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La philosophie pour enfants de Lipman et l'éducation émotionnelle

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La philosophie pour enfants de Lipman et l'éducation

émotionnelle

Thèse

Eric Suarez

Doctorat en philosophie

Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

(2)

La philosophie pour enfants de Lipman et l’éducation

émotionnelle

Thèse

Éric Suárez

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ DE LA THÈSE

En initiant une pratique philosophique destinée aux enfants dès la fin des années 60, axée sur l’apprentissage du dialogue philosophique et l’acquisition d’un esprit critique et auto critique, Matthew Lipman appréhenda la pensée de façon plurielle. Loin de la considérer comme un ensemble d’habiletés purement rationnelles, il l’aborda de façon holistique, accordant aux émotions une place essentielle à son bon fonctionnement. Dès lors, la philosophie pour enfants, en reconnaissant à la pensée cette nature double, rationnelle et émotionnelle, ne se limiterait pas à éduquer les élèves à bien penser, c’est-à-dire à manier les différentes habiletés intellectuelles susceptibles d’assurer le discernement, mais également à bien gérer leurs émotions. Si Lipman reconnait la possibilité d’une éducabilité émotionnelle que permettrait l’apprentissage du dialogue philosophique chez les enfants, il n’en identifie pourtant pas les ressorts. Ce travail de thèse s’évertuera alors à prolonger la pensée de Lipman en éclairant le lien entre sa méthode pédagogique et l’éducation des émotions qu’elle induirait. Pour ce faire, une étude pluridisciplinaire de l’intelligence et de l’émotion nous aidera à mieux comprendre ce lien. En nous plongeant dans ce que la philosophie, la psychologie et les neurosciences auront découvert de la nature et de la fonction de ces deux composantes de l’être humain, nous comprendrons à quel point elles sont liées et combien les carences de l’une peuvent endommager les qualités de l’autre. De ce rapport de dépendance entre l’intelligence et l’émotion, nous découvrirons la notion d’« intelligence émotionnelle » telle que présentée par le psychologue Daniel Goleman en 1995. En tant que capacité à gérer ses émotions en relation avec celles d’autrui dans un contexte toujours particulier, nous comparerons alors l’intelligence émotionnelle de Goleman à ce que Lipman entend par l’éducation des

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émotions afin d’en saisir la ressemblance. À la lumière de cette comparaison, nous rechercherons, de façon toujours interdisciplinaire, les moyens d’améliorer cette même intelligence émotionnelle. Puis, dans une dernière partie, nous pourrons alors identifier dans les outils pratiques de la philosophie pour enfants — les différentes étapes de la méthode lipmanienne (lecture partagée, cueillette des questions, vote de la question et dialogue) — ce qui permettrait d’éduquer les émotions par une sollicitation et un renforcement de l’intelligence émotionnelle.

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SOMMAIRE

RÉSUMÉ DE LA THÈSE ... III REMERCIEMENTS ... X

INTRODUCTION ... 1

PREMIÈRE PARTIE ... 7

LESÉMOTIONSAUCŒURDUCERVEAU ... 7

CHAPITRE 1 :DÉVELOPPEMENTDUCERVEAU ... 10

A-De la trépanation à l’évolutionnisme ... 10

1- Tentatives de compréhension ... 10

2- Découvertes neuro-anatomiques ... 13

B —Le cerveau triunique ... 17

1- Superposition cérébrale ... 17

2- Natures hermétiques ... 20

3- L’humain tiraillé ... 23

CHAPITRE 2 :LESÉMOTIONSDANSLECERVEAU ... 25

A-Un cerveau foisonnant ... 25

1- Trois critiques ... 26

1.1-Le cerveau reptilien ... 26

1.2-Le cerveau limbique ... 27

1.3-Limbique et cognition ... 29

B-Les cartes cognitives ... 30

1- Rôle hormonal ... 31

2- Endorphine et sérotonine ... 33

3- Interdépendance corps/esprit ... 34

CHAPITRE 3 :LESÉMOTIONSCOMMEJUGEMENTS ... 36

A-Différentes théories sur l’émotion ... 37

1- Théorie périphéraliste ... 37

2- Théorie centraliste ... 38

3- Théories béhavioristes ... 40

4- Théories psycho-évolutionnistes ... 41

5- Théories cognitivistes ... 42

1- Entre nature et culture ... 45

2- Entre intersubjectivité et individualité ... 46

2.1-Constructivisme social ... 46

2.2-Des valeurs individuelles ... 49

3- Convenance et justesse ... 52

3.1-Une affaire de choix ... 53

3.2-Rationalité limitée ... 54

DEUXIÈME PARTIE ... 61

INTELLIGENCEÉMOTIONNELLEETPENSÉED’EXCELLENCE ... 61

CHAPITRE 1 :UNERAISONDÉSINCARNÉE ... 66

A-Une histoire philosophique ... 66

1- La maïeutique ... 68

2- Le solipsisme ... 70

3- Philosophie et sophistique ... 72

B-Le choix rationnel ... 75

(6)

