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Processus de reconstruction identitaire d'un artiste réfugié

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Academic year: 2021

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NATHALIE GORDON

PROCESSUS DE RECONSTRUCTION IDENTITAIRE

D'UN ARTISTE RÉFUGIÉ

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTE DES SCIENCES SOCIALES UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2010

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Résumé

Dans le cadre d'une recherche anthropologique, à partir du témoignage d'un artiste réfugié d'origine iranienne, l'identité est conçue comme un processus créatif toujours en mouvement. L'objectif de cette étude est de rendre compte d'une expérience de reconstruction identitaire. Ce parcours est raconté par l'artiste dans un acte performatif à travers une narration de soi en mots et en images. Cette identité narrative prend forme à travers une négociation avec les identités collectives (entre la culture d'origine et celle d'accueil) et devient l'attestation d'une histoire singulière. Au terme de ce projet, il est possible d'identifier sept grandes composantes qui ont participé à la reconstruction identitaire, soit : 1-période de destruction et de mort; 2-relecture (ré-interprétation) du passé, 3-découverte et invention d'un nouveau soi, 4- établissement et solidification du lien social, 5-appropriation de son pouvoir d'action, de choix et de liberté, 6- instauration d'un sens à la vie et d'une vision du monde, 7-élaboration d'une spiritualité. À partir de ces sept composantes, je propose d'identifier trois modalités différentes à l'acte de « Se raconter », c'est-à-dire 3 types de performances narratives. Il y a : A-le dire d'urgence, B-le dire d'apprentissage et C-le dire relationnel.

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Avant-Propos

Ce projet s'insère dans une série d'événements successifs personnels et professionnels. Je suis née à Saint-Jean sur Richelieu, ville urbaine sur la Rive-Sud de Montréal. Toute petite, curieuse par nature, j'observais les gens de mon entourage et ceux que je croisais avec une volonté de les connaître et de comprendre la vie. J'ai fait mon cégep au départ en arts plastiques, mais rapidement la technique « artistique », que je percevais à cette époque comme imposée et trop rigide a vite fait de me décourager, moi qui aspirais à m'exprimer librement et authentiquement. Finalement, c'est en sciences humaines que j'ai obtenu mon diplôme et où j'ai rencontré le monde de la psychologie qui m'a intéressé au point de m'y inscrire à l'université. À ce moment, je ressentais le besoin de quitter ma ville natale et d'explorer la vie ailleurs, de rencontrer de nouvelles personnes, de connaître autre chose et de savoir qui j'étais et comment je pouvais être. C'est ainsi, que je décide d'étudier à Québec. Une fois diplômée, je suis engagée comme intervenante responsable de l'intervention en milieu de vie et des ateliers d'arts créatifs dans un organisme communautaire en santé mentale, Le Verger. Dans ce milieu, je rencontre plusieurs personnes fortes et courageuses, avec lesquelles j'apprends énormément. Elles proviennent de différents milieux et pays, et elles tentent de surmonter les épreuves et les obstacles qu'elles ont rencontrés dans leur vie personnelle, des difficultés intérieures et d'autres engendrées par les structures sociales. De plus en plus, je ressens le besoin de comprendre le système et la société de façon plus large, son fonctionnement, son organisation économique, politique et ses répercussions sur la vie des gens. Je me pose des questions existentielles, je me révolte contre les injustices qui me semblent absurdes et je rêve d'un monde encore plus relationnel. Simultanément, je vis une période plus difficile de ma vie, où j'effectue à travers l'art et la philosophie un processus de remise en question et de découvertes. Je me découvre moi-même, ma vie et ma vision du monde se transforme. En parallèle, je commence une formation de deuxième cycle en art-thérapie où j'ai l'occasion d'observer et de mieux comprendre mon histoire de vie à travers mon processus de création artistique. Après plusieurs moments d'hésitations, je décide de quitter mon emploi et de poursuivre mes études à la maîtrise en anthropologie, puisque cette discipline me semble

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plus ouverte et concordante avec ce que je suis et deviens, c'est-à-dire qu'elle tente d'entrer en relation et de véritablement comprendre le point de vue des gens et leur façon de vivre. C'est donc avec enthousiaste que je commence mon processus d'investigation et de recherche, que je perçois et je vis comme un processus de création scientifique. Parallèlement, après une formation intensive en art-thérapie et en psychologie des profondeurs, j'accepte un emploi comme professionnelle en réadaptation scolaire par l'art thérapie, à l'école régionale des Quatre-Saisons. Cette expérience professionnelle me permet de mieux comprendre le développement du processus de création, qui devient également une modalité d'apprentissage.

Actuellement, arrivé au terme de mon projet de mémoire, je dois dire que je suis sincèrement heureuse par le résultat, les rencontres, les découvertes et les apprentissages que j'ai faits tout au long de ce processus de recherche, autant au niveau professionnel, personnel que relationnel. Pendant ce parcours, j'ai eu la chance de travailler en collaboration étroite avec deux personnes exceptionnelles, que je remercie ici grandement du fond du cœur. Premièrement, un merci particulier à Khosro qui a participé généreusement et activement à cette recherche avec une belle ouverture, mais aussi avec une grande faculté de réflexivité éthique sur lui-même et sur la vie. J'ai eu la chance de rencontrer non seulement un artiste extraordinaire, mais un être humain d'une grande qualité avec qui j'ai eu grand plaisir à dialoguer à plusieurs reprises. Deuxièmement, un grand merci à madame Francine, sans qui ce projet de recherche serait encore informe et sans qui je ne serais pas ce que je suis actuellement. Merci pour toutes ces nombreuses discussions et échanges, ces recommandations, ces encouragements et bien plus. J'ai eu la chance de rencontrer non seulement une directrice efficace, à l'écoute et adaptée à ce dont j'avais besoin, mais aussi une personne que j'estime et admire beaucoup.

Je souhaite également remercier les nombreuses personnes avec qui j'ai eu le privilège de discuter véritablement. Chacun de vous avez participé d'une manière particulière à ma transformation et à la construction de ma vision du monde, qui est constamment en

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changement. C'est avec une grande joie que je vous partage les résultats de ce processus de recherche qui a été une grande partie de ma vie pendant trois ans.

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Table des matières

RÉSUMÉ Il

AVANT-PROPOS Ill

INTRODUCTION 1

PRÉAMBULE : PERTES DE REPÈRES ET EXIL 3

CHAPITRE 1. PROBLÉMATIQUE 7

TRANSFORMATIONS SOCIALES MULTIPLES, MIGRATION ET

IDENTITÉ 7

CHAPITRE 2. CADRE DE RÉFÉRENCE ET QUESTIONS DE

RECHERCHE 11

2.1. L'identité 11 2.2.1 L'identité collective 15

Intégration et exclusion : groupe d'appartenance et reconnaissance sociale 15

Discours culturels et éthos collectif 16 Identité produite, elle-même productrice de culture 17

2.1.2 L'identité narrative 18 2.2 La narration de soi 19 Sens, organisation et continuité 20

Traumatismes et mémoire 21 Le processus de création artistique visuelle 22

2.3 Questions de recherche 24

CHAPITRE 3. CONTEXTE EMPIRIQUE 26

3.1 La situation des réfugiés au Québec 26 Les institutions d'aide, d'accueil et d'intégration 29 L'art comme outil de reconstruction identitaire chez les réfugiés 30

La place des artistes réfugiés au Québec 32

CHAPITRE 4. CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES 35

4.1 Les orientations méthodologiques 35 vi

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Ouverture sur l'anthropologie interprétative 35

Une recherche exploratoire de type qualitatif 35 Le processus de compréhension dans et par l'interprétation 35

L'anthropologue comme lecteur et traducteur de texte 37

L'anthropologue comme créateur de texte 38 La lecture comme rencontre des « horizons » 39 4.2 Les stratégies de recrutement et les critères de sélection 41

4.3 La collecte des données : narration de soi en mots et en images 43

La première rencontre 43 La deuxième rencontre 44 L'interprétation des cinq œuvres 44

La troisième rencontre 45 4.4 Analyse et interprétation des récits narratifs 45

Analyse des signes et symboles comme piste de compréhension 46

4.5 Considérations éthiques et déontologiques 47

CHAPITRE 5. KOSHRO, UN RÉCIT EN MOTS ET EN IMAGES 48

5.1) Récit de vie en mots 50 Situation de départ : la famille 50 Premier combat pour la justice : premier exil 50

Période de liberté 51 Engagement politique, adhésion à la liberté et à l'humanité 52

