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ARTheque - STEF - ENS Cachan | Le corps séparé : condition ou obstacle à l'éducation et la culture ?

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A. GIORDAN, J.-L. MARTINAND et D. RAICHVARG, Actes JIES XXIV, 2004

LE CORPS SÉPARÉ : CONDITION OU OBSTACLE

À L’ÉDUCATION ET LA CULTURE ?

Claude RAISKY

ENESAD (Établissement national d'enseignement supérieur agronomique de Dijon)

MOTS-CLÉS : CORPS – ESPRIT – DUALISME – ÉDUCATION – CULTURE

RÉSUMÉ : Dans l'histoire de la pensée occidentale, le corps a sans cesse été rejeté du côté du non-humain. Pour les dualistes, il fait obstacle à l'essor de la pensée, de la raison. L'école moderne s'est construite en France sur ce postulat fortement marqué par la tradition cartésienne. Ceci produit encore des conséquences préjudiciables à l'éducation et à la formation. L'histoire de la résistance du corps à travers les arts plastiques, même d'inspiration religieuse, nous encourage à penser qu'une autre école, prenant en compte la totalité de l'être humain, est possible.

ABSTRACT : In the history of Occident, the body has always been seen as a non-human part. For dualists, the body must be considered as an obstacle for the development of the reason. Modern school, in France, has been founded on this principle, strongly stressed by Cartesianism. Still now, the consequences are important. The history of "body-resistance" in plastic arts, even religious ones, leads us to think that another school is possible where the human being persons would be considered as a whole.

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1. CONSTATS

Faut-il considérer le corps comme le lieu de la déchéance originelle pour permettre l'essor de la culture et de l'école ? Dans l'histoire occidentale, la question de la distinction du corps et de l'esprit apparaît comme fondatrice. Platon, après Pythagore, construit sa « vision du monde » en conférant au corps un statut de moindre-être, de simple reflet d'une réalité idéelle. Les églises chrétiennes, à la suite de Paul de Thrace, feront du corps l'obstacle même à l'accession au divin. Cette tradition dualiste qui diffame le corps et ses usages (voir par exemple le statut des travailleurs manuels, depuis la condition d'esclave à celle d'ouvrier du monde industriel) a trouvé en France dans la vulgate cartésienne1 son expression la plus articulée théoriquement.

Mais cette longue histoire de la dépréciation du corps est aussi celle de la culture de l'esprit, comme si la pensée devait se dégager des contraintes corporelles pour prendre son essor. Mais alors, le corps devient ainsi la simple « partie animale » de l'être humain. Le développement de l'étude et de la compréhension du corps va renforcer la rupture corps/esprit. Avec l'apparition du modèle du corps-machine, la limite est atteinte de cette relégation du corps dans l'infra-humain, voire le non-humain.

Pourtant, on constate que cette même histoire est en permanence travaillée par la présence du corps. Le corps est un incontournable, il est ce par quoi nous sommes au monde. C'est par lui que nous faisons l'expérience des déterminismes. Le dualisme s'origine sans doute dans la conscience que nous avons de l'autonomie de notre esprit mais en même temps nous nous trouvons totalement « incorporés ». La mise à distance du corps est toujours problématique. Si nous « avons » un corps, nous « sommes » aussi un corps. L'histoire de la civilisation c'est aussi celle d'une « protestation de la présence du corps », de l'affirmation de notre participation à la matière.

Aux yeux des chercheurs d'absolus désincarnés, le corps est scandaleux, non pas moralement, mais ontologiquement parce qu'il est Éros et Thanatos : le corps est désir, il est souffrance, il est la mort, il est la séparation homme/femme, il est la sensibilité, les émotions, les passions, il est la condition humaine. C'est à partir de ce constat que, souvent de façon masquée et opprimée par cette longue histoire de la négation du corps, une autre histoire s'est développée, celle de son affirmation, voire de sa glorification.

Les philosophies monistes, de Démocrite (460-350 av. J.C.) à Spinoza (1632-1677) ont conféré au corps une réalité et une dignité égales à celles de « la pensée ». Ils en furent persécutés. Platon,

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selon le témoignage de contemporains, aurait aimé que l'on brûlât tous les livres de Démocrite et on sait combien la haine envers Spinoza fut grande puisqu'il fut même victime d'une tentative de meurtre. Aujourd'hui les travaux des neurobiologistes nous invitent à repenser, avec de nouvelles problématiques, la vieille question des « rapports de l'esprit et du corps ». Tel est l'enseignement que nous délivre, par exemple, A. Damasio (1995 et 2003).

La Renaissance fut un moment privilégié dans cette histoire de la résistance à la négation du corps. Elle fut ouverture de la pensée, ouverture au monde qui brisa l'enfermement dans lequel la vision bornée de l'univers confinait l'humanité, mais aussi redécouverte du corps. Chez les penseurs et artistes de la Renaissance, s'exprime la volonté de redonner au corps sa place dans le monde et leur dessein est de l'y inscrire totalement.

