L’Histoire du Canada de F.-X. Garneau et sa traduction anglaise
analyse comparative de deux livres
par
Jol Lagrandeur
Département des littératures de langue française
Faculté des
arts
et des sciences
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures
en vue de l’obtention du grade de maître
en littératures de langue française
Août2006
c9
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Ce mémoire intitulé
L’histoire du Canada de F.-X. Garneau et sa traduction anglaise:
analyse comparative de deux livres.
présenté par
Jol Lagrandeur
a été évalué par un jury composé des personnes suivantes:
Robert Melançon
président-rapporteur
Micheline Cambron
directrice de recherche
Éric
Bédard
membre du jury
o
Dans ce mémoire, nous comparons deux livres de la troisième édition de
L ‘histoire du Canada de françois-Xavier Garneau, publiée en 1 $59, avec la
traduction anglaise de
cette
même édition, traduite par Andrew Bell et publiée
en 1860. Nous cherchons principalement à savoir si la traduction reste fidèle à
l’esprit de l’original.
Dans la première partie, nous constatons tout d’abord qu’il y a certaines
différences entre le style d’écriture de l’historien et celui du traducteur.
La deuxième partie s’attarde sur les glissements de sens.
Ils sont
nombreux et ne peuvent qu’être volontaires. Le statut colonial du Bas-Canada
et les discours politiques sont deux exemples d’éléments transformés par Beil
dont nous traitons ici.
La troisième traite des différences factuelles entre les deux versions.
Certaines peuvent être des erreurs d’inattention, mais d’autres, dont l’oubli
complet d’un paragraphe dans la traduction, sont plus difficilement explicables.
La quatrième partie, finalement, s’attarde aux nombreuses notes de bas
de pages qui, bien que parfois justifiées, sont très régulièrement utilisées pour
discréditer Garneau aux yeux du lecteur.
En conclusion, nous constatons que la traduction contient plusieurs
différences et nous tentons de comprendre pourquoi ces variantes s’y
retrouvent.
o
François-Xavier Garneau, Andrew Bel!, traduction, histoire du Québec. histoire
du Canada.
This thesis compares two books from the third edition of the Histoire du
Canada, written by François-Xavier Garneau and published in 1 259, to its
English translation donc by Andrew Bel! and pubÏished in 1860. The purpose
of this study is to sec if, and to which extent, the translation stays truc to the
original.
In the first part, we observe sorne differences between the writing styles
ofthe historian and the transiator.
The second part takes a doser look to the variations
in
meaning. There
are numerous and are surely intended by the transiator. Lower Canada’s
colonial status and politica! speeches are two examples of the e!ernents
transforrned by Bel! that are discussed in this work.
The third part is about the factual differences between the two versions.
Sorne are most like!y unintentional but others, such as the complete
disappearance of an entire paragraph, are more difficuit to justify.
Lastly, we look at the numerous footnotes that, even if they are
sornetimes useful, are regularly used to discredit Garneau to the eyes of the
reader.
Our conclusion establishes that there are rnany differences in the
translation and tries to understand why such variations can be found.
françois-Xavier Garneau, Andrew Beli, translation, Quebec history, Canadian
history.
Résumé
iii
Mots-clés français
iv
Abstract
yEnglish keywords
vi
Table des matières
vii
Introduction
l-1
1. Variances de styles et autres transformations mineures
1-17
1.1 Un phénomène singulier: le point de vue du narrateur
1-Ï $
1.2 Le point de vue géographique
1-22
1.3 Autour des clarifications factuelles
1-25
1.4 Comment désigner
un
noble français2
1-27
1.5 Le problème du style de Garneau selon Bell
l-27
2. Les glissements de sens
1-31
2.1 L’aide de la france à l’aube de la Conquête
1-31
2.2 Le statut colonial du Bas-Canada
l-36
2.3 La radicalisation de la Chambre d’assemblée
1-40
2.4 Etat de crise
1-45
2.5 Traitement des discours politiques
1-48
3. Modifications directes du discours
1-55
3.1 Petites modifications factuelles
1-55
3.2 « Erreurs» factuelles intentionnelles
1-56
3.3 « Oublis» du traducteur9
1-58
4. Les notes de bas de page
1-61
4.1 L’intégration de certaines notes au texte
1-61
4.2 La réécriture dans les notes de bas de page
l-63
4.3 Ajouts et suppressions d’éléments
1-64
4.4 Les notes comme outil de précision
l-66
4.5 Les notes informatives
l-67
4.6 Les opinions du traducteur
1-68
4.7 Désaccords du traducteur
Ï-71
4.8 Correction (justifiées ou non) de faits avancés par Garneau
l-75
4.9 L’importance des troupes armées
l-7$
4.10 Attaques contre Garneau
l-$2
4.10.2 Mauvaises
1-84
4.10.3 Garneau écrit mal
1-85
4.10.4 Garneau calomniateur
1-88
4.10.5 Garneait ne sait pas / ‘Histoire
