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La représentation de la défaite dans le théâtre du dix-septième siècle 1634-1663

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La représentation de la défaite dans le théâtre du

dix-septième siècle 1634-1663

Catherine Jobard-Wagner

To cite this version:

Catherine Jobard-Wagner. La représentation de la défaite dans le théâtre du dix-septième siècle 1634-1663. Littératures. Université de Franche-Comté, 2013. Français. �NNT : 2013BESA1014�. �tel-01293662�

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UNIVERSITÉ DE FRANCHE-COMTÉ

ÉCOLE DOCTORALE « LANGAGE, ESPACES, TEMPS, SOCIÉTÉS »

Thèse en vue de l’obtention du titre de docteur en

LANGUES ET LITTERATURES FRANCAISE ET COMPARÉE

LA REPRÉSENTATION DE LA DÉFAITE

DANS LE THÉÂTRE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

1634-1663

Vol. 1

Présentée et soutenue publiquement par

Catherine JOBARD-WAGNER

Le 29 mai 2013

Sous la direction de

Mme le Professeur France MARCHAL-NINOSQUE

Membres du jury :

Florence FIX, Professeur à l’Université de Nancy II, rapporteur

Anne MANTERO, Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté France MARCHAL-NINOSQUE, Professeur à l’Université de Franche-Comté Laurent THIROUIN, Professeur à l’Université Lumière-Lyon II, rapporteur

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UNIVERSITÉ DE FRANCHE-COMTÉ

ÉCOLE DOCTORALE « LANGAGE, ESPACES, TEMPS, SOCIÉTÉS »

Thèse en vue de l’obtention du titre de docteur en

LANGUES ET LITTERATURES FRANCAISE ET COMPARÉE

LA REPRÉSENTATION DE LA DÉFAITE

DANS LE THÉÂTRE DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

1634-1663

Vol. 1

Présentée et soutenue publiquement par

Catherine JOBARD-WAGNER

Le 29 mai 2013

Sous la direction de

Mme le Professeur France MARCHAL-NINOSQUE

Membres du jury :

Florence FIX, Professeur à l’Université de Nancy II, rapporteur

Anne MANTERO, Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté France MARCHAL-NINOSQUE, Professeur à l’Université de Franche-Comté Laurent THIROUIN, Professeur à l’Université Lumière-Lyon II, rapporteur

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Je tiens à exprimer ma plus vive reconnaissance à Mme Marchal-Ninosque et à Mme Mantero, qui ont accepté de diriger cette recherche et m’ont permis, par leur aide, leurs conseils, leurs encouragements, le temps et l’intérêt qu’elles ont bien voulu me consacrer, de la mener à son terme.

Je dédie ce travail à mes parents, aujourd’hui disparus, mais qui ne me quittent pas, à mon frère Jean-Marc, à Philippe, à qui je ne dis pas assez combien il m’est cher et qui m’a constamment soutenue et aidée pendant les huit années qu’a duré ce travail et à Robin, mon plus bel ouvrage, mon « Soleil levant ».

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INTRODUCTION

Le Chœur : Mais aujourd’hui nous subissons un revirement voulu sans nul doute par les dieux sous le coup de la terrible défaite que nous avons essuyée sur mer. Xerxès : Ah ! malheureux que je suis d’être tombé sur un lot si affreux et si imprévisible ! Avec quelle cruauté le destin s’est abattu sur la race des Perses ! Misérable, que vais-je devenir ? 1

La guerre préside à la naissance de la tragédie grecque. Jacqueline de Romilly explique comment la peur que suscitèrent les guerres médiques et la gloire qu’Athènes en tira firent naître une littérature « essentiellement politique et [qui] s’adressera à la cité »2, illustrée par les deux grands genres qui apparaîtront alors : l’épopée et le théâtre. La première de toutes les tragédies d’Eschyle conservées, Les Perses, est consacrée aux guerres médiques auxquelles Eschyle participa. Mais au lieu de placer la scène à Athènes et de célébrer la victoire et les héros grecs, Eschyle choisit de représenter la défaite des Perses. La pièce n’est ainsi qu’une longue lamentation où la défaite de l’armée de terre s’ajoute à la destruction de la flotte et à la mort honteuse de l’élite des soldats perses. La représentation de la défaite perse permet à l’auteur de mettre en relief le revirement du sort et l’inconstance de la Fortune et à chaque spectateur de mesurer combien est fragile la position dominante d’un peuple et d’un roi. Il semble que la représentation de la défaite, en mettant en scène les enjeux nationaux, l’avenir de la cité, les qualités et les erreurs d’un chef de guerre, soit particulièrement adaptée à la dimension collective et politique de la tragédie grecque, telle que la définit Jacqueline de Romilly3. Elle correspond aussi parfaitement à la mission qu’Aristote lui confère d’opérer « la purgation des passions » en produisant chez le spectateur les sentiments de « pitié et crainte »4. En effet, nous dit Aristote, pour produire ces effets de crainte et de pitié, la tragédie s’appuie sur la fable qui doit présenter un « changement de fortune ». L’action est simple quand le changement de fortune « se produit sans péripétie ni reconnaissance » et elle est complexe « quand le

1

Eschyle, Les Perses, in Théâtre complet, Paris, Garnier, 1964, p. 64. 2

Jacqueline de Romilly, Précis de littérature grecque, Paris, PUF, 1980. 3

« Entrée dans la vie athénienne par l’effet d’une décision officielle, s’insérant dans toute une politique d’expansion populaire, la tragédie apparaît liée, dès ses débuts, à l’activité civique. Et ce lien ne pouvait que se resserrer lorsque ce peuple, ainsi réuni au théâtre, fut devenu l’arbitre de ses propres destinées. Il explique que le genre tragique soit lié à l’épanouissement politique. Et il explique la place qu’occupent, dans les tragédies grecques, les grands problèmes nationaux de la guerre et de la paix, de la justice et du civisme », La

Tragédie grecque, Paris, PUF, 1970, p. 14-15.

4

« La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action, et non au moyen d’un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à de pareilles émotions », Aristote, Poétique, Paris, « Les Belles Lettres », [1932] 1961, trad. et éd. J. Hardy, 1449b, ch. 6, 21-28, p. 36.

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changement en sort avec reconnaissance ou péripétie ou les deux »5. Si la tragédie repose par définition sur le renversement de fortune, celui-ci se traduira obligatoirement, quand le sujet est la guerre, par un passage de la défaite à la victoire ou de la victoire à la défaite. Comme par ailleurs la tragédie doit susciter « pitié et crainte », « il doit y avoir revirement non du malheur au bonheur mais au contraire du bonheur au malheur »6. La défaite semble donc un sujet particulièrement approprié à la tragédie dès ses origines : elle en fonde même d’une certaine manière les assises poétiques, liant le tragique à la politique et à ses aléas.

Ce lien entre tragédie et défaite, ou plus généralement entre tragédie et événement collectif funeste, est repris par les auteurs qui, à l’aube de l’ère classique, ont voulu, comme le préconise Du Bellay, « restituer [le genre tragique] en [son] ancienne dignité »7. Les théoriciens des XVIe et XVIIe siècles dans le sillage d’Aristote insistent sur le retournement de fortune et le malheur qui s’abat sur le héros représentant le destin national. Peletier du Mans attribue aux personnages de la tragédie « rois, princes ou grands seigneurs » une fin « toujours luctueuse et lamentable, ou horrible à voir »8. Scaliger précise dans sa Poétique : « In Tragoedia, Reges, Principes, ex urbibus, arcibus, castris. Principia sedatiora ; exitus horribiles »9. Jean de La Taille, à son tour, insiste sur le renversement du sort de personnages de haut rang aux prises avec des conflits d’envergure : « Son vrai sujet ne traite que de piteuses ruines de grands seigneurs, que des inconstances de Fortune, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivités, exécrables cruautés de tyrans ; et bref, que larmes et misères extrêmes »10. Vauquelin de La Fresnaye reprend lui aussi dans son Art poétique la notion de revers de fortune appliquée à des personnages illustres11. Au XVIIe siècle, La Mesnardière, revient au plus près des théories d’Aristote, « accommodé, précise-t-il, à notre usage », pour définir la tragédie selon ces mêmes principes : « C’est la représentation sérieuse et magnifique de quelque action funeste, complète, de grande importance, et de raisonnable grandeur ; non pas par le simple discours, mais par l’imitation réelle des malheurs et des souffrances, qui 5 Ibid., 1452a, ch. 10, 12-14, p. 44. 6 Ibid., 1453a, ch. 13, 12-17, p. 47. 7

Du Bellay s’adresse au futur auteur dramatique : « Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité, qu'ont usurpée les farces et moralités, je serais bien d'opinion que tu t'y employasses, et si tu le veux faire pour l'ornement de ta langue, tu sais où tu en dois trouver les archétypes », Défense et illustration de la langue française, Paris, E. Sansot, 1905, Livre II, ch. IV, p. 129.