Prise de pouvoir par les ayatollahs : répression et oppression 52

Exil requis, question de survie 53 Arriver au Canada : période de confusion 54

L'art visuel une solution, un projet de vie 54

Montréal, ville choisie 55 L'importance du travail « Au début c'était dégoûtant » 55

5.2 Discours sur sa vision du monde 56

À propos des œuvres générées 56 L'identité, c'est universel 56 La culture c'est un mouvement de masse. Elle révolutionne et se révolutionne 57

Contre le pouvoir abusif, la corruption, l'oppression et l'hégémonie 58 L'erotique (rencontre des opposés) comme message dans ses oeuvres 60

La religion comme mise en scène pour manipuler les gens 60 Dénonciation de la « mécanicité » au profit du cadre de la liberté 61

Nécessité de trouver l'équilibre et la balance 62

Chapitre 6. Récit de vie en images 63

6.1 Première oeuvre (performance): The reserved reason 1987 64 6.2 Deuxième œuvre (performance) : The contextual definition, 1989 73

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6.3 Troisième oeuvre : Le dit du noir, 2000 79 6.4 Quatrième oeuvre : La planète du girafe, 2003 87

6.5 Cinquième oeuvre : Noce de Girafes, 2007 98

C h a p i t r e 7. N a r r a t i o n i n t e g r a t i v e 106

R é c i t e n m o t s et e n i m a g e s 106

Référence commune de la biographie et du processus créatif au fond temporel de

l'expérience humaine 106 Quête de liberté comme trame de fond 107

Privation de liberté : contraintes et destructions 108 L'art comme outil de communication, de thérapie et de choix 109

Découverte et invention d'un nouveau soi 109 Identité en mouvement et spiritualité 111 L'amour et le dialogue comme message d'espoir 112

CONCLUSION 114

BIBLIOGRAPHIE 119

ANNEXE 1. SCHÉMA DU CADRE DE RÉFÉRENCE 128

1.1 Schématisation des concepts du cadre de recherche 128

1.2 Schématisation du concept d'identité 129 1.3 Schématisation du concept de narration de soi I

ANNEXE 2. FORMULAIRE DE CONSENTEMENT 131

ANNEXE 3. GRILLE D'OBSERVATION ET D'INTERPRÉTATION

DESŒUVRES 137

ANNEXE 4. AUTRES ŒUVRES ARTISTIQUES DE KHOSRO 138

ANNEXE 5. SCHÉMATISATION DE LA CONCLUSION 151

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Introduction

Il s'agit d'une recherche qui porte sur l'immigration et l'expérience de refuge, sur le processus de transformation identitaire ainsi que sur le processus de création artistique. Elle se situe au carrefour des défis de la communication et plus spécifiquement sur l'acte de se raconter.

Dans le premier chapitre, en guise de problématique, nous constaterons que nous vivons dans une période de transformations sociales multiples. Une période où les identités peuvent sembler incertaines et en situation de crise. Cependant, comme nous propose Zygmunt Bauman (2004), cette situation de crise correspond à une occasion de reconstruction identitaire. Mais comment se reconstruisent nos identités individuelles et collectives ? Pour obtenir des pistes de réponses à cette question, je propose d'explorer le déroulement du processus de reconstruction identitaire d'un artiste réfugié, à travers la mise-en-intrigue qu'il fait de son histoire de vie, c'est-à-dire comment il raconte et fait la narration de ses expériences. Ainsi, la question principale de ce projet de recherche est la suivante : comment s'est effectuée l'expérience de re-construction identitaire chez un artiste réfugié, habitant le Québec depuis plus de 25 ans ?

Au deuxième chapitre, afin d'appréhender cette expérience de reconstruction identitaire deux concepts principaux ont été utilisés comme cadre de référence, soit celui d'identité et celui de narration de soi. J'ai considéré d'une part, la notion d'identité sous deux angles. Premièrement, sous sa composante collective, c'est-à-dire qui se construit à travers un processus de subjectivation dans et par un cadre de référence social commun « culturel ». Donc, une identité qui est déjà préfigurée par l'unité sociale. Cependant, et cela concerne le deuxième angle, soit celui de l'identité narrative, l'individu n'est pas juste un être collectif et passif, il est aussi un être agissant et volontaire. Il s'engendre, se créé et se configure lui-même. De cette façon, les identités collectives et narratives sont en perpétuelle interaction. Le deuxième concept employé est celui de la narration de soi qui s'effectue à travers deux modalités, soit en mots et en images (par le processus de création artistique). La narration de soi faite en mots se réfère au discours autobiographique historique qui est souvent perçu

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comme étant la saisie de la vérité de l'événement passé. Tandis que l'expérience artistique, le récit en images est considéré comme relevant de l'imaginaire (au sens péjoratif, du non vrai), donc la pure fiction et de la pure invention. Mais l'histoire de par son caractère configuré et intelligible procède également à une certaine forme de production fictive et d'interprétation. Le récit en images, raconte également du vrai sur l'événement, mais dans un langage métaphorique. Il y a donc fictionalisation de l'histoire et historicisation de la fiction comme le propose Paul Ricoeur (1986). Ainsi, le processus narratif, qu'il soit sous forme de mots ou d'images sert à marquer (délimiter), à articuler (mettre en ordre) et clarifier (expliquer) l'expérience temporelle vécue, c'est-à-dire pour nous à mieux comprendre l'expérience de reconstruction identitaire.

Dans le troisième chapitre, le contexte empirique de la situation des réfugiés sera décrit. Les réfugiés doivent reconstruire leurs identités, refaire du sens, créer d'autres liens, et ce, dans un autre pays qu'ils doivent aussi intégrer. Le processus de création artistique devient à ce moment un outil qui favorise cette reconstruction identitaire.

Au quatrième chapitre, la méthode de recherche sera exposée, elle se veut interprétative et dialogique. J'ai rencontré l'artiste à trois reprises. Je lui ai aussi demandé de choisir cinq de ses œuvres qui sont significatives pour illustrer son parcours de reconstruction identitaire de la période d'exil jusqu'à aujourd'hui. Je les ai interprétés en « profondeur ». Ensuite, j'ai partagé mon interprétation et ma compréhension dans un dialogue avec l'artiste, ce qui a donné lieu à une co-interprétation des œuvres.

Au cinquième chapitre, sera d'abord exposé le récit de vie en mots raconté par l'artiste. Ensuite, le récit de vie en images interprété sera présenté au sixième chapitre. La dernière partie, soit le septième chapitre consistera à présenter une intégration des deux modalités narratives.

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Préambule : pertes de repères et exil

Exil forcé. Déracinement. Rupture brutale. Voilà quelques expressions souvent associées dans la littérature à l'expérience des réfugiés. Ce sont des mots, cependant que comprenons-nous de ces mots1 ? Qu'en est-il du vécu témoigné par ceux-ci ? Qu'en est-il de cette réalité complexe implicite, souvent insaisissable et multiple que ces mots paraissent communiquer ? Comment raconter une expérience pour qu'elle soit conforme et révélatrice de la réalité ressentie ? Comment exprimer un vécu débordant teinté de mémoire, de perceptions, d'interprétations, d'émotions, d'imagination et qui est également ancré dans des enjeux sociaux politiques profonds, étendus et ramifiés ? Que dire, comment le dire et pourquoi le dire ? À quel prix et sous quel risque ? En considérant que la parole

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peut être réprimée, orientée ou même contrôlée , l'ambiguïté du pouvoir de la communication s'impose à nous. Celui-ci apparaît à la fois comme un besoin vital et un écueil. Un pouvoir parce qu'il est possible de penser que les mots peuvent créer des vérités qui font advenir des réalités par leur énonciation, leur répétition et leur croyance partagée3. Un besoin; celui d'être compris, accepté et celui de partager sa réalité avec l'autre dans l'espoir d'être reconnu dans son intégrité. Une difficulté du dire authentique et juste, puisque souvent influencée et conditionnée, opaque et imbriquée dans des enjeux sociaux. Comment alors exprimer sa propre « vérité », son expérience vécue pour qu'elle soit comprise et transmise ? Cette compréhension implique aussi du récepteur un accueil, une ouverture, c'est-à-dire une certaine disponibilité et une volonté d'écoute et de

' « Nous avons tous en nous un monde de choses; chacun d'entre nous un monde de choses qui lui est propre ! Et comment pouvons nous nous comprendre, monsieur, si je donne aux mots que je prononce le sens et la valeur de ces choses telles qu'elles sont en moi; alors que celui qui les écoute les prend inévitablement dans le sens et avec la valeur qu'ils ont pour lui, le sens et la valeur de ce monde qu'il a en lui ? » (Pirandello, 1977 : 58).

