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Pier Paolo Pasolini

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Academic year: 2021

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Submitted on 26 Feb 2021

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To cite this version:

Angela Biancofiore. Pier Paolo Pasolini : Pour une anthropologie poétique. Presses universitaires de la Méditerranée, 167 p., 2007, 978-2-84269-792-1. �hal-03050832�

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Cahiers de Prévue

Pier Paolo Pasolini :

pour une anthropologie poétique

Textes recueillis par

Angela Biancofiore

Presses universitaires de la Méditerranée 2007

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Sommaire

Angela Biancofiore, Pasolini : pour une anthropologie poétique 7 José Guidi, « Sono tornato tout court al magma » : la

désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et

ses raisons . . . . 11

Irina Possamai, Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide . . . . 21

Duarte-Nuno Mimoso-Ruiz, Calderón (1973) de Pasolini ou la problématique « intégration de l’Auteur dans le cadre du pouvoir » . . . . 35

Hervé Joubert-Laurencin, Fulgurations figuratives. La présence brève des arts dans les écrits de Pasolini pour le cinéma et le théâtre . . . . 49

Massimo Tramonte, Pasolini e i giovani del ’68 : « Una storia sbagliata » . . . . 63

Giuseppe Zigaina, Pasolini e Sanguineti . . . . 77

Pascal Gabellone, Pasolini ou la passion de l’impur . . . . 97

Antonio Prete, Pier Paolo Pasolini : la poesia, la vita . . . . 107

Vanessa De Pizzol, Pasolini et le corps meurtri du Poète . . . . 113

Bernadette Rey-Mimoso-Ruiz, L’Exotique sous le regard de Pasolini . . . . 135

Angela Biancofiore, Pasolini, l’écriture et l’action : de l’espoir à l’utopie . . . . 151

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Pasolini : pour une anthropologie poétique

Angela Biancofiore

La poésie est là pour nous rappeler ce qui nous tient debout dans l’histoire

Odysseas Elytis, Discours pour le prix Nobel Toi Ménécée, tu resteras ici avec nous. Ta soif de mort ne doit pas être satisfaite

Pier Paolo Pasolini, Panagoulis

Le colloque qui s’est tenu à l’Université de Montpellier les  et  mars  proposait — déjà dans son titre — un certain regard sur l’œuvre de Pasolini, une sorte d’orientation de lecture : « Pour une anthropologie poétique ».

En effet, à partir des années cinquante, le travail de l’écrivain se construit autour d’un axe central d’intérêts qui constitue le véritable moteur de sa création : les valeurs culturelles d’une communauté, et pré-cisément le processus toujours à l’œuvre de création et disparition des mondes culturels.

Le poète « anthropologue » observe le présent en devenir en cherchant constamment les instruments théoriques adéquats à l’interprétation de la réalité, tout en sachant que cette réalité tend, sans cesse, à lui échap-per.

Le livre de l’économiste Giulio Sapelli sur Pasolini (Modernizzazione

senza sviluppo. Il capitalismo secondo Pasolini, Bruno Mondadori, )

et le colloque organisé par l’ethnologue Nicoletta Diasio à l’Université de Strasbourg en mars , confirment, en quelque sorte, une nouvelle

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Pasolini : pour une anthropologie poétique

orientation des études pasoliniennes centrées sur la dimension anthro-pologique de son œuvre.

Les textes proposés dans ce volume essaient d’ouvrir des perspectives de lecture sans limiter le travail de l’interprétation à des éléments biogra-phiques ou purement esthétiques, tout en évitant le risque des réactions polémiques et stériles qui ont souvent empêché, dans le passé, d’abor-der de manière approfondie et équilibrée l’œuvre de Pasolini.

Pour le poète, constamment tendu dans l’effort de comprendre les transformations de l’histoire, l’acte de l’abjuration, geste réitéré, métho-dique, révèle la volonté de ne jamais cristalliser sa pensée dans des sché-mas idéologiques préfabriqués. Le métier de l’écrivain est gouverné par la devise : « adapter le télescope à l’horizon et non l’horizon au téles-cope » ; l’activité frénétique de Pasolini est l’expression de son enga-gement pour la compréhension du présent, dans la perspective d’une volonté d’action dans le réel.

Pourtant, il ne s’agit pas de l’œuvre d’un sociologue ou d’un anthro-pologue : Pasolini est poète avant tout, c’est-à-dire, étymologiquement,

créateur. Sa pensée se traduit en écriture, et son écriture se

métamor-phose en action au cours d’un travail de compréhension du réel et de communication d’une vision du monde. En même temps, son action est écriture et sa vie fait partie de son œuvre : « je serai poète de choses », « Les actions de la vie ne seront que communiquées, / et seront, elles, la poésie, / puisque, je te le répète, / il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle » (Il poeta delle ceneri, Qui je suis, traduit, présenté et annoté par Jean-Pierre Milelli, Paris, Arléa, ).

L’écrivain manifeste à plusieurs reprises l’exigence d’être sur un front, en permanence : toujours sur la « ligne de feu », car, au-delà de ce seuil, la création assume les tons d’une contestation conventionnelle qui serait entièrement absorbée par le système.

Sur la « ligne de feu » : Erri De Luca se souvient de lui, de sa présence physique — non seulement intellectuelle — dans les rues de Rome, sur les places, entre la foule des manifestants et la police, lors des grandes manifestations de , alors que la ville se transformait en immense désert.

La poésie est « l’art de nous rapprocher de ce qui nous dépasse » : ainsi s’exprime le grand poète grec Odysseas Elytis ; sa vision du travail poé-tique est très proche des raisons profondes de l’écriture pasolinienne. 8

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Angela Biancofiore

L’idée de l’écriture comme expérience des limites revient dans le titre du livre de poèmes Trasumanar e organizzar, « transhumaniser », c’est-à-dire « aller au-delà de l’humain »...

La création littéraire et cinématographique a permis à Pasolini de faire, disait-il, l’expérience de l’ailleurs, mais aussi l’expérience de l’altérité, à travers les romans consacrés à la vie des banlieues populaires de Rome. La confrontation avec l’autre s’avère un geste nécessaire car c’est l’autre qui me révèle et qui me remet en question. Le cinéma a permis à Pasolini de voyager, de découvrir et de filmer le « Tiers Monde », un monde archaïque qui se présente immédiatement à lui dans sa dimen-sion mythique.

Tout — à ses yeux — devient mythos. Et non pas pour « fuir le réel », aux dires de certains, car le mythe n’est pas fable, au contraire, il est d’emblée enraciné dans l’histoire d’une communauté. C’est la vision mythique qui permet un échange symbolique et une réappropriation du sens du réel. Pasolini a une intense activité mythopoïetique, il crée conti-nuellement ses propres mythes — le paysan du Frioul, le sous-prolétaire romain, le Tiers monde...— qui ont la fonction de refonder, en poésie et à plusieurs reprises, l’espoir en l’avenir.

Dans les années  l’absence de croyance amène le poète dans un univers où règne un étrange nihilisme actif. L’engagement sans espoir, une « vitalité désespérée », marque la dernière phase de la vie de l’auteur, autant dans le domaine de la littérature que dans le cinéma : les œuvres

Petrolio et Salò témoignent de cette absence de perspectives. L’horreur

exerce une sorte de fascination sur l’écrivain-cinéaste qui devient un fervent lecteur de Georges Bataille, entre autres, surtout pendant le tour-nage de Salò.

Mais quelle est la limite de l’horreur ? La vie serait-elle toujours asso-ciée à sa négation ? Jusqu’où amener le spectateur dans cette « descente aux enfers » de l’abjection ?

La signification allégorique de Salò, affichée par l’auteur, n’exclut pas la fascination pour le sadisme et le masochisme, assez ouvertement admise, d’ailleurs, dans certaines poésies.

L’auteur de la Trilogie de la vie (La fleur des mille et une nuit,

Deca-meron, Les contes de Canterbury) abandonne, à un certain moment, sa

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Pasolini : pour une anthropologie poétique

conduit vers « les démons » n’est pas moins difficile que celui qui mène vers la lumière.

