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Sous le sapin bleu : suivi de Espaces géographiques et quête identitaire dans le roman fantastique témiscabitibien. La mémoire du lac de Joël Champetier et Une fêlure au flanc du monde" d'Éric Gauthier

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Sous le sapin bleu

suivi de

Espaces géographiques et quête identitaire dans le roman

fantastique témiscabitibien. La mémoire du lac de Joël

Champetier et Une fêlure au flanc du monde d’Éric

Gauthier.

Mémoire

Josianne Auger

Maîtrise en études littéraires

Maître es arts (M.A)

Québec, Canada

© Josianne Auger, 2016

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Sous le sapin bleu

suivi de

Espaces géographiques et quête identitaire dans le roman

fantastique témiscabitibien. La mémoire du lac de Joël

Champetier et Une fêlure au flanc du monde d’Éric

Gauthier.

Mémoire

Josianne Auger

Sous la direction de :

Neil Bissoondath, directeur de recherche

Benoit Doyon-Gosselin, codirecteur de recherche

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Résumé

Partie création

Lors de sa première visite en Abitibi, Anna est menée par Gaël, son nouvel amoureux, à Sainte-Anne-du-Bon-Vivant, là où les grands-parents paternels de ce dernier ont vécu. Elle y fait la découverte d’un immense conifère à la parure bleue électrique. Cette rencontre fera apparaître les premières secousses d’un passé refoulé. Anna redécouvre un don qu’elle avait, celui de voir dans les souvenirs des gens, notamment dans ceux d’Adélie, la grand-mère de Gaël, qui cache un grand secret.

Partie réflexive

Le but de la recherche est d’établir de quelles façons les modalités romanesques du genre fantastique peuvent servir le ou les personnages dans une quête identitaire à l’intérieur de deux romans fantastiques témiscabitibiens. Dans les deux cas, la présence surnaturelle est mise en place par un élément géographique bien réel, aussi, le personnage principal se retrouve-t-il confronté, physiquement parlant, au fantastique.

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Table des matières

Résumé ...iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... v

Sous le sapin bleu ... 1

Prologue... 1 Chapitre un... 5 Chapitre deux ... 35 Chapitre trois ... 57 Chapitre quatre ... 83 Épilogue ... 110

Espaces géographiques et quête identitaire dans le roman fantastique témiscabitibien. La mémoire du lac de Joël Champetier et Une fêlure au flanc du monde d’Éric Gauthier ... 116

Introduction ... 116

Le roman fantastique ... 119

Définir le genre fantastique ... 121

L’espace géographique en création littéraire ... 125

L’espace témiscabitibien ... 126

Stratégies narratives et discursives dans les romans fantastiques de Champetier et Gauthier ... 127

La quête identitaire des personnages ... 136

Conclusion ... 141

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Remerciements

Été 2009, je reviens en Abitibi avec un baccalauréat en poche et une maîtrise en cours. « J’ai tout mon temps pour finir ça. Dans un an, deux au plus, j’aurai mon diplôme de deuxième cycle. Facile. »

Automne 2016, deux déménagements, une construction de maison, un emploi et trois enfants plus tard, me voilà sur le point de conclure ce projet parsemé d’embûches. « Enfin » est un mot bien faible ici.

L’être humain est fait de contradiction. J’ai eu des mots durs vis-à-vis mon manque de constance, pourtant, je me suis découvert une persévérance que je ne croyais pas avoir, et une passion toujours renouvelée pour la littérature et l’écriture. J’y ai trouvé une place qui est la mienne et cela, je le dois à deux personnes.

À Neil Bissoondath.

Je n’oublierai jamais que c’est une simple discussion à ton bureau qui m’a menée jusqu’au terme de ce projet. J’y ai appris qu’on peut réaliser ses rêves, même quand on vient d’Authier-Nord, en Abitibi. Pour ton talent de créateur, de « chercheur » du mot juste et de lecteur confiant, merci, Neil.

À Benoit Doyon Gosselin.

J’espère que tu sais combien ton ouverture d’esprit en littérature m’a été bénéfique. Tu m’auras appris à chercher au-delà du carcan institutionnel, ce pourquoi je te suis infiniment reconnaissante. Pour ta patience malgré des mois sans nouvelle, ta présence sans cesse renouvelée et surtout, ton support constant, merci, Benoit.

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Sous le sapin bleu

Prologue

La petite fille soigne ses poupées. Sur le tapis usé du salon, elle a aligné les outils et pansements nécessaires au déroulement des opérations. Elle jette un coup d’œil à la télévision, sa gardienne depuis plus d’une heure.

« C’est un gros bobo que tu as là, Joanie, il faut faire attention sur ta bicyclette quand tu te promènes dans la rue. »

Elle enroule un bout de tissu autour de la tête lisse de la poupée. Une ombre passe devant la fenêtre qui frôle le plafond. Elle entend des pas dans les escaliers, puis la porte qui s’ouvre. Son père est de retour. C’est tant mieux, elle n’a pas encore déjeuné et il est passé dix heures.

Un rouleau de papier hygiénique fait office de stéthoscope. Elle le pose sur la poitrine de l’ourson Teddy.

« Tu as beaucoup couru, ton cœur est fatigué. Comme celui de maman. Il faut que tu te reposes un peu maintenant. Dors. »

Son père apparaît dans l’embrasure de la porte. Il s’approche d’elle d’un pas lent et lui tend un contenant de glace à l’orange ainsi qu’une cuillère, avant d’entreprendre la lecture de son journal. Elle se lève, chasse les mèches auburn qui lui tombent devant les yeux et avance vers lui. L’ustensile empli à ras bord, elle prend une bouchée en regardant la page couverture du journal avec attention. Un homme aux cheveux poivre et sel parle avec fougue en saluant la foule d’une main bien haute. Dans le cadre de la photo, à la manière d’une flèche

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pointée au-dessus de l’homme, jaillit au premier plan le bout d’une cravate rouge vif et plusieurs poings fermés.

Son père sursaute lorsqu’elle lui demande qui est l’homme sur la photo. Il la dévisage un long moment, clignant sans cesse des paupières. Devant le mutisme de son père, la petite fille ressent un malaise et retourne à ses poupées pour le dissiper. Le contenant de crème glacée lui engourdit les doigts. Il la rejoint.

— Tu sais qui est cet homme, pas vrai. Pourquoi tu le demandes?

Elle lève les yeux pour le regarder. Il est très grand, son père. Il a replié le journal. Ses cheveux noirs, en bataille, pointent dans tout les sens autour de son visage blême. Il lui refuse un regard, fixant le sol devant ses pieds.

— Non, je sais pas c’est qui le monsieur, mais je trouve qu’il a l’air fâché. Elle fait une pause, puis redemande l’identité de l’homme d’une petite voix.

Son père lève enfin les yeux. Ses cernes bleus sont gonflés par le manque de sommeil. Elle lui sourit, mais le regard brun-vert contourne le sien et va traîner sur le mur plus loin.

— C’est Ronald Reagan, le président des États-Unis.

Sa voix tremble. Le malaise de l’enfant s’accentue. Elle a envie de pleurer sans savoir pourquoi. Elle trempe à nouveau la cuillère dans le contenant glacé, mais y dépose à peine les lèvres.

— Et il est gentil, ce monsieur?

Son père fige net. Un rire sec s’échappe de sa gorge. — Il est lucide, surtout. Il a compris d’où vient la menace.

Elle ne saisit pas le sens des mots. Pourtant, elle a quatre ans, elle est grande. Sans doute pas encore assez. Son père n’a pas bougé. Toujours aussi rigide, il observe la télévision

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derrière elle. Prête à tout, elle s’approche de lui, lui frôle la main. Il recule d’un bond, l’air horrifié.

— Ne me touche pas!

L’enfant sent un sanglot lui serrer la gorge. Une grimace déforme ses lèvres et elle a soudain très mal au ventre. Le goût à saveur d’orange devient acre dans sa bouche. Envahie par une peur inconnue, elle capte enfin le regard de son père.

Il entre dans une chambre sombre. La pièce sent la sueur et les murs sont tapissés de papier d’aluminium. Des restes de pizza trônent sur une table où deux hommes discutent de l’Assemblée générale des Nations Unies tenue la veille. L’un d’eux pointe le journal avec force.

— Reagan est le Président des États-Unis, ciboire! Ce n’est pas n’importe qui ! Il a accès aux dossiers militaires américains, et même à ceux du monde entier! C’est un avertissement qu’il lance! L’attaque est proche, je vous le dis, moi!

Son père avance vers eux, écrase son poing sur le bureau.