2 La plupart des paroles peuvent êtres concernées, mais c'est encore plus vrai, lorsqu'il s'agit de personnes dites réfugiées.

Pour les réfugiés, il est parfois difficile de parler de leurs problèmes, d'autant plus qu'ils considèrent l'acte de parler comme un danger, à cause de la répression qu'ils ont connus dans leur pays. « [...] la parole dite est potentiellement porteuse de danger. Il ne faut pas oublier que ceux qui doivent prendre le chemin de l'exil sont devenus et furent des indésirables là d'où ils viennent; leur identité et leur parole furent la plupart du temps réprimées, encore une fois mise en doute » (Saillant et Truchon, 2008 :18).

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reconnaissance . Dans cette recherche, c'est par la lecture de différents témoignages5, dits et transmis par des réfugiés, que je me suis véritablement sentie interpellée et que j'ai eu l'impression de comprendre, d'intégrer et de saisir ce que peut représenter la réalité des réfugiés, et ce, au-delà des mots.

J'aimais beaucoup mon pays. Mais j'étais forcée de partir parce qu'il y avait la guerre, j'étais malmenée, poursuivie et je n'étais pas protégée par la loi (Tamara, réfugiée de la

Tchétchénie dans Ros, 2006).

Les miliciens à tour de rôle ont cassé la porte et les fenêtres de notre maison, sont rentrées chez nous pour nous chasser. Ça a duré comme ça pendant trois mois. Nous avions peur, nous restions enfermés toute la journée et nous nous nourrissions grâce à nos réserves. Mes deux enfants restaient enfermés avec nous et ne pouvaient pas aller à l'école. Le 16 juin 1999, les soldats nous ont donnés vingt minutes pour partir définitivement (Madame S, réfugiée du Kosovo dans Ros, 2006).

Et vous, comment vous sentiriez-vous, si du jour au lendemain toute votre vie était bouleversée? Si vous étiez forcé de quitter votre univers : votre ville, votre maison, votre communauté, vos racines, vos ancrages, vos repères, votre famille, vos amis, votre emploi, votre VIE? Comment réagiriez-vous face à la mort injuste de vos proches aimés? Comment surmonteriez-vous cette détresse et ce sentiment d'impuissance? Qui seriez-vous? Que deviendriez-vous? Le fait de devoir quitter un pays, avec tous ses attachements, ses souvenirs et son vécu peut être une expérience douloureuse et difficile, comme un arrachement qui implique une séparation nous explique par l'entremise de ses œuvres, Mariia Magdalena Campos-Pons, artiste réfugiée cubaine (Sheets, 2007). Cette migration est souvent traumatique puisqu'elle s'effectue dans un contexte forcé par des guerres, dans la peur, dans la douleur et la violence. La personne dite réfugiée peut être confrontée à un ébranlement identitaire profond qui est provoqué entre autres, par la perte des liens fondamentaux, des sentiments d'appartenance et des repères familiers. Ces différentes pertes conduisent, pour le réfugié, à interroger la vie dans son fondement, ses significations,

4 Témoigner ne procure pas de pouvoir en soi; ce qui en donne, c'est qu'une histoire soit reçue par d'autres personnes

prêtes à s'engager avec la personne qui la raconte pour lui conférer une légitimité. (Schwabenland, 2006; Lejeune, 2007; Delon 2007; cité dans Saillant et Truchon, 2008: 9).

5 Quelques exemples seront cités dans les prochains paragraphes, tirées d'un dépliant regroupant des témoignages

provenant de demandeurs d'asiles et de réfugiés. Il a été conçu par l'équipe de Murielle Ros, dans le cadre de la journée mondiale du réfugié, le 20 juin 2006.

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et à redéfinir son identité et son rapport au monde, son projet de vie, ses actions et ses relations aux autres.

Les réfugiés arrachés à leur milieu d'origine doivent s'installer dans un ailleurs souvent inconnu, différent, étrange et non choisi6 où celui-ci leur confère une nouvelle place, un nouvel environnement, une nouvelle langue, des nouvelles façons d'être et d'agir; une nouvelle identité est sollicitée. À ce propos voici ce qu'exprime un artiste immigrant :

« Le fait de vivre dans un autre pays, d'apprendre une autre langue implique des changements par rapport à tout. On fait le ménage de sa vie personnelle [...] Ce sont des choses qui nous touchent profondément, qui nous forcent à réfléchir et à nous redéfinir [...], être immigrant consiste à élaborer lentement une nouvelle identité durable qui passe nécessairement par la transformation intérieure non réversible » (Aguirré, 1995 : 25). À ce sujet, madame Kopecki ajoute : « ce qui est surprenant c'est de constater comment nous sommes différents dans un autre monde. Être immigrant, c'est une confrontation avec soi-même, c'est un cheminement personnel aussi »7. Cette transformation de l'identité est négociée dans les différences culturelles à travers des pratiques et des enjeux politiques et économiques qui orientent et conditionnent cette reconstruction identitaire8.

Cette recherche vise donc à rendre compte de cette expérience de reconstruction de l'identité vécue par un artiste réfugié. Ce parcours de transformation identitaire sera raconté par l'artiste, à travers une narration de soi en mots, de façon orale, ainsi qu'en images de

6 La personne réfugiée arrive sous contrainte et sans avoir choisi ni le départ ni la destination; elle ne maîtrise pas le nouvel

environnement, dit « société d'accueil », pas plus que son avenir. Ce n'est pas qu'elle ne le maîtrise pas du tout, mais un temps relativement important se déroulera entre le moment d'arrivée et le sentiment que quelque chose pourrait être maîtrisé (Saillant et Truchon, 2008 :11).

7 Immigration, chocs et rencontres, conférence effectuée dans le cadre des lundi-causerie, présenté au Théâtre Périscope, le

2 novembre 2009.

s Ainsi, il est à noter que « [...] l'idéologie d'actualiser sa propre existence par l'entrepreneuriat de soi agit de façon

perverse quand l'Etat et les médias sont des régulateurs de citoyenneté : d'une part, l'autonomie individuelle est demandée, et d'autre part, celle-ci est ensevelie sous des trames narratives sociales reflétant les positions des acteurs-décideurs de la société hôte à leur égard » (Saillant et Truchon, 2008 :11 ).

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façon artistique à travers le déroulement de son processus créatif. Cette histoire de vie s'incarne dans un large ensemble de productions culturelles qui façonnent et pré-construisent son déroulement, qui se trouve également en pleine mutation.

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Chapitre 1.

Problématique-Transformations sociales multiples, migration et identité

Nous vivons dans une époque complexe en pleine mutation, globalisée et cosmopolite. Plus précisément, la globalisation est caractérisée par des transformations rapides, multiples et exponentielles à plusieurs niveaux. Notamment, avec la circulation, l'interconnexion et l'accélération des moyens de communication et de technologies; par la mutation des notions du temps et d'espace, par les changements climatiques9, qui modifient la vie humaine. Ces transformations sociales, vécues à l'échelle internationale, contiennent des forces destructrices et créatrices en leur sein, comme l'explique Bauman (2000 :15) :

La mondialisation s'impose à nous plus que nous la choisissons. Ce qui en revanche dépend de notre choix, c'est de savoir si notre destin partagé aboutira à la destruction mutuelle ou s'il générera une solidarité de sentiments de buts et d'actions.

L'humanité est placée devant le défi du vivre ensemble, entre les différents pays et à l'intérieur même de ceux-ci. Il est possible de constater l'articulation d'un certain système-monde, où il y a une soustraction des barrières et une ouverture des frontières sur le plan symbolique et géographique entre les différentes unités sociales qui sont en interdépendance au niveau économique, politique et religieux. Avec la mondialisation, les frontières deviennent fluides et mouvantes ce qui affecte les bases communes de références culturelles, c'est-à-dire que les points de repère traditionnels se modifient et se désintègrent, amenant une précarité des identités et une incertitude. Une insécurité individuelle et collective peut ainsi être engendrée et elle est également susceptible de provoquer un ébranlement, un questionnement et un repli identitaire. De ce fait, les identités deviennent elles-mêmes incertaines. Celles-ci sont alors perçues et interprétées comme étant en situation de crise, de façon individuelle, collective et symbolique. Bauman (2004) nous

9 « Diverses études récentes indiquent que si l'ampleur et la rapidité des changements environnementaux sont aussi

importants que prévus dans les décennies à venir, on pourra voir l'émergence de plus de 150 millions de « réfugiés environnementaux » (ce terme n'est pas, pour l'instant, reconnu au niveau légal ou institutionnel). À titre de comparaison, on estime aujourd'hui à environ 30 millions, le nombre de personnes déplacées pour cause de guerre ou raisons économiques. Etant donné les barrières actuelles à la migration dans pratiquement toutes les régions du monde, les conséquences politiques, sociales et économiques des « réfugiés environnementaux » seront d'une ampleur sans précédent. »(Beniston, 2001).