À côté de la pulsion vers la « barbarie » qu’on retrouve, entre autres, dans Porcile et Salò, il existe une dimension solaire chez Pasolini, un amour pour la vie et une défense de la vie : j’aime me souvenir de ces pages où l’auteur affirme avec vigueur l’inutilité du sacrifice du poète, notamment lorsqu’il défend Alekos Panagoulis, condamné en Grèce à la peine capitale par le régime des colonels. Alors, les exigences de l’être vital l’emportent sur la négation de la vie. Cependant, celui qui aime la vie aime forcément la mort dans la vie.

Le colloque de Montpellier célébrait en mars  la naissance du poète, ses quatre-vingts ans, et non pas sa mort ; son œuvre et son visage restent toujours fortement marqués par sa vitalité, et dans son univers tissé d’oxymorons la vision tragique de l’humain ne contredit pas son chant solaire et sa célébration de la vie.

Montpellier,  janvier 

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« Sono tornato tout court al magma » : la

désintégration de l’écriture poétique

pasolinienne, et ses raisons

José Guidi

Le vers est bien connu, qui sert de titre à la présente communication. Il figure dans la seconde séquence d’une composition intitulée, dans

Poésie en forme de rose, Une vitalité désespérée. Sous couleur de

don-ner suite à une interview imaginaire — placée sous le signe, est-il dit, de l’« industrie culturelle » —, Pier Paolo Pasolini y fait le point sur sa propre évolution.

C’est un passage qui m’a toujours fasciné. Parce que là se joue — comme l’avait bien compris Laura Betti, qui en avait fait le cœur de son dernier spectacle pasolinien — quelque chose qui touche à l’essence même de cette poésie. Mais pour bien comprendre ce qui se passe alors, sans doute faut-il partir de plus tôt, et de plus loin. Ce que nous ferons, en appliquant à la lettre à l’œuvre de Pasolini une clef de lecture qu’il a lui-même fournie : suivre, pas à pas, la ligne de fracture qui serpente, de façon dramatique, au sein du moindre de ses écrits.

. Peut-être ne sera-t-il pas inutile de compléter, ici, la citation. Le vers est tiré du passage suivant :« Poi forte : “Mi dice che cosa sta scrivendo ?” // “Versi, versi, scrivo ! versi !” / (maledetta cretina, / versi che lei non capisce priva com’è / di cognizioni metri-che ! Versi !) / versi non più in terzine ! // Sono tornato tout court al magma ! / Il Neo-capitalismo ha vinto, sono / sul marciapiede / come poeta, ah [singhiozzo] / e come cit-tadino [altro singhiozzo]. » (Pier Paolo Pasolini, Le poesie, Milano, Garzanti, , p. ).

. Id., La confusione degli stili (), in Passione e ideologia, Milano, Garzanti, , p.  : « Seguire, drammaticamente, il serpeggiare di quella linea divisoria, di quella sutura, di particolare in particolare, di superficie interna in superficie interna, di pagina

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La désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et ses raisons

Cet état de crise, qui se fait jour ici avec une particulière violence, et que le poème n’a d’autre objet que de clairement signifier, on le retrouve en effet dans l’ensemble de sa production antérieure, entièrement pla-cée sous le signe de la contradiction, et ce dès ses premières manifesta-tions.

Contradiction, déjà, de sa production dialectale, que l’on a redécou-verte en quelque sorte après coup, et qui le mérite bien. Avec cette écri-ture qui constituait, comme allait immédiatement le relever un lecteur aussi averti que Gianfranco Contini, un scandale dans les annales de la poésie régionale. Ceci en fonction de son caractère double et contradic-toire de poésie à la fois naïve et savante, archaïque et moderne, popu-laire et recherchée. On y trouve, bien sûr, le doux Frioul maternel, avec ses teintes tantôt aurorales et tantôt crépusculaires, ses fossés gorgés d’eau, ses prés d’un vert profond ; mais aussi une inquiète sensibilité, et une démarche poétique habile à se parer, sous une apparente simplicité, de toutes les séductions du symbolisme et de l’hermétisme, pour évo-quer de fragiles adolescents, secrètement fascinés par leur propre image, et que la mort vient tragiquement faucher dans la fleur de l’âge. Comme dans l’une des toutes premières de ces compositions, significativement intitulée L’enfant mort, où l’on trouve ceci :

Je me souviens de toi, Narcisse, tu avais la couleur du crépuscule, lorsque les cloches

sonnent le glas.

Tant il est vrai que la note fondamentale de ce chant est déjà élégiaque. Une poésie qui toutefois se transforme au fil des années, perd peu à peu de sa préciosité, se fait ballade populaire. Pasolini n’a pas connu pour rien la grande misère des journaliers frioulans, dont il partage les légi-times aspirations, ni les drames de la lutte partisane, avec, en particulier, la mort de son frère cadet, tombé dans un épisode obscur le long de la frontière yougoslave, et dont le souvenir ne cessera, dès lors, de le han-ter. Il sait maintenant témoigner, avec une émouvante sobriété — ainsi dans Il testament Coran (-) ou dans Il romancero ().

in pagina, di stilema in stilema ».

. Id., Il nini muart, in La meglio gioventù, Firenze, Sansoni, , p.  : « Jo ti recuardi, Narcìs, ti vèvis il colòur / da la sera, quand li ciampanis / a sùnin di muart ».

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José Guidi

Une évolution analogue se fait jour dans les poèmes en « langue litté-raire » conçus à la même époque, et ultérieurement regroupés dans un recueil intitulé — non sans un savant mélange de provocation et de sin-cérité — Le Rossignol de l’Église catholique (-). Poésie religieuse, semée de réminiscences liturgiques, et parfois parcourue par de véri-tables élans mystiques :

Un rossignol chante, il veut mourir : prenez son sang...

Sinon que cet univers frioulan et chrétien commence bien vite à se fis-surer, et finit par littéralement se disloquer, sous la poussée de deux forces qui agissent de façon séparée, mais néanmoins concomitante. Avec, d’une part, l’affleurement, de plus en plus insistant, d’une inquiète sensualité, illustrée — symboliquement — par une série de dialogues entre l’Ange et le Démon, entre le monde de l’innocence et celui de la perversité (qui ne sont en définitive que les deux faces d’une seule et même personnalité), ce qui amène le poète à prendre douloureusement conscience de sa singularité, à se définir comme un déçu, un éternel dépossédé, un « obsédé», condition qui se trouve efficacement

expri-mée par la citation léopardienne qu’il a mise en exergue à un certain endroit du recueil. Et, d’autre part, une prise de conscience historique

et politique, mûrie, dans la lumière épique de la Résistance, au travers d’une série de drames personnels. De sorte que ce recueil, qui s’ouvre

sur une série d’évocations d’inspiration religieuse, se clôt, paradoxale-ment, par une séquence intitulée La découverte de Marx.

Cette ligne de fracture, ou de rupture, on la voit également serpenter tout au long des poèmes qui composent le recueil suivant, Les cendres

de Gramsci (-). Les vers que l’on peut y lire sont les plus

régu-liers qui soient jamais venus à l’esprit de Pasolini, qui y adopte un mètre qu’il définira, dans Passion et idéologie, comme « rationnel, logique,

his-. Id., La Chiesa, in L’Usignolo della Chiesa cattolica, Milano, Longanesi, , p.  : « Un usignolo canta, vuole morire : prendete il suo sangue... ».

. Id., ibid., L’illecito, p.  : « Sii dunque l’ossesso / che non cerca rimedi. »

. Id., ibid., Lingua () : « L’uomo resta attonito di vedere verificata nel caso proprio la regola generale. LEOPARDI »

. Il évoquera, magnifiquement, cette époque de sa vie dans le poème de La Religione

del mio tempo intitulé La Resistenza e la sua luce (in Le poesie, p. -).

