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L'AMBIGUÏTE CHEZ TACITE : ANALYSES RECENTES DU DISCOURS FIGURE EN HISTORIOGRAPHIE

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RECENTES DU DISCOURS FIGURE EN

HISTORIOGRAPHIE

Claude Loutsch

To cite this version:

Claude Loutsch. L’AMBIGUÏTE CHEZ TACITE : ANALYSES RECENTES DU DISCOURS FIG-URE EN HISTORIOGRAPHIE. 1996. �hal-01532875�

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L

AMBIGUÏTE CHEZ TACITE

ANALYSES RECENTES DU DISCOURS FIGURE EN HISTORIOGRAPHIE1

1. - Au livre III (§ 19) des Annales, Tacite conclut son récit du procès de Pison sur les réflexions suivantes: « Telle était la fin des mesures prises pour venger la mort de Germanicus, objet de rumeurs diverses non seulement chez les contemporains, mais encore dans les générations suivantes. À tel point les plus grands événements restent ambigus »: adeo maxima quaeque ambigua

sunt. Il ajoute que cette ambiguïté provient de ce que « certaines personnes prennent les moindres

bruits pour des faits avérés, alors que d’autres altèrent sciemment la vérité - et que les deux versions se consolident avec le temps ». Remarque étonnante. Tacite refuserait-il à l’historien la capacité de trancher entre les versions contradictoires qu’il découvre dans sa documentation? Le fait est que, dans une centaine de passages, l’historien latin présente successivement des versions contradictoires sans que le lecteur distingue toujours à une première lecture ce que Tacite pense lui-même, laquelle des différentes versions présentées a sa préférence. Ces différentes versions sont présentées dans une proposition disjonctive dont tantôt le seul deuxième membre, tantôt les deux membres sont introduits chacun par la conjonction siue ou encore par uel; il se trouve également des disjonctives dont les deux membres sont introduits, le second par an, le premier étant introduit ou non par incertum utrum. Dans ces propositions disjonctives, Tacite discute rarement l’exactitude matérielle des faits rapportés, mais il s’y interroge le plus souvent sur leur interprétation psychologique, sur les motifs qui ont poussé les hommes à agir comme ils l’ont fait - on sait que son ambition a été defaire connaître à ses lecteurs non seulement les péripéties et les dénouements des événements (casus euentusque rerum), mais également leur logique et leurs causes (ratio etiam causaeque),analyse nécessaire, selon lui, pour que les événements ne nous paraissent pas fortuiti, dus au seul hasard et irrationnels. La fréquence exceptionnelle dans l’oeuvre de Tacite de ces jugements disjonctifs - donc plus d’une centaine, appelés plus couramment explications doubles ou encore conjectures doubles - a conduit, au début du siècle, Gaston BOISSIER à se demander si Tacite est un historien inquiet, déchiré, en quelque sorte, entre des opinions opposées; ou si nous avons là la preuve de l’impartialité d’un historien consciencieux, respectueux de la liberté de jugement de ses lecteurs; ou enfin s’il faut y voir

1Communication présentée le 24 novembre 1996 à Ouchy au Groupe romand des études grecques et latines. Un

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l’empreinte de cette habitude prise à l’école des rhéteurs et qui consiste à plaider successivement et indistinctement le pour et le contre, une habitude dont le brillant élève qu’a dû être l’auteur du

Dialogue des orateurs n’a jamais su s’affranchir entièrement2. Notons au passage que, par une

coïncidence piquante et sans doute inconsciente, Gaston BOISSIER prend modèle sur Tacite et avance, lui aussi, plusieurs explications possibles sans trancher. Il est vrai qu’il le fait avec une évidente sympathie pour notre auteur, ce qui n’est pas toujours le cas des philologues qui, depuis un demi-siècle, ont repris la question des formules ambiguës chez Tacite.

Un des premiers à étudier de plus près ce procédé chez Tacite a été le philologue néerlandais DE WAELE. Dans un article publié en 1930, il signale d’abord que, dans l’emploi des constructions du type siue-siue, Tacite ne suit pas l’usage de Cicéron, César ou Tite-Live, chez qui ces conjonctions servent à réunir deux mots ou groupes de mots sinon complémentaires, tout au moins couramment associés et soulignent justement le parallélisme des deux composantes de la disjonction: prenons des expressions comme siue casu siue consilio « soit par hasard, soit intentionnellement » ou encore (à propos de différentes situations oratoires) siue in iudicio siue in senatu siue apud principem. D’ailleurs, chez les auteurs classiques, la particule disjonctive siue n’a pas une valeur exclusive - comme tel est le cas de la particule aut -, si bien que le choix entre les deux membres d’une alternative est parfaitement libre et nécessairement subjectif. Or, le philologue néerlandais a noté que chez Tacite le deuxième membre de l’alternative est souvent beaucoup plus long que le premier membre et qu’il comporte souvent même une incise du type ut alii tradidere ou quod saepe accidit. DE WAELE en conclut que cette inconcinnitas permet à Tacite, sous une apparente hésitation, une indécision affectée, de faire entendre discrètement, mais d’une manière ambiguë, laquelle des deux composantes de l’alternative a sa préférence.

Si la matière même du travail de l’historien est ambiguë, sa première tâche devrait naturellement consister à désambiguïser, si j’ose dire, ces informations contradictoires. Or, voici que Tacite nous apparaît recourir lui-même à l’ambiguitas et en faire une des méthodes d’exposition de ses recherches, dans la mesure où il souhaite se faire comprendre non palam, sed operte.