Une histoire de la présence du corps s'imposant, malgré les interdits et les censures, doit faire une place privilégiée à l'histoire des arts plastiques. En effet, si la peinture a été, encore pendant longtemps après la Renaissance, fortement marquée, en Occident, par les commandes de sujets religieux, on ne peut que constater que les peintres n'ont jamais renoncé à représenter les corps dans toute leur dimension charnelle. Comment pourrait-on croire que les milliers de Marie-Madeleine vêtues de leur seul repentir et de leur luxuriante chevelure n'ont jamais intéressé autrement que par l'exemplarité qu'elles donnent de leur vertu retrouvée ? La Sixtine ne vaut-elle que pour l'illustration qu'elle propose d'épisodes de la création, du Jugement dernier ? Les corps y sont formidablement présents et on ne peut s'empêcher de constater l'ambivalence de cette glorification du Créateur à travers sa Créature.

2. L’ÉCOLE, LE CORPS ET L’ESPRIT

C'est dans cette tension entre déni du corps, de sa matérialité, de ses passions, pour la glorification de la seule pensée, de la raison raisonnante et l'incontournable de la présence et du désir du corps que l'école moderne s'est construite en France au cours du 19e siècle. Malheureusement, on oublia un des termes de la réalité et l'hégémonie quasi absolue de la raison fut affirmée. Si les « exercices physiques » ont pu, à certaines époques être promus, ce fut avant tout pour faire des corps des instruments dociles. Le « corps redressé » selon l'heureuse expression de G. Vigarello (2001) est avant tout « dressé », « discipliné », que ce soit pour le préparer à combattre « l'ennemi héréditaire » (période 1871-1914) ou, plus constamment, pour servir « le développement intellectuel », forme

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moderne du salut2. C'est ce que nous dit le « Code Soleil »3 qui fut pendant plusieurs générations la

référence déontologique obligatoire des instituteurs et institutrices. « § 24 - À l'école élémentaire,

l'arrêté organique prescrit : l'enseignement se rapporte à un triple objet : éducation physique, éducation intellectuelle, éducation morale." Ne néglige-t-on pas trop souvent le premier de ces objets ? (………..) Il s'agit non pas de remettre en honneur des exercices désuets de gymnastique, mais de se préoccuper davantage, dans les écoles, de l'hygiène, de la santé des enfants, de leur développement corporel considéré avec juste raison comme la condition première de leur développement intellectuel », J. Soleil (1931)

Cette prééminence absolue de l'esprit sur le corps qui s'inscrit dans la longue tradition dualiste, plus particulièrement dans la vulgate cartésienne, a produit des effets dont l'école contemporaine est encore aujourd'hui marquée. Les réformes successives n'ont pas, pour l'essentiel, réussi à l'en dégager.

2.1 Toute didactique apparaît comme superflue

En effet, en affirmant à la suite de Descartes que l'accord de la raison avec elle-même est le critère ultime de toute vérité et que qui suit la méthode est assuré d'arriver à cette vérité, on peut se débarrasser de toute réflexion sur les processus d'apprentissage. Même si, depuis une trentaine d'années, la didactique a, en France, connu un essor important, on ne peut que constater qu'elle est encore très souvent ignorée ou dénigrée.

2.2 L'épistémologie spontanée de l'école fait l'impasse sur une théorie de l'expérience

Une des conséquences en est que l'on privilégie la « science faite » plutôt que la « science qui se fait », la « vérité scientifique » plutôt que le doute. Cette attitude est source de dogmatisme.

2.3 Justification d'une approche strictement disciplinaire

Les disciplines apparaissent comme des structurations de la pensée dont l'organisation logique ne relève que de leur seule nécessité interne, nécessité fondée en raison, non en fait. Les approches qui visent à rendre compte de la complexité du réel par une confrontation, en situation, avec celui-ci, ne trouvent que d'improbables strapontins dans les programmes de formation.

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2.4 Comme corollaire, la logique de la décomposition est privilégiée

La règle de « l'analyse » et celle de la « synthèse » auront aussi des conséquences bien fâcheuses puisqu'elles conduisent à affirmer que le tout, le complexe, est nécessairement la somme des parties. Certains s'appuieront sur ce point de vue pour justifier les dérives que l'on a connues dans l'utilisation de la "Pédagogie par objectifs", version française de la « Pédagogie de maîtrise ».

2.5 L’action découle naturellement de la connaissance rationnelle

Qui pense bien agit bien puisque, des deux « substances » c’est la pensée qui gouverne la matière. Ainsi, tous questionnements et problématiques sur l'activité apparaissent superflus. Cela justifie la prééminence du processus didactique : j'expose les principes, j'illustre ensuite par des « applications pratiques ».

2.6 Le temps est mis entre parenthèses

Pourtant il est fondamental dans tout processus d'apprentissage.