8

Art poétique, Lyon, J. de Tournes et G. Gazeau, 1555, livre II, p. 72.

9

« Dans la tragédie [on trouve] des rois et des princes, venus des cités, des places et des camps ; le commencement est plutôt calme, le dénouement est horrible », Poetices libri septem ad Sylvium filium [1561], chez Pierre de Saint-André, Genève, 1594, livre I, ch. VI, p. 28. Nous traduisons.

10

De l’Art de la Tragédie [1572], édition de l’Université de Manchester, 1939, p. 24.

11

Lors [les poètes] ramentevaient des plus grands capitaines / Des princes et des rois les désastres soudains, / Comme ils étaient tombés de leurs états hautains / En misère et souffrance ; et cela nous fait croire / Que c’est du vers tragic la plus vieille mémoire : / Ainsi la tragédie eut son commencement ; / Ainsi les rois chétifs en furent l’argument », L’Art poétique, [1605], Genève, Slatkine, 1970, livre II, v. 452-458, p. 88.

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produit par elle-même la terreur et la pitié, et qui sert à modérer ces deux mouvements de l’âme ». Il ajoute plus loin que les sujets doivent être « des actions de rois, de grands princes, de princesses et de gouverneurs d’empires, qui jouissent d’un grand bonheur avant leur renversement »12. Nous constatons donc qu’au XVIe et au XVIIe siècles, au cours de sa « renaissance », la tragédie française renoue avec ses origines grecques et prend pour sujets les guerres et conflits politiques, les grands intérêts d’État, les revers de fortune et malheurs de personnages illustres, le renversement étant d’autant plus saisissant s’il s’applique à un personnage de haut rang, entraînant avec lui dans le malheur un peuple entier. Il n’est donc pas étonnant que le motif de la défaite, au sens de désastre collectif après une intervention militaire menée par un roi ou un personnage illustre, reste le sujet incontournable pour toute tragédie qui voudrait revenir à la lettre de la Poétique d’Aristote. C’est l’opinion de Corneille, qui, par cet argument, explique dans le Discours de la tragédie que les règles imposées par les doctes sont bien difficiles à respecter en raison des sujets spécifiques à la tragédie : guerres, batailles et autres conflits d’importance. En dramaturge accompli, il met en relief la distorsion qu’il y aura à traiter en une seule journée les préparatifs de la bataille, la bataille elle-même et ses conséquences, et combien il sera artificiel de réduire l’action en un laps de temps qui ne s’accorde pas avec la réalité historique. :

Mais dans la tragédie les affaires publiques sont mêlées d’ordinaire avec les intérêts particuliers des personnes illustres qu’on y fait paraître : il y entre des batailles, des prises de villes, de grands périls, des révolutions d’États, et tout cela va malaisément avec la promptitude que la règle nous oblige de donner à ce qui se passe sur scène.13

Il précise encore ailleurs que le genre exige « de grands périls pour ses héros », sous forme « de péril de vie, de pertes d’États ou de bannissement »14. Il apparaît donc que dès les origines et jusque du moins dans la période du XVIIe siècle qui nous intéresse, les grands intérêts d’État, les conflits entre nations, les affaires publiques intérieures et extérieures, la guerre et toutes les formes de conflits politiques, et par conséquent la défaite et ses implications désastreuses, psychologiques, politiques et poétiques, soient indissociables du climat tragique capable de susciter terreur et pitié.

Mais, on le voit, ce mot de « défaite » s’accompagne de circonstances variées et les tragédies de notre corpus n’offriront pas toutes le même regard, ni sur la défaite, ni sur le conflit militaire qui en est à l’origine. Selon les types de conflits, les problématiques

12

La Poétique, Paris, A. de Sommaville, 1639, p. 8 (ch. III) et 17 (ch. V).

13

Discours de la tragédie et des moyens de la traiter, selon le vraisemblable ou le nécessaire, dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « La Pléiade », tome III, p. 172.

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engagées et peut-être aussi selon les périodes historiques (il nous reviendra de le déterminer), la défaite aura une forme et une portée différentes.

Rome est sujette d’Albe et vos fils sont défaits (Corneille, Horace, II, 6, v. 994). Notre troupe à nos yeux entièrement défaite,

Dans ce dernier Palais notre seule retraite (La Calprenède, La Mort de Mithridate, III, 1, v. 629-630).

Chrisante, ils sont défaits, et c’est notre destin

De revenir chargés d’honneur et de butin (Tristan l’Hermite, Panthée, I, 1, v. 1-2). En voyant vos beaux yeux, je prédis ma défaite (Quinault, La Mort de Cyrus, II, 2). De combien [de sang] ont rougi les champs de Macédoine,

Combien en a versé la défaite d’Antoine (Corneille, Cinna, IV, 2, v. 1133-1134). En vain j’en ai voulu purger ces régions [des chrétiens],

J’en vois du sang d’un seul, naître des légions ; Mon soin nuit plus aux Dieux, qu’il ne leur est utile,

Un ennemi défait leur en reproduit mille (Rotrou, Le Véritable Saint-Genest, V, 5, v. 1649-1652).

Quand l’ennemi commun serait invulnérable,

Mon bras entreprendrait sa défaite honorable (Scudéry, La Mort de César, III, 2). Ces quelques exemples, tirés de tragédies du corpus que nous nous proposons d’étudier, montrent que la défaite est dans tous les cas un échec militaire, mais prend des proportions diverses selon la quantité de gens armés opposés et le type de conflit. Il s’agit aussi bien de guerres entre villes rivales (Rome et Albe, incarnées par leurs champions, les Horaces et les Curiaces dans Horace de Corneille), que de guerres entre nations (Mithridate, roi du Pont contre Rome, dans La Mort de Mithridate de La Calprenède, ou le roi de Perse contre le roi d’Assyrie dans Panthée de Tristan) et ce jusque dans la tragédie dite « galante » (guerre entre Perses et Parthes dans La Mort de Cyrus de Quinault). Mais il peut s’agir aussi de guerres fratricides (guerre civile romaine entre Antoine et Octave dans Cinna) et de persécutions religieuses (comme celle des chrétiens par Dioclétien dans Le Véritable Saint-Genest de Rotrou). Enfin, le conflit peut se réduire à un simple complot contre le pouvoir en place, comme dans La Mort de César de Scudéry. Dans le dictionnaire, le sens militaire du mot « défaite » est donné en premier sans qu’il soit restreint uniquement à la guerre entre nations. Le Petit Robert définit le mot comme un « échec subi par une armée », une « perte de bataille », « perte d’une guerre ». Il propose plusieurs synonymes de portée différente : « échec, revers » et « déroute, débâcle, débandade, fuite ». On trouve également chez Littré ce sens de « perte d’une bataille » illustré par des citations tirées de pièces de Corneille : Le Cid, Cinna, Horace, La Mort de Pompée, où la défaite concerne aussi bien les conflits externes (guerres entre nations) qu’internes (guerres civiles). Le mot