— Ils ont eu ma femme et là, ils ont ma fille. Ma fille, Bobby! Ces créatures se servent d’elle pour nous espionner! Elle peut lire dans ma tête, voir les choses que j’ai faites il y a deux semaines, il y a des années, même avant sa naissance!

Les hommes le regardent, désespérés. Il secoue la tête, fait les cent pas puis s’arrête. — Danielle est partie le mois dernier. Elle a dit qu’elle en avait assez de mes histoires d’envahisseurs, assez de cette vie, assez de sa fille trop étrange… J’aurais dû le savoir! J’aurais dû le savoir que ça faisait partie du plan. Elle a laissé la petite avec moi pour surveiller où en étaient nos découvertes et elle est allée fouiller ailleurs.

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— Reagan avait raison, fait-il dans un souffle. Il a déclaré hier en conférence que la menace était déjà parmi nous. Ils nous surveillent.

— Tu vas faire quoi maintenant, Michel? demande le deuxième. Tu vas faire quoi avec ta fille?

Son père se passe la main dans les cheveux. Il a chaud.

— Ma fille… existe-t-elle vraiment? Je le vois bien, elle cherche toujours à accrocher mon regard. Avec ses petits yeux de chat, elle veut lire dans ma tête à chaque instant. Elle sait que je suis au courant de leur existence. Il y a quelque chose dans le corps de ma fille qui nous veut du mal. Cette petite n’est plus ma fille. Je vais m’en débarrasser.

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Chapitre un

Je n’avais jamais mis les pieds dans une région éloignée. Encore moins en Abitibi. Le simple fait d’imaginer les routes sinueuses non asphaltées, les bestioles suceuses de sang, les orignaux cherchant leur nourriture dans les poubelles ou le croassement des grenouilles à quelques centimètres de la fenêtre du salon suffisait à me déplaire. Non merci. En tant que chargée de projet en histoire contemporaine canadienne pour l’Université de Montréal, j’avais fait une étude sur l’utilisation de la lampe-torche durant la Deuxième Guerre mondiale, écrit un article traitant de la corrélation entre la naissance des confiseries au Canada et l’augmentation du salaire des dentistes dans les mêmes années, monté un projet de recherche intitulé : « Le ragoût québécois : fonte ou métal? Les changements gustatifs de la Nouvelle-France à la Révolution tranquille. », mais l’histoire du nord-ouest québécois et de quoi ce coin de pays avait l’air maintenant, je m’en souciais peu. Je n’en connaissais que les grandes lignes, ce qui ne m’avait pas empêchée de recevoir le Prix Géraldine Molette pour mon mémoire de maîtrise, et l’un des prix Clio offerts par la Société historique du Canada pour ma thèse de doctorat. Le postdoctorat était même envisagé, au grand plaisir de mes employeurs.

Ce fut bien ma veine de tomber amoureuse d’un Abitibien.

J’avais rencontré Gaël lors d’un gala de boxe amateur où les profits allaient aux enfants défavorisés de la province. J’accompagnais la sœur d’une collègue dont le mari animait la soirée. De façon bénévole, quelques ambulanciers faisaient figures de serveurs pour la bonne cause. Gaël était responsable de notre section de la salle. Une rencontre charitable à souhait : je dus aider à nourrir une famille de dix enfants avec tout l’argent qu’il m’avait soutiré ce soir-là!

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De nature méfiante vis-à-vis les hommes qui me demandaient mon prénom après m’avoir demandé ce que je désirais boire, j’eus un instant de panique en réalisant que je m’étais moi-même nommée, de façon spontanée, et avec un sourire.

« Anna Paré, enchantée. »

Un sourire, qu’il m’avait rendu en se présentant. « Gaël Dubois. »

La manche courte de son chandail avait laissé voir sur l’épaule gauche une partie de son tatouage aux motifs circulaires lorsqu’il s’était étiré pour me serrer la main. Pas trop grand, ni trop beau, la mine un tantinet sombre et l’air sérieux avec sa barbe naissante et ses cheveux mal peignés.

Je l’avais attendu (à sa demande) jusqu’à la fin de sa contribution volontaire au gala. S’en était suivi de l’échange de nos numéros de téléphone puis l’attente, interminable dans mon cas, de son coup de fil.

Trois jours plus tard, j’étais dans une boîte à chansons, un verre de bière noire à la main, captivée par le calme que reflétait son visage ovale. C’est ce qui m’attira chez lui en premier, cette assurance qu’il dégageait, à la fois viril et sensible. Sa seule présence était un apaisement. Comme inspirer à pleins poumons après un vilain rhume.

Au moment où il m’apparut clair que la seule chose qui m’importait était de lui plaire, même à moitié moins que lui ne me plaisait, j’avais compris que j’étais à un cheveu d’être déjà amoureuse. Cette moitié sembla suffire puisque le soir même, nous avons échangé notre premier baiser au rythme cadencé de la chanson La bitt à Tibi.

***

Quatre mois plus tard, durant les congés de Pâques, je retenais mes soupirs d’ennuis devant le paysage boisé qui défilait devant mes yeux mi-clos. Regrettant mes comprimés

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contre le mal des transports laissés sur ma table de chevet par orgueil, je m’étais accrochée à la raison en évitant de regarder les minutes s’égrainer une par une sur le tableau de bord. Neuf heures trente de route. Près de neuf cents kilomètres pour atteindre le bout de la province. À l’Université, j’étais dans la correction d’épreuves jusqu’aux oreilles, mais une première rencontre avec la belle-famille n’était pas à remettre à plus tard.

Dans l’interminable traversée de la réserve faunique la Vérendye, j’avais réalisé que j’aimais réellement Gaël, parce que même si j’étais incapable de comprendre ce qui pouvait pousser une population à s’éloigner aussi loin de la civilisation dans le but de vivre une vie meilleure, j’appréciais la proximité que ce voyage offrait entre mon nouveau copain et moi, et ce, sans ressentir la moindre angoisse, ce qui n’était pas peu dire. Les raideurs permanentes au niveau de ma nuque et mes mains toujours moites pouvaient en témoigner, j’étais même prête à parier que ma lèvre supérieure était devenue à ce point charnue à force d’être mordillée durant mes périodes d’anxiété. Et elles étaient nombreuses. Je détestais les situations imprévues autant que j’appréhendais l’inconnu, jusqu’à ma rencontre avec Gaël. J’aurais été capable de faire le tour du globe avec lui. En me rendant en Abitibi, j’en avais sans doute la moitié de fait. Si je croyais être une personne patiente, le voyage m’en fit douter.

Nous étions finalement arrivés sur le coup de dix-sept heures à la résidence familiale Dubois dans le village de Bellereau où la population frôlait le millier d’habitants.

Tout avait été fabuleux : Diane, la mère de Gaël, avait fait un poulet à la crème de champignons divin et une tarte aux fraises calorique à souhait. Robert, son père, un petit homme au crâne dégarni, m’avait fait visiter son garage et son établi, une pratique qui m’était jusque-là inconnue. Je le laissai se gonfler de fierté en m’apprenant que c’était dans ce petit espace qui puait l’huile et les copeaux de bois qu’il avait tout enseigné à son fils : mécanique,

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ébénisterie, électricité et j’en passe. J’avoue que c’était tout à son honneur, mon copain étant le meilleur homme à tout faire que je n'eusse jamais rencontré.

La soirée fut consacrée aux questions et réponses concernant ma personne. J’avais parlé de moi, dans les grandes lignes. Sans être asociale ou incroyablement timide, j’appréciais la compagnie des gens pour autant que je n’étais pas le centre d’intérêt de la discussion, de la même façon que je ne cherchais pas à connaître la vie d’autrui dans les détails. Ma curiosité, je la soulageais entre les pages poussiéreuses d’un vieux livre d’histoire ou devant mon écran d’ordinateur, mais jamais dans le regard des autres. C'était plus rassurant. Assise dans le salon rempli de plantes, j’étais bien loin d’une classe d’étudiants où mes supérieurs espéraient me voir un jour, aussi, l’entretien fut sympathique. Gaël trouvait singulières ma facilité d’approche et mon amabilité envers mes interlocuteurs, alors que je fuyais la plupart du temps les yeux qui cherchaient les miens. Même les siens.

Les journées s’étaient succédées. En bon guide, Gaël me fit faire le tour du village de son enfance, en plus de me faire visiter, ce qu’il appelait, les villes des environs. Déformation professionnelle oblige, il avait su susciter en moi un minimum d’intérêt en privilégiant les endroits historiques de la région. De le voir aussi heureux de mon entrée dans l’univers où il était né m’importait. C’était une partie de lui-même, de ce qu’il était devenu. Gaël possédait sa région, et elle le possédait tout autant.

