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L’HÉROÏSME PAR ET DANS LA DÉFAITE : PARADOXE OU NÉCESSITÉ ?

III- 1-1-Le char du triomphe

La mort, c’est le droit du vaincu, son seul droit peut-être, mais inaliéniable. Il le revendique, parfois l’exige. Sophocle montre Œdipe, après sa mutilation, proclamant sa responsabilité, revendiquant ce geste volontaire, seule liberté qu’il lui reste590. Pour nos rois déchus, la mort est le seul moyen d’échapper à l’humiliation de la captivité et dans les pièces romaines, à l’humiliation du « triomphe », cette cérémonie honteuse pour eux, que les généraux vainqueurs s’offrent de retour à Rome. Dans la Sophonisbe de Mairet, c’est la faveur que la reine de Numidie croit pouvoir obtenir de Massinisse, son vainqueur, allié des Romains, mais aussi son premier amour et bientôt son époux après la défaite et la mort de Syphax. Elle le supplie de ne pas la livrer aux Romains, de ne pas lui faire subir d’humiliation :

Ne souffrez pas qu’un jour votre femme enchaînée Soit dans un Capitole en triomphe menée.591

Dès l’annonce de la défaite, son obsession est d’« éviter la honte du servage » (v. 568). Tout au long de la pièce, cette inquiétude imprègne son rythme à la tragédie. Quand Massinisse, dans l’acte III, entre en vainqueur dans le palais, ses premiers mots sont pour la rassurer, elle sera traitée « en reine et non pas en captive » (v. 767). Cependant, elle insiste, le conjurant de lui permettre de mourir si jamais elle est privée de liberté :

Donnez-moi l’un des deux : ou que jamais le Tibre Ne me reçoive esclave, ou que je meure libre.592

A l’acte IV, le mariage a eu lieu, mais elle lui demande de s’engager, encore une fois, par une promesse solennelle, à la préserver de la captivité :

Je vous donne ma foi que, quoi qu’il en arrive, Rome ne verra point Sophonisbe captive.593

Or, pour Rome, ce triomphe est une nécessité. Sophonisbe n’est rien d’autre qu’un simple « objet » qui doit servir ses intérêts. Lélie, lieutenant de Scipion, le signifie à Massinisse :

J’ai charge de vous dire et de vous ordonner

589

Éd. cit., III, 6, v. 1021, p. 878. 590

Sophocle, Œdipe roi, éd. cit., p. 121 : « Apollon, mes amis ! oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces disgrâces qui sont mon lot , mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, la mienne, malheureux ! Que pouvais-je encore voir dont la vue pour moi eût quelque douceur ? »

591 Éd. cit., IV, 1, v. 1123-1124, p. 706. 592 Ibid., III, 4, v. 839-840, p. 697. 593 Ibid., IV, 1, v. 1135-1137, p. 706.

De rendre Sophonisbe ou de l’abandonner Comme chose au public utile et nécessaire.594

Elle rappellera alors à Massinisse son engagement : « Donnez-moi le présent que vous m’avez promis » (v. 1554), c’est-à-dire la mort, qu’il lui fera parvenir sous forme de poison. Tout au long de la pièce, l’humiliation est un horizon inquiétant et la mort la solution qui épargne la dignité. Grâce à ce choix, sûr, indéfectible, contrairement aux promesses des hommes, le vaincu se préserve des conséquences de la défaite : la soumission et l’humiliation. Grâce à la mort, il ne dépend plus du vainqueur, qui perd tout pouvoir, toute supériorité sur lui. Non seulement, il décide de son destin, sur lequel il a encore prise, mais la mort choisie semble une suprême victoire, capable de conférer une gloire éternelle, quand celle du vainqueur n’est que provisoire. Par la mort, le vaincu échappe à l’instabilité de l’humaine condition. Désormais, il inscrit sa gloire dans l’éternité et inverse les rôles de vaincu et de vainqueur. Là encore, les convictions chrétiennes ont façonné la dramaturgie des tragédies du XVIIe siècle et inspiré au genre son esthétique et sa philosophie. Sophonisbe, sûre de son choix, peut consoler son entourage :