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rappelle qu'une situation de crise correspond à une occasion de reconstruction, de redéfinition, de transformation, de remise en question qui fait appel à l'exercice de la liberté et du libre-choix.

Le vivre ensemble est également sollicité dans les communautés locales où les phénomènes de migration, en effervescence, augmentent de façon considérable avec les changements des structures sociales et économiques (Koser, 2007). Avec le déplacement massif des populations, les différentes visions du monde se rencontrent, s'articulent et se négocient au cœur même des localités, dans les interactions subjectives entre les individus et groupes ethniques10, ce qui propulse à l'avant-scène un questionnement éthique sur le Nous et les façons de vivre. Ces transformations profondes modifient les cadres de références sociales et interrogent le cœur même de la vie quotidienne, ainsi que les notions d'être dans le monde, soit le fondement même de l'identité individuelle et collective ainsi que les interactions sociales. Qui sommes-nous et que devenons-nous? Cette question mise de l'avant et posée à plusieurs niveaux, soit en tant qu'individu, communauté, localité, unité sociale, nationalité, humanité, invite à une métamorphose des relations que l'être humain entretient avec son identité, c'est-à-dire à (re)voir et (re)définir les critères et les frontières identitaires fixées, perçues et considérées pour y inclure le mouvement et la flexibilité". Ce devenir s'impose comme une métamorphose, un changement d'être où l'on s'altère peu à peu, se mue progressivement en un autre, par son aptitude à envisager l'avenir, inconnu et imprévisible, comme différent de son présent, non identique à ce qu'on est, puis de s'y laisser transformer pour assurer sa perpétuation en tant que soi, qui ne subsiste et ne perdure que dans une nécessaire mutation, jamais dans la fixité. Un tel devenir n'en reste pas moins ancré dans une histoire, dans la continuité d'une vie, qui plonge chacun dans son

10 Le concept d'ethnicité est utilisé en référence à l'approche interactionniste initiée par Barth qui propose de rejeter toute

tentative de définir l'ethnicité par son essence, pour s'attarder plutôt aux processus sociaux d'exclusion et d'incorporation, par lesquelles des catégories discrètes se maintiennent (Barth, 1995 : 204). En soulignant toutefois qu'il apparaît important selon Laplantine et Saillant (2005 : 24 ), « de dépasser ces dualismes sémiologiques de l'identité absolue : l'universalité de la structure et la particularité de la culture où à l'intérieur du groupe, nous serions tous pareil alors qu'à l'extérieur, ils seraient différents ».

1 ' Simultanément au fait que nous assistons à une ouverture des frontières avec les phénomènes migratoires grandissants

(la circulation dans son sens large), il est possible de constater paradoxalement un mouvement de fermeture, un climat de tension qui engendre repli et/ou enfermement. Celui-ci peut résulter de la perception d'une menace et d'un sentiment de peur, c'est-à-dire par l'interprétation d'un danger imminent réel ou non, qui augmente la nécessité et le besoin de se sentir protégé et en sécurité. Cette fermeture est susceptible de se manifester directement dans la gestion et les politiques de migrations tel qu'observé en Europe et/ou aux Etats-Unis, ou encore en considérant les transformations des politiques migratoires après le 11 septembre 2001. Dans cette présente recherche, je me concentre plus particulièrement sur la réalité des personnes qui se situent au carrefour de l'ouverture, sans toutefois nier les effets paradoxaux de la dialectique : ouverture-fermeture, les deux liés intimement l'un à l'autre.

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passé, même le plus lointain, dans le souvenir de ses ancêtres et de ses antécédents, qui font apparaître une généalogie qu'on peut interpréter comme la genèse du soi, mais dont la mémoire ou l'anamnèse plus ou moins trouble ou trouée, grevée d'oublis et de fantasmes, de désirs inavoués et d'incurables traumatismes, nous fait bientôt découvrir qu'on y est un autre aussi, tout autant inconnu et imprévisible dans ce qu'on fut ou aurait été que dans ce qu'on sera ou pourrait-être (Ouellet, 2003 :11).

Les constructions et déconstructions identitaires passées, présentes et à venir se trouvent non seulement interrogées au-delà de leur existence métaphysique au profit du devenir, par les nombreuses transformations sociales, mais aussi négociées au travers les nouveaux rapports d'interdépendance locale et globale, générés entre autres par la globalisation. Ces mutations culturelles majeures concernent directement les relations entre les différentes sociétés, celles des individus à leurs communautés et celles de l'individu dans son rapport à lui-même (Bibeau 2008 :188). « L'identité et la modernité semblent donc inséparables » (Elbaz, 1996: 6). Ainsi, plus que jamais les questions identitaires et les relations interculturelles n'ont été aussi importantes, elles se sont placées au centre de nos préoccupations morales et sociales (Rizvi, 2005). Il s'avère donc important de comprendre comment s'effectuent cette reconstruction identitaire. Les personnes dites réfugiées, de plus en plus nombreuses, aux identités potentiellement ébranlées, ambiguës, fragmentées et plurielles expérimentent directement (de façon souvent violente) les répercussions de la globalisation sur leur histoire de vie personnelle. L'identité individuelle et collective dans ce processus de migration est directement affectée et doit se (re)construire12 dans et avec les paramètres posés par la société d'accueil.

L'objectif de cette recherche s'inscrit dans une volonté de comprendre comment s'est effectuée la reconstruction de l'identité de personnes dites réfugiées vivant au Québec. Plus

12 Selon Corin (2005) ce qui caractérise l'expérience de la migration, et particulièrement celle des réfugiés ; est la

déstabilisation identitaire. La migration affecte la conception que la personne élabore de sa propre identité, en déstabilisant qui elle pensait être. Le choc culturel, la perte de repères et l'incertitude peuvent être vécus de façon intense et instantanée par la personne migrante où celle-ci est confrontée à une certaine nouveauté et étrangeté de la société d'accueil qui a une autre vitesse, d'autres repères, d'autres rites et d'autres façons de vivre. La culture joue donc une place centrale dans le développement de l'identité, pour savoir qui on est, et comment on se situe dans le monde. La migration infléchit ou radicalise le processus d'ancrage et de désengagement culturel. Ce phénomène incite un questionnement, c'est-à-dire qu'il agit comme une scène d'interpellation où la personne doit se positionner sur le caractère arbitraire et relatif du monde, qui jusqu'à présent, lui paraissait aller de soi ; qui lui semblait évident. C'est selon Corin un processus de remise en question des certitudes subjectives, de son cadre de référence personnelle et collectif par l'ouverture sur d'autres façons d'être dans le monde et d'y vivre.

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spécifiquement, je cherche à comprendre, comment une personne réfugiée peut élaborer un nouveau projet de vie et ce, dans un pays étranger composé d'institutions et de pratiques législatives spécifiques qui orientent son quotidien et ses relations, c'est-à-dire qui posent les conditions d'existence de cette nouvelle vie et de cette nouvelle identité. Il s'agira de comprendre comment elle a négocié, redéfini et (re)construit son identité ? Comment elle raconte son identité passée, présente et à venir en paroles et en images, c'est-à-dire par la narration de soi ? En considérant que l'identité se (re)construit (prend forme) en se racontant par les discours historiques (récits de vie attestés), par les paroles littéraires et par les pratiques artistiques, c'est-à-dire par renonciation de soi qu'on communique à l'autre13, il s'avère pertinent de favoriser un espace d'ouverture à la liberté de parole, celle qui cherche à se dire et celle qui veut se taire. Dans cette optique, cette recherche devient en elle-même un espace de prise de parole et d'agencéité.