Durant ce périple initiatique, il avait tenu à me faire connaître deux choses. La première était le village où était né son père, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest de Bellereau. Trente-cinq minutes de voiture plus tard, m’apparaissait devant les yeux l’écriteau écaillé « Bienvenu à Sainte-Anne-du-Bon-Vivant ».

La paroisse Sainte-Anne-du-Bon-Vivant, ainsi nommée en 1933, après avoir porté le nom de Canton-du-Bon-Vivant à sa création en 1916, se résumait en une rue principale

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encadrée de quelques pâtés de maisons, d’une épicerie, d’une école primaire et d’un service d’incendie. Après avoir traversé le village au complet, en une minute à peine, j’eus un sourire en coin lorsque Gaël me dit que la maison de ses grands-parents se trouvait plus loin « en campagne ». J’expérimentai une fois de plus la route de terre, en période de dégel.

Des champs s’étendaient autour de nous, entrecoupés par des îlots de bois. Quelques blocs de neige survivaient toujours dans les fossés qui séparaient les terres agricoles que nous dépassions. La voiture tourna alors à droite, dans une entrée légèrement montante menant à une maison blanche et verte.

Carrée, la façade entourée d’un balcon était habillée de deux fenêtres identiques séparées d’une porte à la teinture effacée où l’on accédait par trois marches d’escalier. Des rideaux foncés dissimulaient l’intérieur. Une cheminée pointait sur le côté gauche du toit plat. Bien que je ne la trouvai pas jolie, elle avait de l’attrait ainsi posée sur le renflement du terrain, faisant face à une large plaine nue, entourée d’arbres sans feuille. J’avais visité nombre de maisons centenaires depuis le début de mes études, mais celle-ci, âgée au plus de soixante-dix ans, m’apparut particulière, figée dans une époque qui n’était pourtant pas si lointaine, mais qui se rapprochait plus du passé historique lié à la colonisation datant de quatre siècles plus tôt que de l’année actuelle. Je la fixai avec acharnement, cherchant ce qui faisait d’elle un objet d’intérêt aussi évident pour moi. Gaël arrêta la voiture.

« On y est. C’est la maison que mon père Judicaël a construite pour ma grand-mère en 1945. Plus personne n’y habite depuis que ma grand-grand-mère l’a quitté il y a cinq ans, mais elle demeure dans la famille et on s’y réunit à l’occasion. Il m’avait laissé la contempler quelques secondes avant d’ajouter : J’ai quelque chose à te montrer derrière, tu viens? »

Il me souriait, la mine réjouie. Je mis cette bonne humeur sur le compte de ce retour aux racines. Encore là, pour avoir grandi en plein cœur de Montréal dans le logement de ma

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grand-tante Marie, je n’avais pas comme lui l’impression de vivre loin de ma souche familiale. Pour moi, la notion de famille unie s’appliquait aux autres. Je me représentais l’intérieur de ma tête comme étant un énorme classeur compartimenté, où celui étiqueté « Souvenirs familiaux » n’était qu’une coquille vide.

Lorsque j’ouvris la portière, l’air sec qui me frappa le visage me parut chargé, comme rempli d’une énergie électrique qui me laissa avec un sentiment de malaise. Ce lieu me troublait.

Le soleil avait traversé la ligne d’horizon depuis quelques minutes, couvrant le paysage d’une bulle orangée et lisse. Je marchais derrière Gaël, attentive aux moindres bruits, un peu inquiète d’explorer une forêt au crépuscule. Derrière la maison, nous avions pris un petit pont branlant pour traverser du bout du terrain à un autre. Nous étions entrés dans un boisé et suivions depuis peu un sentier sinueux. Le sol nu me laissa penser que ce chemin avait été maintes fois pris par le passé, ce qui me rassura, tout comme la présence de Gaël. Il avançait d’un pas ferme, retenant à l’occasion les branches se mettant au travers de notre chemin pour éviter qu’elles ne me fouettent le visage. Je respirais le bois humide et fus surprise de réaliser que cette odeur fraîche me plaisait. Pourtant, un malaise perdurait au creux de mon ventre, prêt à tout instant à déclencher un frisson dans tout mon corps. Le paysage s’éclaircit alors. Nous étions arrivés dans une petite clairière. Plus loin, droit devant nous, le terrain finissait de façon abrupte et je pouvais entendre plus bas l’eau couler en cascade. La neige tardait à partir, s’accrochant au sol jauni par petits blocs disparates. Les arbres qui nous entouraient me firent penser à des soldats au garde-à-vous, tous très droits, à une distance quasi identique les uns des autres, tels les gardiens d’un espace sacré, les veilleurs d’un objet unique.

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J’ignore encore comment j’ai fait pour ne pas le voir tout de suite en arrivant sur le site, car une fois dans mon champ de vision, plus rien n’exista à mes yeux.

En plein centre de cette trouée s’élevait un énorme conifère, majestueux et solitaire. La couleur bleu métallique de ses aiguilles lui donnait une allure surnaturelle dans ce décor fade de début de printemps où il évoluait depuis… mais depuis quand? Il dominait l’air de sa hauteur, la terre par sa largeur symétrique. Jamais je n’avais vu d’arbres aussi imposants, aussi nobles que celui-ci. Quelque chose vibra en moi.

Gaël me laissa passer devant, heureux de ma mine éblouie. Mue par une étrange excitation, j’avançai vers le géant. Mais qu’est-ce qu’il était gros! Je dus arquer le dos pour voir sa cime, à des dizaines et des dizaines de mètres au-dessus de moi. Je m’arrêtai à quelques pas des branches touffues d’aiguilles, hébétée de constater que celles du bas atteignaient la hauteur de ma gorge. L’étrangeté de sa couleur me frappa une seconde fois, et je fus tentée de croire qu’elle était la cause de tant de prestance. Il avait une teinte azurée et brillante, où la lune devait se refléter en milliers de petits éclats argentés. J’entrepris d’en faire le tour, à la recherche d’une déformation, d’un désordre qui annulerait son unicité conique. Je ne récoltai qu’un léger tournis à le lorgner ainsi de bas en haut. Sa parure était parfaite, fournie et dense. En penchant la tête, je vis son tronc, que je doutais pouvoir entourer de mes bras, solidement ancré au sol. J’imaginai les racines qui s’étendaient en dessous de mes pieds, sous cette épaisse ramure où la terre sèche ne semblait pas avoir connu l’hiver. J’eus envie d’y trouver refuge, de m’y abriter, et d’une étrange façon, d’y pleurer. Quelque chose d’indescriptible, un sentiment inconnu me compressait la poitrine. Je tendis la main vers le conifère, mais n’osai pas le toucher, terrifiée à l’idée que son contact libère en moi un souvenir, les réminiscences d’une enfance à l’odeur d’orange.

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Gaël m’avait rejointe, me tirant de mes réflexions. Je déglutis, pour vérifier si j’étais en état de parler.

— Ce sapin est si… fort.

Je jetai un coup d’œil à Gaël. Il semblait trouver le choix du mot curieux. Planté là, les mains dans les poches, il inspira à plein nez l’air froid avant de me reprendre.

— C’est une épinette bleue, en fait, et non un sapin. Le sapin a une écorce lisse avec plein de petites bulles d’huile collantes qui sentent très bon, mais l’épinette, comme celle-là a plutôt des « écailles » qui se détachent. C’est sec, tu vois? Tu peux aussi les différencier par leurs aiguilles. Celles de l’épinette roulent entre les doigts parce qu’elles sont triangulaires, mais celles de sapin sont plutôt plates et ne roulent pas bien.

Je ponctuais ses explications d’un signe de tête, curieuse de savoir si elles me seraient vraiment utiles. Il reprit, la voix pleine d’admiration :

— C’est la plus grosse que j’ai jamais vue. J’ignore quel âge elle peut avoir pour être de ce gabarit, mais elle avait déjà une taille respectable quand mon arrière-grand-père est arrivé ici, en 1934. Le plus intéressant, c’est que l’épinette bleue ne pousse pas à l’état sauvage. Ma tante Claire croit qu’elle doit avoir dans les deux cents ans, et peut-être même plus. Comment elle a été amenée et pourquoi, personne du coin ne le sait. J’ai toujours trouvé qu’elle avait quelque chose de magique, entourée de tout ce mystère.