2.7 Il y a une hiérarchie naturelle entre enseignement général, intellectuel, et enseignement pratique

Celui qui met en relation avec le monde non pas exclusivement par la médiation de symbolisations mais par l'engagement du corps pour une transformation du réel.

2.8 Ce qui relève de la sensation, du sentiment, de la passion est non seulement déprécié au titre d'une entrave au plein exercice de la raison mais encore, souvent, tout simplement ignoré.

2.9 Pendant longtemps les femmes ont été exclues des femmes de la « vraie école », celle qui donne une formation intellectuelle.

Les femmes seraient trop « corporelles » pour avoir accès aux choses de l'esprit. On va donc limiter leurs aspirations à ce qui est du corps, ses usages, ses soins, à la procréation. Même ceux qui à la fin du 19e siècle sont plutôt favorables à l'éducation des filles (Mgr Dupanloup) s'opposeront violemment à la proposition de Victor Duruy de développer un enseignement secondaire féminin. Le « Code Soleil » fera de l'institutrice (dédiée à l'enseignement des filles) un modèle de conduite plutôt qu'un modèle intellectuel : « L'institutrice, surtout, aura à se surveiller. Au village, une mise

décente et sobre est de rigueur. Point de coquetterie excessive, point de toilettes voyantes et de mauvais goût. Bien entendu, il n'est pas question pour l'institutrice de se négliger au point de ne pas se distinguer de la gardeuse d'oies. Il entre dans sa mission au village de faire l'éducation du

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goût : à elle d'apprécier les limites du bon goût et de s'y tenir ; la simplicité n'exclut pas l'élégance ».

2.10 Place des activités physiques, artistiques, manuelles.

Il est à remarquer que les débats qui se poursuivent depuis plusieurs années sur le « socle de connaissances » n'en disent mot…

3. REPENSER L’UNITÉ POUR L’ÉCOLE NOUVELLE

On peut mettre en parallèle cette mise à distance par l'école de tout ce qui est du corps avec la fable que nous raconte Kant : le pigeon peut avoir l'illusion que son vol serait beaucoup plus rapide si l'air ne le retenait pas, mais il ne se rend pas compte que sans air il ne ferait que lourdement chuter. On peut tracer deux pistes de travail pour sortir de cette vision mutilée du monde et de la formation. 3.1 Développer une théorie des apprentissages dans laquelle la notion de situation soit centrale. L'isolement de Descartes dans son « poêle » et la théorie de la connaissance désincarnée qu'il en tire, de même que toutes les théories du « développement » qui ignorent les conditions des activités à travers lesquelles se construisent les connaissances, ne nous disent rien des processus réels d'apprentissage,

On ne peut pas, sans doute, affirmer aujourd'hui qu'il existe une théorie robuste des apprentissages. Toutefois, il nous paraît que les éléments théoriques que l'on réunit sous le terme de constructivisme ou de socio-constructivisme constituent un cadre à la fois assez cohérent et assez pratique pour être opératoire en didactique. L'idée que tout savoir - au sens le plus général du mot-se construit dans des interactions avec un milieu, dont le milieu humain, peut permettre de produire des outils théoriques et méthodologiques pour analyser les pratiques didactiques et intervenir dans ces pratiques pour en améliorer les effets.

3.2 Toute activité est multidimentionnelle

Son « pilotage cognitif » ne peut être réduit à une raison raisonnante, raison et émotion sont toujours liées. Ce point demanderait de longs développements, une citation l'illustrera : « Bien qu'elle ait été

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explicite, mais plutôt à une association avec des actions et des résultats qui sont bénéfiques pour l'organisme témoignant de ces émotions. Les signaux émotionnels rappelés ne sont pas en soi et pour eux-mêmes rationnels, mais ils favorisent des résultats qui auraient pu être obtenus de façon rationnelle. Un meilleur terme pour désigner cette propriété pourrait être "raisonnable", comme l'a suggéré Stefan Heck. » Damasio (2003, pp. 152 153)

Puisse l'histoire de la résistance glorieuse des arts plastiques aux refus des corps, inspirer les modernes réformateurs de l'école.

BIBLIOGRAPHIE

COMENIUS J.A. (1632). La grande didactique.

DAMASIO A. R (1995). L'erreur de Descartes Paris : Odile Jacob. DAMASIO A. R (2003). Spinoza avait raison. Paris : Odile Jacob. DESCARTES R. (1637). Discours de la méthode.

DESCARTES R. (1649). Les passions de l'âme.

DUPANLOUP F. (1868). La Femme chrétienne et française ; dernière réponse à M. Duruy et à ses

défenseurs par Mgr l'évêque d'Orléans. Paris : Douniol.

SOLEIL J. (1930). Le livre des instituteurs. Paris : Librairie H. Le Soudier, 6e éd.. VIGARELLO G. (2001). Le corps redressé. Paris : J.-P. Delarge, nouvelle édition.

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