1-89
Conclusion
1-91
Annexe 1: Liste des éditions françaises et anglaises complètes de
l’Histoire dtt Canada de François-Xavier Garneau
2-1
Annexe 2 : Tableau comparatif du nombre de pages de chaque livre
et chapitre du Tome II de L ‘Histoire du
cana
fia de François-Xavier
Garneau en français et en anglais
2-5
Annexe 3 : Garneau, François-Xavier, Histoire du Canada depuis sa
découverte jusqu’à nos jours /par f.X. Garneau, troisième édition
revue et corrigée, Québec, P. Lamoureux, 1859, volume II, livre X,
pages 310-383
2-7
Annexe 4: Garneau, François-Xavier, Histoire dit Canada depuis sa
ftécottvertejttsqu’à nos jours /par FX. Garneau, troisième édition
revue et corrigée, Québec, P. Lamoureux, 1859, volume III, livre
XVI, pages 259-360
2-45
Annexe
5
tGarneau, François-Xavier, History of Canada,fro;n the
thne of its discovery titi tite Union year (1840-1) /transtatedftom
“L ‘Histoire dit Ca;;ada” off.-X. Garneati, esq. and acco;npaniect
witlt illustrative notes, etc., etc. by Anflrew Bel!, Montréal, John Love!!,
1860, volume II, pages 230-306
2-9$
Annexe 6 : Garneau, François-Xavier, History of Canada,from tite
tirne of its discoveiy tilt tite Union year (1840-1) /transtated
front
“L ‘Histoire dit Canada” off.-X. Garneau, esq. and accompanied with
illustrative ilotes, etc., etc. by Andrew Beil, Montréal, John Loveil,
1860, volume III, pages 304-430
2-138
parution originale en 1845 jusqu’à la sortie du Cours d’histoire du Canada de
Sir Thomas Chapais, paru pour la première fois en 19191, le livre de référence
en matière d’histoire canadienne-française. Depuis la sortie de la première
édition de l’Histoire, dix autres autres se sont succédées sur le marché, dont
deux ont été publiées du vivant de Garneau2. Les éditions subséquentes, quant
à elles, ont été revues et corrigées par le fils de Garneau, Alfred3, son petit-fils,
Hector4, et divers éditeurs5. Les nombreuses éditions, et le peu de scrupules de
certains éditeurs et censeurs aidant, les éditions successives ont fini par
s’éloigner grandement de l’édition originale. Des parties ont été retranchées,
d’autres ont été ajoutées, d’autres déformées.
Pour se rappeler à quel point
certaines éditions sont mauvaises, nous n’avons qu’à citer en exemple l’édition
Beauval, qui date de 1973.
Dans cette version de l’Histoire, le titre est
transformé et devient Histoire du Canada français, toutes les notes de bas de
Thomas CHAPAIS, Cours d’histoire du Canada, Québec, Librairie Garneau, 1919-1934. $
volumes. Voir également t’annexe 1, contenant une liste de toutes les éditions française et
anglaises connues de l’Histoire du Canada de F.-X.-Garneau.
2
L’édition originale fut publiée à Québec par N. Aubin pour les deux premiers tomes, par
fréchette et frère pour le troisième et pari. Loveil pour le quatrième, entre 1845 et 1852. Les
deux autres portant toujours le même titre mais ne comptant que trois tomes, furent également
publiées à Québec, en 1852 par Lovett et en 1859 par P. Lamoureux.
Sous le même titre, publiée à Montréal en 4 volumes en 1882-1883 par Beauchemin et Valois,
et réimprimée par C.O. Beauchemin et fils, entre 1886 et 1900.
Parues sous le titre abrégé Histoire du Canada, dans la collection « Bibliothèque France
Amérique », publiées par la librairie félix Alcan, en 2 volumes, de 1913 à 1920, revue et
corrigée en 1920 et 1927, tout en gardant le même titre et format. Hector participa aussi à
l’édition en 9 volumes publiée entre 1944 et 1946 par les éditions de l’Arbre et parue sous le
même titre abrégé.
page sont supprimées, et un sixième tome est ajouté.
Ce sixième tome
reproduit, entre autres, un texte de Piene-Joseph-Olivier Chauveau sur
l’historien6. Le problème est que le nom de Chauveau n’y est mentionné nulle
part, et que la couverture indique toujours que l’auteur du texte est françois
Xavier Garneau!
Cette édition amène tant de confusion que Bruno-André
Lahalle, auteur de Jules Verne et le Québec cite du texte de Chauveau en
l’attribuant à Garneau7.
La plupart de ces éditions ont déjà été lues, revues et étudiées.
Or, la
traduction anglaise de l’oeuvre, qui parut pour la première fois en 1860 et qui
fut rééditée deux fois par la suite, avec à peine quelques retouches, n’a jamais,
jusqu’ici, fait l’objet d’une étude approfondie.
Ce n’est pourtant pas parce qu’elle était d’un niveau exceptionnel de fidélité
à l’original, si l’on se fie aux critiques de l’époque. L’abbé Henri-Raymond
Casgrain en dira, dans son livre sur Garneau publié en 1 $66, la chose suivante:
«Un anglais (sic), M. Bell, en a donné [de l’Histoire], en 1860, une traduction
assez médiocre et souvent incorrecte8
».Pierre-Joseph-Olivier Chauveau,
6
À
savoir françois-Xavier Garneau, sa vie et ses oeuvres, originalement publié à Montréal par
Beauchemin et Valois en 1883 (283 pages).