Mais, avant de poursuivre plus en détail l’étude de l’ambiguitas chez l’historien romain, voyons ce que les Anciens entendaient au juste par cette notion.

2. - Dans l’Antiquité, la réflexion sur l’ambiguitas (l’a)mfiboli/a des Grecs) était conduite d’une part par les philosophes, les dialecticiens, de l’autre par les rhéteurs. Ces derniers ont emprunté aux premiers une classification des différents cas d’ambiguïtés. Quintilien distingue ainsi deux grandes catégories d’ambiguïtés: l’ambiguïté provient soit d’un mot isolé (uocibus singulis), cas que nous appelons aujourd’hui l’ambiguïté lexicale, soit de plusieurs mots réunis (uocibus coniunctis), cas

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que nous appelons l’ambiguïté syntaxique. À l’intérieur de chaque catégorie, il distingue plusieurs espèces: trois espèces pour l’ambiguïté lexicale, cinq espèces pour l’ambiguïté syntaxique.

Il est surtout question de l’ambiguitas au chapitre de l’elocutio, où elle est considérée comme un uitium, une faute de style: uitanda in primis ambiguitas, écrit Quintilien (8,2,16), « par-dessus tout, il faut éviter l’ambiguïté, car elle fait hésiter sur le sens (incertum intellectum facit) et elle peut même troubler le sens (turbare potest sensum) ». Elle est contraire à la perspicuitas et conduit à l’obscuritas, si bien que les rhéteurs la déconseillent formellement; ils l’assimilent en effet à un jeu puéril - Quintilien parle de captatio puerilis uocum ambiguarum, de recherche malsaine de l’originalité (cacozelon, cf. Quint. 8,3,56-57).

Mais, dans leur pragmatisme, ils ne se cachent pas qu’elle existe dans les faits - les stoïciens ont même soutenu que l’ambiguïté est inhérente au langage humain3. Et les rhéteurs ont élaboré, au chapitre des status causae, c’est-à-dire des états de cause, une méthodologie complexe pour analyser l’ambiguïté dans les textes juridiques, analyse préalable et nécessaire à l’indispensable désambiguïsation du texte et qui vise à dégager, au-delà des mots, l’intention de l’auteur: « si un mot admet manifestement deux interprétations, dit Quintilien, la question doit porter sur l’intention du législateur »4 .

Cependant, utilisé à bon escient, un procédé qui passe pour un défaut de style peut se révéler être une qualité: si l’ambiguïté est un uitium heurtant la perspicuitas, elle peut aussi contribuer au procédé connu des rhéteurs sous le nom d’emphasis. Selon Quintilien, l’emphasis consiste à cacher le sens d’une phrase donnée, « à faire entendre, grâce à certaines insinuations, autre chose que ce qu’impliquent les mots, non pas nécessairement le contraire, comme dans l’ironie, mais autre chose, qui est caché et que l’auditeur doit, pour ainsi dire, découvrir ». Quintilien signale que c’est presque le seul procédé ... auquel l’on donnât à son époque le nom de figure; d’où l’appellation de « controverses figurées » (controuersiae figuratae). D’après lui, l’orateur peut y recourir dans trois situations: d’abord, lorsqu’il y a un risque pour l’orateur de s’exprimer ouvertement (si dicere palam parum

tutum est); 2° lorsque les bienséances le lui interdisent (si non decet) et par bienséances il faut

entendre aussi le respect dû à une personne, la reuerentia personae; enfin 3°, lorsque l’orateur cherche ou souhaite simplement s’exprimer avec plus d’élégance (melius dicendi occasio), les lecteurs trouvant moins d’intérêt à une relation des faits toute directe qu’à un récit ambigu5. Or, comme l’a

bien rappelé Frederick Ahl dans un article intitulé The art of safe criticism in Greece and Rome, le risque

3Cf. GELL., 11,12,1: Chrysippus ait omne uerbum ambiguum natura esse, quoniam ex eodem duo uel plura

accipi possunt.

4QVINT., 3,6,43: ambiguitatem uero semper coniectura explicari necesse sit quia, cum sit manifestum uerborum

intellectum esse duplicem, de sola quaeritur uoluntate.

5QVINT., 9,2,65-66: in quo per quandam suspicionem quod non dicimus accipi uolumus, non utique contrarium,

ut in eironeía, sed aliud latens et auditori quasi inueniendum. Quod ... iam fere solum schema a nostris uocatur, et unde controuersiae figuratae dicuntur. Eius triplex usus est: unus si dicere palam parum tutum est, alter si non decet, tertius qui uenustatis modo gratia adhibetur et ipsa nouitate ac uarietate magis quam si relatio sit recta delectat. Un peu plus loin (9,2,68), Quintilien parle justement de l’ambiguitas sententiae, de l’ambiguïté du

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du palam dicere, du franc-parler, ne surgissait pas seulement devant ces tyrans dont il est si abondamment question dans les écoles des rhéteurs: ce risque était une réalité vivante, bien connue de Tacite qui évoque à plusieurs reprises l’atmosphère de terreur qui sous un Domitien, tout comme un siècle plus tôt sous Auguste et Tibère, empêchait les sénateurs de s’exprimer librement6.