Que vos pleurs ni vos cris ne déshonorent pas La gloire qui doit suivre un si noble trépas. N’est-ce point à mes jours une gloire assez grande Que tout obscurs qu’ils sont, Rome les appréhende ? Nos vainqueurs sont vaincus, si nous leur témoignons Qu’ils nous craignent bien plus que nous ne les craignons.595

Plus libre encore est la Sophonisbe de Corneille qui méprise le poison offert par Massinisse, devenu à ses yeux ce lâche « esclave des Romains » (v. 1666) et assume sa mort jusque dans le choix de « son » poison. Elle échappe ainsi non seulement à l’humiliation du triomphe auquel la destinaient les Romains, mais de plus à la soumission que les hommes imposent aux femmes. La Sophonisbe de Corneille n’est comprise que par sa rivale Eryxe, dont le destin est parallèle au sien. La mort se transforme pour elle en une totale victoire. Libérée de toute dépendance conjugale et de tout risque de soumission politique, elle peut s’accorder l’ultime plaisir de défier et d’humilier le vainqueur :

Dites à Scipion qu’il peut dès ce moment Chercher à son triomphe un plus rare ornement. Pour voir de deux grands rois la lâcheté punie, J’ai dû livrer leur femme à cette ignominie, C’est ce que méritait leur amour conjugal : Mais j’en ai dû sauver la fille d’Asdrubal.

Leur bassesse aujourd’hui de tous deux me dégage, Et n’étant plus qu’à moi, je meurs toute à Carthage, Digne sang d’un tel père, et digne de régner,

594

Ibid., V, 2, v. 1433-1435, p. 716.

595

Si la rigueur du Sort eût voulu m’épargner.596

Eryxe, en prononçant son éloge funèbre devant le lieutenant de Scipion, Lélius, met en relief la similitude de leurs destins de femmes et de reines et souligne que la mort est le seul moyen pour une reine vaincue de gagner la liberté et la gloire :

Le dirais-je, Seigneur, je la plains et l’admire, Une telle fierté méritait un Empire,

Et j’aurais à sa place eu même aversion De me voir attachée au char de Scipion. La Fortune jalouse, et l’Amour infidèle

Ne lui laissaient ici que son grand cœur pour elle, Il a pris le dessus de toutes leurs rigueurs,

Et son dernier soupir fait honte à ses vainqueurs.597

La tragédie vit de ce retournement que prend la dialectique vaincu / vainqueur, qui autorise celui qu’accable la défaite militaire à récupérer ses droits à une certaine forme d’héroïsme moral. Le « grand cœur », en effet, de Sophonisbe est d’un tel orgueil que l’humiliation du triomphe, plus encore que dans la pièce de Mairet, est totalement inenvisageable. La situation est, bien sûr, au départ, la même. Elle compte, elle aussi, sur la protection de Massinisse pour échapper au triomphe, mais elle agit, afin de l’obtenir, d’une manière plus habile et dominatrice que chez Mairet. Eryxe, sa rivale, raconte ses « manœuvres » à sa dame d’honneur Barcée :

Tu l’as vue étonnée et tout ensemble altière Lui demander l’honneur d’être sa prisonnière, Le prier fièrement qu’elle pût en ses mains Eviter le triomphe et les fers des Romains.

Son orgueil que ses pleurs semblaient vouloir dédire Trouvait l’art en pleurant d’augmenter son empire, Et sûre du succès, dont cet art répondait,

Elle priait bien moins qu’elle ne commandait. Aussi sans balancer il a donné parole

Qu’elle ne serait point traînée au Capitole.598

Plus loin, Sophonisbe, se retrouvant face à Massinisse et à son lieutenant, insiste sur sa naissance et son rang, incompatibles avec l’humiliation qu’on lui réserve :

Je suis Carthaginoise, et d’un sang que vous-même N’avez que trop jugé digne du diadème.