« Or une étude sérieuse du soulèvement de 183$ dans le Haut-Canada anéantit cette
hypothèse, François-Xavier Garneau rapportant comment un certain colonel McNab “envoya un
détachement s’emparer, au quai de Buffalo, du Steamboat “La Caroline”, y mettere le feu et le
lancer tout enflammé vers les chutes du Niagara où il fut englouti.”
>(Bruno-André
LAHALLE, Jules Verne et le Québec (183 7-1889) famille sans nom, Collection études,
Sherbrooke, Editions Naaman, 1979, p.22-23). La citation est une reproduction exacte d’un
extrait du texte précédemment mentionné de M. Chauveau, page ccxi.
$
Henri-Raymond CASGRAIN, f.X Garneau/par l’abbé H.R. Casgrain, Québec, J.N Duquet,
1866, p.59.
romancier, pédagogue, premier premier ministre du Québec et ami de Garneau,
élaborera un peu plus dans françois-Xavier Garneait
.sa vie et ses oeuvres,
publié en 1883, en disant que:
M. Garneau n’eut pas à se féliciter au même degré [que celui de son
excellent Abrégé de l’Histoire qu’il fit à l’usage des écoles] d’une traduction
de son ouvrage en langue anglaise par M. Bel!.
Bien qu’elle ait obtenu deux9 (sic) éditions, elle justifie parfaitement le
proverbe italien à l’adresse des traducteurs
traduttore è traditore’°. Celui-ci
—circonstance aggravante
—a été, avec intention, infidèle à la tâche qu’il avait
acceptée. Il a mutilé le livre, l’a chargé de notes hostiles, et y a interpolé sa
prose.
M. Garneau fut douloureusement affecté par cette mésaventure.
Il
s’en plaignit publiquement et adressa à l’éditeur, M. Loveli, une lettre très
sévère et bien méritée.1’
Ces deux personnages sont des figures dominantes du Québec littéraire de
l’époque dont l’opinion est à considérer. Nous allons donc aller vérifier
nous-mêmes ce qui les a fait réagir ainsi en comparant attentivement la traduction de
Bell à l’original de Garneau pour en identifier les écarts par rapport à l’original,
et tenter de comprendre pourquoi ceux-ci s’y retrouvent. Il ne s’agira pas ici
vraiment de vérifier qui a tort ou raison sur les questions factuelles, ou
d’analyser la valeur littéraire de la version originale et de la traduction, mais
bien de considérer l’Histoire de Garneau comme un texte informatif et littéraire
qui doit être traduit le plus fidèlement possible. C’est d’ailleurs ce que Garneau
a donné comme mandat à l’éditeur, comme nous le verrons un peu plus bas.
Nous devrons par contre, vu la longueur de l’oeuvre, traiter uniquement de deux
des seize livres contenus dans les trois volumes, soit le dixième, qui parle de la
‘
M. Chauveau fait ici erreur : la publication de la version anglaise de l’Histoire avait alors déjà
fait l’objet de 3 éditions (voir annexe I).
10
En français
traduire c’est trahir.
11
Pierre-Joseph-Olivier CHAUVEAU, François-Xavier Garneau
.sa vie et ses oeuvres/par
conquête anglaise de 1759, et le seizième, couvrant les années 1830, jusqu’à
l’Acte d’Union en 1840. Ces deux chapitres ont été choisis car ils racontent les
événements où Anglais et Français du Canada se sont confrontés avec le plus de
violence, et donc ceux où un traducteur d’origine anglaise, descendant du
peuple vainqueur, doit redoubler de prudence en traduisant les propos de
l’auteur d’origine française, descendant du vaincu, s’il ne veut pas les déformer.
Nous voyons cependant qu’il y a des divergences sur la définition de la
fidélité à l’original dont doit témoigner une traduction entre l’éditeur, John
Loveli, et Garneau, et ce, dès l’annonce même de la traduction. Voyons une
partie de l’avis de publication que Loveil fait paraître, et dont nous retrouvons
la copie dans le Montreal PiÏot du 14septembre 1859
The recent appearance of a third and much improved edition of
L ‘Histoire
du Canada, by Mr. Garneau, bas given rise to a wish, expressed to
Mi. Loveil by severai of his friends and commercial connections, that he
wouid undertake to pubhsh a counterpart, in English, of the above work
—the
best Canadian History extant
—with such modifications as wouid make it
acceptable to the entirety of our peopie, whether of British or french origin.
Accordingly, Mr. Loveil bas engaged the services of Mi-. Andrew Betl
[...]
as
transiator, compiler, and editor of what he propose to entitie “The New and
Comprehensive History of Canada” from the foundation ofthe Coiony titi the
year 1840
—to be based on the third and iatest edition of I ‘Histoire du Canada
ofMr. Garneau. Furthermore, Mr. Loveii having made application to the latter
for his sanction to the proposai work, is happy to say that bis speciai
approbation bas been obtained; so that the translation of his labours now
proposed (with modifications and additions, as aforesaid,) becomes the oniy
authorised reproduction ofthe French version ofthe work.’2
Dans cet avis, Loveil annonce son intention de publier une traduction de
l’Histoire
«avec les modifications la rendant acceptable à tous, d’origine
britannique ou française
».Voyons maintenant ce que Garneau répond à cette
annonce, dans un court paragraphe qu’il a fait paraître dans Le Journal de
Québec du 15 octobre de la même année:
Monsieur le rédacteur,
Comme les journaux contiennent un avertissement dans lequel M. LovelI
annonce qu’il va publier une traduction libre de l’Histoire du Canada, je dois
prévenir le public que je ne lui ai cédé mon droit d’auteur que pour une
traduction fidèle et correcte.