2- Une intelligence mesurée ... 76

2.1 – L’associationnisme ... 78

2.2-Rupture avec l’associationnisme ... 79

C-Les échelles psychométriques ... 82

1- Binet-Simon ... 82

2- William Stern ... 84

3- Théorie bi-factorielle ... 85

3.1-Le facteur « g » ... 85

3.2-Le facteur « s » ... 87

CHAPITRE 2 :UNE RAISON INCARNÉE ... 90

A-Une raison émue ... 91

1- Platon ... 91

2— Descartes ... 94

B-Des intelligences différenciées ... 97

1- Une intelligence sociale ... 97

2- Une intelligence multiple ... 100

C-Une intelligence émotionnelle ... 103

1- Un concept novateur ... 104

2- Goleman et la démocratisation de l’intelligence émotionnelle ... 105

2.1-Le contrôle émotionnel ... 106

2.2-Une entrave à la pensée ... 108

2.3-La pensée positive ... 109

2.4-La fluidité ... 110

3- Définition de l’intelligence émotionnelle ... 111

3.1-La connaissance des émotions ... 111

3.2-La maitrise des émotions ... 112

3.3 – L’automotivation ... 113

3.4-La perception des émotions d’autrui ... 114

3.5-La maitrise des relations humaines ... 114

CHAPITRE 3 :LIPMAN ET L’INTELLIGENCE ÉMOTIONNELLE ... 117

A-Dewey ... 118 1- Un partage communautaire ... 119 2- L’ajustement ... 122 3- L’intérêt émotionnel ... 123 B-Lipman ... 124 1- L’émotion et la pensée ... 124

2- Une pensée holistique ... 125

2.1-pensée critique ... 125 2.2-pensée créative ... 127 2.3-Pensée vigilante ... 129 2.3.1 – Pensée appréciative ... 129 2.3.2 – Pensée affective ... 130 2.3.3 – Pensée active ... 132 2.3.4 – Pensée normative ... 133 2.3.5 – Pensée empathique ... 134

3- Pensée d’excellence et intelligence émotionnelle ... 136

CONCLUSION ... 138

TROISIÈME PARTIE ... 140

LESMOYENSD’AMÉLIORERL’INTELLIGENCEÉMOTIONNELLE ... 140

CHAPITRE 1 :L’EDUCATIONDESÉMOTIONS ... 143

A-Éducation ... 143

(7)

2- Éducation excluant les émotions ... 146

3- Éducation incluant les émotions ... 149

B-La nature double des émotions ... 151

CHAPITRE 2 :ÉDUQUERPARLECOGNITIF ... 154

A-La révision ... 155 1- La modestie ... 157 2- L’étonnement et le doute ... 159 3- Le décentrement ... 160 B-La méthode ... 162 1- La maïeutique ... 162 2- La rigueur rationnelle ... 164

CHAPITRE 3 :ÉDUQUERPARLERESSENTI ... 166

A-Le thumos ... 167 1- La catharsis ... 168 2- La tragédie ... 169 3- La musique ... 171 4- La rhétorique ... 172 B-Littérature et émotion ... 175 1- Le particulier et la morale ... 176

2- Littérature et conflits moraux ... 177

3- Empathie et sympathie ... 178

4- Démocratie et tolérance ... 180

CONCLUSION ... 181

QUATRIÈME PARTIE ... 186

OUTILSLIPMANIENSETINTELLIGENCEÉMOTIONNELLE ... 186

CHAPITRE 1 :LESPRÉCURSEURSDELIPMAN ... 189

A-Dewey et le pragmatisme ... 189

1- Continuité et interaction ... 189

2- Motivation intrinsèque ... 190

3- Éducations formelle et informelle ... 190

4- Une morale naturaliste ... 192

5- Une morale délibérative ... 194

B-Vygotsky et l’approche holistique ... 195

1- Le socioconstructivisme ... 195

2- Théorie du double niveau ... 197

3- Apprentissage et développement ... 198

4- L’interrelation ... 199

5- L’interaction sociale ... 200

CONCLUSION ... 201

CHAPITRE 2 :LIPMANETLAPHILOSOPHIEPOURENFANTS ... 203

A-Un constat éducatif ... 203

1- Modèles standard et réflexif ... 204

2- Un esprit de recherche ... 205 3- L’oubli de l’affect ... 205 B-Pragmatisme éducatif ... 206 1- Intérêt et reconnaissance ... 207 2- L’engagement ... 208 3- Critères du bien-penser ... 210 3.1-Autonomie ... 210 3.2-Sens critique ... 211 3.3-Raisonnabilité ... 211 C-Pratique philosophique ... 212

(8)