13 II est impératif de se demander non pas qui on est ou devient mais comment on dit et montre ce qu'on croit être et

devenir, c'est-à-dire comment on énonce verbalement ou visuellement, non pas son propre être ni celui de l'autre, mais la perception, la mémoire et l'imagination qu'on en a ou qu'on s'en fait dans les discours et les images qu'on produit et s'échange [...] Comment se montre-t-on et se dit-on dans l'écart irréductible qu'introduit au sein de toute identité, individuelle ou collective, le fait qu'elle s'énonce par et pour l'autre, à travers une mémoire, une perception et une imagination qui ne sont jamais propres parce que largement partagées, bien qu'elles puissent être singulières parce que résolument créatives? La quête identitaire de nature métaphysique ou historiciste, où l'on cherche à correspondre à soi-même, ou à une image pré construite de soi, fait place à l'invention et la découverte incessantes d'un soi inconnu et imprévisible par renonciation de l'un et à l'autre des formes d'expériences multiples et diverses où l'on se constitue (Ouellet, 2003 : 12).

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Chapitre 2. Cadre de référence et questions de recherche

Cette section a pour but d'expliciter le cadre de référence14 sur lequel s'appuie et prend forme ce projet de recherche. L'identité et la narration de soi sont les concepts majeurs retenus, interreliés et synergiques, qui permettront de comprendre le processus de reconstruction identitaire chez une personne réfugiée vivant au Québec. Ces concepts seront détaillés dans les prochains paragraphes, et ce, en commençant par une clarification de la notion d'identité.

2.1 L'identité

A priori, il est nécessaire de donner une brève définition du concept d'identité et de ses dimensions, dans le but de proposer des points de références et d'interprétations communes convergentes, puisqu'il y a équivocité autour de cette notion multiforme. Cet exercice ne se prétend toutefois pas exhaustif, en considérant la complexité ainsi que la profondeur du phénomène impliqué et surtout le nombre d'études considérables, interdisciplinaires et multidimensionnelles traitant de ce thème. Etymologiquement, l'identité est définie comme le caractère de ce qui, sous des dénominations ou des aspects divers, ne fait qu'un ou ne représente qu'une seule et même réalité15 (une singularité). Il s'agit de l'identité numérique, concrète. Il est important de ne pas confondre cette notion avec l'identité qualitative; qui dit identiques deux choses singulières distinctes, par le fait de leurs caractéristiques partagées (dénomination commune universelle). Ainsi, l'identité numérique correspond au caractère de ce qui demeure identique ou égal (selon une même réalité) dans le temps, c'est-à-dire qui contient une certaine permanence16 (l'identité transtemporelle). L'unité de l'identité dans le temps et dans le changement17 est une question centrale de l'identité depuis

14 On trouvera une proposition de schématisation du cadre de référence de la recherche en annexe 1, afin de proposer des

paramètres pour s'orienter sans enfermer la « réalité » dans cette proposition. Il s'agit de poser la « connaissance » pour qu'elle puisse se renouvelée et se transformée.

15 Godin, 2004, Dictionnaire de philosophie, p.609-611.

16 Paul Ricoeur distingue deux pôles pour saisir ce phénomène de permanence soit, l'identité-ipse qui correspond à la

transformation, au devenir de l'être dans sa continuité changeante et l'identité-idem qui se réfère à la mêmeté, c'est-à-dire qui concerne exactement la singularité spécifique de l'être ou la chose en question de ce qu'elle est Une (Ricoeur, 1990).

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l'Antiquité grecque18. Afin de résoudre le problème général de l'identité transtemporelle des choses changeantes, il est nécessaire « de déterminer ce qui constitue l'essence (générique) individuelle de la chose, ce qu'elle ne peut cesser d'être sans cesser d'être la chose singulière qu'elle est » (Halpern et Ruano-Borbalan, 2004 : 26).

Cependant, l'identité n'est plus considérée par les chercheurs comme une substance, un attribut immuable de l'individu et de la collectivité, mais elle est plutôt saisie comme un produit qui s'élabore et se construit dans les interactions incarnées entre individus, les groupes et leurs idéologies. C'est par la conscience d'être soi, par la mémoire et le souvenir, qui s'actualisent dans les discours que prend forme l'identité. Dans cette optique, celle-ci est fondamentalement narrative, plurielle, exclusive, dynamique et flexible et se crée à la jonction (au croisement), à la rencontre de « l'altérité ». Elle semble donc interactive et relationnelle suivant les flux et reflux multiples de la vie sociale (Kirmayer, 2002). L'identité est constitutive d'un acte de représentation et de perception, d'auto représentation de soi selon ce qui est jugé positif par autrui (Watkins Goffman, 2006). En d'autres mots, le je résulte toujours, et par définition, de ce qu'autrui lui accorde qu'il est en même temps qu'il l'enjoint de l'être (Queiroz et Ziolkovski, 1994). Cet aspect aide à comprendre le rôle et l'importance de l'écoute, de l'accueil et de la reconnaissance de l'autre dans nos rapports sociaux et témoigne d'une responsabilité mutuelle dans l'élaboration de l'identité. La représentation identitaire est aussi en accord avec la perception que le je a de lui-même, qui est elle aussi construite dans un jeu croisé d'interactions relationnelles. Les attitudes et comportements adoptés par l'individu (qui sont perçus par l'autre) agissent comme reflet du sentiment de soi (la façon dont il se ressent et s'éprouve), de l'image de soi (la façon dont il se voit et se perçoit), de la représentation et de la présentation de soi (la façon de se décrire et de s'énoncer), de

18 « On ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve » a dit Heraclite (DK 22 B 91, Traduction de Simone Weil,

1953). L'établissement d'une connaissance immuable et certaine sur l'identité des choses vivantes est rendu difficile par le caractère mobile, mouvant qui constitue le vivant. Comment connaître véritablement ce qui est constamment transformé ? Dans la citation d'Heraclite, c'est ce qui est en jeu, à la fois pour l'être qui se baigne, ainsi que pour le fleuve ; tous deux sont assujettis à la transformation véhiculée par et à travers le devenir du temps, en ce qu'ils sont changeants. Par contre, de façon simultanée, ils conservent aussi une existence spécifique et particulière qui fait d'eux une unité, une singularité. Ce paradoxe est traduit par le mot même dans la phrase, qui a ici deux sens. Ainsi, ce phénomène déjà présent dans l'Antiquité cerne le problème du même et de la différence, du statique et du dynamique qui sont souvent

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l'estime de soi (la façon dont il s'évalue et se juge), qui sont en évolution constante dans et par les différentes relations qu'il vit. Dans cette perspective, plusieurs affirment qu'il s'agit aujourd'hui, pour chacun, de faire de sa vie un récit. Bref, d'inventer son identité (Dubar, 2001).

La construction identitaire, la mise en scène du soi constitue de ce fait, l'une des modalités cruciales des pratiques et représentations identitaires (Halpern et Ruano-Borbalan, 2004:10).

Il en est un de définir théoriquement l'identité comme fondamentalement relationnelle, comme un processus dynamique, pluriel non fixé et non immuable, de fait, l'identité intègre les diverses expériences polysémiques en formant un tout, structuré, cohérent et fonctionnel. Toutefois, il semble intéressant de se poser la question de la mise en forme quotidienne dans le vécu, la compréhension et l'interprétation de l'identité qu'effectuent les différents acteurs impliqués19. Dans le quotidien, c'est-à-dire dans la réalité identitaire des individus et des collectivités, il nous est souvent possible de constater que l'identité est vécue comme étant une certitude figée, vue comme une vérité (dure, nette et définitive), une essence telle que définie par l'en-Soi sartrien, où l'identité devient alors un énoncé performatif qui agit comme réduction et simplification : un tel est ceci ou cela, ou seulement telle chose.

La logique de l'identité a la phobie de la conjonction ET qu'elle élimine au profit du OU : une proposition, un sentiment, une expérience ne peuvent être à la fois vrais et erronés, transparents et opaques, relever du présent et du passé [...] Il faudrait penser des relations, des liaisons, des recompositions entre groupes et non des propriétés et des essences (Laplantine 1999).

Ainsi conçue, l'identité est susceptible de figer la pensée et de reproduire à l'infini un sens préexistant plutôt que de produire un nouveau sens (Laplantine, 1999). Le concept d'identité reproduit alors ce qui distingue et particularise, l'identité offre l'illusion de la permanence statique, bien qu'elle soit plurielle et en redéfinition, en mouvement

perçues comme des entités antagonistes et irréconciliables. Comment une chose peut elle être identique à elle-même, quand elle se transforme ?

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notamment au travers l'expérience quotidienne interactive et reflexive20. Toutefois, l'unité du soi (analogique), est accessible en considérant l'herméneutique de la praxis et de l'éthique à l'état fragmentaire. Selon Ricoeur (1990), l'homme s'interprète par le caractère éclaté de ses actes. Son agir est donc polysémique. L'attestation de soi est marquée par le sceau de la fragilité correspondant à la multiplicité, mais où l'unité est retrouvée à un niveau plus profond, par la liaison et la continuité.