Si l’éditeur ou le traducteur ont des observations à faire, ils les mettront
en note au bas des pages.13
Pour savoir ce qu’il en sera vraiment, il faudra attendre à la publication de
l’oeuvre, qui a lieu vers la fin octobre de l’année suivante (1860), comme en fait
foi un article du Montreal Filot du 26 octobre accusant réception et
commentant la traduction.
Voici donc ce que Andrew Bell, le traducteur,
annonce à ses lecteur dans l’Editor ‘s Freface de son travail
As the following reproduction, in English, of M. Garneau’s “Histoire du
Canada,” is a moderatelyfree, rather than a slavishly literai translation ofthat
work [...J
As regard the TEXT, the tenor of the author’s narrative has been
scrupulously observed, although, in a number of places, some ofhis sentences
have been abridged, in order to bring the volumes within a reasonable
compass, no less than to make room for illustrative matter; which latter is, for
the most part, appended in supplementary foot NOTES, or in additions to the
author’s own notes.
[...]
It is to be observed also, that a few passages have been intercalated even
with the authors textual matter; but in nearly ail such instances, bracket
marks
[ J
define, typographically, the limit of sentences for which the editor
needs to daim indulgence.
Readers acquainted with M. GARNEAU’s Histoire, and who may happen
to compare the present translation of it, page by page, with the original, will
discern at sight, the several retrenchments of its exuberances which have been
ventured upon, as above indicated, in a good many pages; not only so, but in
a few chapters some substitutionaiy matter, of a more exact, or more
complete,
or
more
succinct
character,
occupying
the
place
of M.
GARNEAUs. It will be for him and bis friends to judge whether the work
has, upon the whole, gained or lost by the changes thus made; which are, after
ail, chiefly modifications rather than supercessions of the transmuted
material. In very many instances, faulty figures have been corrected, wanting
dates supplied, and vague indications elucidated, while transiating. French
Canadian critics will please to remember
—the editor would hint
—that the
present work had to be shaped, to some extent, to meet the reasonable
‘
expectations (but flot to flatter the prejudices) of Anglo-Canadian readers; for
whose special benefit the abridgments made and the illustrations appended
are intended. Rad the translator flot taken some friendly freedoms with the
text of bis author, verbatty speaking, the volumes would not be so readab le,
for such, as the editor hopes those who peruse will find them.’4
De ce texte, plusieurs choses sont à retenir: Beil annonce d’abord
d’entrée de jeu que sa traduction est libre plutôt que littérale. Il avoue
subtilement ensuite, si l’on se fie à l’emploi qu’il fait du conditionnel, ne pas
toujours mettre en évidence les endroits où il fait des modifications. Il annonce
aussi avoir parfois coupé court « aux exubérances» de Garneau. Il admet
finalement avoir effectué certaines modifications pour mieux répondre aux
attentes des lecteurs anglophones.
De toute évidence, l’éditeur eut une bien plus grande influence sur la
traduction de l’oeuvre que l’auteur original, et Beil s’attend pour cela à recevoir
des critiques. Cependant, bien que Lovell ait été l’instigateur de ce projet de
traduction, il n’est pas celui qui l’a traduit. Or, dans la mesure où nous allons
également essayer de comprendre pourquoi la traduction a été faite de la façon
dont elle l’a été, nous croyons qu’il est important de mieux connaître le
traducteur et de présenter ce que nous savons sur la manière dont la traduction a
été faite.
Nous ne connaissons que peu de choses de la vie d’Andrew Bell en
dehors des quelques informations que nous donne le Dictionnaire biographique
14
françois-Xavier GARNEAU, Histoiy of Canada, froin the time of its discovery tilt the Union
year (1840-1) / translatedfrorn “L ‘Histoire du Canada” off. -X Garneazi, esq. and
accompanied with illustrative notes, etc., etc. by Andrew Bett, Montréal, John LovelI, 1 860,
pp. iii-iv.
du Canada. D’origine écossaise, il s’est promené un peu partout dans le monde.
Certains de ses écrits mentionnent qu’il a séjourné a divers moments en
Belgique et en france, où il serait resté suffisamment longtemps pour acquérir
une « connaissance approfondie du caractère des Français15
».On retrouvera
d’ailleurs régulièrement son nom accompagné de la mention «professeur de
français » dans divers registres par la suite. Après un séjour aux États-Unis,
qu’il racontera dans un livre (intitulé Yen and Things in America, publié sous
le pseudonyme d’A. Thomason en 183
8)16,
il retourne habiter en Angleterre, où
un ami lui fait lire diverses lettres du Général Wolfe, qui dirigeait les Anglais
lors de la Bataille des Plaines d’Abraham. C’est là pour Bel! la naissance d’une
passion, et il devient alors un grand admirateur du militaire. Devenu membre
de la Glasgow Archaeological Society en 1856, il se rend au Canada en 185$ où
il devient le rédacteur en chef du Montreal Pilot.