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La désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et ses raisons

torique», et qui traduit, de son propre aveu, l’aspiration à une vision

plus unitaire, plus organique, plus cohérente des choses, même s’il se refuse à s’y laisser trop strictement enfermer. Le mètre fondamen-tal auquel recourt alors l’écrivain est l’hendécasyllabe, le vers de onze pieds, le mètre « d’ivoire », comme il l’avait lui-même nommé. Avec

des séquences de vers non pas rimés, mais assez souvent assonancés, et où le poète utilise à foison des figures de style dûment répertoriées (oxymores, paronomases, allitérations). À preuve le poème éponyme,

où, au terme d’un muet colloque avec le maître à penser turinois, dont l’ombre frêle paraît parfois se confondre avec celle du frère assassiné,

Pier Paolo Pasolini, bien loin d’éluder les contradictions inhérentes à sa condition d’intellectuel petit-bourgeois, choisit au contraire de les revendiquer, de les assumer, de les exacerber, jusqu’à en faire la source même de sa production poétique. Ainsi dans le passage sans doute le plus connu de cette longue et déchirante confession (et ce sont des vers que je me souviens encore l’avoir entendu scander, devant moi, avec une violence contenue, lors d’une rencontre parisienne) :

Scandale de me contredire, d’être

avec toi, contre toi ; avec toi dans mon cœur, au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères.

Ce qui compte, c’est d’interpréter — fût-ce en sauvegardant sa propre indépendance — le monde à la lumière du marxisme. Même si, dans la seconde partie du recueil, on perçoit nettement l’écho des tragiques évé-nements qui allaient terriblement affecter, ces années-là, l’ensemble de l’intelligentsia italienne et européenne, avec la dénonciation des crimes du stalinisme, et les sanglants désordres de  en Hongrie. Ce qui se voit fort bien dans Une polémique en vers, où l’on trouve cette amère constatation :

. Cf. La libertà stilistica (), in Passione e ideologia, op. cit., p .

. Cf. Lingua, in L’Usignolo della..., p.  : « Ma tu, o endecasillabo di avorio... ». . Cf. sur ce point les pénétrantes observations de René de Ceccaty, dans sa préface à l’anthologie intitulée Pier Paolo Pasolini, Poésies (-), Paris, Gallimard, , p.  notamment.

. Sans doute n’est-il pas fortuit que Pasolini, dans ce poème, qualifie Antonio Gram-sci d’« umile fratello » (Le poesie, p. ), et parle, plus loin, de l’« assassinio » (p. ) du militant ouvrier, qui a été reclus pendant plus de dix années dans les geôles du fascisme. . Ibid., p.  : « Lo scandalo del contraddirmi, dell’essere / con te e contro te ; con te nel cuore, / in luce, contro te nelle buie viscere ».

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José Guidi

Tu as voulu que toute ta vie ne fût

que lutte. Et la voilà maintenant sur une voie abandonnée, voilà que retombent les rouges bannières, faute de vent.

Tant il est vrai que cette poésie enregistre, au-delà des obsessions propres à son auteur, les drames historiques les plus significatifs de son temps, qui lui confèrent sa véritable scansion.

Ce sentiment de crise, et de déchirure, on le retrouve encore dans le recueil suivant, La Religion de notre temps. Où le poète évoque, mais sur le mode, désormais, de l’élégie, et du regret, un monde chrétien res-senti désormais comme presque effacé — avec des compositions qui sont peut-être les plus accomplies que l’on puisse trouver, mais qui ne parlent guère que de rêves désormais ressentis comme chimériques.

Tandis que, s’agissant du présent, peu convaincantes apparaissent les possibilités offertes par le socialisme étatique, avec, notamment, les impressions pour le moins contrastées retirées d’un voyage officiel effec-tué en Union Soviétique au début des années soixante, et hanté par un persistant sentiment de malaise (« Et ce monde, eh bien, non, n’est pas heureux // pour eux... »). Sentiment de malaise qui, selon Pasolini,

était, en de tels moments, consubstantiel à sa propre poésie, comme il me le fit bien comprendre, et comme il l’a exprimé en parlant, à pro-pos de sa production de ces années-là, d’« une tristesse qui fait partie de la langue elle-même, qui en constitue l’une des données, traduisible en quantité et en quelque sorte en densité ». Un sentiment de malaise

d’abord latent, mais qui se manifeste avec éclat dans les épigrammes, les sarcasmes, les invectives qui composent la seconde partie du recueil (Humilié et offensé), et qui vont du simple trait satirique, décoché avec une redoutable efficacité, jusqu’au fragment narratif de grande ampleur, ou au pastiche. Tandis que les pièces regroupées dans une troisième

par-. Ibid., p.  : « Hai voluto che la tua vita fosse / una lotta. Ed eccola ora sui binari // morti, ecco cascare le rosse / bandiere, senza vento ».

. Cf. Le poesie, p.  : « Spazzò la Resistenza / con nuovi sogni il sogno delle Regioni / Federate in Cristo, e il dolceardente // suo usignolo... ».

. Cf. ibid., p.  : « E il mondo, no, non è beato // per loro... »

. Cf. P. P. Pasolini, Poesie, Garzanti, , Al lettore nuovo, p.  : « un’infelicità facente parte della lingua stessa, come un suo dato riducibile in quantità e quasi in fisicità ».

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La désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et ses raisons

tie, et qui se proclament, ouvertement, « inciviles», parlent de la faille

qui ne cesse, de son propre aveu, de s’élargir entre le poète et la réalité à laquelle il se trouve désormais confronté :

Le monde m’échappe, encore, je ne sais plus le maîtriser, non, il m’échappe, ah, il est une fois de plus différent...

Nul n’a d’ailleurs su, mieux que Pasolini lui-même, caractériser ce moment bien particulier de son évolution : « La Religion de notre temps exprime la crise des années soixante... La sirène néo-capitaliste d’un côté, le désistement révolutionnaire de l’autre : et le vide, le terrible vide existentiel qui en résulte».

Là se situe quelque chose qu’il convient de brièvement évoquer : ce que l’on pourrait appeler le rêve africain de Pier Paolo Pasolini. Se trou-vait en effet fugitivement indiquée, dans l’épilogue du Fragment à la

mort, idéalement dédié à Franco Fortini, une toute dernière possibilité :

Afrique ! mon unique alternative...

Et de fait l’un des premiers poèmes du recueil suivant, Poésie en forme

de rose (-), nous présente l’auteur momentanément réconcilié

avec lui-même, notamment dans sa magnifique ouverture :

Il y a parfois en nous quelque chose

(que tu connais bien, parce que c’est la poésie) quelque chose de sombre qui rend plus lumineuse la vie...

. Id., Le poesie, Garzanti, , La religione del mio tempo, III, Poesie incivili (aprile

), p. -.

. Ibid ., Il glicine, p. - : « Il mondo mi sfugge, ancora, non so dominarlo / più, mi sfugge, ah, un’altra volta è un altro... ».

. Article paru dans « Vie Nuove », en date du  novembre  : « La religione del mio tempo esprime la crisi degli anni sessanta... la sirena neocapitalistica da una parte, la desistenza rivoluzionaria dall’altra : e il vuoto, il terribile vuoto esistenziale che ne consegue ».

. Cf. Le poesie, Garzanti, , p.  : « Africa ! Unica mia // alternativa... ».

. Ibid., p.  : « Alle volte è dentro di noi qualcosa / (che tu sai bene, perchè è la poesia) / qualcosa di buio in cui si fa luminosa / la vita... ».

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José Guidi

Avant que ne se trouve ensuite évoquée, au travers des paysages de la Guinée, une nature puissante et vierge, sensuelle et sauvage, dont la démesure même est source d’envoûtement :

Mais la Beauté est Beauté, qui ne ment

écrit Pasolini, en un vers qui est en même temps profession de foi et aveu.

Ce ne sera, toutefois, qu’une brève illusion. L’image mythique de ce fabuleux continent — où resurgissent, inscrits dans une dimension nou-velle, certains aspects de l’univers frioulan — va bien vite se désinté-grer face au déferlement, lucidement enregistré, d’un néo-capitalisme dévastateur et conquérant, qui est en passe de tout dévorer, et auquel nulle contrée, si reculée soit-elle, ne saurait à la longue échapper. Le rêve africain ne sera plus par la suite évoqué qu’à la façon d’une réalité pathétique et déjà presque effacée (notamment à travers le drame des Denkas, cette peuplade du sud du Soudan dont l’écrivain dénoncera le génocide dans une interview concédée à « L’Europeo » quelques mois à peine avant sa mort. Tandis que s’affirme conjointement, dans Poésie

en forme de rose (-) un nouveau thème dominant :

La déception de l’histoire ! qui nous mène jusqu’à la mort sans que nous ayons vécu...