Le ciel avait viré au rose clair. Déjà, des étoiles brillaient au-dessus de ma tête, plus qu’il ne m’était possible d’en voir en ville, même en pleine nuit. « Quelque chose de magique. » Vraiment? Ce titan de la forêt m’envoûtait par sa quiétude, l’abri paisible qu’il semblait vouloir m’offrir sous ses branches. Et pourtant, il provoquait en moi un monstrueux réveil. J’étais agitée par un souvenir au goût amer. À la fois féerique et démoniaque. Je m’approchai de Gaël, lui que rien ne semblait atteindre, sinon le bien-être de l’environnement

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autour de nous, et passai mes bras sous les siens pour mieux caler mon visage contre son cou à découvert. La pression sur mon cœur se relâcha, l’oubli fit le vide dans ma tête, laissant toute la place à ce que cet homme m’offrait de plus beau : la paix intérieure. Cette magie-là était bien réelle.

***

La deuxième chose qu’une fille de ma condition se devait de connaître avant de repartir pour la « Grande Ville », se trouvait en la personne de grand-mère Adélie, le pilier de la famille paternelle. Au contraire de la visite à Sainte-Anne-du-Bon-Vivant où Gaël semblait emballé de m’emmener, la rencontre avec sa grand-mère le laissait plus anxieux, pour peu qu’il ne le démontrât. Il m’avait parlé à l’occasion de cette femme au caractère redoutable. Elle avait, semble-t-il, tout pour déstabiliser. De ce que j’avais pu comprendre, même ses enfants avaient pour elle un mélange d’amour et de crainte. J’ignorais pourquoi, mais j’étais curieuse de rencontrer ce personnage, moi qui fuyais la plupart du temps les gens intransigeants, tel que Gaël la qualifiait.

Assise au comptoir délimitant la cuisine du salon, je buvais mon café à petites gorgées, discutant avec Gaël de notre possible recherche d’un logement conjoint à Montréal. Il en avait un à l’œil.

— Tu vas l’aimer, Anna, c’est un grand cinq et demi, au deuxième étage. Pas de voisins sur les côtés, juste les proprios en dessous.

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— La soixantaine, je dirais. Ce n’est pas meublé, mais de toute façon, avec ce qu’on a dans nos appartements, on en a tout en main. Et c’est près de l’université. Ce n’est pas aussi bien qu’une maison, mais…

Je regardai mon copain en faisant la moue. Il avait envisagé cette possibilité que j’avais aussitôt déclinée. Nous n’étions encore qu’un jeune couple. À vingt-quatre ans, Gaël envisageait l’avenir avec beaucoup plus d’audace et de sérénité que moi, de trois ans son aînée.

— Pas de maison, Gaël. C’est trop tôt. Et beaucoup trop coûteux.

Il se gratta la barbe, l’air de vouloir ajouter quelque chose, mais ne dit rien. L’horloge sonna une heure et le bruit d’une voiture approchant nous parvint des fenêtres entrouvertes. C’était un événement, vu le peu de véhicules circulant depuis le matin.

— Gaël, grand-mère arrive, dit Diane. Dépêche-toi d’aller l’aider avant qu’elle ne descende.

Diane avait à peine fini sa phrase qu’il filait déjà en direction de la porte d’entrée. Le grand moment était arrivé, libérant une nuée de papillons à l’intérieur de mon ventre. Je terminai mon breuvage, mis la tasse dans le lave-vaisselle et marchai vers la fenêtre pour tenter d’apercevoir cette chère Adélie avant qu’elle ne me voie.

Gaël sortit un déambulateur de la valise de la voiture. Une femme aux cheveux noirs, la tête surmontée d’un bandeau rouge sortit du côté du conducteur. À la vue de son énorme collier en bois et de ses pantalons bleus bouffants, je sus qu’il s’agissait de Claire, la tante benjamine de Gaël. Ils se firent la bise. L’arbre au milieu de la cour me cachait le devant du véhicule et donc, le siège du copilote. Je vis cependant Gaël et Claire figer en regardant dans la même direction. Ils échangèrent ensuite un regard complice. Mon copain posa le déambulateur au sol et je les perdis derrière le tronc du bouleau. Claire attrapa un gros sac en

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toile beige sur la banquette arrière. Gaël réapparut, marchant un pas derrière une vieille femme au dos courbé, la mine agressive, qui parlait avec agitation. Elle avançait d’un pas lent, mais assurée, les mains appuyées sur son déambulateur, gravissant le chemin de briques rouges au centre du terrain.

Je quittai mon poste d’observation pour aller ouvrir la porte. On me prit de vitesse de l’extérieur si bien que je manquai la recevoir en plein visage. Je fis un pas vers la droite et me retrouvai nez à nez avec Adélie Gauvin, devenue Madame Judicaël Dubois. Elle était plus grande que je l’avais cru. Ainsi voutée, elle était de ma taille, donc aussi grande que Gaël en temps normal. Les cheveux teints d’un blond doré sur une peau blanche et parcheminée, elle était maquillée de couleurs criardes. Je ne vis pas ses yeux, cachés sous des lunettes de soleil aux montures larges.

De sa bouche sortit une voix rocailleuse, mais étonnamment vive et tranchante. — Vous auriez pu m’ouvrir la porte, mademoiselle.

Je demeurai bouche bée une seconde. Elle reprit :

— C’était pas trop difficile de l’atteindre avant une vieille comme moi. — Je m’excuse, j’ai tourné la poignée en même temps que vous…

Elle avança d’un pas, si bien que je dus encore une fois m’écarter sur le côté pour sauver mes orteils nus des roues de son déambulateur. J’eus l’impression que c’était elle qui soutenait ce dernier, plutôt que le contraire. Gaël entra à son tour, suivi de Claire. Son teint basané et ses nombreux bijoux exotiques me confirmèrent le statut de voyageuse que lui avaient attribué les parents de Gaël. Elle me salua chaleureusement, ravie de faire enfin ma connaissance. Je l’étais tout autant, Gaël m’ayant mentionné qu’elle était professeure de géographie au cégep en soulignant que nous avions plusieurs points d’intérêts communs.

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Adélie enleva ses lunettes de soleil. Ses yeux en forme d’amande d’un bleu délavé, aussi recouverts d’un épais maquillage. Elle me tourna le dos, et sans un regard pour sa fille, lui tendit ses montures. Claire s’en saisit, mais voulant les mettre dans le sac, manqua l’ouverture. Les lunettes tombèrent sur le tapis de l’entrée. Me penchant pour les ramasser, un fort soupir de mécontentement se fit entendre au-dessus de ma tête.

— Franchement Claire, tu pourrais faire attention. Bon, où il est mon fils? Robert? La visite de sa mère, c’est pas assez important pour qu’il quitte son garage, on dirait bien. Robert!

Gaël me lança un bref regard, question de voir ma réaction. Je tendis les lunettes à Claire, qui me remercia d’un signe de tête, avec un sourire gêné. J’avoue que je n’en menais pas plus large. Diane arriva enfin, suivie de Robert qui embrassa Adélie avec affection. Il s’excusa pour l’appel qui l’avait retenu deux minutes au téléphone et demanda à sa mère où elle souhaitait s’assoir aujourd’hui.

« Tu veux aller à la cuisine? Les chaises sont peut-être un peu trop dures pour toi, tu aimerais mieux aller dans le salon? Ou pourquoi pas dans le solarium? Il fait chaud et j’ai ouvert les fenêtres pour faire entrer un peu d’air frais. Tu veux y aller? »

Chacun des membres de la famille avait le visage tourné vers la grand-mère, attentifs au moindre signe qu’elle allait donner pour faire connaître son choix. Le visage fermé, elle regardait de droite à gauche, sans se presser. Elle décida enfin, après plusieurs secondes de réflexion : ce serait le solarium. D’un seul mouvement, le petit groupe l’entoura. Ajustant leurs pas à ceux de l’ancêtre, ils marchèrent à l’unisson vers la porte-fenêtre.

Gaël ne m’avait pas présenté à elle. Il m’avait dit que sa grand-mère exigeait un confort immédiat avant toute chose, mais je m’étonnai tout de même d’avoir été oubliée de la sorte. Bien que je préférais passer inaperçue la plupart du temps, les présentations rapides

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sur le pas de la porte m’auraient semblé appréciables et bienvenues avant de faire le tour de la maison à la recherche du meilleur coin où s’asseoir… Le même manège reprit lorsqu’elle évoqua le désir de boire quelque chose.

« Un café peut-être? C’est vrai que c’est un peu chaud pour la journée. Un jus de raisin? Ah non, ça te donne des crampes d’estomac, excuse-moi maman, j’avais oublié. Tu voudrais un thé glacé? Une limonade? Anna, amène un verre de thé glacé tout de suite. »

J’obtempérai sur-le-champ à la demande de mon beau-père. J’ouvris la porte du frigo et ramassai l’un des pots contenant du liquide en un temps record. Je gagnai le solarium d’un pas rapide. Robert et Claire aidèrent leur mère à prendre place dans l’un des fauteuils de rotin recouvert de coussins. Une fois qu’elle confirma être bien installée, tous purent s’assoir.