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« déroute » est donné comme synonyme avec cette explication : « déroute ajoute à défaite, et désigne une armée qui fuit en désordre ». Quillet reprend en premier sens la « perte d’une bataille » et y joint différents synonymes en détaillant les nuances qui les différencient (« débandade, déroute, désastre, échec, revers »). On peut déduire de ces définitions que le mot semble réservé au domaine militaire et atteint des degrés de gravité variés. Néanmoins, il sous-entend toujours par son étymologie (participe passé du verbe « défaire ») l’idée de modification d’un état, de renversement de situation et de destruction. Cette approche lexicale est adoptée par les dictionnaires du XVIe et du XVIIe siècles, contemporains des pièces qui constituent notre corpus. Le mot « défaite » est défini chez Nicot (Thresor de la langue française, 1606) comme « rompture d’ennemis ». Chez Robert Estienne (Dictionnaire français-latin, 1549) la défaite est bien associée à la « perte d’une bataille » « Proelium adversum », [dans un combat contre un adversaire] et le verbe « défaire » dans son dernier sens a pour synonyme « déconfire une armée ». Il est suivi des expressions « Fundere ac delete copias » [disperser, anéantir des troupes] « une bande de gens de guerre défaite », « Caesae copiae » [des troupes abattues]. Pour Richelet (Dictionnaire français contenant les mots et les choses, 1680), la défaite est une « déroute de troupes » et une « armée battue ». Furetière dans son Dictionnaire universel contenant tous les mots français tant vieux que modernes (1690) donne à peu près la même définition pour le substantif « défaite » : « déroute de gens de guerre, action par laquelle une armée est mise en pièces », et pour le verbe « défaire » : « mettre en déroute des gens des gens de guerre, les obliger à fuir, les tailler en pièces ». Ménage dans le Dictionnaire étymologique (1694) précise de son côté que le verbe « défaire » peut s’employer « quand un homme meurt de la main du Bourreau, bien que défaite ne se dise que de ceux qui ont été vaincus ou tués dans un combat ». Le Dictionnaire de l’Académie française dans sa première édition (1694) distingue des degrés dans la défaite : « Déroute d’une armée ou de quelques troupes ». Jean-François Féraud, un peu moins d’un siècle plus tard (Dictionnaire critique de la langue française, 1787-1788), reprendra cette distinction : « déroute d’une armée ou d’une partie ». Il semble donc qu’il y ait unanimité à l’époque pour reconnaître dans le mot « défaite » un échec collectif, après un combat armé, qu’il se produise de manière totale et achevée, « une armée mise en pièces » (Furetière) ou qu’il concerne seulement une partie de l’armée ou un groupe (Robert Estienne, Richelet, Académie, Féraud). Nous entendrons donc dans ce présent travail le mot « défaite » comme l’élimination d’un groupe ou de la totalité d’une armée, dès lors qu’il y aura intervention de forces collectives, qu’elles s’affrontent militairement sur un champ de bataille et aboutissent à la déroute d’un des clans ou que la soumission de l’ennemi soit obtenue de manière moins ostentatoire, à

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l’issue d’un complot, dans une salle de palais ou autre lieu, à travers l’arrestation ou l’exécution du meneur et de ses partisans. Sans doute la défaite est-elle diversement perçue selon qu’elle résulte d’une guerre civile, d’une guerre entre nations ou d’un complot. Les restrictions du champ de la notion entraîneront-elles des mutations dramaturgiques ? Le théâtre de la défaite exigera-t-il la même poétique dramatique selon que la défaite est celle d’une collectivité ou d’un groupe de partisans, selon que la défaite concerne le destin d’une nation ou celui d’un individu ? Nous nous interrogerons sur ces variations, sans négliger la présence de certaines constantes, qui, modulées en fonction des mouvements politiques qui bouleversent la France à cette époque, nous permettront peut-être de construire une poétique de la défaite, née de la poétique tragique.

« Le changement de fortune » nourrit l’action de la fable, nous dit Aristote. Si elle est simple, il suffit, mais si l’action est complexe, il nécessite en plus « reconnaissance ou péripétie ou les deux ». La péripétie étant « le revirement de l’action dans le sens contraire »15, on peut s’attendre, dans le cas où le sujet de la tragédie soit la guerre et le changement de fortune l’annonce de la défaite, à ce qu’il y ait renversement de la situation de vainqueur à vaincu et vice versa. L’ambiguïté semble donc constituer un élément fondamental de la représentation de la défaite. L’action de la tragédie, reposant sur le renversement de fortune et la péripétie, se structurera obligatoirement, en cas de représentation de la guerre ou d’un conflit, autour du revirement de la défaite à la victoire et de la victoire à la défaite, selon un schéma dramaturgique dont les dramaturges de notre période d’étude vont éprouver toutes les possibilités poétiques. À aucun moment donc, le détenteur de la victoire ne saurait être assuré de le demeurer, une péripétie nouvelle pouvant le faire retomber « du bonheur au malheur » et ainsi de suite, aussi longtemps que le poète, à l’instar des dieux, voudra jouer avec son destin. La gloire, les honneurs, l’euphorie collective liés à la victoire, rien ne pourra être considéré comme acquis, pour tous ces héros vainqueurs, rois ou princes, chargés de défendre l’intérêt national. Qui en effet pourra les assurer de conserver leur statut et de ne pas se retrouver bientôt, sous l’effet d’un nouveau caprice du sort, dans la situation de celui qu’ils viennent de vaincre ? D’autant plus que leur adversaire, présent souvent face à eux sur la scène du théâtre, leur offre l’image d’un héros non moins valeureux et non moins estimable qu’eux. Selon le principe du memento mori des triomphes romains, ils sont contraints de prendre conscience, au moment où les lauriers viennent couronner leur tête, que toute gloire est éphémère et que toute victoire peut se transformer en défaite. La catharsis aristotélicienne rejoint ainsi, à travers le changement de fortune et la représentation de la défaite, la

15

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réflexion chrétienne sur la fragilité et la brièveté de la condition humaine, et il nous appartiendra de montrer comment ces diverses influences se manifestent. Mais cette conscience de l’instabilité de la situation de vainqueur et du caractère éphémère de la victoire ne représente qu’une partie de l’ambiguïté de la défaite qui envahit les pièces du corpus retenu et constitue le cœur même du tragique.

Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons Qu’ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons. (Mairet, Sophonisbe, V, 5, v. 1660-1661)

Et son dernier soupir fait honte à ses vainqueurs. (Corneille, Sophonisbe, V, 7, v. 1810)

Ces deux citations extraites de deux tragédies de même titre et de même sujet, distantes de trente années (1634, 1663), écrites par deux anciens rivaux, Mairet et Corneille et qui constitueront les limites de notre corpus, mettent en relief une autre forme d’ambiguïté de la défaite, non en raison de l’inconstance de la Fortune, comme nous venons de l’évoquer, mais dans une perspective morale. L’aspect incontestable et flagrant de la défaite : l’aspect matériel, le fait qu’une armée soit battue sur un champ de bataille par une autre et que son roi face à l’ennemi admette sa soumission, n’est pas forcément synonyme de déshonneur et d’humiliation. La défaite matérielle n’est pas, en effet, systématiquement une défaite morale. Au contraire, il se peut, comme le montrent ces deux exemples, que le vaincu renverse par ses qualités morales, par la noblesse de son comportement, par son courage et sa dignité, la situation d’infériorité que son statut matériel lui confère et impressionne tant son vainqueur que celui-ci devient, d’un point de vue moral, « le vaincu du vaincu ». Nous aurons à souligner, tout au long de cette étude, l’ambiguïté du statut de vaincu et de vainqueur, en montrant qu’un lien dialectique unit les deux adversaires, la grandeur et la générosité de l’un entraînant celles de l’autre et créant une émulation dans la magnanimité qui cimente le tragique des pièces, du moins dans la première partie de la période étudiée. Nous aurons ensuite à nous interroger sur l’évolution de cette relation en fonction des périodes historiques, des événements et de leurs conséquences morales et idéologiques, notre corpus ayant été déterminé par les moments-clefs qui marquèrent les trente années qui séparent les deux Sophonisbe, celle de 1634 et celle de 1663, celle de Mairet et celle de Corneille, et par les évolutions poétiques du genre.