Il n’est donc pas étonnant que Tacite ait été très attentif à l’ambiguïté des paroles et des situations et qu’il ait voulu la dénoncer. Ainsi, dans son analyse du discours prononcé par Tibère au Sénat après la mort d’Auguste, il note que Tibère uarie disserebat de magnitudine imperii, sua

modestia (Ann. 1,11); les éditeurs les plus récents de la collection Budé traduisent: « il discourait en

termes variés sur la grandeur de l’empire et ses propres limites ». La comparaison avec la traduction de GOELZER (« il discourait en termes variés sur la grandeur de l’empire et sa propre modestie ») fait bien apparaître l’ambiguïté de cette dernière expression, de modestia: Tibère se référait-il à « son insuffisance » ou à la « modération de ses ambitions »? Le mot latin peut avoir les deux acceptions; Dans le contexte, la première acception semble imposée par l’antithèse modestia - magnitudine imperii ainsi que par la suite du discours où Tibère parle de cette tâche trop lourde pour une personne seule, mais un peu plus loin Tacite nous rapporte l’intervention d’Asinius Gallus qui se réfère au pudor de Tibère (Ann. 1,12), et les lecteurs doivent toujours se rappeler l’audacieux oxymore (remisit Caesar

adroganti moderatione) par lequel Tacite a dénoncé plus haut l’attitude affectée de Tibère (Ann. 1,8):

deux indications qui font penser que la plupart des lecteurs contemporains devaient comprendre le mot uniquement dans un sens voisin de pudor. Pourtant, il est indéniable que le terme était ambigu et peut-être a-t-il été choisi pour cette raison même par l’orateur, c’est-à-dire par Tibère, à en juger par la remarque sur laquelle Tacite termine ce chapitre: le discours de Tibère était toujours flou et obscur (suspensa et obscura uerba), même quand il n’avait rien à cacher (etiam in rebus quas non occuleret), et cela soit par tempérament, soit par une habitude prise au fil des années (seu natura siue

adsuetudine); mais, lorsqu’il faisait un effort pour cacher le fond de sa pensée, son discours devenait

équivoque et ambigu (nitenti ut sensus suos penitus abderet, in incertum et ambiguum magis

implicabantur). Notons au passage que Tacite distingue avec beaucoup de finesse obscurité et

ambiguïté: 1° cette dernière est toujours intentionnelle (nitenti ut sensus abderet) alors que l’orateur obscur ne songe à cacher quoi que soit (non occuleret); 2° les discours obscurs sont simplement

suspensa (« flous ») alors que les paroles ambiguës sont incerta (« équivoques »).

3. - Remarquons cependant que tout passage dans un texte antique qui nous paraît aujourd’hui ambigu ne l’est pas forcément au sens technique et ancien du terme. Prenons ainsi le récit que Tacite fait du retour plutôt précipité de Pison à Rome, de son itinéraire: « il traversa la mer de Dalmatie, laissa ses vaisseaux à Ancône, gagna par le Picénum la voie Flaminienne, où il rejoignit la IXe légion qui venait de Pannonie à Rome pour passer ensuite dans une garnison d’Afrique. À partir de Narnia, il

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descendit la Nera, puis le Tibre »7; et, à la fin, Tacite décrit les réactions hostiles de l’opinion publique

au moment de l’arrivée de Pison à Rome, Pison ayant eu la maladresse de mettre pied sur terre près du Mausolée d’Auguste et cela en plein jour et suivi d’un cortège imposant de clients et d’esclaves. Récit apparemment objectif, s’il n’y avait cette parenthèse où Tacite commente le fait que Pison parcourut la dernière partie de son trajet en bateau et non plus avec la IXe légion; il avance deux explications à cette décision: ou bien Pison voulait écarter les soupçons (uitandae suspicionis), ou bien sa réaction est celle de tous les hommes quand ils ont peur (an quia pauidis consilia in incerto sunt).

Pour WOODMAN ET MARTIN,les éditeurs les plus récents du livre III, il y a ambiguïté dans la mesure où le passage admet deux interprétations possibles: ou bien, la remarque prolonge la phrase précédente et Tacite entend dire que Pison est soucieux d’écarter les rumeurs qui l’accusaient de semer des troubles dans les rangs des légions, rumeurs qui risquent de lui valoir une accusation de maiestas (interprétation de FURNEAUX); ou bien, il est fait allusion au but premier du retour de Pison à Rome, à son intention de plaider à Rome même son innocence et de se défendre contre les soupçons qui l’accusaient d’être responsable de la mort de Germanicus (interprétation de KOESTERMANN). Selon ces mêmes éditeurs, l’expression est un bon exemple du style elliptique de Tacite qui génère de l’ambiguïté et demande au lecteur un effort d’interprétation. Or, à la fois le bon sens et le contexte nous interdisent d’imaginer que Tacite ait choisi ici une expression délibérément ambiguë: en effet, on voit mal en quoi un voyage en bateau ait pu atténuer les soupçons qui pesaient sur Pison quant à son rôle dans la mort de Germanicus. Mais surtout, les lecteurs de Tacite n’ignorent pas que Pison avait également été soupçonné de débaucher les légions8 et nous savons maintenant - grâce au senatus

consultum de Cn. Pisone patre qu’il s’agissait là d’un crimen retenu contre Pison et longuement