Le silence se fit lorsque je déposai le verre en face d’Adélie. Gaël arrêta de bouger. Robert devint cramoisi. Adélie observa le breuvage en se pinçant les lèvres, puis regarda les visages autour d’elle. La couleur mauve m’apparut alors dans la clarté du jour. Un plein verre de jus de raisin! Mon cœur se mit à battre la chamade. Avais-je vraiment commis la faute? Décidément oui, puisque le liquide pourpre était bien là et créait un malaise évident. Mon cerveau rationalisa à la vitesse de l’éclair. Ce n’était que du jus, non? Pourtant oui, mais alors pourquoi j’étais pétrifiée? Étais-je en droit de me défendre en soutenant ne pas avoir entendu la mise en garde au sujet du liquide? Après tout, j’étais nouvelle, ignorante des habitudes de vie de la grand-mère. Ce n’était pas un crime de guerre, elle n’allait pas mourir pour en avoir vu la couleur. Mais la bévue n’était pas à ce niveau. Il m’apparut clair que ça allait beaucoup plus loin. À voir les visages tendus autour de moi, je compris qu’il n’y avait tout simplement pas place à l’erreur. Prise d’un horrible sentiment de gêne, j’évitai de regarder Gaël et me tournai vers Adélie.

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Tous se mirent à parler en même temps. Diane plaida en ma faveur en disant que je ne pouvais pas deviner, Gaël confirma ne pas m’avoir mis au courant, Claire me tapota l’épaule en riant pendant que Robert répétait pour la troisième fois que sa mère était

intolérante au jus de raisins. Un picotement désagréable me chatouilla la nuque, mes oreilles

bouillaient, mais je tentai un sourire rassurant.

— Je suis vraiment désolée, je n’ai pas fait attention à…

— Va juste m’en chercher un autre. Du thé glacé que je veux, cette fois-ci. Avec une tranche de citron dedans. S’il te plait.

Adélie m’avait coupé la parole d’une voix autoritaire, cependant la formule de politesse détendit les membres de la famille. Il semblait que j’avais droit à une seconde chance. J’attrapai le verre et retournai à la cuisine, Gaël à ma suite.

J’en vidai le contenu dans l’évier en me mordillant la lèvre. Gaël s’avança et posa sa main sur mon avant-bras. En fait, me rassurer davantage aurait été de l’exagération, après tout, il ne s’agissait que d’un petit malentendu, pourtant j’avais l’urgent besoin de me justifier.

— Ça semblait si pressant de lui apporter quelque chose à boire… J’ai pris le premier contenant sans trop regarder…

La pression sur ma peau s’accentua. Je le regardai secouer la tête pour me signifier d’oublier l’accro, qu’il n’y avait rien de plus à en dire. Un sourire apparut sur son visage

— Je crois qu’elle t’aime bien.

Je pouffai de rire, la mine incrédule avant de faire remarquer à Gaël que s’il avait l’habitude de bien mentir, cette fois-ci c’était raté.

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— Peu accommodante serait le bon terme, reprit-il avant de me poser ses lèvres sur mon front. Nous on la connait bien, on sait comment la prendre, mais la présenter à de nouveaux venus nous met toujours un peu sur les nerfs. Ça va aller ? Tu veux que je la serve ?

Je lui répondis que le pardon était entre mes propres mains et l’envoyai rejoindre les siens. Le choc était passé, mais une raideur à la base de mon cou demeurait, lancinante et aigüe. Je saisis la carafe contenant le thé glacé dans le frigo, j’en humai même l’odeur pour ma propre confirmation et, me disant que j’aurais l’absolution complète, j’en versai des verres pour tout le monde.

J’étais à un pas du solarium, un plateau rempli dans les mains, lorsque je réalisai avoir oublié le citron. J’hésitai un moment, puis revins finalement à la cuisine avec précaution, le cabaret tanguant sous le poids des verres, évitant les chaises de la salle à manger. Alors que j’arrivai pour déposer le plateau sur le comptoir, je cognai durement mon petit orteil sur le coin d’une armoire. Une douleur sourde se répercuta dans tout mon corps, alourdissant mes épaules. Je serrai les dents pour éviter de grogner tandis que les picotements irradiaient mon pied, mon mollet et mon genou, mais je déposai enfin le plateau en lieu sûr, avant de masser mon doigt de pied endolori quelques secondes.

J’allais attraper l’agrume lorsque mes yeux rencontrèrent ceux d’Adélie, de l’autre côté de la porte vitrée. Je compris qu’elle n’avait rien perdu de la scène et qu’à présent, elle souriait de contentement. Ses minces lèvres se soulevèrent à peine, pourtant je vis dans sa façon de me regarder, sa satisfaction de me voir répondre de manière aussi prompte à son envie du moment. Son sentiment de supériorité ne faisait aucun doute.

La colère s’empara de moi. Ce n’était pas vraiment dirigé contre elle, mais plutôt contre moi-même. Dix minutes plus tôt, je m’étonnais encore de l’attention totale et

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immédiate que lui prodiguaient les membres de sa famille et voilà que maintenant, j’étais là, indignée et stupéfaite par la vitesse à laquelle j’avais filé la première fois pour obéir à son désir. Puis, j’avais corrigé mon erreur, honteuse, en répondant une fois de plus à toutes ses demandes. Et elle aimait ma conduite qui allait en ce sens, alors qu’elle n’avait même pas encore daigné demander mon prénom. Voilà que je m’apprêtais à couper un citron avec soin, en tentant d’oublier la douleur à mon orteil droit, tout ceci pour elle.

Perdue dans mes réflexions, je réalisai soudain que mes yeux n’avaient pas quitté les siens, pétillants sous ses paupières tombantes. Nous nous fixions, sans retenue.

Un homme au sol, écrasé devant un énorme conifère. Sa lèvre est fendue et saigne. La braguette de son pantalon est ouverte. Il regarde avec terreur le bout du canon pointé sur sa poitrine. Une femme blonde, grande et élancée, tient dans ses mains une arme. Sa chemise en lambeaux laisse voir un sein strié de marques rouges. Elle est décoiffée, ses cheveux sont remplis d’aiguilles. L’homme tremble, les mains levées. Ses petits yeux bleus luisent. Le vent se lève, amenant une odeur de terre humide. Elle chasse les mèches sur son visage d’une main agitée, avant de la ramener sous la carabine. Le ciel est peint de gris et de bleu. Elle s’épaule, prête à tirer. Le cri des corbeaux répond à celui de l’homme. Elle fait soudain volte-face et me regarde.

Le choc du retour à la réalité fut tel que j’eus l’impression d’avoir reçu un coup de poing au ventre. L’air quitta mes poumons. En lâchant le citron et le couteau, j’accrochai le coin du plateau à ma gauche. Les verres éclatèrent avec fracas sur le sol en céramique. Encore abasourdie, oscillant entre mon souvenir et le moment présent, je réalisais le dégât monumental que j’avais créé dans la cuisine de mes beaux-parents. Gaël fut le premier à

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arriver. D’une voix ferme, mais calme, il m’ordonna de ne pas bouger pendant qu’il allait chercher des chaussures pour me sortir de cette pagaille.

Tremblante de tout mon corps, je baissai la tête. J’avais les deux pieds encerclés de morceaux de vitre. J’étais également couverte de thé glacé, qui à cet instant précis portait bien son nom.

— Doux Jésus, Anna, est-ce que ça va?

Claire se tenait devant moi, une main sur la gorge. Diane et Robert m’observaient depuis l’embrasure de la porte menant au solarium. Seule Adélie ne me fixait pas avec une mine terrorisée. Je cherchai sur son visage ridé un signe, une preuve que ce qui venait de se passer n’était pas le fruit de mon imagination. Elle demeurait de marbre et croisa les bras sur sa poitrine.

Je hoquetai. J’avais froid et ma nuque élançait. Gaël revint à la cuisine, chaussé, avec un linge sec à la main. L’air sérieux, il enjamba de son mieux la flaque et les éclats de verre, me souleva dans ses bras et gagna la salle de bains.

Cette première rencontre me laissait déjà un mauvais souvenir en tête, le genre qui reste des années durant, avec le même goût amer dans la bouche.

Mais surtout, j’appréhendais le moment où Gaël – et les autres – allaient me demander ce qui s’était passé. Je l’ignorais moi-même. Je me mordillais la lèvre du haut avec ardeur lorsque je vis apparaître mon reflet dans la glace du miroir de la salle de bains. La honte me brûlait les joues.