En vain les accents prophétiques qui ponctuent parfois ce recueil cherchent-ils à donner le change. Pour Pier Paolo Pasolini — qui aura prédit, à plus d’un titre, la fin des idéologies — toute possibilité de contestation qui ne soit purement individuelle semble désormais s’être évanouie, face à un univers impitoyablement dominé par des valeurs de consommation, qui engendrent sans cesse de nouvelles formes d’alié-nation. Ce constat d’impuissance affleure tout au long de la Poésie sur

un vers de Shakespeare, où l’auteur, au détour de somptueuses

évoca-tions de paysages africains ou frioulans, souligne le côté dérisoire de son

. Ibid., p.  : « Ma la Bellezza è Bellezza, e non mente ».

. Cf. Massimo Fini, Eros e cultura : intervista con Pier Paolo Pasolini, in « L’Europeo », septembre .

. Le poesie, Garzanti, , p.  : « la delusione della storia ! / che ci fa giungere alla morte / senza essere vissuti... ».

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La désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et ses raisons

propre engagement, se qualifiant lui-même de « Don Quichotte de trois ans », puis de « Roland l’Ennuyeux », au bout de ses ficelles, pour

abou-tir enfin à un sarcastique et douloureux reniement :

Ah, ah, les poètes qui rivalisent de rationalisme ! La drogue, pour professeurs pauvres, de l’idÉologie ! J’ABJURE CES DIX ANNÉES RIDICULES!

C’est là que se produit, dans l’écriture poétique pasolinienne, l’abandon de la structure métrique régulière jusque là privilégiée : une véritable désintégration formelle, dont le poète lui-même a souligné — dans le passage que nous avons en premier lieu cité — la signification et la por-tée, et qui trouve son équivalent, dans le domaine cinématographique, avec Les oiseaux, petits et gros, ce récit disloqué, qui marque la fin de la « première époque » des réalisations filmiques pasoliniennes. Moment de crise intense, qui culmine en ce début des années soixante, et sur lequel la composition, de caractère autobiographique, intitulée Poète

des Cendres, peut jeter une certaine lumière. On y lit, à propos de Poé-sie en forme de rose :

C’est avec ce dernier recueil que quelque chose s’est rompu

Il est toutefois douteux que ce soit, comme l’écrit ensuite le poète « la présence [...] de la nouvelle gauche américaine» qui ait joué un rôle

déterminant à cet effet. Outre une grave crise personnelle, sur laquelle lui-même s’est obstinément refusé à « lever le voile», les voyages en

. Ibid., p.  : « Sotto / di me, che mi batto come un Don Chisciotte di tre anni, / un Orlando Noioso, tirato dai miei bei fili... ».

. Ibid., p.  : « ah, ah, la gara a essere uno più poeta razionale dell’altro ! / La droga, per professori poveri, dell’ideologia ! / ABIURO DAL RIDICOLO DECEN-NIO ! »

. Il s’agit de Poeta delle Ceneri, composition probablement rédigée au mois d’août , et que Pasolini avait, semble-t-il, envisagé de faire figurer en tête de l’anthologie de son œuvre poétique publiée chez Garzanti en . On y lit, après qu’a été évoqué le recueil Poesia in forma di rosa : « È in quest’ultimo che qualcosa si è rotto » (p. )

. Ibid . : « forse era la presenza, ancora a me non direttamente nota, / della nuova sinistra americana ».

. Cf. P. P. Pasolini, Marxismo e Cristianesimo, Brescia Fondazione Calzari Trebeschi, Roma,  : « Gli anni tra il  e il  [...] hanno coinciso con una profonda crisi psicologica mia, personale, privata. E su questo vorrei stendere un velo e lascio alla vostra umanità e alla vostra intelligenza, a quello che può esservi pervenuto attraverso la stampa e i giornali, di trarre delle deduzioni... » (p. ).

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José Guidi

Inde, en Afrique noire, au Moyen Orient, maintes fois évoqués dans le recueil considéré, ainsi que, sur un autre plan, la redécouverte de la tra-gédie grecque antique – dont l’influence sera manifeste dans l’Œdipe

Roi de  — ont sans doute pesé lourd dans ce changement radical de

repères, à partir duquel l’œuvre pasolinienne prendra un tour sensible-ment différent.

Mais, fût-ce dans son tout dernier recueil, Transhumaniser et

organi-ser, qui constitue le point d’aboutissement de cet itinéraire, et où le

lan-gage poétique paraît, tout en révélant ses ressources les plus profondes, littéralement se désagréger — notamment dans les vers parsemés de ratures et de « mots illisibles » de Charte (souillée)–, on trouve encore

quelques intenses moments de grâce : ainsi dans le poème intitulé Un

épilogue parmi tant d’autres, idéalement dédié à Ninetto Davoli, et qui

s’achève par les mots suivants :

Notre vie, je n’en suis jamais rassasié,

car une chose unique au monde, comment pourrait-on s’en lasser ?

Son tragique destin, Pier Paolo Pasolini l’avait, comme on le sait, de longue date prophétisé. Jamais peut-être de façon aussi saisissante que dans un fragment de Poésie en forme de rose, en date du  juin , où on lit ceci :

Je contemple, sage

comme une image, les préposés au lynchage. J’assiste à mon propre massacre avec le tranquille courage d’un savant.

Il parle ici de « lynchage », il parle ici de « massacre », il aurait pu parler, comme il l’avait fait dans Les cendres de Gramsci, d’« assassinat ». C’est ce Pasolini-là qui surtout nous touche, de toute évidence déjà confronté à une mort qu’il sait inéluctable, mais qu’il choisit, lucidement, d’assu-mer, conscient des risques encourus, mais fermement décidé à ne rien faire pour s’y dérober. Fort d’un « tranquille courage » qui nous remet

. Id., Charta (sporca) in Le poesie, Garzanti, , p. -. La mention « parole illeg-gibili » y revient souvent.

. Ibid., Uno dei tanti epiloghi, p.  : « Della nostra vita sono insaziabile, / perché una cosa unica al mondo non può essere mai esaurita ».

. Ibid., Poesie mondane, p.  : « Guardo con l’occhio / d’un’immagine gli addetti al linciaggio. / Osservo me stesso massacrato col sereno / coraggio d’uno scienziato ».

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La désintégration de l’écriture poétique pasolinienne, et ses raisons

irrésistiblement en mémoire les paroles consolatrices, d’inspiration léo-pardienne, que lui-même avait naguère déposées, en guise d’épitaphe, sur la tombe de son frère cadet : « Car jamais il n’y a // de désespoir sans un brin d’espérance».

. Ibid., Appendice alla « Religione » : una luce () : « ché non c’é mai / disperazione senza un po’ di speranza. » (p. ).

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Poésie et représentation.

L’Ombre de Sophocle, un guide

Irina Possamai

E le mie tragedie sono state rappresentate, non solamente lette.

Che cosa vuol dire questo ?

Pier Paolo Pasolini

Dans Affabulazione, l’Ombre de Sophocle, tout en dialoguant avec le Père au sujet du mystère du Fils, pose parallèlement et conjointement le problème du théâtre tout court : celui de la possibilité de représenter un texte dramatique.

L’Ombre de Sophocle est l’un des nombreux doubles théâtraux de Pasolini. C’est le double « tragique » de l’auteur, tout comme dans Bestia

da stile (Bête de style) Novomensky est son double poétique et, dans Por-cile (Porcherie), Spinoza est son double philosophique.

L’Ombre de Sophocle est présente dans le texte en tant qu’auteur de tragédies. Comme Pasolini (qui devient dramaturge dans les années soixante) il se pose la question que tout auteur de théâtre devrait se poser au moment de la conception d’un texte dramatique au sens de la forme la plus apte à incarner les valeurs universelles et concrètes à la fois : c’est-à-dire lorsqu’il s’interroge sur le problème qui est à la base

. Pier Paolo Pasolini, Teatro, Milano, Mondadori, , p. -. « Et mes tragédies ont été représentées, / pas seulement lues. / Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? » (Pasolini,

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

de chaque pièce de théâtre : la théâtralité. Dans Affabulazione, Pasolini

fait formuler la même question d’abord à l’Ombre de Sophocle puis au Père, qui, lui, est un double idéalement biographique. La question est, par deux fois, la suivante : « Ma cosa vuoi dirmi, con questo? » (Mais

qu’est-ce que tu veux me faire entendre par là ?).