Le débat autour de l'ouverture et de la flexibilité des identités a permis de raffiner la compréhension des dimensions fondamentales de l'identité soit, l'identité individuelle et les identités collectives (sociales et culturelles). D'une part, l'identité individuelle se définit comme «un ensemble interne de caractéristiques (goûts, intérêts, qualités, défauts), de traits personnels (incluant les caractéristiques corporelles), de rôles et de valeurs, etc., que la personne s'attribue et évalue parfois positivement et parfois négativement. Elle reconnaît ces caractéristiques comme faisant partie d'elle-même en dépit des changements (L'Ecuyer, 1994). D'autre part, l'identité collective (sociale et culturelle) englobe ce qui permet d'identifier le sujet de l'extérieur. L'identité sociale se réfère aux identités construites dans l'interaction sociale tels que les statuts que le sujet partage avec les autres membres, c'est-à-dire par les différents groupes d'appartenance et rôles sociaux auxquels il peut adhérer. L'identité culturelle qui est construite dans un corps symbolique, renvoie aux descripteurs identitaires liés aux valeurs et aux codes qui structurent les modes de vie et les productions des membres d'une même société (institutions culturelles, ethniques, religieuses ou politiques). Ces dimensions identitaires collectives seront détaillées plus en profondeur dans la prochaine section et nous permettront de mieux comprendre comment l'identité individuelle peut, à la fois, être façonnée, préfigurée et produite par l'identité collective, transmise à priori par les normes et Yêthos culturel d'un groupe donné, et être inventée : agie dans et par une création par la narration de soi.

19 Comment l'identité est-elle vécue au quotidien par les sujets et particulièrement par ceux, tels les réfugiés qui ont à

négocier la souffrance que peut procurer l'incertitude identitaire suite à la violence de l'exil, le choc de l'arrivée dans une culture différente et inconnue qui est également en perte de repères cherchant ses propres fondements identitaires ?

20 La réflexivité s'inscrit dans une logique d'ouverture; elle brise les certitudes et remet en cause ce qui est acquis.

L'identité au contraire ne cesse de recoller les morceaux. Elle est un système permanent de clôture et d'intégration du sens, dont le modèle est la totalité. Mais elle le fait de façon provisoire, puisqu'elle est en mouvement (Halpern et Ruano-Borbalan, 2004).

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L'identité collective

Après avoir tracé un bref portrait de la notion d'identité, qui est maintenant conçue dans son mouvement, il est essentiel de se pencher plus en profondeur sur la question des identités individuelles au sein de l'unité sociale, qui se réalisent en référence à un cadre commun (partagé par un ensemble d'individus). Selon Butler (2007) l'identité est une construction sociale, interactive et mutuelle, non exclusive, qui prend un caractère normatif, implicite à un groupe d'appartenance ou à une culture. Ainsi, la création de soi s'effectue dans et par un processus de subjectivation et d'identification, où les normes interviennent dans la constitution même du sujet, dans la stylisation de son ontologie spécifique, et ce, en fonction des modes d'être et des discours collectifs et culturels. Ce processus de subjectivation identitaire permet l'établissement d'une place légitime pour l'individu au sein du champ social dans lequel il se situe. L'identité se trouve, de ce fait, instaurée dans et par le champ social des groupes d'appartenances.

Intégration et exclusion : groupe d'appartenance et reconnaissance sociale

Les identités se construisent donc à travers les différents groupes d'appartenances, par l'intégration ou l'exclusion à ceux-ci. Il n'y a aucun ye qui puisse rester totalement distinct des conditions sociales de son émergence, aucun je qui ne soit pas impliqué dans un ensemble de normes morales déterminantes qui s'inscrivent dans la matrice sociale (Butler, 2007 : 7). Ainsi, le groupe socialise l'individu et celui-ci s'identifie à lui. Il y a donc une certaine nécessité de reconnaissance : soit ce que consentent ou refusent les autres qui comptent . L'identité se développe en fonction de critères spécifiques et prédéterminés, c'est-à-dire en fonction de ce qui est socialement accepté et valorisé à l'intérieur du groupe, de ce qui oriente les comportements, pensées et attitudes, c'est-à-dire qui agit comme catalyseur de l'individualité. Cette reconnaissance integrative ou exclusive s'effectue

21 Cette « [...] exigence de reconnaissance prend une certaine acuité du fait des liens supposés entre reconnaissance et

identité, où ce dernier terme désigne quelque chose qui ressemble à la perception que les gens ont d'eux-mêmes et des caractéristiques fondamentales qui les définissent comme des êtres humains. La thèse est que notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu'en ont les autres : une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui l'entourent leur renvoient une image limitée, avilissante ou méprisable d'eux-mêmes » (Taylor, 1992 : 40).

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fondamentalement 1) au sein de la famille, comme premier groupe d'insertion dans la vie; 2) au sein de la communauté et des pairs; 3) par le biais du droit d'être reconnu dans sa dignité humaine sur l'espace public (Honneth, 2004). Il est à noter que les sociétés postmodemes se caractérisent par l'émergence d'une multiplicité toujours accrue de groupes d'appartenances réels ou symboliques auxquelles s'affilient les individus, volontairement ou non, ce qui offre une pluralité de choix apparents .

Discours culturels et éthos collectif

À l'intérieur d'un groupe, il existe un ensemble de codes de références, de rites et de discours qui instituent les manières d'être et d'agir de ses membres. Le discours se réfère au langage entourant la vie et les pratiques sociales dans l'exercice de ce que l'individu considère comme vrai. Le discours construit les perceptions (où ces dernières orientent la construction identitaire, les actes et la vie). Il pose les paramètres de ce qui est, (de Yêthos) en instaurant un régime de vérité considéré en soi et pour soi, c'est-à-dire qu'il encode les visions du monde, il établit les normes qui produiront les catégories d'entendement, les critères du réel, de la réalité et des subjectivités. Le discours s'engendre et se reproduit dans son évolution, dans son existence où la nécessité de sélection élimine l'horizon des potentialités données, puisqu'il est souvent considéré comme absolu, il apparaît comme la seule possibilité existante, les autres alternatives se trouvent opaques à la conscience23. Ce pouvoir discursif existe dans l'ensemble des interactions, des façons de faire qui se trouvent au cœur des institutions24, dans les rapports sociaux, où les comportements adoptés sont

22 Dans la modernité tardive occidentale, malgré l'idéologie de liberté apparente véhiculée par le modèle néolibéral, où les

personnes sont invitées à choisir leur groupe d'appartenance, leur mode de vie et agir en conséquence, force est de constater paradoxalement le « conformisme de tant de gens qui s'efforcent d'être eux-mêmes comme tout le monde » (Taylor, 2002), pour ne pas être marginalisée du groupe. Liberté dit-on? Plutôt dire nécessité instituante qui tend à produire des robots. « Plutôt qu'une société d'égaux qu'ils disent vouloir construire à partir du néolibéralisme, c'est une société d'identiques, d'individus modelés par le même format » (Bibeau, 2008 : 186). L'idéologie de l'individualité, de l'autonomie et de l'auto-réalisation est ainsi promue en discours, en surface mais sans véritable possibilité d'exécution égale pour tous. Sous peine de marginalisation, la différence se trouve condamnée et masquée par la nécessité du conformiste identitaire.

23 Plus précisément un choix fait implicitement référence à une nécessité de sélection enchaînée, à une succession dans un

ensemble de possibilités existantes reconnues ou non reconnues, visibles ou invisibles. Un choix peut engendrer un autre choix de façon possiblement infinie, ce qui délimite l'horizon des potentialités du possible (Bergson, 1959), c'est-à-dire qu'il se construit selon le principe de l'imagination « réglée » (Ricoeur, 1994).

24 L'utilisation de ce terme renvoie à la définition émise par Marcel Mauss (1969 :150) : « Q'est-ce qu'en effet une

institution sinon un ensemble d'actes ou d'idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s'impose plus ou moins à eux ? Il n'y a pas de raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d'ordinaire, cette expression aux

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prescrits et intériorisés par les normes. La normalisation est ainsi présente au cœur même des relations entre les individus, soit particulièrement dans les rapports de genre, au sein des familles, dans les relations interpersonnelles, dans le rapport à l'environnement, à la maladie, à la santé, au temps, dans les comportements privés quotidiens, (nourriture, sexualité, habillement, etc.). Elle agit comme système reproductif de l'ordre social dans les différents groupes d'appartenance sociale pour créer un monde commun25. De cette façon, la manière de « parler » et de raconter les identités autant individuelles que collectives a un impact majeur sur sa constitution même à travers son évolution. En d'autres mots, il est possible de penser que l'identité s'élabore en se racontant, elle se produit en même temps qu'elle est produite.