À
peine arrivé, il suscite une
controverse en proposant de célébrer l’année suivante le centenaire de la
Bataille des Plaines d’Abraham. Bien qu’il propose d’honorer au même titre
Montcalm et Wolfe lors de l’événement, les Canadiens français, contrairement
aux Anglais, se montrent bien peu enthousiastes à célébrer leur plus grande
défaite militaire.
Bel! rappellera l’incident l’année suivante en fêtant cet
anniversaire en prononçant un discours sur Wolfe au Mechanics’ Institute Hall
(13 septembre 1859).
La narration que Bel! en fait est intéressante,
car
elle
montre comment il perçoit les Canadiens français
15
Dictionnaire biographique du Canada en ligne,
http://www.biographi.ca/FRlShowBio.asp?BioId=3 8413, consulté le 1er octobre 2005.
16
The idea was favourabiy, in a few instances warmiy, taken up by severai
members ofthe British Canadian press; and it had a yet heartier response from
sundry Americanjournaiists, those ofPortland (Maine) especiaiiy, one ofthe
latter ciaiming, that it shouid be made an “International Celebration.” The
proposai. however, met with a very different reception from the Galto
Canadian press, the writers in which denounced, mocked, or carped at it, in
the most bitter, may even insuiting terms.
Neyer did a kindiy, meant and
conciliatory expressed “notion” rneet more unworthy treatment than mine,
from ail my French confreres of Lower Canada. I was a littie vexed at this, I
must own, and not a littie surprised; for I had iived long in the mother
country, ofthese gentlemen, and where, such in my intimate knowledge ofthe
character ofthe french people, a “demonstration” tike that I proposed would
have met generai approval, perhaps even been hailed with enthusiasm.’7
Beil semble ici confondre français et Canadiens français en sous-estimant
clairement toute l’influence que cent ans de domination (et d’oppression)
anglaise sur une population d’origine française.
Il faut ici noter que le
lendemain de cette conférence, le FiÏot
annonça
que Bell allait traduire
l’Histoire de Garneau. En 1862, Bell était de retour en Angleterre, après avoir
possiblement «quitté le Canada à cause des ennuis que lui avait causés sa
« connaissance approfondie » du caractère des Français18
»,comme le souligne
ironiquement son biographe dans le Dictionnaire biographique du Canada en
ligne, William F. E. Morley.
Les quelques faits connus sur la façon dont Bell a effectué sa traduction
peuvent aussi nous intéresser dans le cadre de ce travail. Soulignons tout
d’abord que la traduction semble avoir été faite assez rapidement. Compte tenu
que l’annonce que la traduction allait voir le jour fut publiée dans le Montreal
17
Andrew BELL,
GeneralJames Wolfe, His
Lfe
andDeath
A Lecture, delivered in the
Mechanics’ Institute Hall, Montreal, on Tuesday September 13, 1859, Being the Anniversa.’y
Day
ofthe Battte of Quebec, Fought a Century Before,
in
Which Britain Lost a Hero and Won
a Province, Montreal, John Loveil, 1859, p.7
18
Dictionnaire biographique du Canada en ligne,
Filot le 14 septembre 1859, vraisemblablement par Bel! lui-même, car il était
alors rédacteur en chef du journal (editor)’9, on peut supposer que l’entente
avec Loveli datait de peu de temps auparavant. Si l’on suppose que Beil s’est
mis au travail dès qu’il se fut entendu avec Loveli, nous pouvons difficilement
supposer que la traduction fut entamée avant la mi-août 1 859. Pour ce qui est
de la date de fin de traduction, elle se retrouve logiquement entre le 7 juillet
1860, date à laquelle Andrew Beli, signe la préface de l’éditeur de son oeuvre, et
le 26 octobre 1860, date à laquelle le MontreaÏ Filot en a une édition entre les
mains. Cette copie, le critique littéraire du journal a vraisemblablement eu le
temps de la consulter, sinon de la lire, puisqu’il en fait la revue, à moins que
Beli ne soit alors toujours le rédacteur en chef du journal et ne critique
lui-même son travail, ce qui semble peu probable (en plus d’être désigné comme
conférencier, il est toujours donné comme étant journaliste dans l’annuaire de
Montréal (journaÏist and tecturer20), mais non plus rédacteur en chef du FiÏot,
comme l’année précédente :
sans doute dut-il abandonner l’emploi pour se
consacrer à la traduction).
La date du 7 juillet est cependant la plus
vraisemblable, car il ne faut pas oublier le temps qu’il fallut pour préparer les
plaques, imprimer et relier l’oeuvre. Encore ici, nous pouvons supposer que la
traduction ne fut pas complétée au-delà d’un mois après la date du 7 juillet, soit
pas plus tard que le début d’août 1860.