Le théâtre de Pasolini est peuplé d’Ombres, « gli Spiriti della Parola ». C’est ainsi que l’auteur les appelle, car, comme pour Antonin Artaud, le théâtre ne doit pas être considéré simplement comme le double de la réalité quotidienne, mais aussi comme celui de la réalité inhu-maine, non huinhu-maine, « une réalité dangereuse et typique, où les Prin-cipes, comme les dauphins, quand ils ont montré leur tête s’empressent de rentrer dans l’obscurité des eaux. »

La présence des Ombres constitue une des clés de lecture du théâtre de Pasolini : ce sont ces ombres qui, partant de l’expérience de l’outre-tombe ou d’un état de transe onirique, guident l’acte d’écrire qui devient une sorte d’écriture automatique du rêve et de l’expérience mystique. Par conséquent, le spectateur ou le critique devrait également se laisser conduire par ces Ombres dans le processus de la représentation ou dans l’exégèse théâtrale.

« Comme toute culture magique que les hiéroglyphes appropriés déversent, le vrai théâtre a aussi ses ombres : [...] Pour le théâtre comme pour la culture, la question reste de nommer et de diriger les ombres : [...] et le théâtre, qui ne fixe pas dans le langage et dans les formes, détruit par le fait les fausses ombres, mais prépare la voie à une autre naissance d’ombres autour desquelles s’agrège le vrai spectacle de la vie. »

Pasolini s’interroge avant tout et à plusieurs reprises sur le statut de son théâtre par un procédé métathéâtral, notamment dans les pièces où il expose sa réflexion sur le théâtre de façon « implicite », pour reprendre les termes de Manfred Schmeling.

. Quant à la distinction entre la théâtralité comme illusion et artifice et la théâtralité comme « compresenza » de l’acteur et du spectateur, voir Piergiorgio Giacchè, L’altra

visione dell’altro. Un’equazione tra antropologia e teatro, Napoli, l’ancora del

mediterra-neo, , p. . . Ibid., p. .

. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, , p. . . Artaud, Le théâtre et son double, op. cit., p. -.

. Cf. Manfred Schmeling, Métathéâtre et intertexte, aspects du théâtre dans le théâtre, Paris, Lettres Modernes, .

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Irina Possamai

Dans ses textes dramatiques, il multiplie les situations métathéâtrales visant à approfondir à la fois le contenu et la forme du théâtre, et visant aussi à solliciter le spectateur afin qu’il participe de façon active mais distanciée au « processus » de la représentation. Ce sont là les moments didactiques, explicatifs, de matrice brechtienne, dont les doubles théâ-traux pasoliniens sont souvent porteurs.

Mais Pasolini expose également son idée du théâtre de façon explicite à travers l’écriture de textes théoriques et dans ces cas sa réflexion est, le plus souvent, postérieure ou contemporaine à l’écriture dramatique. C’est une réflexion in fieri, puisque Pasolini ne peut faire abstraction de la nature fondamentalement empirique de sa pensée qui le pousse à recommencer, voire répéter plus d’une fois une expérience, un acte, un procédé afin de creuser le sens de son propre travail. S’il existe une composante rationnelle et autoréflexive dans son théâtre, la tentative de l’auteur d’éclaircir le mystère de l’existence, bien que vouée à l’échec, en fait partie intégrante.

Le théâtre de Pasolini est toujours « a canone sospeso » (au sens sus-pendu), comme le souligne l’auteur à plusieurs reprises dans ses inter-ventions théoriques. Pasolini reprend l’expression utilisée par Roland Barthes pour définir le théâtre de Brecht, mais en lui donnant une nuance sémantique différente : si Brecht pousse jusqu’au bout son dis-cours idéologique, Pasolini, lui, s’arrête avant d’avoir tiré une conclu-sion définitive, comme il l’avoue à Jean Duflot dans la célèbre interview publiée dans Entretiens avec Pier Paolo Pasolini.

Ce « sens incertain » du théâtre pasolinien — comme le répète par deux fois le Speaker dans Calderón — cette ambiguïté, qui est aussi, selon Jakobson, l’ambiguïté même de la poésie, ce mystère est

égale-ment dû à sa forme impure. En effet, Pasolini « contamine » le style du « vieux théâtre » avec la peinture, la photographie, l’anthropologie, et avec toutes les références provenant de son vaste univers culturel. L’im-pureté de l’écriture dramatique de Pasolini réside dans son caractère incomplet qu’il recherche délibérément, dans son imperfection, son

. Cf. Jean Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Paris, Belfond, . Le volume a été reédité en  en France sous le nouveau titre : Les dernières paroles d’un impie.

Entretiens avec Jean Duflot et en Italie sous le titre Il sogno del centauro, Rome, Editori

Riuniti.

. Cf. R. Jakobson, Linguistique et Poétique, in Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, .

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

caractère provisoire qui constituent, en même temps, son potentiel de pluridisciplinarité.

Le mystère qui caractérise le théâtre de Pasolini se dévoile tout d’abord dans la fonction magique de son langage poétique et dramatique, et

se matérialise par la contamination de multiples codes qui ont besoin d’être complétés par la mise en scène pour trouver leur forme définitive et leur aboutissement.

Le questionnement autour de la théâtralité pasolinienne semble exi-ger de la scène qu’elle apporte des éléments ultérieurs à la réflexion. Si la différence entre la poésie épique et la tragédie repose principalement sur le concept de représentation, c’est justement dans celle-ci que nous pouvons puiser de précieuses informations sur la genèse et sur la struc-ture des textes dramatiques de Pasolini.

On doit alors se demander en quoi consistent le sens et la spécificité de l’interrogation pasolinienne, présente dans Affabulazione à travers l’Ombre de Sophocle. On doit se demander quelle est la réflexion de l’au-teur sur le théâtre du point de vue du théâtre et quelles informations la scène nous apporte, ou plutôt ce que la pratique scénique du théâtre de Pasolini ajoute à l’exégèse de ses textes dramatiques lorsqu’ils sont traduits en actions scéniques.

OMBRA DI SOFOCLE [...]

Perché son qui io e non Omero ?

Son qui io, perché ho scritto tragedie e non poemi. E le mie tragedie sono state rappresentate, non solamente lette.

Cosa vuol dire questo ?

Bene, immagina di essere sordo o di non capire il greco ; e di sederti nella platea, davanti al palcoscenico, in cui si rappresentano le Trachinie.

[...]

Ebbene, mio barbaro,

tu mi capiresti lo stesso ; per metà, o per un quarto ; non so ; è certo, però, che mi capiresti lo stesso. Ecco, forse non capiresti, in una rappresentazione teatrale,

. Cf. Ibidem.

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Irina Possamai

cosa dice Ercole a suo figlio, quando gli chiede di portarlo, coi suoi compagni, in cima al monte e lì bruciarlo, con le sue mani di ragazzo ? Oh sì, in qualche modo tu lo capiresti ! PADRE

Ma cosa vuoi dirmi, con questo?

Le père reprend la question posée auparavant par l’Ombre de Sophocle en soulignant son importance, permettant donc à celui-ci de développer et d’approfondir le sens de la première réponse.

OMBRA DI SOFOCLE

Aspetta : fra un poco torno a tuo figlio. Fammi parlare ancora, in questo silenzio delle tre di notte, del mio grande amore. Nel teatro la parola vive una doppia gloria, Mai essa è così glorificata. E perché ?

Perché essa è, insieme, scritta e pronunciata. È scritta, come la parola di Omero,

ma insieme è pronunciata come le parole che si scambiano tra loro due uomini al lavoro, o una masnada di ragazzi, o le ragazze al lavatoio, o le donne al mercato –come le povere parole insomma che si dicono ogni giorno, e volano via colla vita : le parole non scritte di cui non c’è niente di più bello. Ora, in teatro si parla come nella vita.

Vedi ? Tu ora ti lamenti, fai aaaaah, aaaaaaaah, e nel teatro questo suono è lo stesso : aaaaah, aaaaaaaaaaaaaaaaaaah...