1634 est une date essentielle dans le rétablissement de la tragédie « contre le règne quasi exclusif de la tragi-comédie et de la pastorale dramatique »16 sur la scène française.

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La Sophonisbe de Mairet17 est la première tragédie qui respecte parfaitement les unités, remises au premier plan, au nom de la vraisemblance, par Chapelain en 163018 et adaptées aux exigences d’un public plus policé. La « résurrection » de la tragédie à sujet antique date de cette même époque : La Pinelière avec Hippolyte et Rotrou avec Hercule mourant l’inaugurent, très vite suivis par d’autres, comme le précise Georges Couton :

A la saison suivante (1634-1635), la mode est lancée : cinq tragédies d’auteurs importants se jouent […] La Sophonisbe de Mairet […] ; puis La Mort de César de Scudéry ; et en concurrence Marc-Antoine et Cléopâtre de Mairet, Cléopâtre de Benserade19.

Trente années passent ou presque, avant que Corneille ne décide de reprendre Sophonisbe20 (1663), affirmant n’avoir aucun dessein de concurrencer son ancien rival21. Au contraire, il loue son prédécesseur22 et prétend « [s’]écarter de sa route » en changeant les circonstances de la pièce « par le seul dessein de faire autrement, sans ambition de faire mieux ». Il refuse tout rapprochement avec Mairet « puisqu’on ne peut faire aucune comparaison entre les choses, où l’on ne voit aucune concurrence »23. Pourtant, il paraît peu probable que ce soit « innocemment » et par hasard, sans volonté de rivalité, sans désir de renouer avec le passé, que Corneille ait entrepris de « refaire » Sophonisbe. Cette reprise trente ans plus tard nous a incité à mettre en parallèle les deux pièces et à tenter de mesurer ce que le temps, les événements historiques, les mentalités, les contraintes théoriques et les intentions des deux auteurs ont pu produire. Ce fut le point de départ de notre étude qui, par la suite, a pris en charge les tragédies (et quelques tragi-comédies24) comprises entre

17

[P. Rocolet, 1635], dans Théâtre du XVIIe, éd. Jacques Schérer, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1975, t. I. 18

« Lettre sur la règle des vingt-quatre heures » du 29 novembre 1630, adressée à Antoine Godeau dans

Opuscules critiques, voir infra, p. 24.

19

Georges Couton, Corneille, Hatier, « Connaissance des Lettres », 1958, p. 36. Il manque dans cette liste

Médée de Corneille, que Couton cite dans Corneille et la tragédie politique, Paris, PUF, 1984, p. 16.

20

Dans Œuvres complètes, éd. Georges Couton, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1980, tome III. 21

Mairet fut l’ennemi acharné de Corneille au moment de la « Querelle du Cid ». La première attaque imprimée contre Le Cid lui est attribuée, comme le signale Georges Couton (Œuvres complètes de Corneille, éd. cit. , tome I, p. 1517), se fondant lui-même sur A. Gasté (La Querelle du Cid, Paris, H. Welter, 1899). Il s’agit d’un libelle intitulé L’Auteur du vrai Cid espagnol, à son traducteur français. Sur une lettre en vers

qu’il a fait imprimer, intitulée Excuse à Ariste, où, après cent traits de vanité, il dit de soi-même, Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée. Corneille ne doute pas de l’origine de l’attaque, puisqu’il répond par

l’Avertissement au Besançonnais Mairet cette même année 1637. 22

« Depuis trente ans que M. Mairet a fait admirer sa Sophonisbe sur notre théâtre, elle y dure encore, et il ne faut point de marque plus convaincante de son mérite que cette durée », préface de Sophonisbe, éd. cit., p. 381.

23

Ibid.

24

Il s’agit de tragi-comédies où la représentation de la défaite nous a paru particulièrement digne d’intérêt (voir en annexe le tableau des pièces du corpus). La tragi-comédie ne pouvait être négligée dans cette étude dans la mesure où les années 1634-1643, qui correspondent à la première période des pièces du corpus, sont à la fois celles de l’âge d’or de la tragi-comédie et de la mise en place de la tragédie régulière. Dans la mesure aussi où, comme l’explique Hélène Baby dans l’Introduction de son ouvrage La Tragi-comédie de Corneille

à Quinault, Paris, Klincksieck, 2001, p. 8, la comédie n’est pas si éloignée de la tragédie : « La

tragi-comédie, drame romanesque attaché à la représentation de l’amour, comme la comédie avait une fin heureuse et s’inspirait de la fiction, non de l’histoire, mais par ses morts et la noblesse, sinon de tous ses personnages,

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ces deux dates butoir. Nous avons été amené à réfléchir aux contextes qui accompagnent les deux représentations et à examiner ce qui durant ces trente années a fait évoluer la tragédie sous les différents aspects qui la constituent : la technique dramaturgique, la représentation du tragique, l’idéologie transcrite par la mimesis théâtrale. D’autant que cette année 1663, où Mairet s’est retiré depuis vingt ans du théâtre, semble marquer une étape dans la carrière de Corneille. Au faîte de sa puissance, installé à Paris avec son frère Thomas depuis peu25, le grand auteur suscite bien des jalousies. Il faut en effet rappeler que, après la publication de l’édition complète de son Théâtre « revu et corrigé par l’auteur » en trois volumes précédés chacun d’un des trois Discours sur l’art dramatique et des « Examens » de ses pièces (octobre 1660)26, il publie justement en janvier 1663, au moment de la représentation de Sophonisbe, une édition de prestige de ses œuvres complètes en deux volumes in folio, format réservé aux plus grands auteurs anciens. Aucun autre écrivain de son époque n’aura droit à cette consécration de son vivant. Cette suprématie littéraire gêne ses rivaux et lui crée des inimitiés. L’abbé d’Aubignac qui s’était autorisé critiques et conseils dans La Pratique du théâtre (1657) manifeste son animosité lors de la représentation de Sertorius (1662) puis de Sophonisbe27. Molière, qui était passé à Rouen en avril 1658 et avait rencontré les frères Corneille28, les entraîne tous deux dans une autre polémique en cette même année 1663 : la querelle de L’Ecole des Femmes. Pierre est « égratigné » pour ses prétentions littéraires sous le nom de Lysidas dans La Critique de l’Ecole des femmes (scène 6)29; son frère Thomas est ridiculisé pour avoir pris

du moins de ses héros, relevait de la tragédie ». Aussi les situations comme les personnages des quelques tragi-comédies retenues pourront-elles venir étayer certaines de nos hypothèses concernant la tragédie. 25

En octobre 1662, Corneille, son frère et leurs familles quittent Rouen pour habiter dans l’hôtel du duc de Guise. Henri II de Guise (1614-1664) était protecteur du Marais et grand amateur de théâtre, ancien conspirateur contre Richelieu et Mazarin et prétendant au royaume de Naples qu’il disputa aux Espagnols, ce qui lui valut d’être détenu en Espagne de 1648 à 1652 (durant la Fronde).

26

« Je suis à la fin d’un travail fort pénible sur une matière fort délicate. J’ai traité en trois préfaces les principales questions de l’art poétique sur mes trois volumes de comédies. J’y ai fait quelques explications nouvelles d’Aristote, et avancé quelques propositions, et quelques maximes inconnues à nos anciens », Lettre à l’abbé de Pure, 25 août 1660, dans Œuvres complètes de Corneille, éd. cit., tome III, p. 6.