La traduction des trois volumes
Mrs. R.W. Stuart MACKAY, Mackay ‘s Montreal Directoiy New Edition, corrected in May
& June, 1859-60, Montreal, Owier & Stevenson, 1859, p18
20
Mrs. R.W. Stuart
MACKAY,
Mackay ‘s Montreat Directory New Edition, corrected in May
& June, 1860-61, Montreal, Owier & Stevenson, J 860, p.46
totalisant quelques 1250 pages (par rapport à
1226 en français; nous
reviendrons plus tard sur ce point) ne prit donc pas plus d’un an à Beil, qui
restera en plus, pendant cette période (si l’on se fie aux annuaires de l’époque),
au moins journaliste, sinon rédacteur en chef du Montreat Film’ pendant une
certaine période de temps. C’est une tâche d’autant plus colossale qu’il a pris la
peine de vérifier certains faits soulignés par Garneau.
L’autre élément intéressant à noter quant à la traduction est le rapport
possible qu’ont pu entretenir Garneau et Bell pendant que celui-ci s’occupait de
la traduction.
Vraisemblablement, Bell travaille et traduit à Montréal; les
annulaires MacKay nous le confirment.
Garneau, lui, habite a Québec.
Or,
aucune correspondance connue n’existe entre Beil et Garneau, ce qui laisse
supposer que le traducteur n’a jamais consulté l’historien alors qu’il effectuait
son travail, que ce soit pour avoir son opinion, ou pour vérifier certains faits, ce
qui aurait été possible, car Garneau sait l’anglais (il a été formé chez Archibald
Campbell, a voyagé en Angleterre, et cite plusieurs documents en anglais dans
son
Histoire).
Bell
a
donc
vraisemblablement
travaillé
tout
à
fait
indépendamment de Garneau (ce que l’on supposait déjà en voyant ce qu’a été
la traduction par rapport aux demandes de Garneau).
Deux lettres, nous
permettant de connaître le moment où Garneau a pris connaissance par
lui-même de la traduction, nous confirment définitivement la chose. En effet, le 13
mai 1862, soit près de deux
ans
après la sortie de la première édition de la
traduction, alors que Lovell s’apprête à en publier une deuxième, Garneau lui
écrit, lui reprochant de ne pas l’avoir avisé dc cette réédition et lui proposant,
moyelmant une rétribution, d’y faire quelques correctifs.
À
la fin de sa lettre, il
ajoute, en post scrttum, la note suivante: «On m’a dit que la lere traduction
n’était pas bien correcte
»21.Cette note laisse clairement voir que Garneau n’a
pas lui-même lu la traduction, mais qu’il en a seulement entendu parler, ce que
vient nous confirmer
une
autre lettre à Lovell, datée celle-là du 26 mai 1863,
dans laquelle l’historien retire son offre de révision, et où l’on réalise
clairement qu’il a maintenant lu la traduction:
t.. .)J’ai parcouru ces jours-ci ta traduction de Beli et chaque page m’a
rappelé que surtout la première partie de l’ouvrage est altérée en tant
d’endroits; qu’on y a fait tant de retranchements et d’additions; sans compter
les notes qui se trouvent au bas de chaque page, que ce serait peine perdue
pour moi que de chercher à combattre les idées et les faits qu’il hasarde
d’après les auteurs qui n’avaient pas vu les pièces officielles que renferment
les archives de France, d’Angleterre et d’Amérique.
Aujourd’hui que ces documents sont connus il faut les suivre, et je ne
pourrais entreprendre la révision de la traduction de Beil sans la rendre
conforme au texte français avec les petites corrections qui peuvent être
devenues nécessaires, et sans y consacrer un temps que mes occupations ne
me laissent point.
Chose singulière, le traducteur a fait les altérations et les retranchements
surtout dans la partie d’ouvrage qui est appuyée sur les pièces officielles des
gouverneurs et agents français
t..
)22Ce jugement de
Garneau vient
du même
coup
appuyer
ceux,
cités
précédemment, de Casgrain et Chauveau, et nous démontre encore une fois que
la comparaison entre la version anglaise et française de l’Histoire mérite bien
d’être faite.
21
Université d’Ottawa, Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF).
—Fonds François-Xavier Garneau.
—Brouillons de lettres / Correspondance, G-L, P 12/2/12.
—Lettre de françois-Xavier Garneau à John Loveil, Québec, 13 mai 1862, p.1
22
Université d’Ottawa, Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF).
—fonds François-Xavier Garneau.
—Brouillons de lettres / Correspondance, G-L, P 12/2/12.
—Lettre de François-Xavier Garneau à John LovelI, Québec, 26mai 1862, pp.l-2
C’est ce que nous nous apprêtons à effectuer sur quelques chapitres,
après avoir présenté l’outil qui nous aidera à faire cette comparaison. Cet outil,
c’est un article d’Antoine Berman, intitulé La traduction comme épreuve de
Ï ‘étranger, paru dans la revue Texte en 1
9$523•Dans cet article, Berman parle
de « l’analytique de la traduction
»,qu’il définit comme étant à la fois une
analyse du système de déformation du texte, et une analyse du mécanisme
inconscient de ce système de déformation. Pour faire cette analyse, il présente
douze types de « forces déformantes » possible en traduction, précisant que
«l’analyse proposée est provisoire
»,et que «pour être systématique, elle
exigerait
le
concours
de
traducteurs
d’autres
domaines
[que
le
sien,
principalement traducteur de littérature latino américaine]»24. Nous allons donc
utiliser ces tendances en gardant en tête qu’il faut aussi y intégrer la visée
informative du texte. La chose est nécessaire car, bien que certaines erreurs de
traduction ne relèveront que du style sans vraiment modifier le sens de ce qui
est dit, d’autres erreurs, sans réel impact lorsque considérées indépendamment,
amèneront un glissement de sens lorsque combinées.