J’avais l’impression d’avoir d’assisté à la scène d’une pièce de théâtre, à ce point réelle que j’avais senti l’odeur de la forêt autour de moi ; à ce point proche que j’aurais pu en toucher les acteurs. Une scène où j’avais été vue. La femme s’était retournée dans ma

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direction, non, encore plus terrifiant, elle m’avait regardé droit dans les yeux, moi, seulement moi. Un regard azur, perçant et vif…

— Veux-tu bien me dire…, commença Gaël en m’assoyant sur le rebord du comptoir. Je le coupai, une réponse toute prête à la bouche.

— Une abeille… j’ai cru voir une abeille.

Il me jeta un regard incrédule et attrapa un petit balai dans la penderie. — Ça ne pouvait pas être une abeille, Anna. Pas au début du mois d’avril. — Une araignée, alors?

Gaël secoua la tête en soupirant. S’il était clair que je n’aidais pas mon cas en disant me méprendre entre les deux bestioles et que mon mensonge était criant, il était encore plus certain que j’allais, une fois de plus, garder mes impressions pour moi. En voyant que je détournais les yeux, il marmonna un petit « c’est ça, c’est ça… », et entrepris de nettoyer la plante de mes pieds.

Le nettoyage fut délicat. J’étais trempée et collante du nombril jusqu’aux talons, et bien que le jeans que je portais avait su me protéger jusqu’aux mollets, mes pieds nus brillaient d’éclats de verre.

La raideur à nuque s’éclipsa, mais je demeurai dans un état d’anxiété assez élevé. Incapable de mettre mes idées au clair, je tentai de fonctionner avec rationalité et bon sens : mon sentiment de frustration du moment, provoquée par le sourire narquois de la grand-mère de Gaël avait fait apparaître une image empreinte de colère dans mon esprit. Voilà tout. J’étais prête à remiser ce souvenir aux oubliettes de ma mémoire.

Les poils rudes du balai qui s’activaient entre mes orteils provoquèrent un supplice intolérablement drôle. Je me tortillais, en essayant de me taire, mais des petits cris de surprise s’échappèrent de ma bouche. Gaël se mit à rire à son tour. J’en tirai quelques égratignures et

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une entaille sur le talon droit, cependant la bonne humeur revenue sur son visage valait bien cela.

Quelques minutes plus tard, je passai devant la cuisine d’un pas rapide pour atteindre les escaliers menant à notre chambre : tout avait été nettoyé.

À l’étage, je changeai de vêtements sans m’attarder. Rester seule encourageait des réflexions que je désirais éviter. J’avais assez à faire pour le moment, entre autres remettre cette première rencontre sur les rails.

Lorsqu’on me demanda ce qui s’était passé, Gaël répondit à ma place par la même histoire que je lui avais servie. Contrairement à moi, elle eut l’air vraisemblable dans sa bouche. Il n’hésitait cependant pas à y mettre une touche quelque peu macho.

— Une vraie fille de ville. Incapable de faire la différence entre une abeille et une araignée.

Diane et Claire pouffèrent de rire. Robert secoua la tête en souriant. Entre avoir l’air d’une belle-fille dérangée ou une citadine pataude et froussarde, je préférais encore la deuxième option. Je fis un sourire niais en haussant les épaules.

Adélie reprit son air revêche, redevenant le centre d’attention.

— Va-t’y falloir que j’aille le chercher moi-même mon thé glacé ou quelqu’un va enfin vouloir s’occuper de moi, ici?

Ils répondirent tous par l’affirmative, en faisant mine de se lever. C’est Robert qui alla finalement chercher le breuvage convoité. Diane rentra à son tour pour préparer une collation, après avoir refusé mon aide. Adélie ne m’accorda aucun regard alors que je prenais place en face d’elle, de l’autre côté de la table. Une fois servie, elle trempa ses lèvres dans le thé glacé. À peine, juste assez pour se permettre de grimacer devant le goût fade. Ses mains tremblaient. Était-ce dû à son âge ou à ce qui s’était passé lorsque nous nous étions regardées?

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Un frisson d’horreur renvoya la question dans les abymes de mon esprit. Je devais mettre mes énergies à rendre cette rencontre agréable. Je m’excusai de ma maladresse avec ardeur et comme j’allais me présenter en bonne et due forme à la doyenne de la famille, elle me prit encore de court.

— Tu laisses pousser ta barbe, mon petit Gaël ?

— Depuis quelques semaines, oui. La tailler est un peu plus d’entretien, mais Anna aime bien.

Sa tentative pour m’insérer dans la discussion sans en avoir l’air échoua lamentablement. — Bien moi, j’aime pas ça, la barbe. Ça fait malpropre.

Robert et Claire se mirent à rire, mais évitèrent de me regarder.

Pour détendre l’atmosphère, Claire me parla de mon dernier article publié dans le

Magasine historique de l’Amérique francophone à l’hiver précédent, qu’elle avait lu

dernièrement.

J’avais écrit un texte relatant le début des premières forces juridiques au service des femmes en matière de violence conjugale dans le Québec des années 1870. Le cas d’une petite ville à la limite de la frontière américaine, nommée Sart, m’avait beaucoup intéressé, puisqu’elle semblait avoir été l’une des premières à faire valoir le droit des femmes dans la province.

La tante de Gaël, qui connaissait cette ville, disait être impressionnée que j’eusse réussi à accéder aux archives, la localité étant reconnue pour ne parler que très peu d’elle-même, préférant se consacrer aux résidents plutôt que de mettre de l’énergie à promouvoir l’attrait touristique majeur qui la caractérisait, soit un désert.

— Des collègues et moi préparions un documentaire pédagogique pour les écoles secondaires, m’expliqua-t-elle. Un désert en plein Québec, c’est quelque chose. On souhaitait

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montrer aux élèves que comme le Manitoba, notre province possède une particularité désertique. On pensait bien être en mesure d’avoir de l’aide des gens là-bas : des interviews, des commentaires, des anecdotes… Claire secoua la tête, faisant cliqueter ses grosses boucles d’oreilles jaunes.

— Eh bien, rien du tout! Les gens n’avaient rien à nous dire, rien à raconter. Elle se demandait comment j’avais fait ma cueillette d’informations.

— Je n’ai pas eu à me déplacer là-bas puisque c’est à Montréal que se trouvent les anciens documents relatifs au droit de l’époque. J’ai pu faire mes recherches de chez moi et de mon bureau. Mais, j’ai eu de la difficulté à tout rassembler, et comme je l’ai écrit au début de mon article, je n’ai pas pu approfondir ma recherche autant que je l’aurais voulu. Le cas de cette ville avait été peu documenté, notamment parce qu’au début des années 1900, le gouvernement ne voulait pas entendre parler de loi contre la violence conjugale, puis parce que les plus grandes métropoles comme Montréal et Québec avaient préféré s’approprier l’idée moderne d’une justice équivalente pour tous.

Claire m’écoutait avec fascination. Elle allait ajouter quelque chose lorsque la voix d’Adélie retentit.

— Comme ça, tu t’appelles Anna?

Je pris un temps pour réaliser qu’elle entamait les présentations et me tournai vers elle en souriant.

— C’est exact, Anna Paré.

Diane mit un bol de salade de fruits devant Adélie et lui tendit une cuillère. Une fois qu’elle fut servie, chacun fit de même dans le plat principal.

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— As-tu eu des nouvelles de Madame Tremblay, Robert? Ça l’air que son cancer est généralisé. C’est Monsieur Savoie qui me l’a dit. Une de plus qui passera pas l’automne. Je dois être la prochaine.

— Chacun va avoir son tour, c’est dans la normale des choses, dit Claire. Son ton désinvolte lui valut un regard mécontent de la part d’Adélie.

— Bien sûr que non, maman, tu ne seras pas la prochaine, reprit Robert avec rapidité. Le médecin l’a dit à ton dernier rendez-vous, ta santé est excellente. Tu vas rester parmi nous encore longtemps, très longtemps même. Il ne faut pas s’inquiéter.

Adélie prit un air incertain. Elle me fit alors l’inventaire de ses maux. Une pression trop basse, un poignet raide, une amygdalite tenace, un dos courbaturé. J’écoutais le tout avec une réelle attention. Du moins au début. Elle entrecoupait son énumération par divers potins et commérages entendus à la résidence pour personnes âgées où elle vivait.