discuté au Sénat (ll. 52-56). La prétendue ambiguïté du passage n’existe donc que dans l’esprit des lecteurs modernes. Par contre, nous trouvons dans ce passage un exemple très caractéristique de l’ambiguïté comme procédé oratoire, au service de l’emphasis. Tacite ajoute en effet un commentaire sous forme d’une explication double, où il s’interroge sur les motifs du comportement qu’il rapporte: et apparemment il hésite entre deux explications possibles: la première nous montre un Pison prudent, circonspect; la seconde nous montre un homme timoré et irrésolu. En fait, comme dans tant d’autres conjectures doubles, l’hésitation de Tacite n’est que de surface: non seulement la deuxième explication est ici encore beaucoup plus développée que la première (14 syllabes contre 8), mais elle est présentée sous forme de gnomè, donc de majeure d’un raisonnement dont la mineure n’est pas énoncée explicitement, et il ne reste au lecteur qu’à tirer lui-même la conclusion qui en découle, à savoir que Pison est un pauidus. Ainsi cette deuxième explication revient-elle en fait à une condamnation morale

7Ann.3,9,1-2: 1 Piso, Delmatico mari transmisso relictisque apud Anconam nauibus, per Picenum ac mox

Flaminiam uiam adsequitur legionem quae e Pannonia in Vrbem, dein praesidio Africae ducebatur; eaque res agitata rumoribus ut in agmine atque itinere crebro se militibus ostentauisset. 2 Ab Narnia, uitandae suspicionis an quia pauidis consilia in incerto sunt, Nare ac mox Tiberi deuectus, auxit uulgus iras quia nauem tumulo Caesarum adpulerat ...

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sans appel de Pison. Tacite ne fait pas mystère du peu d’estime dans lequel il tient le personnage qui, pour être victime de Tibère, n’en sort pas pour autant grandi: Pison père fait une piètre figure, incapable de mener à terme le moindre projet; son échec était prévisible. Tacite laisse entendre que c’est faire trop d’honneur à Pison que de lui attribuer l’ambition d’une réelle conspiration.

4. - Un autre exemple d’une éventuelle ambiguïté à la fois lexicale et syntaxique se trouve au § 33 de la Germanie, un des passages les plus discutés de l’oeuvre de Tacite: il y est question des guerres fratricides entre différents peuples germains, et notamment de l’extermination des Bructères, sous les yeux mêmes des Romains et cela, ajoute Tacite, « grâce à une faveur spéciale des dieux à notre égard »: fauore quodam erga nos deorum. Puis, il ajoute: « puisse durer et persister chez ces peuples sinon la volonté de nous complaire, au moins la haine qu’ils se portent les uns aux autres, dès lors que urgentibus imperii fatis la fortune ne peut désormais faire de plus beau cadeau que la discorde entre nos ennemis »9 (trad. J. PERRET, C.U.F.). Que signifie ce groupe de mots urgentibus imperii fatis que I. BORZSAK a déclaré « intraduisibles »? Je laisse de côté l’interprétation audacieuse retenuepar JacquesPERRET,l’éditeur de la collection Budé, qui a tourné une partie de la difficulté en supprimant

urgentibus que l’on trouve dans la plupart des manuscrits, précédé parfois de la préposition in.

Dans son Kritischer Forschungsbericht zur Germania des Tacitus dans le volume 33,3 de l’Aufstieg und Niedergang der römischen Welt,10 Allan LUND se réfère à une trentaine d’articles portant sur l’interprétation de ces trois mots et parus entre 1915 et 1988. Les problèmes posés par ce passage ont été définis avec lucidité par Richard HEINZE en 1928: 1° urgentibus fatis est-il un datif complément de praestare ou bien un ablatif absolu dont la valeur peut être ou bien causale (quoniam

urgent) ou encore temporelle; si elle est temporelle, l’auteur se réfère-t-il dans cette expression à une

situation présente (cum urgent) ou à un futur hypothétique (si urgebunt). 2° Vrgere a-t-il ici le sens de « pousser de l’avant » ou au contraire celui de « faire pression dans une intention hostile ». 3° fatum se réfère-t-il au destin exceptionnel de l’Empire ou au contraire à son déclin? Les commentateurs se partagent entre deux lectures de ce passage: une lecture dite « pessimiste », selon laquelle Tacite entend dire que les luttes interethniques en Germanie sont d’autant plus opportunes que la menace du déclin romain se fait désormais de plus en plus pressante; et une lecture « optimiste », selon laquelle Tacite signale que ces mêmes luttes s’inscrivent dans une extension territoriale de l’Empire qui est inévitable et voulue par le destin. En d’autres termes, ce commentaire d’auteur nous montre-t-il un Tacite partageant l’optimisme de ses contemporains quant au beatissimum saeculum de Trajan, convaincu que Trajan envisage une extension des frontières germaniques ou, au contraire, un Tacite résigné devant ce peuple libre et courageux face auquel il comprend que Rome est condamnée à disparaître.

9Germ. 33: pulsis Bructeris ac penitus excisis ... seu superbiae odio seu praedae dulcedine seu fauore quodam

erga nos deorum ... maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam.