27

En fait, depuis Horace (1641), d’Aubignac s’oppose à Corneille, mais c’est après La Pratique du théâtre (Paris, A. de Sommaville, 1657) que la querelle s’envenime. Corneille dans le Discours des trois unités ironise sur la facilité qu’ont certains auteurs de « trouver de meilleurs moyens » que les siens pour écrire des pièces de théâtre, qu’il sera prêt à suivre « lorsqu’on les aura mis en pratique ». D’Aubignac se sent à juste titre visé et répond en 1663 par les Deux Dissertations concernant le poème dramatique en forme de

remarques sur deux tragédies de M. Corneille intitulées Sophonisbe et Sertorius. Nous en reparlerons.

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De là les poèmes amoureux adressés à Marquise Du Parc, et peut-être le point de départ de la querelle avec Molière : « Il ne semble pas qu’il se soit établi de sympathie entre les Corneille et Molière qui va s’installer à Paris », Chronologie de la vie et de l’œuvre de Pierre Corneille par Georges Couton, dans Œuvres complètes, éd. cit., tome I, p. LXI.

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Le personnage de Lysidas fut assimilé à d'Aubignac par Donneau de Visé et à Corneille par d'Aubignac. Il se présente comme un pédant persuadé de détenir la vérité en matière de bon goût : « Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l'art ». Georges Forestier précise : « Si d'Aubignac a pu écrire dans sa Quatrième Dissertation (paragraphe 21) : "J’avais cru, comme beaucoup d’autres, que vous [Corneille] étiez le Poète de La Critique de L’École des

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le titre de Corneille de L’Isle30. Corneille mène la campagne ou plutôt laisse mener la campagne par ses partisans (en particulier Donneau de Visé) contre la pièce de Molière. Ces polémiques, ces jalousies sont les signes marquants d’un changement de générations et de mentalités31, les signes aussi que peut-être le grand auteur, arrivé au sommet de sa gloire, en entame le déclin.

Le changement politique marque aussi cette année 1663. La mise en place de la propagande royale et du pouvoir absolu prend effet32. Molière vient d’offrir officiellement ses services au Roi dans le domaine de la comédie33. Corneille, qui n’avait plus de pension régulière depuis la mort de Richelieu, reçoit grâce à Chapelain, une « gratification » (provisoire, puisqu’elle sera à nouveau supprimée en 1675) et entre dans le système officiel du mécénat royal. Il écrit à cette occasion le Remerciement présenté au Roi en l’année 1663, véritable éloge du pouvoir absolu et participe ainsi à la grande entreprise de glorification royale qui se concrétisera dans Othon, tragédie qui suit Sophonisbe, et

d'une réputation de mésentente entre les deux hommes », Molière, auteur des œuvres de Molière, www.moliere-corneille.paris-sorbonne.fr. En effet, Molière avait déjà raillé les Discours et « Examens » de Corneille dans l’Avertissement des Fâcheux (1662) : « Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles : le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le

public approuve, que d'en défendre un qu'il condamne ». 30

« Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre, / Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre, / Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux, / Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux », L’Ecole de

femmes, I, 1, v.179-182.

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On sait que cette animosité entre Corneille et Molière reposait aussi sur le jeu des acteurs. Dans la scène 1 de L’Impromptu de Versailles, qui suit de quelques mois La Critique de l’Ecole des femmes, Molière se moque du ton ampoulé des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne jouant les pièces de Corneille : « Molière : J’avais songé une comédie, où il y aurait eu un poète que j’aurais représenté moi-même, qui serait venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. "Avez-vous, aurait-il dit, des acteurs et des actrices, qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage ? Car ma pièce est une pièce... — Eh ! Monsieur, auraient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. — Et qui fait les rois parmi vous ? — Voilà un acteur qui s’en démêle parfois. — Qui ? ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ! Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre. Un Roi, morbleu, qui soit entripaillé comme il faut, un Roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière ! La belle chose qu’un roi d’une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut; mais que je l’entende un peu réciter une douzaine de vers". Là-dessus le comédien aurait récité, par exemple, quelques vers du roi de Nicomède : "Te le dirai-je Araspe, il m’a trop bien servi, / Augmentant mon pouvoir..." le plus naturellement qu’il lui aurait été possible. Et le poète : "Comment, vous appelez cela réciter ? C’est se railler ; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi. Imitant Montfleury, excellent

acteur de l’Hôtel de Bourgogne : Te le dirai-je, Araspe... etc. Voyez-vous cette posture ? Remarquez bien

cela. Là appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l’approbation, et fait faire le brouhaha. — Mais, Monsieur, aurait répondu le comédien, il me semble qu’un roi qui s’entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque" ».

32

En février a lieu, à l’initiative de Colbert, la première réunion de la « Petite Académie », qui deviendra Académie des médailles, puis des Inscriptions et Belles-Lettres. L'Académie royale de peinture est restructurée, Le Brun en prend la direction. En septembre, la Cour tout entière se rend pour la première fois à Versailles, où une grande fête est donnée dans les jardins. Molière y joue peu après (en octobre)

L’Impromptu de Versailles.

33

Dédicace au Roi des Fâcheux : « Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l’honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois, mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c’est de la réjouir. Je borne là l’ambition de mes souhaits ; et je crois qu’en quelque façon ce n’est pas être inutile à la France que de contribuer quelque chose au divertissement de son roi ».

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s’apparente, selon bien des critiques, à une apologie du jeune roi. Si la politique n’est plus au cœur de la tragédie, elle en détermine toujours le contenu.

L’objet de notre travail consiste donc à réfléchir sur la manière dont la défaite est représentée durant les trente années qui séparent les deux Sophonisbe, de Mairet à Corneille, aussi bien d’un point de vue dramaturgique que d’un point de vue historique et idéologique. Le corpus est constitué de 75 tragédies et tragi-comédies mettant en avant le thème de la défaite, telle que nous l’avons définie ci-dessus, c’est-à-dire après une intervention armée qui peut aller de la guerre (qui domine dans les tragédies des premières années étudiées, soit la période 1634-1643) au complot militaire ou privé qui sera plutôt l’apanage des pièces de la même époque que la Sophonisbe de Corneille, soit dans les années 1660. Nous constaterons en effet très vite que trois périodes qui correspondent aux trois décennies successives se distinguent. 1634-1643, « la décennie Richelieu », est celle où le pouvoir centralisateur s’installe aussi bien dans le domaine politique que dans les Lettres et les Arts pouvant servir le prestige de la monarchie. Le théâtre va s’épanouir sous l’égide de Richelieu et devenir l’élément unificateur de la culture nationale, le premier divertissement du public aristocratique et l’instrument politique par excellence qui permettra au Cardinal de diffuser une idéologie propre à servir ses intérêts. Les valeurs aristocratiques, la noblesse, le sens du devoir, le désir de gloire, la fidélité à la nation et au code de l’honneur, la soumission à la raison d’État vont dominer. Il n’en sera pas de même durant la décennie suivante (1643-1653) qui va de la mort de Richelieu et de la nomination de Mazarin comme « Ministre Principal » à la fin de la Fronde. Période plus troublée, du fait de cette crise profonde que fut la Fronde (1648-1653), qui commença en réalité dès l’arrivée au pouvoir de Mazarin avec la cabale des Importants (1643) et se prolongea au-delà du retour du Roi et de la Cour à Paris (octobre 1652). Période troublée aussi par la guerre de Trente Ans qui ne se finit pas, malgré les négociations, et par la personnalité de Mazarin, très différente de celle de Richelieu. Habile diplomate, ce nouveau cardinal sait acheter et se concilier des appuis mais néglige la politique culturelle du pays qu’il dirige et laisse les artistes et hommes de Lettres qui pourraient représenter de précieux alliés se dresser contre lui, souvent par dépit. En favorisant l’opéra en France, il développe l’idée que le théâtre peut servir l’enchantement et les problématiques amoureuses. La poétique tragique est dès lors prête à s’infléchir sous l’effet d’un imaginaire qui, il faut bien le reconnaître, emprunte ses ressources et ses ressorts à l’imaginaire romanesque. Les valeurs que les pièces de cette décennie reflètent sont liées à cette époque trouble où l’hésitation, l’ambiguïté et la volte-face sont devenues des stratégies courantes, et où l’honneur, la grandeur d’âme et la fidélité, ne trouvant plus beaucoup de sens ni d’intérêt dans le