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. -. SPECTRE DE SOPHOCLE : « [...] Pourquoi est-ce moi qui suis ici et pas Homère ? / C’est moi qui suis ici parest-ce que j’ai écrit des tragé-dies et non des poèmes. / Et mes tragétragé-dies ont été représentées, / pas seulement lues. / Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Bien, imagine être sourd et ne pas comprendre le grec ; / et t’asseoir à l’orchestre, devant la scène, / où sont représentées... Les Trachiniennes. (Vu que ton cas / correspond moins à la prise de pouvoir / d’Œdipe qu’aux funérailles d’Her-cule.) / Eh bien, cher barbare, tu me comprendras quand même, à moitié, / ou au quart, je ne sais, mais il est sûr / pourtant que tu me comprendras quand même. / Voilà, peut-être ne comprendras-tu pas, / lors d’une représentation théâtrale, / ce que dit Hercule à son fils quand il lui demande / de le porter, avec ses compagnons, en haut de la mon-tagne / et de l’y brûler de se mains de garçon ? / Mais si, en un sens, tu le comprendrais ! / PÈRE : Que veux-tu me dire par là ? » (Pasolini, Théâtre, Paris, Actes Sud, , p. -).

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Spectre de Sophocle : « Attends : bientôt j’y revien-drai, à ton fils. / Laisse-moi encore parler de mon grand amour / dans ce silence de

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

[...]

OMBRA DI SOFOCLE Se fossi stato solo un poeta, te lo spiegherei colle parole ! Ma io sono più che un poeta ; perciò le parole non mi bastano ; occorre che tu,

tuo figlio, lo veda come a teatro ; occorre che tu completi l’evocazione della parola con la presenza di lui,

in carne ed ossa, magari mentre nudo fa l’amore — o qualcuno di analogo a lui, e, comunque anch’esso in carne e ossa — con le sue membra scoperte. Devi vederlo, non solo sentirlo ;

non solo leggere il testo che lo evoca,

ma avere lui stesso davanti agli occhi. Il teatro non evoca la realtà dei corpi con le sole parole ma anche con quei corpi stessi...

Dans le théâtre de Pasolini, « la parole vit une double gloire » parce qu’elle est à la fois écrite, comme les mots d’Homère, et prononcée ora-lement, comme les bavardages des jeunes « borgatari » au cœur des ban-lieues. Écrire pour le théâtre signifie tenir compte du fait que le mot poé-tique est voué à être prononcé, c’est-à-dire tenir compte de son statut en devenir. La poésie dramatique est destinée à devenir voix et pour cela elle porte en elle, à l’état embryonnaire, les signes d’une telle transfor-mation.

trois heures du matin. / Au théâtre, le mot vit d’une double gloire, / nulle part il n’est à ce point glorifié. Pourquoi ? / Parce qu’il est à la fois écrit et proféré. / Il est écrit, comme le mot d’Homère / mais dans le même temps, il est parlé, comme les mots / que s’échangent entre eux deux hommes aux travail, / ou une bande de garçons, ou des filles au lavoir, / ou des femmes au marché — comme les pauvres mots, en somme, / qui se disent tous les jours et s’envolent avec la vie : / ces mots-là non écrits qui sont plus beaux que tout. / Aujourd’hui, au théâtre, on parle comme dans la vie. / Tu vois, toi, pour l’instant, tu gémis, tu fais : aaaaah, aaaaah, / et au théâtre, ce son-là c’est le même : aaaaaaaaah, / aaaaaaaaaaah. » (Pasolini, Théâtre, op. cit., p. -).

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Spectre de Sophocle : « Si je n’avais été que poète, / je ne te l’expliquerais que par des mots ! / Mais je suis plus qu’un poète ; aussi / les mots ne me suffisent-ils pas ; il faut que toi, / ton fils, tu le voies comme au théâtre ; il faut que tu complètes / ce qu’évoquent les mots par sa présence à lui, / en chair et os, même quand, nu, il fait l’amour / ou quelqu’un d’analogue à lui, mais de toute façon, lui aussi, / en chair et en os — les membres découverts. / Tu dois le voir, pas seulement l’entendre ; / pas seulement lire le texte qui l’évoque, / mais l’avoir en personne devant les yeux. Le théâtre / n’évoque pas la réalité des corps avec seulement les mots / mais aussi avec ces corps-là, eux-mêmes... » (Pasolini, Théâtre, op. cit., p. ).

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Irina Possamai

Selon Pasolini, au théâtre la langue redevient parlée. L’ambivalence de la parole théâtrale pasolinienne, « sa double gloire », implique forcément une réflexion plus générale sur la langue italienne.

Pasolini multiplie des observations sur cette langue dans des revues littéraires et théâtrales des années soixante, jusqu’à la publication d’une série d’essais à ce sujet, réunis dans Empirismo eretico. La langue

ita-lienne orale n’existe pas, c’est une convention qui fut imposée d’en haut au moment de l’unité italienne, une convention respectée servilement par les acteurs dans les Académies. Si la langue orale italienne est inexis-tante, nous sommes alors les spectateurs d’un théâtre linguistiquement académique et artificiel.

Une solution possible provient du monde de la scène. Dans le

Mani-festo per un nuovo teatro (Manifeste pour un nouveau théâtre), publié

dans la revue « Nuovi Argomenti » en janvier , Pasolini inaugure un style novateur de jeu théâtral, caractérisé par une prononciation orale entre « le dialecte et le canon pseudo-florentin ». C’est alors au metteur en scène de permettre aux acteurs de donner libre cours à leurs diffé-rentes inflexions régionales, en dehors des règles de diction préconsti-tuées et traditionnelles.

Mais au théâtre la parole n’est pas simplement une voix, elle est aussi un corps. Ces différentes couches de la parole révèlent la matérialité de l’écriture de Pasolini, comme le rappelle le metteur en scène Stanislas Nordey dans une interview donnée à Walter Siti.

Un lien immédiat s’installe entre l’écriture « de la matière » — pour reprendre un terme propre à l’étude de la peinture — et le jeu des acteurs.

Il faut étudier la « capacité performative » (au sens grotowskien) de la parole s’épanouissant dans l’action scénique puisque le théâtre ne se contente pas d’évoquer la réalité par de simples mots, mais également par les corps des acteurs, l’acteur étant le véhicule vivant du texte drama-tique. D’ailleurs, la femme, dans Orgia, déclare : « La nostra realtà non è dunque quella / che noi abbiamo espresso con le nostre parole : / ma è quella che noi abbiamo espresso / attraverso noi stessi, usando i nostri

. Cf. Pier Paolo Pasolini, Empirismo Eretico, Milano, Garzanti, .

. Cf. Walter Siti, Il corpo del testo. Intervista a Stanislas Nordey, in Pasolini, Teatro,

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

corpi / come figure ! Io come vittima, tu come boia. / Vittima che vuole uccidere, tu ; boia / che vuole morire, io. »

À l’appui de cette dernière remarque, il faut se souvenir que Paso-lini, jeune enseignant dans le Frioul, avait fait interpréter par ses élèves la dimension physique de la ponctuation, en inventant le personnage point, le personnage virgule et ainsi de suite. Cela illustre clairement la pleine conscience qu’a l’auteur de la matérialité de l’écriture et de son potentiel de représentation. Dans l’écriture dramatique, tout aussi bien la ponctuation que les silences, tout concourt à la représentation. Ce n’est pas par hasard que dans son dernier spectacle pasolinien, Porcile

(Porcherie), Stanislas Nordey cherche à redonner le texte théâtral à la

scène en faisant en sorte que les acteurs marquent les différentes pauses syntaxiques par un geste, rendant ainsi manifeste aux yeux des specta-teurs le rythme intrinsèque de la dramaturgie pasolinienne.

Le corps de l’écriture est indissociablement lié au corps de l’acteur qui, en l’interprétant, lui donne son épaisseur et sa consistance scénique.