Jugez par là l’excès de ma confusion A me voir attachée au char de Scipion.599

Comme chez Mairet, la réponse de Massinisse révèle combien il comprend qu’une telle situation est intolérable pour un souverain. Là aussi, il lui propose le mariage comme seul moyen de la préserver de ce risque et de lui éviter la mort :

596 Éd. cit., V, 7, v. 1785-1794, p. 445-446. 597 Ibid., v.1803- 1810, p. 446. 598 Ibid., II, 1, v. 435-442, p. 401. 599 Ibid., II, 4, v. 599-602, p. 406.

Je dis plus, je ne puis pour vous aucune chose, A moins qu’à m’y servir ce revers vous dispose. J’ai promis, mais sans vous j’aurai promis en vain, J’ai juré, mais l’effet dépend de votre main,

Autre qu’elle en ces lieux ne peut briser vos chaînes ; En un mot le triomphe est un supplice aux reines. La femme du vaincu ne le peut éviter,

Mais celle du vainqueur n’a rien à redouter.600

Mais l’attitude alors de Sophonisbe diffère de celle de l’héroïne de Mairet : elle s’étonne d’une telle proposition, alors que son époux n’est pas mort601. Et c’est elle, la vaincue, qui pose ses conditions au vainqueur pour ce mariage qui lui permet pourtant d’échapper à la captivité. Des conditions simples : elle exige une liberté totale, la liberté apparaissant bien comme la valeur essentielle aux yeux d’un souverain, la seule valeur que le héros vaincu, malgré sa situation, ne perdra à aucun prix :

J’accepte votre hymen, mais pour vivre sans maître, Et ne quitterai point l’époux que j’avais pris

Si Rome se pouvait éviter à ce prix.602

On peut donc remarquer – nous y reviendrons bientôt – que dans la pièce de Corneille, la grandeur tragique est portée uniquement par les femmes. C’est avec le plus grand mépris que Sophonisbe traitera son époux, Syphax, qui est prêt à subir le châtiment du vaincu et à suivre le char du vainqueur :

Ma gloire est d’éviter les fers que vous portez, D’éviter le triomphe où vous vous soumettez, Ma naissance ne voit que cette honte à craindre603.

C’est avec le même mépris qu’Eryxe traitera Massinisse, lorsque les Romains le lui proposeront (ou plutôt le lui imposeront) comme mari604. Ainsi, dans les deux versions, Sophonisbe choisit la mort sans hésitation, quand elle s’aperçoit que le mariage ne la garantit pas de la menace du triomphe. La Sophonisbe de Mairet concilie dans la mort gloire et amour et continue, au moment de sa mort, à manifester sa tendresse pour Massinisse :

Mais il m’est aussi doux de mourir que de vivre, Puisque mon Massinisse a juré de me suivre.605

600

Ibid., v. 619-626, p. 407.

601

Rappelons que Corneille suit scrupuleusement Tite-Live et ne fait mourir ni Syphax ni Massinisse, par opposition à Mairet qui tenait, lui, plus aux bienséances qu’à la vérité historique. Il le fait remarquer, non sans ironie, dans le « Au Lecteur » de Sophonisbe (éd. cit., p. 383) : « [M]ais il y aurait quelque lieu de s’en prendre à ceux qui, sachant mieux la Sophonisbe de M. Mairet que celle de Tite-Live, se sont hâtés de condamner en la mienne tout ce qui n’était pas de leur connaissance, et n’ont pu faire cette réflexion que la mort de Syphax était une fiction de M. Mairet ».

602

Ibid., II, 4, v. 696-698, p. 409.

603

Ibid., III, 6, v.1015-1017, p. 419.

604

Elle fait remarquer à Lélius, lieutenant de Scipion, qu’elle acceptera difficilement un époux qui reçoit ses ordres de Rome. Voir infra, p. 241, note 794.

605

En revanche, celle de Corneille rejette, grâce à la mort, et avec dédain, les hommes et l’amour, pour briguer la gloire militaire. Sa défaite est militaire, sa victoire est morale. Là se joue aussi la dialectique vaincu / vainqueur.