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domaine politique, se tournent vers la passion amoureuse. Enfin, la dernière décennie s’étend de la fin communément admise de la Fronde (la soumission de Bordeaux le 3 août 1653) à la représentation de la Sophonisbe de Corneille (janvier 1663). C’est la période du retour à l’ordre que Louis XIV met en place officiellement au lendemain de la mort de son parrain, le 10 mars 1661, mais que bien des signes annonçaient depuis l’apparition de ce jeune roi en dieu « Soleil » dans le Ballet royal de la nuit (23 février 1653) où Lully se distingue pour la première fois. Ce retour à l’ordre s’accompagne dans les pièces étudiées d’une renaissance des valeurs héroïques, mais dans une perspective différente de celle des « années Richelieu ». La générosité, la fidélité ou la droiture du héros sont mises entièrement au service de l’amour et de la galanterie, la foi en l’État comme idéal collectif et pacificateur a disparu et la politique n’est plus qu’un moyen d’assouvissement d’ambitions privées et égoïstes. Le héros, désacralisé, est devenu un personnage à dimension humaine aux prises avec des passions qui font de lui leur jouet, tandis que le Ciel, silencieux, s’efface pour laisser régner, sous son égide, un souverain tout-puissant.

Au travers de ces trois périodes, qui peu à peu ont imposé leurs limites, nous souhaitons montrer l’ambiguïté de ces notions de défaite et de victoire, non seulement en étudiant le renversement de fortune et le passage de l’une à l’autre et en distinguant l’aspect matériel et l’aspect moral de la défaite qui se retrouvent souvent en contradiction, mais en examinant l’évolution des deux notions durant ces trois décennies, la poétique tragique étant soumise à des mutations elle-mêmes déterminées par les transformations politiques. Une première partie sera consacrée à la dramaturgie, c’est-à-dire aux conditions de la représentation de la défaite sous son aspect matériel et technique. Nous nous intéresserons tout d’abord au lieu dont l’étude est indissociable du type de conflit, le conflit armé (guerres entre nations ou entre villes ennemies) et le complot (limité à un groupe de partisans voulant renverser le pouvoir en agissant de manière occulte) n’ayant pas les mêmes exigences scénographiques. En effet, la représentation de la défaite après une guerre sous-entend celle du champ de bataille et implique contraintes matérielles et problèmes de vraisemblance et de bienséance. Aussi les dramaturges devront-ils se replier vers des solutions plus adaptées à la scène, comme l’utilisation d’un décor de camp(s) ou de ville assiégée. Bientôt, au fur et à mesure que la régularité sur le théâtre progressera, le recours au récit deviendra la norme. Une solution qui règle les problèmes matériels de représentation ainsi que ceux de bienséance et de vraisemblance, mais qui nécessite des qualités poétiques exceptionnelles, comme de reproduire, selon la définition de l'hypotypose que propose Quintillien, « l'image des choses, si bien représentée par la parole

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que l'auditeur croit plutôt la voir que l'entendre »34. D’autre part, dès les pièces de la première décennie, le motif du complot en remplacement du conflit militaire d’envergure s’offre comme une possibilité d’éviter décors et mises en scène complexes, voire coûteux. De plus en plus, et pour d’autres raisons (qu’il nous reviendra d’expliquer) que les seuls problèmes scénographiques, la notion de défaite glisse du terrain militaire au terrain privé, du conflit armé externe (concernant plus particulièrement l’extension romaine dans le monde méditerranéen) ou interne (guerres civiles romaines, guerres religieuses) au conflit individuel, qui ne nécessite qu’un petit nombre de participants armés. Les problèmes d’espace scénique, engendrés par le souci des unités, rejoignent, en effet, d’autres préoccupations des auteurs et entraînent des mutations dramaturgiques et thématiques, le climax tragique s’intériorisant lui aussi.

Sur ce même plan de la technique dramaturgique et en complément de ce premier aspect concernant le lieu, nous nous demanderons comment se produit sur scène l’annonce de la défaite, c’est-à-dire par qui et à quel moment dans la pièce l’information est transmise au spectateur. L’auteur de l’information, « le héraut » de la défaite, est un personnage dont il faut examiner le rôle dans l’action dramatique. S’il s’agit d’un soldat vaincu ou d’un témoin de la bataille, son implication, son discours n’auront pas la même portée que s’il s’agit du vaincu lui-même qui reconnaît son échec, ou du vainqueur qui en avertit son adversaire. Dans ces deux derniers cas, il sera intéressant d’observer les relations psychologiques entre vaincu et vainqueur, les sentiments de générosité ou de mépris, d’humilité ou d’orgueil qu’ils se manifestent l’un l’autre, et d’étudier l’évolution de ces relations durant les trente années qui couvrent la période choisie. Le moment de l’annonce est également un élément essentiel à prendre en compte. Le fait que la défaite soit révélée au début ou à la fin de la pièce n’est pas anodin et a sur l’évolution de l’action des conséquences importantes. Selon, en effet, la dispositio de la pièce, la problématique en sera différente, plus politique si l’annonce de la défaite se fait en début de pièce, comme dans les tragédies de la période 1634-1643, plus psychologique dans les pièces à complot de la dernière période où l’échec de la conspiration est révélé presque toujours dans la toute dernière scène et où son élaboration entraîne le chef du complot dans de machiavéliques machinations. La manipulation psychologique, et non la réflexion politique, semble nourrir désormais l’intérêt du spectacle, au point que l’on peut se demander si l’on ne s’achemine pas vers un théâtre de l’Analyse, comme on s’achemine vers un roman de l’Analyse. Dans tous les cas, là encore, les relations vaincu / vainqueur sont affectées par ces choix. Se pose en effet le problème du traitement du vaincu par le

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vainqueur si l’annonce de la défaite se fait en début d’action, alors que, lorsqu’elle se situe à la fin, l’intérêt du spectateur se portera sur les mensonges, manœuvres et autres fourberies qui ont permis au chef du complot de tromper sa victime.

C’est pourquoi, dans une deuxième partie, après l’étude des questions de technique dramaturgique, nous avons souhaité approfondir ces relations qui unissent vaincu et vainqueur dans un rapport qui nous est apparu comme dialectique. Nous montrerons que l’héroïsme est dans la plupart des cas porté par le vaincu, qui suscite par sa situation mais aussi par sa grandeur d’âme et son courage les sentiments de « crainte et de pitié » nécessaires à l’efficacité tragique. Nous verrons que, malgré sa révolte contre un sort qu’il considère au premier abord comme injuste, il reconnaît ses erreurs et accepte avec dignité et noblesse la mort qu’on lui réserve, gardant par la force de son verbe et de ses sentiments une supériorité morale que le vainqueur lui envie. Dans une seconde analyse, nous nous placerons du côté du vainqueur pour démontrer que l’ambiguïté préside à la situation de vainqueur, quelles que soient l’époque et les circonstances. D’abord parce que celui-ci découvre, dans le malheur de son adversaire vaincu, roi ou prince, la fragilité des honneurs et des positions dominantes, ensuite parce que, malgré le respect que lui inspirent la grandeur et la dignité de son ennemi, il est tenu par la raison d’État à une stricte sévérité qui annihile toute velléité de clémence et pèse sur sa conscience. Enfin, nous nous situerons sur un plan diachronique et suivrons, à travers son évolution politique et psychologique, le personnage du vainqueur, héros en mutation qui change d’ambition et de stratégie, de caractère et de fonction, selon les nécessités dramaturgiques et morales du moment.

