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1 Peinture dans le cinéma

Dans le document Pier Paolo Pasolini (Page 47-50)

L’apparition, très fréquente, de la peinture dans le cinéma de Pasolini, pour être toujours surprenante et empreinte d’une belle brièveté : une fulguration... n’en est pas moins toujours explicite et massive : claire- ment figurative. Le chapitre des citations picturales est presque devenu un classique de la critique pasolinienne. Il a par ailleurs été bien étudié : de façon pionnière en  par le chercheur belge Fabien S. Gérard, puis en  dans deux études italiennes de Alberto Marchesini et Francesco Galluzzi. De Corot et Morandi dans Accattone aux avant-gardistes euro-

péens dans Salò, en passant par les maîtres d’autrefois dans l’Évangile

. Un travail en cours prend en compte les chapitres quantitativement plus impor- tants que sont : le théâtre dans le cinéma, le cinéma dans le théâtre (puisque les deux lieux d’accueil choisis sont eux-mêmes des arts, l’étude en chiasme évitant celle, trop particulière elle aussi, de la mise en abyme de chacun des deux), et la musique et la danse dans le cinéma.

. Fabien S. Gérard, « Ricordi figurativi di Pasolini », in Prospettiva, no, janvier , p. - (voir aussi, en français, la contribution du même auteur à l’ouvrage collectif :

L’univers esthétique de Pasolini, Persona, Paris ), Alberto Marchesini, Citazioni pit- toriche nel cinema di Pasolini (da Accattone al Decameron), La Nuova Italia, Università

di Pavia, Florence  (voir aussi, du même auteur, l’article : « Longhi e Pasolini, tra “fulgurazione figurativa” e fuga della citazione », in Autografo, noIX, , juin , p. -

) ; Francesco Galluzzi, Pasolini e la pittura, Bulzoni, Rome . Je signale aussi, en langue française, mon travail de documentation sur la question : Pier Paolo Pasolini,

Écrits sur la peinture, éditions Carré, coll. « Arts & esthétique », Paris  (éd. et trad. : H.

Joubert-Laurencin).

Hervé Joubert-Laurencin

ou la « Trilogie de la vie » et les maniéristes dans la Ricotta, on connaît bien aujourd’hui, en la matière, le référentiel-Pasolini.

C’est pourquoi je ne vais pas procéder ici à un résumé des citations, mais seulement à l’évocation d’un exemple particulièrement paradigma- tique : celui de Pontormo dans La Ricotta.

« Pontormo con un operatore », c’est-à-dire « Pontormo » — peintre maniériste florentin du Cinquecento, issu de l’atelier d’Andrea del Sarto, tenu pour lunatique à la fin de sa vie et bien peu à la mode au début des années  — « avec un cameraman » : Pontormo devenu cinéaste, est l’image utilisée par Pasolini dans un poème écrit pendant le tournage de son deuxième film : Mamma Roma. Son film suivant : la Ricotta

(), prévoit, au stade du scénario, Pontormo pour les deux interrup- tions colorées qui seront des reconstitutions vivantes de ses tableaux, et qui devront stupéfier le spectateur en venant trouer avec éclat un film par ailleurs réaliste, burlesque et en noir-et-blanc. On verra cepen- dant surgir, dans le film réalisé, mais de façon effectivement stupéfiante, un Transport de Christ de Pontormo et une Déposition de Rosso Fio- rentino, contemporain issu du même atelier, que Pasolini associe par- fois à Pontormo pour sa qualité de peintre sacré « athée ». Le rapport que La Ricotta institue avec la peinture va bien au-delà de la citation par « plans-tableaux », que sont explicitement les deux séquences en tableaux vivants, et ceci pour bien des raisons, mais notamment par la façon dont Pasolini va chercher Pontormo, et dont il l’exhibe et le dissi- mule dans le même geste.

Ainsi s’éclaire le mode de citation proprement pasolinien, que j’ai appelé, dans un autre travail, la « citation à disparaître ». Alberto Mar- chesini (ouvrage cité supra) nomme « fuga della citazione » (« fuite de la citation ») chez Pasolini une façon de « se préserver du pictorialisme tout en étant fidèle aux modèles » : cela rejoint ce que je cherche à décrire. Pasolini ne cite jamais une « autorité », une œuvre ou un auteur qui « fait référence » : il dialogue toujours avec un créateur, d’égal à égal. D’où la qualité fondamentalement disparaissante de la citation. D’où la « fulgu- ration ».