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Sommes-nous ici en présence d’un cas caractéristique d’ambiguïté, à la fois lexicale et syntaxique? LUND,qui se rallie lui-même à l’interprétation dite « optimiste » et voit dans urgentibus

fatis un datif complément de praestare, fait observer que pour Tacite, comme pour tout Romain, il

était entendu que Rome avait reçu du destin la mission de soumettre et de pacifier tous les peuples barbares; LUND renvoie au célèbre vers de l’Énéide (6,852sq.: pacisque imponere morem, / parcere

subiectis et debellare superbos). Cela dit, peut-on envisager la possibilité que le lecteur contemporain

ait achoppé sur le sens de la remarque de Tacite, qu’il ait été intrigué par la formule choisie par l’auteur et qu’il se soit posé les mêmes questions que nous aujourd’hui? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je pense que toute tentative de réponse doit d’abord évaluer les raisons qui auraient pu conduire Tacite à ne pas dire ouvertement sa pensée. Si on retient l’interprétation dite pessimiste, l’ambiguïté consiste à laisser entendre, de manière voilée, sous une apparente adhésion de foi à la mission hégémonique de Rome, la conviction que les Germains constituent une menace pressante, devant laquelle Rome cédera fatalement dans un avenir proche. Tacite aurait-il eu des scrupules à exprimer des convictions fatalistes allant à l’encontre de l’optimisme de la politique expansionniste d’un Trajan? Cet avertissement voilé contiendrait-il une critique implicite de la politique germanique? Ou d’une manière générale toute expression d’un doute sur la mission hégémonique et civilisatrice de Rome aurait-elle été considérée comme inconvenante (non decet)? Si on retient l’interprétation dite optimiste, il est plus difficile d’expliquer les raisons de l’auteur de s’exprimer de manière ambiguë et l’on est obligé de nier toute volonté d’ambiguïté, voire même toute obscuritas dans ce passage et de soutenir la prétendue obscuritas est due à une insuffisante familiarité des lecteurs modernes avec le style de Tacite.

5. - Un cas intéressant d’ambiguïté syntaxique a été signalé et discuté récemment. Dans l’éloge d’Arminius, du vainqueur de la forêt de Teutobourg, à la fin du livre II des Annales, Tacite signale la fin de non-recevoir opposé par le Sénat, sur intervention de Tibère, à la proposition d’un noble germain de délivrer les Romains de cet Arminius et de l’empoisonner. Ce refus est commenté comme suit par Tacite: Tibère en tira une gloire qui l’égalait aux généraux de la vieille Rome qui avaient rejeté l’offre d’un traître de tuer le roi Pyrrhus11: qua gloria aequabat se Tiberius priscis

imperatoribus. À première vue, Tacite apprécie l’attitude de Tibère et son commentaire montre qu’au

besoin il est capable d’objectivité à son égard, capable de porter sine ira et studio un jugement sur le principat de Tibère. Or, il y a quelques années H. HOFFMANN12 proposait d’interpréter aequabat comme un imparfait d’effort (de conatu) et de traduire comme suit: « avec cette attitude glorieuse,

11Ann. 2,88,1: Reperio apud scriptores senatoresque eorumdem temporum Adgansterii principis Chattorum

lectas in senatu litteras quibus mortem Arminii promittebat si patrandae neci uenenum mitteretur, responsumque esse non fraude neque occultis, sed palam et armatum populum Romanum hostes suos ulcisci. Qua gloria aequabat se Tiberius priscis imperatoribus qui uenenum in Pyrrhum regem uetuerant prodiderantque (il s’agit

de C. Fabricius et de Q. Aemilius, cf. CLAVDIVS QVADRIGARIVS, ap. GELL. 3,8).

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Tibère cherchait à égaler les généraux des temps anciens ». Tacite laisserait ainsi entendre implicitement que la prétention ambitieuse de Tibère fit long feu; son commentaire constituerait autant une critique larvée qu’un éloge du prince. L’interprétation d’HOFFMANN a été réfutée par Cesare GRASSI13(p. 35n.17)pour qui le rapprochement avec les grands généraux de l’époque républicaine prouve au contraire la sincérité avec laquelle Tacite admire la réponse de Tibère. Ces deux interprétations contradictoires nous autorisent-elles à dire que l’expression choisie par l’historien (un imparfait au lieu d’un parfait) était déjà ambiguë pour les lecteurs contemporains: peut-on imaginer qu’en lisant ou en écoutant ce passage ils aient hésité sur le sens des propos de Tacite et se soient demandé si la remarque de Tacite constitue un éloge sincère ou, au contraire, une critique sarcastique? Pour y répondre, il ne serait pas inutile de savoir si la comparaison avec les prisci imperatores est de l’invention de Tacite ou si Tibère lui-même s’était déjà référé à eux dans son propre discours et s’était appuyé sur leur exemple pour justifier son refus. Dans la première hypothèse, il me semble difficile, en l’absence de toute autre indication restrictive, de contester que ce rapprochement - honorable en lui-même - soit élogieux. Mais, la deuxième hypothèse me semble bien plus vraisemblable, et cela pour deux raisons: d’abord, parce que Tacite se réfère explicitement à ses sources, précisant même qu’il s’agit de témoignages oculaires (senatores); d’autre part, parce qu’il omet d’identifier nommément ces prisci imperatores, omission qui fait penser que ce passage ne constitue pas, dans l’esprit de l’auteur, un exemplum destiné à revaloriser Tibère, mais un commentaire d’auteur, une glose sur un rapprochement fait soit par l’empereur lui-même, soit par ses thuriféraires. Or, le choix du temps de l’imparfait, qui exprime un procès passé sans préciser si ce procès a abouti à un résultat ou non14, permet à l’historien de s’exprimer de manière ambiguë,

l’ambiguïté consistant à laisser le lecteur dans le doute, dans l’impossibilité de discerner si l’éloge rapporté en surface doit être pris au pied de la lettre ou s’il est ironique et constitue une critique implicite. Par ailleurs, ce passage nous montre bien la différence entre ironie et ambiguïté, l’ironie consistant à laisser entendre le contraire de ce que l’on dit, l’ambiguïté à laisser entendre qu’il y a deux ou plusieurs interprétations possibles, donc à signifier beaucoup plus que ce que l’on dit explicitement et en surface.