La troisième et dernière partie de ce travail sera consacrée à creuser ces liens qui se sont imposés au fur et à mesure de notre étude et qui semblent unir Tragédie et Histoire. En reprenant chacune des trois périodes historiques repérées dans notre corpus (1634-1643 ; 1643-1653 ; 1653-1663) et en en dessinant les contours politiques et idéologiques, nous souhaiterions montrer, avec prudence et humilité, que le théâtre, par l’intermédiaire du héros de tragédie, est en partie le reflet des événements et des pensées qui imprègnent une époque, une sorte de laboratoire, ou mieux, une chambre d’échos. Le héros et les valeurs héroïques règnent au moment où Richelieu installe l’État-Roi et fait du théâtre une institution officielle. Inspirée par le modèle machiavélien, la raison d’État s’impose comme l’unique valeur que le vainqueur se doit de respecter. Mais l’idéologie monarchiste portée par une tradition qui remonte au Moyen Âge en adoucit les exigences : le roi, représentant de Dieu sur terre, est le père de son peuple qu’il conduit et protège, le tyran est banni, honni, et la justice et la vertu sont indispensables à son règne. Les valeurs héroïques

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portées par la tragédie rejoignent l’idéologie dominante, le héros au service de son roi et de l’État est le modèle idéal de l’aristocratie. Ce n’est plus le cas durant la décennie suivante, où la division s’installe à l’intérieur de l’État entre le pouvoir et le peuple. Le doute remplace les certitudes sous l’État divisé de Mazarin. Le spectacle de la France saccagée par une guerre interminable avec l’étranger, minée de l’intérieur par la révolte de la Fronde, désorientée par la politique sinueuse de Mazarin, remet au goût du jour les thèmes baroques comme la confusion des identités, le jeu des apparences, les trahisons de la nature. La noirceur et l’horreur imprègnent les tragédies. L’ambition politique, le dévouement à l’État, profanés par le machiavélisme et l’égoïsme des tenants de la politique, légitimistes ou frondeurs, ne peuvent plus tenir rang de valeurs idéales, l’amour est devenu le refuge des âmes nobles. Seul le héros cornélien poursuit sa quête d’un État mythique qui rassemble dans une parfaite unité le héros dévoué, la royauté sacrée, le peuple éclairé. La mort de Mazarin et l’instauration du pouvoir absolu installent dans la décennie suivante ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre classique. Au héros divisé succède un héros « reconstruit » mais démythifié, un nouvel ordre sacré remplace l’État divisé. Le « Roi de gloire » impose ses désirs. Les écrivains, le théâtre, l’art tout entier sont à sa dévotion, la « Petite Académie » est chargée, dirions-nous aujourd’hui, de « promouvoir l’image du Roi », non seulement en repérant et subventionnant les artistes français aptes à la célébrer, mais aussi en attirant en France ceux qui pourraient servir la gloire de puissances concurrentes. Les artistes s’exécutent, mais la foi en l’État et les vertus politiques est perdue. Si les valeurs héroïques, toujours prônées dans les salons précieux, restent les fondements de l’idéal tragique, le nouveau héros ne les place pas au service de l’État, mais au service de l’amour et de la galanterie35. Une forme de laïcisation se fait jour, l’individualisme se développe au détriment des engagements collectifs et le féminisme, véhiculé par la préciosité, illustré par les « femmes fortes » du Père Le Moyne et les « Femmes illustres » des Scudéry, s’épanouit dans les tragédies. Le Roi et l’État ne sont plus enveloppés de cette aura mystique qui caractérisait « l’époque Richelieu ». Même Corneille semble douter de l’efficacité et de la légitimité de cette royauté dans laquelle pourtant il continue à placer son espoir. L’humanisation du héros tragique (mais aussi sa banalisation) se poursuit, entraînant le personnage royal dans cette évolution, tandis que la

35

Le sens de « galanterie » étant parfois controversé, nous nous réfèrerons à A. Viala : « La galanterie, disais-je, est une éthique : c’est un art du comportement, des belles manières distinguées. Un galant homme est avant tout un parfait honnête homme, un homme d’honneur ; il a aussi du savoir-vivre raffiné et notamment le souci de plaire aux dames. Pour cela, il doit avoir de l’esprit, de l’enjouement, un " je ne sais quoi " qui se manifeste dans tout ce qu’il fait et dans tout ce qu’il dit : la galanterie est donc également une esthétique, un art du "discours galant" comme disent les dictionnaires du XVIIe siècle », « D’un discours galant l’autre : que sont nos discours devenus ? », COnTEXTES [En ligne], 2006, URL : http://contextes.revues.org/106 ; DOI : 10.4000/contextes.106.

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laïcisation du tragique se traduit par le silence du Ciel, spectateur indifférent au malheur des hommes, que le Roi-Soleil, installé définitivement en sa toute-puissance, pourra désormais remplacer.

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PREMIÈRE PARTIE

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CHAPITRE I

DEUX LIEUX POUR LA DÉFAITE

La guerre, à l’origine de la tragédie grecque, est comme nous l’avons déjà noté36, le sujet essentiel de la tragédie de la Renaissance et de la tragédie régulière qui s’impose après 1630. Dans une majorité de tragédies représentées entre 1634 et 1641, on constate que le conflit est de nature militaire, qu’il s’agisse de guerres externes ou de guerres internes, civiles et religieuses. Les fables sont tirées de l’histoire grecque et romaine ou de la mythologie grecque. Or, il semble que l’instauration des unités ait conduit à un déplacement progressif du conflit militaire au conflit privé sur la scène française du XVIIe siècle. L’Antiquité, redécouverte par les humanistes, servait déjà de sujet d’inspiration au théâtre du XVIe siècle37. Elle se présente comme modèle inaliénable dans les premières œuvres de notre corpus38. Les guerres grecques apparaissent dans un certain nombre de pièces par le vecteur mythologique comme la guerre de Troie ou la lutte fratricide des enfants d’Œdipe39, mais aussi par l’évocation des conflits historiques qui opposèrent entre elles les cités grecques40. Mais c’est Rome qui est l’inspiratrice principale de la tragédie à sujet militaire, soit lors de son expansion dans le Latium, l’Italie et le bassin méditerranéen, soit lors des guerres intestines qui opposèrent successivement Pompée et César, César et Brutus, Brutus et Antoine, Antoine et Octave41, ce qui nous autorise à

36

Voir Introduction p. 1. 37

Selon Raymond Lebègue, La Tragédie française de la Renaissance, Bruxelles, office de publicité, 1954, la Moralité historique ou allégorique, venue du Moyen Âge et qui se maintient encore à la Renaissance, est également appelée « histoire romaine » (p. 9).

38

On remarque cependant que certaines pièces ont pour sujets des guerres entre pays ou peuples d’Orient : Perses et Assyriens ou Parthes pour Panthée de Tristan, Le Couronnement de Darie de Boisrobert ou Alinde de La Mesnardière ; royaumes du Pont, Lydie, Bythinie pour L’Amour tyrannique (Scudéry), Alcionée (Du Ryer), Mirame (Desmarets) ; ou encore des guerres européennes presque contemporaines des dramaturges, l’Angleterre en étant l’inspiratrice essentielle : Jeanne, reine d’Angleterre et Le Comte d’Essex de La Calprenède, La Pucelle d’Orléans de d’Aubignac ou Marguerite de France de Gabriel Gilbert. Corneille avec Le Cid choisit l’Espagne (le fait est rare). Enfin, quelques pièces ont des sujets bibliques : Marianne de Tristan, Esther et Saül de Du Ryer. Voir tableau des pièces en annexe.