« La semaine passée, je regardais la télévision, bien tranquille. Tout à coup j’entends-t-y pas la voix de Monsieur Courtemanche en avant de ma porte. Sa chambre est à l’étage, lui. Il a encore des bonnes jambes, il peut se permettre de marcher plus longtemps. Je l’ai reconnu tout de suite, il siffle tout le temps, un vrai pinson. Je me demandais bien qu’est-ce qu’il pouvait faire à notre étage à cette heure-là. Neuf heures trente, c’est pas une heure pour faire des visites de courtoisie à l’étage d’en dessous. Il frappait chez Madame Gendron. Eh ben je vous dis pas ma surprise quand j’ai l’ai entendu, elle, lui proposer d’entrer. Le lendemain, quand la coiffeuse est venue faire son tour, ça jasait dans la salle d’attente. Pis Madame Gendron, quand elle est venue nous rejoindre, elle était ben souriante. C’est depuis ce matin-là que le genou m’élance, je sais pas ce que j’ai bien pu faire… ».

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Nous l’écoutions tous avec patience. L’unique mention de mon prénom et de mon nom avait suffit à établir entre nous un lien assez familier pour qu’elle me fasse part de ses malheurs quotidiens. J’imaginai la solitude qui devait être la sienne, mais demeurai perplexe quant à son caractère impétueux. Quitter ses activités ennuyeuses pour venir s’entretenir avec les membres de sa famille, profiter du soleil et se changer les idées n’était pas assez pour lui faire quitter son air revêche ? À moins que ce ne fût ma présence qui la dérangeait? Même si cette rencontre était la première, j’étais certaine que la vieille femme austère assise devant moi n’était pas heureuse et ne l’avait pas été souvent par le passé.

Une montre sonna. Adélie releva la manche de sa veste pour mettre un terme à l’alarme.

— C’est l’heure de mes médicaments. Ils sont dans mon sac beige. Claire, va les chercher. J’ai besoin d’un verre d’eau pour les avaler. Il me faut aussi un petit quelque chose de salé à grignoter ensuite. Sinon, j’ai mal au cœur.

Claire se leva, imitée par Robert et Diane. Ils quittèrent le solarium, prêts à remplir leur mission. Un appel au téléphone pour Gaël me laissa seule avec sa grand-mère.

J’observai par les grandes fenêtres la naissance des tulipes de Diane et la multiplicité des teintes qui s’y mélangeaient. La pureté des couleurs. C’était, je crois, ce qui me saisissait le plus depuis le début de notre séjour ici. Cet assemblage multicolore que le printemps apportait avec lui donnait à la région un attrait hors du commun. Alors que la neige s’agglutinait encore sous les balcons des maisons, les coins les plus ensoleillés chauffaient déjà les jeunes pousses, réveillaient les premiers bruits de la nature.

—Tu habites dans la grande ville depuis toujours? me demanda Adélie avant de prendre une gorgée de thé glacé.

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— Depuis que j’ai quatre ans, oui. En fait, je suis née en en banlieue de Montréal, mais que j’ai grandi dans un petit appartement au cœur de la métropole avec une grande tante.

— Et tes parents?

J’avais l’habitude de cette question, pourtant les battements de mon cœur qui la suivait se faisaient toujours plus forts contre mes tempes.

— Je ne les ai pas vraiment connus. Je sais que ma mère est morte maintenant et que mon père vit quelque part aux États-Unis.

Elle pinça les lèvres. Les rides sur ses joues se creusèrent davantage.

— Moi non plus, j’ai pas eu le temps de connaître ma mère. J’avais sept ans quand elle est morte en couche. Le bébé aussi est mort. C’était son quatrième.

Je me penchai vers elle dans le but de lui offrir mes sympathies lorsqu’elle posa son regard délavé sur moi à la vitesse de l’éclair.

Une faible lueur fournie par une lampe à l’huile presque éteinte. Un lit où repose une masse inerte. Une forte odeur de métaux brulés mélangée à celle douceâtre du sang. C’est une chambre sans fenêtre. Une femme s’affaire à l’intérieur. Impassible, elle ramasse les couvertures souillées d’urine, de sang et de liquide amitotique. Dans l’un des coins pleure une petite fille en chemise de nuit. Ses cheveux blonds sont sales et emmêlés.

— Maman…oh maman reviens, gémit-elle en fixant le plafond.

Elle serre quelque chose contre sa poitrine. Emmitouflé grossièrement dans une couverture, on dirait un ourson en peluche. Seul le maigre bras qui en sort trahit le contenu. La femme lui ordonne de lui rendre le paquet.

— Il n’y a pas de vie dans ton petit frère, Adélie. Donne-le-moi, ton père arrive avec le curé. Il va lui donner une âme et le sauver des flammes de l’Enfer.

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— Il va-t-y ramener maman à la vie, le curé?

La femme ne répond pas. Adélie embrasse la tête de son petit frère et le rend. Il quitte la chambre dans des bras inconnus. Adélie renifle, essuie ses larmes et s’approche du lit de ses parents. Elle fixe sa mère étendue, nue, couchée sur le dos, la tête projetée par en arrière. Ses yeux sont fermés. Le lit grince lorsque Adélie y grimpe. Alors qu’elle est sur le point de laisser aller sa peine, contre le sein de sa mère, Germain et Ludivine apparaissent dans l’embrasure de la porte. La petite fille d’environ trois ans fait un pas pour rejoindre sa grande sœur.

— Non, Ludivine. Faut pas déranger maman. Elle… elle… Les mots se perdent au fond de sa gorge.

— Elle dort, répond Germain à sa place.

Il regarde Adélie, de quelques mois son aînée, les yeux embués de larmes qu’il retient avec peine. Ils se sont compris.

— On a faim, Délie, ajoute-t-il. Papa veut que tu nous fasses de la soupe aux choux. Adélie opine de la tête. Germain entraîne Ludivine en dehors de la chambre exigüe. Une fois seule, elle laisse sortir un sanglot. Un seul et unique sanglot. Deux larmes coulent sur ses joues crasseuses. Elle hoquette et se retourne vers moi.

Je pris une grande inspiration, n’en pouvant plus de l’air rance et humide. Ma tête tournait et je voyais trouble. Prise de panique, je m’appuyai sur les accoudoirs de ma chaise pour éviter de tomber face première au sol. Jamais, jamais dans toute ma vie, le désir de hurler n’avait été aussi puissant, aussi vital. Mais seul un petit râle effleura mes lèvres. Adélie revint dans mon champ de vision mais j’évitai soigneusement de regarder son visage. Je distinguai ses lourdes bagues, ses jointures élimées et la table de verre où se

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reflétaient les nuages. La nausée me donnait des coups de chaleur. Je refermai les yeux un instant.

Ça s’était encore produit. Ce n’était pas le fruit de mon imagination, encore moins un déplacement mental de ma colère. Non, c’était quelque chose entre la vieille femme et moi. J’humectai mes lèvres d’une salive âcre.

— Anna?, dit Claire qui revenait. Comme tu es pâle, tu es certaine que ça va? — Elle a manqué tomber en bas de sa chaise, répondit Adélie. Elle est peut-être enceinte. On a du mal les premiers mois…

Je lui jetai un bref regard. Rien dans sa mine renfrognée n’indiquait qu’elle venait de vivre la même chose que moi. Elle attrapa l’un de ses cachets.

— Je ne suis pas… enceinte, j’ai juste… des migraines… par moments, haletai-je avec peine.

Ce n’était pas faux. J’avais, en effet, une douleur aigüe à la tête, comme si l’arrière de mon crâne était un énorme gong où l’on s’acharnait à grands coups. L’intérieur de mon corps en tremblait. Claire s’avança vers moi et me toucha l’épaule.

— Tu devrais aller t’étendre un peu. Tu voudrais de l’aspirine? — Qu’est-ce qu’il y a, Anna?

Je reconnus la voix de Gaël. Je levai prudemment les paupières, mais au moindre contact avec la lumière, mes yeux devinrent de véritables torches.

— Une petite mi…

— Elle est enceinte, je vous le dis.

— Quoi!, s’écria Robert. Anna est enceinte! Gaël rit tout bas.

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— Mais non, maman, soupira Claire. Arrête un peu ou tu vas faire mourir Robert. C’est un simple mal à la tête.

Gaël m’aida à me lever. J’avais les jambes en coton. — C’est minime, je vous assure, j’ai juste besoin de…

— Si elle est pas enceinte, c’est peut-être une tumeur. Comme ton cousin, Robert, le petit Gérard là, tu te souviens? C’était pas ben vieux, vingt-cinq ans pour mourir… Quel âge que t’as, Anna? Faudrait que tu fasses vérifier ton cerveau par un docteur, on sait jamais.