Seulement, si ambiguïté il y a, elle est toujours intentionnelle, sans quoi elle se réduit à un cas maladroit d’obscuritas, difficilement imaginable chez le styliste hors pair qu’était Tacite. Il faut donc se demander ici encore pourquoi l’historien s’exprime en termes voilés. Deux des critères énumérés par Quintilien pour justifier le recours au discours figuré doivent être exclus d’emblée: Tacite ne doit pas craindre d’avancer un jugement défavorable sur Tibère: il ne s’en prive guère dans la première hexade; et, d’autre part, on ne voit guère ce que l’ambiguïté puisse ajouter ici à l’ornatio. Tout au plus peut-on donc supposer qu’un sens du decus, des convenances, l’empêche de dire ouvertement son mépris: ni le refus d’un empoisonnement insidieux ni l’aemulatio des grandes figures du passé n’ayant

13C.GRASSI, Ambiguità di Tacito nella valutazione di Tiberio, in Athenaeum 67(1979), p. 37-47. 14ERNOUT-THOMAS, Syntaxe latine, § 242.

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rien de déshonorant et étant tout à l’honneur de Tibère, Tacite aurait-il des scrupules à ironiser et à attribuer la réaction du princeps à des considérations plus égoïstes? doit-il craindre qu’on ne l’accuse de se livrer à une interprétation malveillante? À noter la référence plutôt exceptionnelle de Tacite à ses sources: reperio apud scriptores senatoresque eorundem temporum: indication qui peut suggérer la bonne explication, fort simple: ses sources ont été unanimes à louer ce discours de Tibère et Tacite éprouve quelque gêne pour les contredire ouvertement.

6. - Quelques mots encore sur l’ambiguïté en tant que procédé par excellence au service de l’emphasis rhétorique et plus précisément de l’ambiguïté inhérente aux explications doubles qui, depuis la parution de l’article de DE WAELE, a fait l’objet de plusieurs études rédigées dans des optiques souvent fort différentes.

DE WAELE s’était contenté de décrire le procédé des doubles explications et l’effet que Tacite en tirait. Douze ans plus tard, Inez Scott RYBERG consacra un important article à ce qu’elle appela la technique de l’innuendo chez Tacite, c’est-à-dire de l’insinuation. Frappée de l’étonnante rareté des mises en causes directes de Tibère et des nombreux passages où Tacite spécule sur d’éventuelles intentions et motifs malveillants de l’empereur, la savante américaine étudia l’usage que Tacite fait non seulement des conjectures doubles, mais encore des rumeurs publiques et des discours d’opposants au régime et rapportés avec un certain empressement et une évidente complaisance. Elle en conclut qu’il s’agit là simplement de moyens destinés à insinuer des interprétations pour lesquelles Tacite n’était pas prêt à engager ouvertement sa responsabilité.

Dans un de ses meilleurs articles, intitulé Rhétorique et psychologie chez Tacite et paru dans la

REL de 1951, Jean COUSIN s’interrogea lui aussi sur la portée de ces explications disjonctives: pour COUSIN, il ne faut pas y voir une preuve de la prudence de l’historien, mais son hésitation est due à l’incertitude de l’interprétation psychologique que Tacite propose des faits qu’il rapporte, incertitude qui, pour Cousin, reflète l’inquiétude de l’époque, la perplexité de ses contemporains face aux réalités ambiguës, au sens caché de leur vie. On trouve des explications analogues chez Viktor POESCHL, mais l’interprétation psychologique des explications doubles a été poussée le plus loin par Joseph LUCAS, qui consacra un chapitre entier de sa thèse sur Les obsessions de Tacite à cette question.SelonLUCAS, il serait ridicule de conclure de ces explications doubles qui, par définition, se valent que Tacite est incapable de donner d’un fait déterminé une explication définitive et d’établir le véritable enchaîne-ment des faits. Pour lui, il n’y a qu’une hypothèse plausible à ce procédé: devant ses sources ou devant son propre texte, Tacite s’est fait des scrupules à l’excès et il a souffert de devoir décider entre ceci et cela. LUCAS distingue trois groupes bien distincts d’explications doubles: celles où l’on trouve un doute pur et simple; celles où l’hésitation porte sur le bien et le mal; celles enfin où derrière le balancement formel il se cache une préférence secrète pour la deuxième explication. Il précise que dans le deuxième groupe (81 passages), on retrouve toujours les mêmes oppositions: l’objectivité et l’optimisme, c’est-à-dire le bon sens et la banalité creuse, dans le premier membre de l’alternative; la

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subjectivité, c’est-à-dire les jugements moralisants, l’émotion, mais aussi la malveillance, les préjugés a priori dans le deuxième. Bref, un parfait schéma dichotomique. Dans le troisième groupe, la deuxième explication n’est là que pour rejeter la première, pour s’y opposer comme une leçon d’intelligence et de sens critique; mais, cette préférence n’est pas déclarée ouvertement, pour la forme, Tacite avoue son embarras, mais ne cache pas sa faveur secrète. Arrêtons-nous un instant sur un passage du début des Annales (1,3), qui sert à J. LUCAS pour illustrer son interprétation du troisième groupe des explications doubles à l’aide d’un passage du début des Annales (1,3):

« Lorsqu’Agrippa eut cessé de vivre et que Lucius César, en allant aux armées d’Espagne, Gaius, en revenant d’Arménie grièvement blessé, eurent été enlevés par une mort que hâta le destin ou par une machination de leur marâtre Livie »15.