La signification du corps de la parole est également liée à sa valeur paradigmatique. Le théâtre de Pasolini se veut toujours un exemple ou un modèle comme dans les mystères médiévaux. C’est pour cela que sur la scène de ce théâtre c’est le corps-témoin de l’acteur qui nous parle, son corps sacrificiel qui devient « engagé ». Dans Porcile, le personnage de Spinoza, s’adressant à Julian, déclare de ses propres mots (cités par Pasolini entre guillemets) :

« Liberati della schiavitù degli affetti, Julian,

per mezzo della ragione :

e quindi torna tra gli uomini, se vuoi essere uomo ! » [...]

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . FEMME : « Notre réalité n’est donc pas celle / que nous avons exprimée par nos paroles / mais elle est celle que nous avons dite / à tra-vers nous-mêmes, en usant de nos corps / comme figures ! Moi comme victime, toi comme bourreau. / Victime qui veut tuer, toi ; bourreau / qui veut mourir, moi » (Paso-lini, Théâtre, op. cit., p. ). Dans une des versions dactylographiées du texte drama-tique la même replique est attribuée à l’Homme. Cf. Fascicule A (Vitt. Em. /), Biblio-théque Nationale de Rome, feuille n. .

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Spinoza : « Libère-toi de l’esclavage des sentiments, Julian, / au moyen de la raison : et retourne dès lors parmi les hommes, / si tu veux être un homme ! » (Pasolini, Théâtre, op. cit., p. ).

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Irina Possamai

Appunto : in quanto tu sei felice tu sei. Col tuo essere tu ti esprimi

chiama come vuoi quel tuo modo di comunicare che tuo padre chiama « né obbedire né disobbedire » : Fatto sta che per esempio molti santi hanno predicato Senza dire une sola parola — col silenzio,

con l’azione, con il sangue, con la morte. Ah, non si tratta certo di discorsi

che possano essere definiti razionali. A testimoniare questa forma di linguaggio che nessuna Ragione può spiegare, neanche contraddicendosi, tu sei stato chiamato.

En effet, dans le théâtre de Pasolini, le corps qui a témoigné, s’est exprimé par le silence ou les mots, devient un objet de sacrifice. Ainsi Rosaura, dans Calderón , répète à plusieurs reprises « nous sommes des boucs émissaires». L’acteur incarne un personnage qui est sacrifié sur

l’autel du théâtre en guise d’exemple, pour aider à résoudre la « crise des différences» qui, d’après René Girard, représente le problème

exis-tant au cœur de nos sociétés contemporaines. Or, le théâtre s’oppose au processus progressif et inexorable de standardisation de masse, tant cri-tiqué par Pasolini. Le texte écrit est tout à la fois un texte oral, un texte joué par des hommes et des femmes en chair et en os, un texte « NON REPRODUIT. »

Le temps et l’espace ne peuvent alors qu’appartenir au rite. Parmi les rites que l’auteur cite dans son Manifeste, Pasolini choisit le rite

cultu-. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Spinoza : « Précisément : tu es dans la mesure où tu es heureux. / C’est par ton être que tu t’exprimes. / Appelle comme tu veux ta façon de communiquer, / que ton père désigne par la formule : “ni obéissance, ni désobéis-sance” ; / le fait est que beaucoup de saints, par exemple, ont prêché / sans dire un seul mot –par le silence, / l’action, le sang ou la mort. / Ah, il ne s’agit certes pas de discours / que l’on puisse qualifier de rationnels. / C’est pour témoigner de ce type de langage /

qu’aucune Raison ne peut expliquer, fût-ce / en se contredisant, que tu as été appelé » (Pasolini, Théâtre, op. cit., p. -).

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. .

. Cf. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Bernard Grasset, .

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Bien qu’il s’inspire ici de l’œuvre de W. Benjamin, Pasolini s’en détache car le théâtre a, selon lui, une valeur différente de celles des autres arts (Cf. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Allia, ).

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

rel, dont la seule rigueur « può ricordare il sacro orrore del rito religioso che fu il teatro delle origini » (« peut rappeler l’horreur sacrée de ce rite religieux que fut le théâtre des origines »), comme le rappelle Pasolini sur un panneau explicatif à l’occasion de sa mise en scène d’Orgia, pour souligner ensuite sur un autre panneau : « il teatro può essere un rito perché ci sono i corpi. Potete spesso chiudere gli occhi : la voce e le orec-chie fanno infatti parte dei corpi » (« le théâtre peut être un rite car il y a des corps. Vous pouvez souvent fermer vos yeux : en effet la voix et les oreilles font partie des corps »).

L’espace doit donc être réduit à l’essentiel, sans artifices scénogra-phiques, tout doit être limité au « minimo indispensabile alla forma esterna del rito » (un minimum indispensable à la forme extérieure du rite) — annonce un autre panneau dans le spectacle. Dans le Manifeste

pour un nouveau théâtre, Pasolini avait d’ailleurs pris en compte de la

même façon l’espace scénique.

Des réflexions sur la scénographie, au-delà des interventions théo-riques explicites présentes dans le Manifeste et dans le Prologue à Orgia, sont également confiées aux interventions implicites des « Esprits de la Parole », les doubles littéraires de l’auteur. Dans Calderón , les mono-logues du Speaker, porte-parole ironique et contradictoire du poète dra-matique, nous informent ultérieurement sur l’espace scénique pasoli-nien.

Quand le Speaker entre en scène pour la deuxième fois, au début du deuxième stasimo, il affirme : « Ciò che ha spinto l’autore a imma-ginare questo episodio come se si svolgesse all’interno del quadro de

Las meninas di Velàzquez (...) è un’ispirazione misteriosa, che non

com-porta nostalgia per il vecchio teatro, ma adopera il vecchio teatro, mesco-lato alla pittura, come un elemento espressivo dal senso incerto. Non un compromesso, ma un calcolo, certamente un po’ folle (di cui ancora l’autore si scusa, presso coloro che pretendono dagli altri il rigore, non sapendo che molto spesso il rigore è una giustificazione all’aridità) : e non una contraddizione innocente, ma una contraddizione cosciente».

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Speaker : « [...]Ce qui a poussé l’auteur à imagi-ner cet épisode comme s’il se déroulait à l’intérieur du tableau des Ménines de Vélas-quez (...) est une inspiration d’espèce mystérieuse qui ne comporte aucune nostalgie pour le vieux théâtre, mais utilise le vieux théâtre, mélangé à la peinture, comme un élément expressif au sens incertain. Pas un compromis, mais un calcul, sans doute un

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Irina Possamai

Dans le troisième stasimo, le Speaker répète : « La patetica ricostru-zione scenica non comporta nostalgia per il vecchio teatro, ma adopera il vecchio teatro, mescolato alla fotografia, come un elemento espressivo dal senso incerto».

Comme l’Ombre de Sophocle dans Affabulazione, le Speaker répète par deux fois les réflexions que l’auteur considère comme fondamen-tales pour le spectateur.

La dramaturgie de Pasolini est « a canone sospeso ». Le mystère qui la traverse se précise alors comme étant son « sens incertain » et se pré-sente sous la forme de la contradiction consciente d’un théâtre impur qui mélange aux traits stylistiques du théâtre ceux de la peinture, de la photographie, de l’anthropologie et de l’univers culturel de l’auteur dans sa totalité.

Outre la réflexion théorique, la scène même du théâtre de Pasolini (en particulier sa mise en scène d’Orgia en , avec les panneaux explica-tifs que l’auteur-metteur en scène avait accrochés aux murs du Labora-torio d’Arte de Turin), devient donc l’autre source à laquelle puiser pour interpréter ses textes dramatiques.

Arnaud Meunier, dans sa récente mise en scène d’Affabulazione, a mis en évidence le caractère didactique de l’écriture pasolinienne. Dans sa représentation, l’Ombre de Sophocle devient un enseignant qui écrit ses propres phrases emblématiques au tableau, un pédagogue comme Socrate, ou comme Vélasquez dans Calderón. Le metteur en scène sou-ligne ainsi le contenu métathéâtral dont certains personnages pasoli-niens, comme les « Esprits de la Parole », sont porteurs. Dans sa mise en scène d’Orgia, Jean-Marc Musial (Lille, ), insiste, lui aussi, sur les aspects métathéâtraux du théâtre de Pasolini et en intègre des nouveaux. Le metteur en scène introduit en effet un chœur de jeunes qui sont en dialogue constant avec le public pendant toute la représentation.

peu fou (pour lequel l’auteur s’excuse encore, auprès de ceux qui, des autres, exigent la rigueur, sans savoir que très souvent la rigueur est une justification à l’aridité) : et ce n’est pas une contradiction innocente, mais une contradiction consciente » (Pasolini,

Théâtre, op. cit., , p. ).