Identité produite, elle-même productrice de culture

L'identité est ainsi formée cYhabitus historiques et sociaux. Vhabitus26 par son caractère inconscient peut être reproduit de façon plurielle et rigide (selon une même dynamique) et il a le potentiel de devenir inadapté lorsque le contexte se transforme de façon radicale. Un habitus devient vite, un pattern qui se fixe et qui se reproduit à l'infini mais « différemment ». Il peut devenir une vérité absolue, unique et non négociable à travers le paradigme qu'il instaure, le cadre de référence et/ou la vision du monde qu'il propose. Ainsi, comme mentionné précédemment les normes et les habitus forment les subjectivités et sont intégrés dans leur constitution même. Il est à noter que la norme agit aussi dans et

arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu'en degrés ».

25 « L'institution du monde commun est nécessairement chaque fois institution de ce qui est et n'est pas, vaut et ne vaut

pas, comme ce qui est faisable et non faisable, aussi bien à l'extérieur de la société (relativement à la nature) qu'à l'intérieur de celle-ci » (Castoriadis 1975 : 535).

26 En référence au concept de Bourdieu (1980 : 88) qui définit Y habitus comme des « structures structurées prédisposées à

fonctionner comme structures structurantes ». Vhabitus est structure structurée puisqu'il est produit par socialisation ; mais il est également structure structurante car générateur d'une infinité de pratiques nouvelles. L'habitus est constitué en effet par l'ensemble des dispositions, schemes d'action ou de perception que l'individu acquiert à travers son expérience sociale. Par sa socialisation, puis par sa trajectoire sociale, tout individu incorpore lentement un ensemble de manières de penser, sentir et agir, qui se révèlent durables. Bourdieu pense que ces dispositions sont à l'origine des pratiques futures des individus. L'habitus n'est pas une habitude que l'on accomplit machinalement. En effet, ces dispositions ressemblent d'avantage à la grammaire de sa langue maternelle. Grâce à cette grammaire acquise par socialisation, l'individu peut, de fait, fabriquer une infinité de phrases pour faire face à toutes les situations. Il ne répète pas inlassablement la même phrase, comme le ferait un perroquet. Les dispositions de l'habitus sont du même type : elles sont des schemes de perception et d'action qui permettent à l'individu de produire un ensemble de pratiques nouvelles adaptées au monde

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par ses effets, c'est-à-dire que l'identité, selon une certaine mesure produite, en l'occurrence le « produit »27, devient aussi le producteur. Cette subjectivité est souvent aveugle face aux normes culturelles et aux habitus, puisqu'il y a intériorisation des codes dans l'élaboration de l'identité (subjectivation). Ainsi, les identités individuelles se construisent à partir d'une préfiguration déjà existante à travers le discours et les institutions. Cependant, l'individu n'est pas juste un être collectif et passif, il est aussi agissant et volontaire. Il s'engendre, il se créé et se configure lui-même (identité narrative). Comme le mentionne Adorno (1969 : 78) il est important d'insister sur la nécessité de connaître les maximes, les règles et les normes qui nous construisent. Selon lui, elles doivent être jugées et adoptées par un choix délibéré, vivant et actif effectué par les individus qui composent l'unité sociale. Il s'agit de prendre conscience de ces normes et habitus, et d'en délibérer en un acte de jugement conscient et réfléchi, pour les adopter ou non, c'est-à-dire de consentir ou non à leur mise en actes. C'est un processus qui consiste à établir une relation vivante de communication avec les normes et discours collectifs préétablis et préfigurés, et de les questionner dans leurs fondements. Un désengagement ou un accord moral et éthique28 peut en résulter. C'est précisément ce que peut permettre l'identité narrative, qui engendre un processus de réflexivité et de reconstruction du soi et de son rapport au monde.

2.1.2 L'identité narrative

L'identité narrative correspond aux identités racontées par le sujet. Pour que l'identité soit narrative, l'agent narrateur doit dire, représenter et mettre en scène son identité tel qu'il l'a conçoit dans son passé historique, son présent et en fonction de comment il se projette dans l'avenir. Il est important de mentionner que dans ce processus, il y a interpénétration de l'histoire et de la fiction (Ricoeur, 1990). Nous assistons à un processus croisé de fictionalisation de l'histoire et d'historisation de la fiction qui donne naissance à l'identité narrative, comme assignation d'une identité spécifique, d'une histoire singulière qui

social où il se trouve. L'habitus est «puissamment générateur»: il est même à l'origine d'un sens pratique (http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Bourdieu).

27 Ce qui en résulte interactivement.

28 II est intéressant ici de noter que le phénomène de la migration imposé et vécu par les réfugiés peut confronter et

plonger directement la personne dans ce processus de questionnement éthique par la rencontre des différences.

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mélange fiction et réalité (la mémoire agit comme une interprétation de la réalité à travers l'acte de perception). Ce concept contient ici un potentiel stratégique, c'est-à-dire que l'identité narrative est la réponse créative de l'individu en lien a ce qui l'entoure. Toutefois dans ce processus narratif, Judith Butler (2007) reconnaît une part d'opacité, qui témoigne de la difficulté à se dire de façon consciente et authentique29. Ricoeur (1990) reconnaît aussi un caractère pâtissant à l'identité. Pour lui la personne reçoit dès sa naissance une part « déjà faite » transmise par l'unité sociale et environnementale. Une part de passivité, d'involontaire, une altérité ontologique, transmise par les conditions sociales telles que les discours culturels qui précèdent et conditionnent la personne, qui sont implicitement constitutifs de son intentionnalité et de sa subjectivité. Mais il reconnaît également, et c'est sur quoi il axe sa théorie, une part de volontaire où la personne est agissante et s'engendre elle-même par un acte créateur et libre , par ses capacités définies comme étant la possibilité de parler, d'agir, de se raconter, de se reconnaître comme sujet capable d'imputation morale. Cette volonté et cet acte libre, selon lui, s'engendre et se perpétue dans et à travers les institutions sociales, au sens large, qui forment les subjectivités.

2.2 La narration de soi

Turner et Bruner (1986) affirment que la narration de soi consiste en l'expérience de faire le soi, c'est-à-dire qui exige le déploiement d'une force active, créative et reflexive. Faire l'expérience de soi se vit dans un mouvement de construction et de reconstruction progressive interactive, d'ajustements en fonction du rapport relationnel interne (avec soi)

29 Cette nébulosité souvent indicible puisque inconsciente, serait une conséquence du fait que l'être humain est relationnel

et social. Les effets des relations primaires qui agissent dans la création de l'identité, ne sont pas toujours facilement accessibles au savoir conscient, elles transportent un caractère d'invisibilité. En d'autres termes, selon Foucault tout sujet qui cherche à traduire en mots son expérience se heurte au jeu des relations de pouvoirs et de savoirs qui le constituent et le forment. Selon lui, le sujet se construit et est construit à partir d'un ensemble de règles de productions de vérités, qui définissent et orientent les façons de parler, la nature des informations pertinentes, la reconnaissance de la compétence. L'étude réalisée par Vanthuyne (2008 : 48) « [...] témoigne de l'inévitable médiation de rapports de force et de grilles de lecture [...] mes observations sur le terrain témoignent de cette capacité des usagers des ressources du Regroupement de jouer avec les « jeux de vérités » qui y prévalent. Dans les différents contextes d'énonciation qu'elles traversent, les personnes semblent en venir à définir une « grille de l'acceptable », un ensemble de règles qui leur indiquent dans quel langage se situent leurs interlocuteurs et qui précisent ce dont il est permis ou non de parler, ce dont il est pertinent ou non de dire » et ce, malgré une volonté d'accueillir la souffrance en toute liberté des intervenants impliqués.

30 La liberté est considérée ici comme étant en puissance et non en acte, c'est-à-dire qu'elle « se forme » à travers la

formation de l'être qui l'acquiert.