Certaines viendront
même carrément déformer l’information.
Afin d’aider le lecteur à mieux se
retrouver, nous allons présenter ici ces types de déformations.
La première tendance relevée
par
Berman est la rationalisation.
Lorsque le traducteur se laisse guider par cette force, il s’attaque à la structure
23Antoine BERIVIAN, « La traduction comme épreuve de l’étranger », dans Texte, #4, Toronto,
Editions Trintexte, 1985, pp. 67-82.
24
syntaxique et réarrange l’ordre du discours, ou lui donne un ordre lorsqu’il n’en
a pas. Nous la gardons telle quelle dans notre analyse.
Il y a ensuite la clarification, qui comme son nom l’indique, cherche à
clarifier l’indéfini. Le traducteur qui l’utilise peut soit dévoiler quelque chose
de caché dans le texte, soit éclairer quelque chose qui ne veut pas l’être.
À
ces
deux modes d’action, nous en ajouterons un troisième, que nous pourrions
appeler la clarification factuelle, dans lequel nous inclurons par exemple toute
précision concernant les dates, les noms ou les lieux que nous pourrions
retrouver dans l’Histoire.
À
l’inverse, nous nous devons aussi d’ajouter ce que
nous appellerons l’imprécision, qui sera l’exact contraire de la clarification
factuelle.
Vient après l’allongement, qui consiste en un ajout inutile au texte. Par
l’allongement, le traducteur ne vient « qu’accroftre la masse brute du texte, sans
du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance »
25L ‘ennoblissement est le quatrième type de force déformante décrite par
Berman, et il la complète par son inverse, la vulgarisation. L’un et l’autre sont
une réécriture du texte, en un style plus ou moins soutenu, ou tout simplement
différent, n’affectant pas l’information véhiculée, mais touchant la façon dont
elle l’est.
L ‘appauvrissement quaÏitatf suit, et consiste dans le remplacement d’un
terme imagé par un terme plat.
Elle peut se rapprocher de cette façon de la
vulgarisation, à la différence près qu’elle ne se rapporte pas à la réécriture
25
complète d’une phrase, mais uniquement au choix d’un terme.
Nous la
complétons ici, pour nos besoins, avec son contraire, l’enrichissement
qualitatif
Vient après 1 ‘appauvrissement quantitatif qui apparaft quand le
traducteur s’attaque aux divers synonymes employés pour désigner une même
chose dans un texte (ex
pour désigner un groupe de soldats, les mots armée,
corps, troupe, détachement, peuvent être employés). Cet appauvrissement fera
perdre cette variété de termes dans la traduction.
Encore là, son inverse,
l’enrichissement quantitatif doit être ajouté.
La destruction des rythmes est ensuite abordée par Berman. II la décrit
comme une brisure dans le rythme du texte amenée par la traduction, comme
par
exemple lorsqu’une phrase est traduite en trois phrases. Bien que le rythme
soit peut-être un élément moins important dans un texte informatif, nous
retenons tout de même cet élément se rattachant à la division ou à la
concaténation des phrases de l’original dans la traduction.
La huitième force est la destruction des réseaux signifiants sous-jacents,
qui relève plutôt du champ lexical pouvant amener une couche supplémentaire
à l’oeuvre.
Elle dépend beaucoup du choix des mots fait par un auteur qui
cherche à créer une ambiance particulière dans son texte. Par exemple, dans un
texte parlant d’une bataille, un auteur pourrait parler du grondement de la
bataille, du tonnerre des canons, de la pluie de boulets, de l’éclair créé par un
coup de fusil, etc., pour ainsi décrire métaphoriquement, par ce réseau de mots
(grondement, tonnerre, pluie, éclairs), la bataille en tant qu’orage. Dans cette
force nous incluons aussi l’utilisation du déictique (par exemple, le lien entre un
nom propre dans une phrase et le «il» désignant cette même personne un peu
plus loin dans le texte).
La catégorie suivante est nommée par Berman la destruction des
systématismes internes d’un texte. Il nous l’explique comme étant un problème
de style, qui fait un peu ressembler une traduction à une «courtepointe
littéraire », en introduisant une grande variance de styles ne se retrouvant pas
dans la version originale.
La dernière tendance déformante de Berman que nous allons sans doute
retrouver quelques fois est la destruction des locutions et idiotismes, qui relève
de l’impossibilité de traduire exactement une expression courante du langage du
texte d’origine.
Deux autres forces, la destruction des réseaux vernaculaires et
/ ‘effacement des superpositions des langues, ne seront pas utiles pour cette
analyse car Garneau n’emploie ni la langue vernaculaire ni l’effet de
superposition des langues dans son Histoire. Mais attention, cela ne veut pas
dire que Garneau n’utilise pas la langue anglaise dans son ouvrage; cela veut
uniquement dire qu’il ne cherche pas à créer d’effets stylistiques en l’utilisant.