Tacite propose deux explications possibles de la mort de Lucius et Caius César: ou bien tous les deux ont été enlevés par une mort certes prématurée, mais quand même naturelle, ou au contraire par une mort provoquée par Livie. Tacite ne tranche pas entre les deux explications: les deux hypothèses sont avancées avec une apparente objectivité, aucune n’est privilégiée, - à noter surtout l’emploi de uel qui, en surface du moins, respecte la liberté de jugement des lecteurs -, il n’empêche que la seconde doit impressionner beaucoup plus le lecteur: à la fois par sa place en un endroit stratégique en queue de phrase et par l’absence de toute remarque relativisant cette explication et signalant qu’il s’agit là d’une interprétation malveillante, mal fondée. Rien ne permet de dire que Tacite ait inventé de lui-même cette hypothèse, il peut très bien l’avoir empruntée à d’autes historiens. Mais la préférence de Tacite saute aux yeux à deux autres indices: d’abord dans le choix du terme

nouerca - mise en relief par le chiasme - que Tacite utilise toujours dans le but de discriminer la

personne à laquelle il est appliqué; ensuite, par la suite du passage, où il est dit qu’à partir de ce moment c’est à Tibère que sont conférés cuncta, c’est-à-dire les charges honorifiques et réelles, tout comme c’est lui qui est présenté comme l’associé au pouvoir d’Auguste et que sa mère manœuvre désormais dans l’intérêt de sa carrière, non plus obscuris, ut antea, ... artibus, sed palam hortatu. Remarque qui rétrospectivement - selon une technique fréquemment utilisée par Tacite16 - permet de

reconnaître où va la préférence de l’auteur. Interprétation uniquement ex euentu et parfaitement arbitraire. D’un côté une explication banale, faisant appel à un poncif du genre « son heure était là », de l’autre le refus de s’en tenir aux versions officielles, le besoin de chercher plus loin, le besoin de démystifier, voire d’appuyer une théorie de la méchanceté foncière de l’humanité.

Un passage emprunté également au début du livre I des Annales illustre bien cette tactique de Tacite:

Tacite y parle de l’inventaire des ressources publiques qu’Auguste rédigea de sa propre main et où, au chapitre de la politique extérieure, Auguste avait formulé le conseil de ne plus étendre les

15Ann.1,3:ut Agrippa uita concessit, Lucium Caesarem euntem ad Hispanienses exercitus, Gaium remeantem

Armenia et uolnere inualidum mors fato propera uel nouercae Liuiae dolus abstulit (trad. P. WUILLEUMIER-J.

HELLEGOUARC’H,C.U.F., 1974-1990).

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frontières de l’Empire, remarque, dit Tacite, dont on ne sait pas si elle était inspirée par la crainte ou par la jalousie (incertum metu an per inuidiam, Ann. 1,11,4).

En apparence, Tacite reste parfaitement neutre et ne tranche pas entre les deux explications proposées. Seulement cette explication double est révélatrice de la manière de procéder de Tacite: il ne se contente pas de signaler les faits, en l’occurrence les directives laissées par Auguste, il s’interroge en plus sur les raisons qui ont conduit Auguste à formuler ce conseil, des raisons d’ordre psychologique, qui tiennent à la personnalité de l’empereur, il hésite entre deux explications possibles, l’une rationnelle, le metus, en d’autres termes une évaluation raisonnable des chances d’une politique expansionniste, donc des considérations dictées par un souci de l’utilité publique (metus désigne une crainte rationnelle, prévoyante et non une peur irrationnelle); l’autre, explication moins honorable, l’inuidia, le souci bien humain, mais non moins mesquin de voir son successeur le dépasser en gloire. Certes, Tacite avoue qu’il ne sait strictement rien des véritables motifs d’Auguste, mais, s’il en signale néanmoins deux, sans apparemment envisager la possibilité d’autres motifs, c’est que la deuxième montre de nouveau la méchanceté foncière de l’homme Auguste. Le seul fait d’envisager à côté d’une explication rationnelle et à elle seule suffisante une autre explication, celle-là déshonorante pour la personne en question, laisse croire que Tacite souhaite voir ses auditeurs retenir la dernière.