31 Le concept d'imputation morale se réfère à la prise de responsabilité de ses agir, c'est-à-dire une capacité à rendre

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et externe (avec l'autre). Le caractère spécifique de la crise identitaire, de par les questionnements qu'elle engendre est une occasion de compréhension, d'organisation et ré-organisation, de structuration du soi qui incite le sujet à se raconter. Une occasion d'invention ou de réinvention de son histoire pour la mettre en récit dans le but d'en dégager un sens, de l'organiser et de saisir sa continuité. Becker (1997) mentionne que la transition de vie où le sujet est perturbé, correspond à une période de réorganisation où l'identité se transforme par une prise de parole et par l'affirmation de soi dans son authenticité. La narration est indissociable de la notion d'identité, elle est l'élément organisateur de son existence. La narration de soi peut être effectuée verbalement par des mots avec l'utilisation de l'intelligence qui attribue un sens, ou par l'entremise des images (création artistique), c'est-à-dire par un acte créateur qui fait appel à l'inspiration, à l'intuition et à la conscience immédiate.

L'intuition dont nous parlons porte donc avant tout sur la durée intérieure. Elle saisit une succession qui n'est pas juxtaposition, une croissance par le dedans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent qui empiète sur l'avenir. C'est la vision directe de l'esprit par l'esprit. Plus rien d'interposé; point de réfraction à travers le prisme dont une face est espace et dont l'autre est langage. Au lieu d'états contigus à des états, qui deviendront des mots juxtaposés à des mots, voici la continuité indivisible, et par là, substantielle, du flux de la vie intérieure. Intuition signifie d'abord et avant tout conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l'objet vue, connaissance qui est contact [...] (Bergson, 1959 :1272-1273).

Sens, organisation et continuité

Le récit narratif fait en mots permet de donner un sens, (re)fait l'unité d'une vie et offre à l'agent narrateur la possibilité d'unir les différentes actions éparpillées de sa vie en leur donnant une place dans un ensemble structuré, cohérent par l'acte de l'intelligence (Ricoeur, 1990). La construction d'une narration agit comme un casse-tête, l'agent de la narration devient créateur, il donne ordre et structure sa propre histoire, il organise son expérience située et instituée dans et par rapport au monde. Butler (2007) affirme que la narration impute un sens par tissage aux événements où la prise de parole sous-entendue

32

L'intuition transcende les exigences de reconnaissances sociales, c'est-à-dire qu'elle fait appel à l'authenticité intérieure de l'être, où la connaissance s'effectue de l'intérieur.

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dans la narration, est un lieu de responsabilité morale et de questionnements éthiques33. Le soi agissant se constitue par le truchement de l'interprétation attribuant un sens à son agir passé par acte mémoriel, dans la création d'une unité de compréhension qui est en continuité, permettant le vivre expérientiel du quotidien (présent), tout en favorisant un mouvement d'apprentissage sur soi et sur le monde qui permet d'indiquer et d'engendrer une liberté nouvelle dans l'élaboration d'un projet de vie significatif. Dans cette optique, Becker (1997) mentionne que l'impression de continuité, en lien avec le temps, est ce qui permet au sujet de donner sens à son expérience, notamment celle de la souffrance et du chaos. Il s'agit d'expliquer son passé en référence aux conséquences présentes et de fixer plutôt temporairement, une orientation pour le futur qui soit conforme au mouvement de son être, en prenant en considération les caractéristiques perceptives inclusives et constantes que la personne a d'elle-même au présent34.

Traumatismes et mémoire

« Ainsi, les identités s'élaborent et s'enracinent par le travail de la mémoire » (Auge, 1998), et de la perception. La mémoire est perméable, flexible et varie d'une personne à l'autre. Par les actes de mémoire (les souvenirs organisés), l'individu appréhende le monde et sa propre identité, le/la structure, le/la met en ordre (dans le temps comme dans l'espace) et lui donne sens (Candau, 1998). Particulièrement dans l'expérience des réfugiés, la narration de soi permet d'organiser les différents vécus, souvent traumatiques35, pour comprendre et donner un sens à leur souffrance, pour leur permettre de continuer leur existence (Kleinman, 1988). Selon Rousseau et Mekki-Berrada (2008 : 106), « [...] la transmission traumatique36 loin

33 En fait, il existe une distinction entre récit de vie et narration de soi. La narration de soi, vise à rendre compte de soi

moralement. Rendre compte de soi consiste en une forme de compréhension impliquant une forme narrative qui ne dépend pas seulement de la capacité à retransmettre un ensemble d'événements séquentiels aux transitions plausibles, mais plutôt exige une capacité d'en dégager une signification et une interprétation.

34 II s'agit ici, de l'intégration de la dualité de la statique et du mouvement. « J'essais de donner un sens à ma vie telle que

je l'ai vécue et telle je la projette dans l'avenir d'après ce qu'elle a été » (Taylor 2002).

35 Pour les réfugiés, le passé est teinté de l'expérience de l'exil, souvent composé de traumatismes comme « une lame qui

a tranché l'enfance, la famille et les multiples appartenances » (Marotte, 2008). Ce vécu de violence, de cruauté et de souffrances, demande à être réitéré dans un présent pour y être transformé, c'est-à-dire pour obtenir une certaine libération. Les mémoires des traumatismes passés et les souvenirs sont ainsi constitutifs de l'identité. Ils sont dans la narration de soi mis en récit et ordonné de façon significative, de telle sorte que la perception de continuité s'élabore en permettant l'acte de reconstruction identitaire.

36 La transmission traumatique est ici définie comme un partage de souffrance lorsqu'il y a une asymétrie du vécu entre

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d'être un « dommage collatéral » qu'il faut minimiser [...] est au cœur de tous les processus de reconstruction ». De ce fait, transmettre, partager et raconter les traumatismes apparaît comme essentiel pour la reconstruction de l'identité et du lien social (Mekki-Berrada, Rousseau, Berthot 2001). « La transmission de la souffrance surgit alors comme une nécessité réparatrice face à cette fracture sociale, (rupture du lien social) en même temps qu'elle constitue une onde de choc qui peut l'aggraver » (Rousseau et Mekki-Berrada 2008 : 107) . Le traumatisme est un processus de métamorphose qui génère à la fois des forces et des difficultés et qui exige un respect de la personne dans sa totalité et dans l'indicibilité de son expérience de souffrance. De plus, en considérant aussi que la mémoire n'est pas constituée de savoirs mais d'images, le processus de création artistique visuel en facilite l'expression, puisqu'il utilise la même forme de langage, soit l'image38. La création artistique, en plus de faire appel à l'intuition permet aussi une certaine liberté dans le partage quant à la transmission traumatique, en minimisant les répercussions néfastes possibles, puisqu'il s'agit d'un processus de création qui est concordant avec le mouvement intérieur et les besoins de la personne, c'est-à-dire qui n'est pas imposé de l'extérieur39.

Le processus de création artistique visuelle

Qui plus est, Turner et Bruner(1986) soulèvent une difficulté concernant l'expression de l'expérience qui est problématique par la relation dialogique et dialectique où l'expérience structure l'expression et l'expression structure les expériences40. L'expérience peut être difficilement exprimée en histoire, car rapidement l'agent est confronté au manque de ressources pour y arriver, c'est-à-dire qu'il se heurte aux limites imposées par le

37 II est mentionné dans cet article, que la recherche peut se poser comme lieu de transmission et adopter un rôle de

transformation de l'expérience ou être plutôt vécu comme un événement qui entraîne une répétition douloureuse. Cette recherche ne vise pas à documenter précisément l'expérience du traumatisme. Elle vise à mieux comprendre le processus de transformation ou de guérison impliqué dans la reconstruction de l'identité; les questions cibleront les forces de la personne. Une liberté, la plus totale possible, sera donnée (et mentionnée) au participant, qui choisira ou non d'aborder son expérience traumatique (Voir la section considérations méthodologiques pour plus de précisions à ce sujet).

18 In traumatic memories images precede language and serve the bridge to finding words. [...] refugees lies in the fact that

by painting and drawing, (traumatic) experiences for wich there are (yet) no words, can be expressed and shared (Wertheim-Cahen, 1990, 1991, 1994). Images represent stories that cannot be put in words. They can be a first vessel to break throught the isolation and loneliness of a traumatized refugee and help him or her to testify about his or her experiences (Wertheim-Cahen et at, 2004: 440).

9 II est possible de penser que pendant l'acte de création, l'artiste possède une liberté d'action quant au processus et

résultat final de ce qui est exprimé ou non; permettant un espace pour l'expression de soi et pour transmettre une souffrance qui est indicible. Ainsi, « rendre compte de soi » ne découle pas dans cette situation précise, d'exigences externes et directes, c'est-à-dire d'une « scène d'interpellation » effectuée par quelqu'un qui possède un pouvoir.

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