J’ouvris les yeux. Adélie grignotait un biscuit aux légumes avec satisfaction, sans un regard pour moi. Après une telle remarque, ses sentiments à mon égard venaient de se confirmer. Et les miens aussi, par la même occasion. La question qui tournoyait dans mon esprit depuis l’épisode des verres brisés venait trouver une réponse : cette vieille mégère

savait ce qui venait d’arriver. Restait à comprendre pourquoi elle n’éprouvait pas la même

terreur que moi et surtout, si elle comprenait ce qui se passait, pourquoi elle me laissait dans un pareil état.

— Mon cerveau est en pleine forme, merci, dis-je, agacée. Je vais juste monter me coucher une petite heure. Je grimaçais un sourire en marchant vers la porte. Je refusai l’aide de Gaël d’un ton sec, ce qui n’échappa à personne.

Une fois dans le lit, je fondis en larmes.

***

Nous étions repartis au lendemain de cette singulière rencontre. Cherchant à m’encourager, je me dis que le trajet du retour ne pouvait me paraître plus long que celui de l’arrivée. À l’évidence, j’avais tort. L’impatience me gagnait d’heure en heure. Et la pluie

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qui nous accompagna jusqu’à Montréal n’arrangea en rien mon humeur, déjà mauvaise à cause de ma nuit perturbée. J’avais fait des cauchemars à répétition, mais je n’en gardais aucun souvenir, sinon un sentiment de peur qui me crispait la nuque. Faute de projet de recherche où me plonger pour me changer les idées et pour compenser le temps qui m’apparaissait perdu dans le décompte des lacs et rivières qui s’alternaient sur le chemin du retour, j’eus tout le loisir de compléter le bilan mental que j’avais établi au sujet de cette première escapade en sol abitibien à commencer par mes beaux-parents.

Sur le pas de la porte, ils m’avaient serré dans leur bras avec chaleur, mais sans se perdre en longues salutations. Juste le désir de nous revoir très bientôt. J’appréciais la simplicité de Diane, de qui Gaël tenait le caractère calme. Elle m’avait mise à l’aise tout de suite, évitant les fausses politesses comme refuser que j’aide à la préparation des repas ou à la vaisselle. Elle avait compris que je n’étais pas d’un naturel bavard avec les gens que je connaissais peu, aussi n’exigeait-elle aucune réponse intime, et ne donnait les siennes que lorsqu’elles lui étaient demandées. C’était toute autre chose avec Robert qui lui, était un véritable moulin à paroles. En véritable intendant de la colonisation de l’Abitibi-Témiscamingue, le père de Gaël vantait l’Abitibi sous tous les angles. Rien n’avait d’égal que la beauté de cette région, que la sécurité d’une longue et saine vie, que le mérite des hommes et des femmes qui avaient tout quitté pour venir construire ce paradis. Robert était coloré, à la fois angoissé si les vidangeurs passaient une heure plus tard, et heureux lorsque le garage avait besoin d’un coup de balai.

Claire me plaisait beaucoup aussi. Discuter avec elle était agréable, stimulant même. Elle avait tellement voyagé, j’admirais sa détermination et son indépendance. Moi, j’étais bien dans mon confort, je n’avais rien d’une exploratrice. Nous avions échangé nos courriels,

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histoire de garder le contact, au niveau professionnel, sur divers sujets qui nous passionnaient toutes deux.

Gaël aurait aimé me présenter aux autres membres de la famille et à ses amis qui résidaient dans le coin, mais faute de temps, il avait préféré consacrer les quelques jours à ma découverte de la région, afin de me familiariser à l’environnement avant de me lancer dans la jungle humaine.

Agréablement surprise par sa prévenance, je lui avais demandé comment il faisait pour savoir ainsi de quelle manière j’aimais que les choses se fassent.

— J’ai juste à t’observer, Anna. Tes yeux ont beau fuir les miens, ils en disent beaucoup sur toi.

Je me serais bien contentée de cette réponse, mais il ajouta d’une voix douce : — Par contre, il faut dire que tu es assez difficile à comprendre.

— Ah ça, j’y peux rien, c’est dans la signature génétique du chromosome X. Il semblerait que toutes les filles de la terre aient le même problème!

Un rire nerveux s’était échappé de ma bouche. J’avais coupé court à son désir de discuter, encore une fois. Il eut un sourire en coin, histoire de faire croire qu’il appréciait ma blague, mais reprenant un ton sérieux, il ajouta que je lui plaisais, qu’il avait « envie de ça marche entre nous » et qu’il saurait attendre que je m’ouvre à lui.

Ce furent ses premières vraies confidences, parce que n’étant pas du genre à s’épancher en déclarations d’amour futiles, Gaël préférait les gestes aux paroles. Je tentai de me convaincre que si je me donnais à lui de tout mon corps, avec toute l’honnêteté dont j’étais capable, il en oublierait ses questions.

Même si le temps m’était donné d’y réfléchir, je passai outre Sainte-Anne-du-Bon-Vivant, et le bleu de son sapin ou peu importe ce qu’il était. J’avais le pressentiment que le

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conifère était à l’origine de ma nuit tumultueuse. Dès que mes yeux se fermaient, il apparaissait, immobile dans l’air. Je le gardais en tête, telle une image insondable. L’attraction qu’il exerçait sur ma personne me frappait encore, au seul souvenir de sa vue, de sa proximité. Et toujours, ce mélange de profonds tourments et de consolation. Quelque chose en moi avait été déterré, et la pointe visible me picorait les côtes.

Pour grand-maman Adélie, esquiver le souvenir était doublement de mise, puisque celui-ci me donnait des vertiges. J’étais déterminée à oublier ce que j’avais vu - non, ce que j’avais cru voir. J’y arriverais, car au fond, se dire victime de visions était tout, sauf réaliste. C’était inconcevable, idiot même. J’avais tellement craint cette première rencontre, qui avouons-le, avait eu l’allure d’un fiasco, que j’aurais tout fait pour y mettre un terme, même me convaincre du pire. Cette explication me frustrait par sa précarité, trop faible pour que je puisse m’en servir devant Gaël lorsqu’il était monté à sa chambre voir si j’avais besoin de quelque chose, et trop mensongère pour que je puisse m’en contenter. L’excuse de la migraine avait fait le travail. J’avais même pu ajouter que mon accident dans la cuisine en était sans doute aussi la conséquence. Mes maux de tête étaient si puissants et soudains… M’avait-il crue? Il n’avait pas insisté, mais…

Ne tenant plus en place, je pris le volant aussitôt que la route se changea en autoroute. La familiarité du milieu recentra mon esprit. Je rentrais chez moi, loin de l’Abitibi. Ma vie allait reprendre son cours normal.

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Chapitre deux

Ma tête heurta la porte entrebâillée que Gaël repoussa du bout des doigts. Je pris cette fraction de seconde pour respirer, mais déjà, sa bouche reprenait la mienne avec avidité. Du coin de l’œil, j’aperçus à gauche la table de la cuisine où nos plats à moitié terminés refroidissaient. Je laissai courir mes mains le long du dos nu de Gaël, effleurant les cercles d’encre noire sur son épaule, arrimant mes ongles à sa nuque alors qu’il me poussait jusqu’au lit. Il me retira mon chandail et je me laissai tomber sur la courtepointe, l’observant se battre avec ma ceinture, puis avec la fermeture éclair de ma jupe et enfin, en relevant le bassin, je l’aidai à enlever le vêtement. Il se pencha vers moi et m’embrassa, éraflant mes lèvres et mon menton avec sa barbe, pendant que je déboutonnai ses pantalons bleu marin. Je haletais de le voir ainsi au-dessus de moi, les yeux mi-clos, ses mains avides cherchant à dégrafer mon soutien-gorge. Après le bref instant de panique que je venais de vivre, j’avais besoin de lui plus que jamais. N’y tenant plus, lorsqu’il saisit à deux mains mes seins dans un soupir de contentement, je le guidai en moi.

Dans mon dernier soubresaut, je m’affalai, le visage dans l’oreiller. Gaël tomba à mes côtés en expirant. Je me tournai vers lui en souriant, ivre de bien-être. L’ovale de son visage était détendu, son front haut luisait dans la semi-pénombre, ses lèvres étaient closes. Seuls ses yeux bougeaient, scrutant le plafond. Son ventre plat se soulevait d’une manière encore irrégulière sous la mince toison. Je me retournai sur le dos, posant ma tête sur son épaule gauche. Il enlaça ses doigts avec les miens.

Une douce quiétude nous enveloppa, chaude et moelleuse, ramenant le calme après la vive excitation qui nous avait envahis. Avec Gaël, j’avais découvert l’envie, le désir d’aimer un homme et de l’être en retour. Mais ce bonheur, aussi salutaire soit-il, affichait en

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