Deux ans après l’étude de LUCAS, Donald SULLIVAN publia un article très fouillé dans le

Classical Journal: il y fit un nouveau relevé des différents passages où Tacite propose une explication

double sous l’une des trois formes suivantes (siue ... siue; an associé ou non à utrum ou incertum; alii

... ceteri). Il distingua ainsi 69 cas où Tacite paraît entièrement neutre et ne semble pas choisir entre les

deux membres de l’alternative; 9 cas où l’historien ne laisse aucun doute sur le choix qu’il a fait, et 47 cas ambigus où Tacite suggère une préférence pour l’une des deux explications avancées sans pour autant se prononcer directement. Dans ce dernier groupe, l’explication préférée par Tacite figure régulièrement dans le dernier membre de l’alternative et est développée plus longuement. Ces observations ne font qu’affiner celles que DE WAELE avait faites quarante-six ans plus tôt, mais SULLIVAN propose une explication nouvelle du procédé: il associe ainsi d’une part une présentation antithétique qui peut s’expliquer par la formation rhétorique de Tacite ainsi que par les contraintes de la présentation orale, de la recitatio publique de ses oeuvres, et d’autre part, une haesitatio dubii, une sorte de suspension de jugement.

Plus récemment, Étienne AUBRION est revenu en partie à l’interprétation de BOISSIER et veut de nouveau voir dans ce recours aux doubles conjectures la preuve de l’honnêteté intellectuelle de l’historien qui a conscience de la complexité de la réalité et rechigne à imposer dogmatiquement sa façon de voir. AUBRION y voit l’influence de la formation rhétorique de Tacite, mais non pas dans la mesure où celle-ci lui a appris des procédés, des « trucs » d’orateur, mais plutôt dans la mesure où le débat in utramque partem lui a appris que tout événement peut être rapporté et interprété de façons

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non seulement différentes, mais diamétralement opposées. AUBRION n’exclut toutefois pas que cette hésitation affichée par l’historien corresponde à une attitude héritée de la Nouvelle Académie et de sa pratique de l’e)poxh/, de la suspension du jugement, et qu’il voit dans l’histoire un enchaînement de vérités entre lesquelles il serait téméraire de choisir. Une nouvelle direction de recherche est ainsi ouverte. Peut-être qu’elle permettra de répondre d’une manière plus précise à la question de savoir si vraiment il y a eu conflit d’opinions parmi les contemporains (diafwni/a), comme le prétend l’historien, ou s’il s’agit d’un simple procédé de sa part, de simples questions rhétoriques? si le lecteur assiste à l’élaboration d’un jugement ou si, plus sournoisement, il ne s’agit que d’un moyen de faire passer une interprétation dont Tacite a scrupule à revendiquer ouvertement la paternité?

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Bibliographie

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NEUHAUSER,Walter. - Ambiguitas als Wesenszug der lateinischen Sprache. - In: Serta philologica Aenipontana

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TEXTES DE REFERENCE

Ann. 3,19, 2 Is finis fuit ulciscenda Germanici morte non modo apud illos homines qui tum agebant, etiam secutis temporibus uario rumore iactata. 3 Adeo maxima quaeque ambigua sunt, dum alii quoquo modo audita pro compertis habent, alii uera in contrarium uertunt et gliscit utrumque posteritate.

Ann. 1,11,2 Et ille uarie disserebat de magnitudine imperii, sua modestia. 5 Plus in oratione tali dignitatis quam fidei erat Tiberioque, etiam in rebus quas non occuleret, seu natura siue adsuetudine, suspensa semper et obscura uerba; tunc uero nitenti ut sensus suos penitus abderet, in incertum et ambiguum magis implicabantur

Ann. 3,9,1 Piso, Delmatico mari transmisso relictisque apud Anconam nauibus, per Picenum ac mox Flaminiam uiam adsequitur legionem quae e Pannonia in Vrbem, dein praesidio Africae ducebatur; eaque res agitata rumoribus ut in agmine atque itinere crebro se militibus ostentauisset. 2 Ab Narnia, uitandae suspicionis an quia pauidis consilia in incerto sunt, Nare ac mox Tiberi deuectus, auxit uulgus iras quia nauem tumulo Caesarum adpulerat ...

Germ. 33 ... pulsis Bructeris ac penitus excisis ... seu superbiae odio seu praedae dulcedine seu fauore quodam erga nos deorum ... maneat, quaeso, duretque gentibus, si non amor nostri, at certe odium sui, quando urgentibus imperii fatis nihil iam praestare fortuna maius potest quam hostium discordiam.

Ann.2,88,1 Reperioapud scriptores senatoresque eorumdem temporum Adgansterii principis Chattorum lectas in senatu litteras quibus mortem Arminii promittebat si patrandae neci uenenum mitteretur, responsumque esse non fraude neque occultis, sed palam et armatum populum Romanum hostes suos ulcisci. Qua gloria aequabat se Tiberius priscis imperatoribus qui uenenum in Pyrrhum regem uetuerant prodiderantque.

Ann.13,11,2 <à propos de Néron > clementiamsuam obstringens crebris orationibus quas Seneca, testificando

quam honesta praeciperet uel iactandi ingenii, uoce principis uulgabat.

Ann.13,11,3 ...Natalis, totius conspirationis magis gnarus, simul arguendi peritior, ...adicit Annaeum Senecam

siue internuntius inter eum Pisonemque fuit, siue ut Neronis gratiam pararet, qui infensus Senecae omnes ad eum opprimendum artes conquirebat.

Ann.1,3,3 VtAgrippa uita concessit, Lucium Caesarem euntem ad Hispanienses exercitus, Gaium remeantem

Armenia et uulnere inualidum mors fato propera uel nouercae Liuiae dolus abstulit.

Ann. 1,11,8 Quae cuncta sua manu perscripserat Augustus addideratque consilium coercendi intra terminos imperii, incertum metu an per inuidiam.

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