. Poesie mondane, pas de traduction française, in Pier Paolo Pasolini, Le Poesie, Gar- zanti, , p. -, Bestemmia Tutte le poesie, p. -, Tutte le poesie, Tutte le opere, a cura di Walter Siti, Mondadori, coll. « i Meridiani », Milan , tome premier, p. - .

Fulgurations figuratives

Par deux fois dans La Ricotta, Pasolini est fidèle à Pontormo, mais avec une discrétion qui prend le contre-pied de l’exhibition du peintre dans le tableau vivant et dans la page du scénario le décrivant :

– l’idée du finale qui voit Stracci mourir d’un problème gastrique après avoir ingéré de la ricotta provient manifestement du Jour-

nal de Pontormo ; ce journal de santé autant que de peinture qu’il

appelle il mio libro, témoigne de l’attention névrotique que le vieux peintre porte à son alimentation ; en date du  et  mai , il ne manque pas de se plaindre, entre autres angoisses, d’avoir « trop mangé, et surtout de la ricotta ». Quelques années avant l’écriture de la Ricotta, le Journal avait été redécouvert et édité par Emilio Cec- chi.

– le personnage de la diva capricieuse, joué par Laura Betti, est mon- tré, et même désigné du doigt par un des rôles secondaires dès le deuxième plan du film ; or, le cadrage et la pose ne font aucun doute sur la reconstitution, cette fois-ci cachée au sein du film en noir- et-blanc, c’est-à-dire là où, officiellement, la peinture n’a pas cours (mais la réalité), d’un portrait de dame au petit chien attribué tan- tôt à Pontormo tantôt à son élève Bronzino (...mais à Pontormo sans aucun doute selon Roberto Longhi).

Du côté des affamés, Stracci qui meurt de faim à l’envers, comme le peintre le craignait pour lui-même. Du côté des affameurs, les « assis » : le réalisateur, joué par Orson Welles, dans une pose symétrique à celle de la dame, qui le rapproche de l’empereur romain en campagne autant que du director hollywoodien, et la diva tenant son petit chien dans une position hiératique. Les deux camps se rejoignent lorsque le petit chien du film — comme s’il avait sauté du tableau dans la vie et de l’immobilité dans le mouvement — mange le premier maigre repas de Stracci, puis est vendu par lui tandis que l’argent est immédiatement transformé en ricotta que dévore Stracci dans une grotte, avant que toute l’équipe du

. Ritratto di dama con cagnolo, peint entre  et  (le tableau, typiquement maniériste, apparaît parfois sous d’autres titres, dans les catalogues sur Bronzino, en fonction des spéculations des historiens d’art). C’est à Salvatore Silvano Nigro, entre autres spécialiste de Pontormo et ami de Pasolini, que nous devons de voir encore aujourd’hui ce tableau dans le film, dont il constitue la lettre volée ; il analyse les pos- tures de La ricotta dans l’essai « Quoy des mains ? », in Pontormo, Fabbri editori, , repris dans L’orologio di Pontormo Invenzione di un pittore manierista, Rizzoli, Milan, .

Hervé Joubert-Laurencin

film ne vienne le gaver par dérision en lui lançant, comme à un chien, les fruits d’une nature morte composée pour le tournage du film.

Ainsi à la fin du film nous a-t-il a été donné de la peinture et « du Pontormo » pour notre argent : nous avons, nous aussi, spectateurs de cinéma forcément assis, été gavés par tout ce « figuratif ».

À signaler : une allusion à Giotto inédite, qui rappelle les mosaïques narratives d’un épisode des Mille et une nuits (l’histoire de Dunya racon- tée par les oiseaux comme dans un cycle de fresques giottesque) dans un épisode non conservé de Uccellacci e uccellini : Frate Ninetto rêve du Paradis, et le « Paradiso di Ninetto » est « peint par Giotto».

Dans le document Pier Paolo Pasolini (Page 47-50)