39

Par exemple, La Mort d’Achille de Benserade, La Troade de Sallebray, Antigone de Rotrou. Sur l’influence du mythe troyen sur les tragédies de cette période, voir l’article d’Anne Mantero, « La tragédie des vaincus : un architexte troyen dans le théâtre français de la Renaissance à l’âge classique », dans Reconstruire Troie,

Permanence et renaissances d'une cité emblématique, Presses universitaires de Franche-Comté, 2010.

40

La Mort de Cléomène, La Mort d’Agis de Guérin de Bouscal évoquent, pour l’une, la guerre entre Sparte

et la Ligue achéenne et, pour l’autre, le conflit interne, à Sparte même, entre Agis et son beau-père Léonidas. 41

L’expansion de Rome dans le Latium est ainsi traitée dans Lucrèce de Du Ryer, Coriolan de Chevreau ou

Horace de Corneille. L’expansion en Afrique, à travers les guerres puniques, apparaît dans Sophonisbe de

Mairet, Scipion de Desmarets, Le Sac de Carthage de Puget de la Serre. La conquête de l’Orient est le sujet

de La Mort de Mithridate de la Calprenède. Quant aux guerres civiles romaines, la rivalité entre César et

Pompée est évoquée dans les deux Mort de Pompée de Chaulmer et de Corneille, la révolte des Républicains Brutus et Cassius contre les lieutenants de César, Antoine et Lépide, dans La Mort de César de Scudéry et La

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parler d’une authentique tragédie romaine qui se serait développée sur la scène du XVIIe siècle. Or la représentation du conflit militaire va se trouver contrariée, dans les années 1635-1640, par l’installation progressive (et de plus en plus agressive) des unités, en particulier par celle de l’unité de lieu et par la convention dramaturgique de la bienséance. Les auteurs tragiques devront donc chercher diverses solutions pour s’adapter aux nouvelles règles. De ce fait, peu à peu, vers 1640, le conflit militaire est évacué hors scène, souvent avant le début de la pièce. L’action de la pièce glisse, dans les années 1640-1645, de la représentation du conflit militaire à la représentation de ses conséquences, non sans qu’on prenne soin néanmoins de rappeler le conflit militaire originel dans les scènes d’exposition, la guerre entre peuples ou factions armées restant le sujet essentiel de la tragédie42. Les persécutions chrétiennes du Bas-Empire, sous Dèce et Dioclétien (Polyeucte, Théodore, Saint-Genest), toujours sur fond de conflit militaire exposé dans les premières scènes, permettent également, à cette même période, un déplacement du conflit externe au conflit interne, plus exactement au dilemme personnel religion / intégration dans une nation. Enfin, les pièces à complot, peu nombreuses dans la première période, puisque les conflits militaires étaient plutôt privilégiés43, se multiplient à partir de Cinna (1642)44 et constituent pratiquement l’unique sujet des pièces des années 1653-166345, reflétant, il nous reviendra de le montrer, le climat politique qu’aura fait naître la Fronde. Ce déplacement thématique dans le conflit tragique pourrait donc avoir pour origine la nécessité de se conformer aux nouvelles règles, tout particulièrement à celle de l’unité de lieu et aux conventions dramaturgiques que va bientôt imposer le respect de la sacro-sainte bienséance. Nous verrons ainsi comment l’instauration progressive de la régularité a converti le champ de bataille, lieu naturel de la défaite, en cabinet du complot dès les années 1640, puis nous observerons par quelles mutations dramaturgiques successives,

Mort de Brute et Porcie de Guérin de Bouscal, le sort d’Antoine à l’issue de la guerre avec son ancien allié

Octave dans Marc Antoine ou La Cléopâtre de Mairet et Cléopâtre de Benserade, enfin, une des conspirations les plus célèbres menée contre Octave, devenu Auguste, dans Cinna de Corneille.

42

On peut ainsi percevoir dans les tragédies religieuses (Polyeucte, Théodore, Saint-Genest) et d’inspiration biblique (Marianne, Esther, Saül) les problèmes politiques qui sous-tendent les conflits religieux (voir le tableau des pièces en annexe).

43

On ne compte que deux pièces à complot entre 1634 et 1640 : La Mort de César de Scudéry (1635) et Le

Comte d’Essex de La Calprenède (1637).

44

Desfontaines, Bélisaire (1641) ; Boisrobert, Le Couronnement de Darie (1642) ; Du Ryer, Esther (1644) ; Tristan, La Mort de Sénèque (1645) ; Corneille, Héraclius (1647). Le complot est aussi présent dans les manœuvres machiavéliques de Cléopâtre dans Rodogune (1647), de Rodolphe dans Le Jugement équitable de

Charles le Hardy (1645), de Fauste dans La Mort de Chrispe (1645), de Mandane dans Thémistocle (1648)

de Syra dans Cosroès (1649) ou d’Oronte dans Tyridate (1649). Voir tableau des pièces en annexe. 45

Mises à part Timocrate (1658) de Thomas Corneille, La Mort de Cyrus de Quinault (1659), Sertorius (1662) et Sophonisbe (1663) de Corneille, toutes les pièces des années 1660 de notre corpus sont à complot. Encore faut-il remarquer que, dans La Mort de Cyrus, la mort du roi n’a pas lieu sur le champ de bataille, mais est due aux manipulations de l’ambitieux général des Scythes, Odatirse, et que dans Sertorius, à la guerre entre l’Espagne (que dirigent Viriate et Sertorius) et Rome (représentée par Pompée et Sylla) se mêle un double complot : celui de Perpenna contre Sertorius et celui d’Aristie contre Sylla et Pompée.

(30)

dans la scénographie, dans le choix d’outils adaptés ou dans la thématique, cette conversion – ou révolution – a pu se produire.

I-

LE CHAMP DE BATAILLE

Le champ de bataille est le lieu attendu de la défaite. Le frontispice de certaines pièces (voir annexe) nous révèle combien le travail du décorateur pouvait être complexe et intéressant afin de produire l’illusion théâtrale. Mais il va perdre ce statut privilégié et laisser place peu à peu au fade et simple décor du « palais à volonté ». Nous allons ici rappeler comment les unités ont peu à peu imposé leurs exigences, transformé la dramaturgie, modelé les effets de la représentation, puis étudier comment le champ de bataille, lieu de la défaite, évolue en fonction des périodes et de la progression de la régularité au théâtre.

I-1- La progressive dictature des unités

I-1-1- De la tragédie humaniste à la tragédie irrégulière

Si, dans Richard III, Shakespeare peut montrer un roi vaincu sur le champ de bataille, les auteurs dramatiques des années 1634-1663 ne bénéficieront pas d’une même liberté dans la représentation de la défaite. La tragédie renaît, en France, au XVIe siècle, grâce à l’évolution du public devenu plus cultivé et plus exigeant et voulant se démarquer du profanum vulgus46 amateur des mystères. Les pièces du XVIe siècle respectent les règles, que le retour aux textes antiques, prôné par l’humanisme, et la découverte de la culture italienne ont révélées. En effet, la connaissance d’Aristote47 et d’Horace, la diffusion d’ouvrages théoriques48, la lecture et la pratique de tragédies antiques, en

46

Raymond Lebègue, La Tragédie française de la Renaissance, éd. cit., p. 7. 47

Bien que l’influence de ce dernier reste limitée. Il ne sera publié en France qu’en 1538 et traduit en 1671, mais il était diffusé dans les autres pays européens et en Italie, en particulier, depuis le XVe siècle.

48

Le De arte grammatica de Diomède (1476), le traité de Donat, De tragoedia et comedia qui accompagnait les éditions de Térence dès la fin du XVe siècle, L’Art poétique de Peletier du Mans (1555), la Poétique de Scaliger (1561), le Bref discours sur l’intelligence de ce théâtre de Grévin (1562), le traité De l’Art de la

tragédie de Jean de la Taille (1572) et L’Art poétique de Vauquelin de la Fresnaye (1605, mais rédigé entre

1570 et 1580), tous ces ouvrages montrent une réelle connaissance d’Aristote et d’Horace et la volonté de respecter les unités et les bienséances.

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