes et discussions

Pour les époques antiques, romaines et grecques, la spécialisation du travail a pu être étudiée en bonne partie à partir de l’épigraphie. Les inscriptions sont des sources de premier ordre pour la recension des noms de métiers, puisque ceux qui les ont commandités visaient naturellement à utiliser des termes précis. Toutefois, sans croisement avec des sources plus précises, traités techniques, lettres ou contrats de travail, on distingue difficilement les marchands des artisans et ouvriers81. De plus, il faut rappeler que certaines inscriptions, à l’instar des stèles représentant des personnes au travail, sont plutôt des témoignages provenant des entrepreneurs et non des artisans82. Or, à partir du Ve siècle, en Occident, les inscriptions faisant mention des occupations professionnelles sont extrêmement rares et surtout concentrées à Rome.

Ainsi, nous avons dû baser notre recherche sur les textes hagiographiques, littéraires, juridiques et épistolaires, qui constituent l’essentiel des sources écrites de notre période.

Une grande partie de ces textes se retrouve dans les bases de données numériques de

sources écrites des Monumenta Germaniæ Historica83 et de Patrologia Latina84. Ceci nous

a permis d’effectuer un recensement assez exhaustif des termes de métier mentionnés dans 79 Renée Doeheard, Le haut Moyen Age occidental : économies et sociétés, Paris, Presse Universitaires

de France, 1971, p. 223-225.

80 Laurent Feller, op. cit., 2014, p. 154-164. 81 Kai Ruffing, op. cit., 2016, p. 116-118.

82 Jérôme France, op. cit., 2004, Jean-Claude Béal, « La dignité des artisans : les images d’artisans sur les monuments funéraires de Gaule romaine », Dialogues d’histoire ancienne, 26-2, 2000, p. 149-182.

83 « Monumenta Germaniæ Historica », 2018 a, http://www.dmgh.de/. 84 « Patrologia Latina », 2018 b, http://pld.chadwyck.co.uk/.

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les sources écrites entre 450-700. Cette méthode a amélioré considérablement la portée de notre étude par rapport à la recension de métier qu’a effectué D. Claude, publiée en 198185.

Nous avons rassemblé nos termes de recherche sur cinq listes latines de métiers spécialisés qui sont représentatives pour la Gaule, mais qui datent de la période impériale romaine ou médiévale (une recension des inscriptions de métiers en Gaule dans Frézoul, 1991 ; liste des métiers en appendice de Code Théodosien XIII, 4, 2 ; les métiers dans l’Édit des Prix tels que relevés dans Groen-Valliga & Tacoma, 2016 ; la liste des métiers tardo-antiques dans Petrikovits, 1981 ; les métiers relevés dans les sources médiévales dans Erb, 1986). En plus des termes de métier spécifiques, nous avons recherché le vocable plus général d’artifex, pour lequel le contexte a servi à identifier la présence ou non de métiers spécialisés.

L’utilisation du vocabulaire et l’analyse de nos sources comportent plusieurs difficultés qu’il convient d’exposer. De fait, hormis quelques lois des codes germaniques, les sources avec lesquelles nous travaillons sont des témoignages assez éloignés de la vie économique ; si les sources juridiques parlent des esclaves spécialisés au sein des grands domaines et des villae mérovingiennes, l’hagiographie ne traite des métiers que de manière allusive. Les passages mentionnant des termes de métier sont souvent métaphoriques, bien que quelques récits de construction offrent des détails intéressants. Les emprunts aux auteurs classiques ou à d’autres hagiographes sont aussi fréquents. Toutefois, le choix des passages cités, du vocabulaire repris et des métaphores était fait de manière à être compris par les contemporains de l’auteur. Ainsi, si l’auteur a utilisé un nom de métier dans sa métaphore, c’est justement parce que cette image était significative pour ses contemporains86. De plus, cette distance est plutôt susceptible de sous-représenter la spécialisation des métiers que l’inverse. Même si certains secteurs du monde des métiers sont absents du vocabulaire des hagiographes (pensons à la tabletterie ou aux travaux de toiture) on ne peut conclure à leur disparition. Pareillement, la présence d’un nom de métier 85 Dietrich Claude, op. cit., 1981.

86 Sébastien Fray et al., « L’exploitation de sources hagiographiques en histoire sociale du haut Moyen Âge », Cahiers d’histoire, 34, spécial (2016), p. 65-88.

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ne fait que suggérer son existence, d’où l’importance d’un croisement systématique avec l’archéologie. Ainsi, la présence de termes de métier spécialisés dans le corpus hagiographique doit plutôt servir à alimenter notre questionnement, qui devra alors être éclairé à l'aide d’autres sources.

S'il est nécessaire de recourir à l’archéologie pour combler les lacunes de l’hagiographie, certains textes périphériques à notre aire d’étude doivent aussi être mis à contribution. Parmi ces textes, nous avons sélectionné Cassiodore, dont les Variae sont des témoignages uniques pour comprendre l’urbanisme et l’économie étatique de l’Antiquité tardive de la première moitié du VIe siècle. Les lois lombardes parlent plutôt du VIIe siècle et indiquent une certaine continuité de quelques métiers urbains qui pourrait peut-être encore s’appliquer à des villes très romanisées du Sud comme Arles ou Marseille. Les métiers agricoles mentionnés dans ces lois sont pertinents puisqu’ils traitent de certains éleveurs plus typiques des climats méditerranéens, comme la chèvre qui est absente des lois germaniques qui proviennent du nord de la Gaule. Les Ethymologia d’Isidore de Séville sont aussi des incontournables puisque ce sont les seuls textes qui parlent directement des métiers et même des techniques de certaines productions. Il faut toutefois être prudent puisque ce sont des textes antiquaires ; l’auteur cite et paraphrase souvent d’autres ouvrages de l’Antiquité, mais aussi de l’Antiquité tardive. Néanmoins, la longue influence et autorité de ces écrits, chez tout érudit s’intéressant aux techniques pendant le haut Moyen Âge, porte à croire que son vocabulaire a trouvé un fort écho avec la réalité de cette période87. Si la distance entre l’auteur et son sujet a pu induire quelques erreurs, nous croyons qu’elles sont négligeables. Nous nous sommes cependant limité à ces trois corpus comme sources périphériques pour éviter une surreprésentation, mais il est certain que des études sur les textes de Boèce, par exemple, auraient pu être envisagées.

87 Stephan A. Barney & al., The Etymologies of Isidore of Seville, Cambridge, Cambridge University press, 2006, p. 24-25.

Figure

Tableau 1.1 Comparaison d'échelles : Édit des prix (301) et compensation pour meurtre  d'esclave selon sa spécialisation dans les Leges Burgundionum (502), le Pactus Legis  Alamannorum (VIe-VIIe) et l'Edictum Rhotari (642)
Tableau 1.2 Primes à la spécialisation selon LB X et LRB II (500) 143
Tableau 1.4 Primes à la spécialisation selon EP 7 (300-301) Catégories de  métiers Pastor 20 Autres  métiers  agricoles 25
Figure 1.1 : Le sarcophage de Saint-Agnan 320
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