Nous devons par contre ajouter un type de déformation ignoré par
Berman, qui ne l’a probablement pas relevée
car
elle est normalement trop
radicale et évidente pour qu’un traducteur puisse se la permettre, mais dont on
relève certaines occurrences dans la traduction de Bell, soit la suppression, qui
est tout simplement la coupure pure et simple d’une partie du texte original.
Équipés de cet outil analytique, nous sommes donc prêts à aller voir ce
qui diffère entre l’original et la traduction de l’Histoire, en quoi cela diffère et
pourquoi cela diffère. Mais avant de commencer, une dernière note : sauf avis
contraire, l’italique sera employé, dans les citations textuelles, comme moyen
de mise en évidence d’un élément important de la citation.
allons subdiviser en quatre parties principales : les variantes de styles et autres
transformations mineures n’affectant que peu ou pas le sens du discours, les
glissements affectant davantage le sens, les réécritures travestissant le discours
de façon importante, dans lesquelles nous incluons également les omissions
pures et simples de certains passages, et finalement l’analyse des notes de bas
de page.
Nous aborderons d’abord les modifications les moins importantes quant
à la déformation de l’information, mais qui se doivent pourtant d’être
soulignées car elles affectent grandement le style original de Garneau, ainsi que
la façon dont l’information est transmise et ce, à plusieurs endroits dans nos
deux chapitres.
Ces glissements et ces modifications de style sont très
nombreux dans le texte, et comptent pour plus de la moitié des 7000 différences
que nous avons relevées dans nos deux livres entre la version originale et la
traduction. La majeure partie de celles-ci consistent en des ennoblissements et
des allongements, mais nous y retrouvons également une certaine part
d’appauvrissements qualitatifs, de destruction de réseaux internes au texte, de
destruction des rythmes et de rationalisation. Il faut cependant faire attention
certains des changements apportés par Beil à la version originale sont utiles,
voire nécessaires à la compréhension du lecteur anglophone, mais beaucoup de
ces changements sont tout de même difficilement justifiables.
Afin
de
pouvoir
expliquer
plus
facilement les
motifs
de
ces
changements, ou au moins lancer des hypothèses pouvant nous les faire
comprendre, nous allons maintenant vous présenter divers cas types de ces
glissements, que nous appuierons d’exemples tirés directement du texte.
1.1 Un phénomène singulier: le point de vue du narrateur
Commençons tout d’abord par un type particulier de glissement, qui ne
déforme pas nécessairement le texte dans le sens où Berman l’entend, mais qui
crée tout de même un effet étrange. Tout le long des deux parties que nous
allons analyser, Bell fait face à un problème, qu’il résout en créant un
phénomène qui s’apparente à la catégorie que Berman nomme destruction des
systématiques internes d’un texte, dans la mesure où elle crée un effet de
courtepointe dans le texte, à la différence près que celle-ci affecte non pas
directement le style, mais uniquement le point de
vue
adopté par le narrateur.
Garneau le fait parfois varier, mais il garde généralement un point de vue
détaché d’observateur extérieur et utilise souvent le
on,
que Beil traduit
généralement en gardant le point de
vue
externe, pour parler des belligérants en
présence, par exemple. Mais parfois, nous le surprenons à regarder les
événements à travers les yeux d’un personnage anglais ou français. Allons-y
avec un exemple : « Les premiers projectiles qui tombèrent sur Québec, dont
chaque maison pouvait être vue de l’ennemi
»26.Bel! traduit cette phrase par
« The earliest projectiles which feu upon Quebec, every house in which became
a butt for the enemy’ s gunners
»27.En dehors de la différence de sens,
l’ennemi, donc le point de vue, est toujours le même : celui de Québec, donc
des Français. Peu de confusion possible ici pour un lecteur anglais. Par contre,
Bel! ne traduit pas toujours littéralement lorsque Garneau prend l’oeil d’un
personnage: alors que Garneau dit que les Français s’avançaient ((lorsque des
ennemis furent aperçus » (G, II, 329), le traducteur écrit : « when they perceived
the British » (B, II, 250). L’inverse est aussi vrai, et on en trouve un exemple
quand Garneau annonce « l’apparition de cette flotte
»,appelée «flotte
anglaise » (G, II, 311) quelques lignes plus haut, alors que Beil parle de « some
of enemy’s ships» (B, II, 231).
À
l’inverse, alors que Garneau dit qu’« une
partie resta pour combattre
»,la partie en étant une des « 800 hommes» (G, III,
320) dont il parle un peu plus haut, et qui sont Patriotes en 1837, Bel! indique
«a part of the insurgeants took their place for fighting» (B, III, 380).
La
définition du point de vue varie donc sans règle précise dans la traduction, Beli
adoptant parfois le point de vue de Garneau, parfois le point de vue externe là
où Garneau ne le fait pas, et inversement lorsqu’il s’agit de parler des Français
ou des Anglais.
26
François-Xavier GARNEAU, Histoire du Canada depuis sa décozivertejusqu ‘à nos jours,
Québec, Imprimé par P. Lamoureux, 1859, tome II, p317. Nous référerons dorénavant dans
le texte, entre parenthèses en l’appelant G, et en précisant ensuite le tome et la page.
27