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Speaker : « [...] La pathétique reconstitution scé-nique ne comporte aucune nostalgie pour le vieux théâtre, mais utilise le vieux théâtre, mélangé à la photographie, comme un élément expressif au sens incertain » (Pasolini,

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

Le métathéâtre est un aspect significatif de la théâtralité propre au théâtre de Pasolini qui se matérialise d’une part dans la réflexion sur le théâtre et d’autre part dans les stratégies d’implication du public au moyen d’apartés, de monologues didactiques et explicatifs, dits par les personnages.

Les mises en scène du théâtre de Pasolini sont donc une source inépui-sable d’informations utiles à l’interprétation de ses textes dramatiques.

Rappelons, par exemple, le cas d’Orgia. Le sens du corps expiatoire (du bouc émissaire) est patent dans la mise en scène de Marc Lie-bens et Michèle Fabien en . Le metteur en scène et la dramaturge-adaptatrice ont mis en évidence le potentiel du rite qui est prédominant dans la pièce. La représentation pourrait aussi être définie comme une mise en abîme de rituels paradigmatiques qui soulignent la structure cir-culaire du drame : dès la première scène, le spectateur perçoit le dédou-blement du personnage principal, l’Homme ; il le voit pendu et en même temps il voit l’acteur qui va interpréter sa tragédie sadomasochiste.

En ce qui concerne l’espace, Laura Betti reconnaît au Pasolini drama-turge-metteur en scène d’Orgia en , l’intuition qu’il eut, pour cette mise en scène, d’une sorte de cage sonorisée dans laquelle les acteurs jouaient avec l’aide des micros. Dans leur représentation d’Orgia en , Jean Lambert Wild et Jean-Luc Therminarias, accentuent cette idée de fond, en réduisant l’espace destiné au jeu des acteurs et en les enveloppant dans une atmosphère de clair-obscur peuplée d’images de synthèse et de voix modifiées par des appareils électroniques.

Dix ans après la mise en scène pasolinienne d’Orgia, Luca Ronconi lui aussi, dans Calderón , crée un espace « claustrophobique » résultant du jeu des acteurs. En évoluant sur la scène, les personnages dessinent autour de Rosaura, la protagoniste qui se déplace le long d’une ligne droite, des cercles concentriques qui la compriment et l’étouffent, les personnages incarnant la bourgeoisie qui essaie inlassablement d’asser-vir les rebelles, les marginaux, ceux qui tentent timidement de s’opposer à elle.

En , Federico Tiezzi saisit pour la première fois le fond de la méta-phore de Porcile. Il interprète le texte sur un ton onirique et donne à la pièce toutes les teintes et les nuances du rêve. Les personnages semblent surréels. Les habitants évanescents de l’univers onirique de l’auteur et l’aventure de Julian passionné par les cochons, deviennent la métaphore 32

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Irina Possamai

de toute différence confrontée au monde impitoyable de l’industrie et de la production.

Enfin, une œuvre de Pasolini issue de ses années passées dans le Frioul, I Turcs tal Friul (Les Turcs dans le Frioul), pièce écrite en , peut être considérée comme l’un des textes dramatiques pasoliniens les plus significatifs. Pasolini lui-même dit que la pièce est sans doute le meilleur texte qu’il ait écrit en dialecte frioulan. En  Rodolfo Castiglione puis

Elio de Capitani en , assurent la mise en scène de la pièce dialectale. Les compositeurs Luigi Nono et Giovanna Marini y participent respecti-vement et composent expressément des partitions pour exprimer la voix de la collectivité. Luigi Nono orchestre un chœur de voix masculines, « les Turcs », avec les musiciens du théâtre de La Fenice. Giovanna Marini, elle, distingue les voix féminines et les masculines en les articulant à l’in-térieur du chant a cappella, souvent introduit par une voix soliste, une sorte de coryphée homme ou femme. Ces mises en scène offrent une nouvelle clé de lecture à l’univers dramatique de Pasolini et mettent en évidence la vocation musicale de sa dramaturgie.

Pour conclure, en suivant dans Affabulazione la trace de l’Ombre de Sophocle, double métathéâtral et théorique de l’auteur, surgit claire-ment la nécessité de s’interroger sur la spécificité de toute la dramatur-gie pasolinienne, sur les composantes essentielles qui fondent la repré-sentabilité de son théâtre de la Parole, eu égard à la réflexion même de l’auteur sur son œuvre. D’ailleurs, les scènes italienne et française ont démontré dans la pratique théâtrale quelques-unes de nos hypothèses et ont ouvert de nouvelles perspectives à l’interprétation de l’œuvre théâtrale pasolinienne.

Si les textes théâtraux de Pasolini ont souvent une structure circu-laire, comme semble l’indiquer la conclusion du père dans A

ffabula-zione : « No, Cacarella, non andartene, ascoltami, non ho ancora finito...

. Pasolini avait l’habitude de transcrire ses rêves et d’en tirer l’inspiration pour ses œuvres dramatiques. Son dernier roman inachevé, Petrolio peut être considéré aussi comme une longue série de fragments oniriques.

. « [...] è forse la miglior cosa che io abbia scritto in friulano » (Cf. Pier Paolo Paso-lini, Lettere -, Torino, Einaudi, , p. ). « ... il s’agit peut-être de la chose la meilleure que j’ai écrit en frioulan ».

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Poésie et représentation. L’Ombre de Sophocle, un guide

lasciami ricominciare daccapo... », une autre phrase de la même pièce

témoigne de la grande valeur attribuée par l’auteur au théâtre en tant qu’expérience du monde et expérimentation physique et anthropolo-gique de la réalité. « L’uomo si è accorto della realtà solo quando l’ha rap-presentata. E niente meglio del teatro ha mai potuto rappresentarla».

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Père : « [...] Non, Colique, ne t’en va pas, écoute-moi, / je n’ai pas encore fini... laisse-moi / recommencer depuis le début... » (Pasolini,

Théâtre, op. cit., p. ).

. Pasolini, Teatro, op. cit., p. . Spectre de Sophocle : « L’homme ne s’avise de la réalité / que quand il l’a représentée. / Et rien, jamais, n’a pu mieux la représenter que le théâtre » (Pasolini, Théâtre, op. cit., p. ).

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Calderón (1973) de Pasolini

ou la problématique « intégration de l’Auteur

dans le cadre du pouvoir

1

»

Duarte-Nuno Mimoso-Ruiz

ATHENA : Perché ami dunque Elettra ? PILADE : Perché io amo in lei la mia abiura.

Pasolini, Pilade, IX Episodio

1

Préambule sous forme de « Contesto »

Dans la mise en perspective de mes lectures critiques sur Calderón,

palimpseste théâtral pasolinien et brillante variation fractaleautour de

La Vida es sueño () de Pedro Calderón de La Barca, le dramaturge

du Siècle d’Or espagnol ? et suite au Colloque sur Pasolini (Il Pensiero

selvaggio,  février , Cinémathèque de Toulouse) présidé par Laura

Betti, je répondrai tout d’abord aux propos fort intéressants de René de Ceccaty (« De la Littérature au Cinéma ») : selon son exégèse, un silence « s’est abattu sur l’œuvre de Pasolini après  ».

. Pasolini dans sa recension sur Calderón (Descriptions de descriptions,  novembre ) affirmait que sa pièce est une réinterprétation du célèbre tableau comme symbole « de l’intégration de l’Auteur dans le cadre du pouvoir », voir Hervé Joubert-Laurencin :

Pasolini, portrait du poète en cinéaste, Paris, Cahiers du Cinéma, , p. .

. Les références au texte Calderón renvoient au Teatro, Garzanti (Gli Elefanti), Milano, .

. « Fractal se dit d’un objet dont la forme est, soit extrêmement irrégulière, soit extrê-mement interrompue ou fragmentée, et le reste, quelle que soit l’échelle d’examen. » A. Boutot, L’Invention des formes, Paris, O. Jacob, , p. .

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