1- Bien-penser et philosophie ... 212

2- L’héritage socratique ... 215

CHAPITRE 3 :LESOUTILSLIPMANIENS ... 216

A- Le conte philosophique ... 217

B- Lecture à haute voix ... 219

C- La cueillette des questions ... 220

D- Le vote ... 221

E- Le dialogue ... 222

CONCLUSION ... 225

CHAPITRE 4 :LIPMANETL’ÉDUCATIONDESÉMOTIONS ... 227

A-Lipman et l’intelligence émotionnelle ... 230

B- La connaissance des émotions ... 231

C-La maîtrise des émotions ... 233

D-La confiance en soi ... 236

E- La perception des émotions d’autrui ... 238

F- La maîtrise des relations humaines ... 240

CONCLUSION ... 243

(9)

À mes quatre fées, Lulu, Augustine, Blanche et Juliette.

(10)

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier mon directeur de recherche, Michel Sasseville, de m’avoir offert l’opportunité d’effectuer un doctorat et de m’avoir accompagné tout au long de ce périple par sa bienveillance et sa rigueur intellectuelle.

Je remercie également Mathieu Lang pour sa précieuse pré-lecture qui m’aura permis de reprendre et d’affiner certains points.

Je remercie aussi Victor Thibaudeau et Jocelyn MacLure d’avoir accepté de faire partie du jury.

Un très grand merci à Suzanne Boutin, Hélène Rivière et Johanne Langevin, du département de philosophie, pour leur gentillesse, leur disponibilité et leur professionnalisme.

Je remercie mon mari, Jonathan, pour son aide précieuse dans la construction formelle de ma thèse et pour sa patience à toute épreuve ainsi qu’Agathe pour son écoute attentive, ses conseils pertinents et ses rires rassurants.

Enfin, je tiens à remercier ma mère, Yvonne, et mes frères, Guillaume et Stéphane, pour leur soutien indéfectible et leur amour inconditionnel.

(11)

INTRODUCTION

Lorsque Matthew Lipman (1923-2010), professeur de philosophie à l’Université Montclair au New Jersey (USA), fit le constat, à la fin des années soixante, à quel point ses étudiants n’utilisaient pas les outils de logique acquis dans ses cours pour régler les problèmes du quotidien et ainsi améliorer leur adaptation au contexte, il en déduisit que la philosophie n’était sans doute pas enseignée assez tôt1. Il entreprit alors

une réflexion sur la manière dont la philosophie, en tant que méthode réflexive et dialogique, pourrait être pratiquée par les élèves dès leur plus jeune âge afin qu’ils puissent davantage l’intérioriser. Ce faisant, il ausculta la nature de la pensée à éduquer afin de proposer les outils les plus pertinents à son perfectionnement, c’est-à-dire à sa mutation en « bien-penser ». Loin d’une conception purement rationnelle, ce que Lipman appelle le « bien-penser » est plutôt de nature holistique en ce qu’il embrasse une variété d’habiletés, de dispositions, autant intellectuelle qu’émotionnelle, nécessaires à la qualité des jugements qu’il émet. Cette même variété sera au cœur de ce travail doctoral, et ce pour deux raisons.

La première est le fait que la pensée holistique de Lipman déborde le cadre d’une pensée exclusivement rationnelle. Elle n’est pas le fruit de la seule raison, mais est rendue également possible par l’émotion. Ainsi, ces deux concepts, qu’une certaine histoire de la philosophie a pu longtemps opposer se complètent et s’harmonisent chez Lipman. Loin d’apparaitre comme perturbatrice de la raison, l’émotion la rend au contraire possible

1 Voir la critique que Lipman fait du système éducatif classique au chapitre 1 « Modèle réflexif de la pratique éducative » dans À l’école de la pensée, (trad. Nicole Decostre), Éd. De Boeck, 2ème éd., Bruxelles, 2006, pp.23-39.

(12)

et en est un élément essentiel, autant dans le fonctionnement que dans le but recherché.

La seconde ne concerne pas la procédure du bien-penser, mais le but fixé par elle. En effet, par le dispositif éducatif qu’il propose, Lipman vise avant tout l’amélioration qualitative de la vie, individuelle et collective. Pour cela, il convoque l’émotion comme l’un des critères à la réussite de son projet éducatif. En effet, la méthode par laquelle il invite les enfants à pratiquer le dialogue philosophique permettrait, pour son auteur, d’éduquer les émotions, c’est-à-dire de gérer celles-ci de façon autonome afin de garantir l’adaptation des enfants à leur contexte. Par-là, bien-penser et bien vivre seraient liés de façon intrinsèque.

Or, si ce lien posé par Lipman peut sembler intuitif, il n’en reste pas moins que ce dernier admet la difficulté qu’il aurait à le définir de façon explicite. Ainsi, à la question qu’il pose, « est-il possible d’éduquer par rapport aux émotions ? »2, Lipman répond que cela « dépend en partie de la manière

dont on les considère »3. Or, de son propre aveu, il affirme quelques

chapitres plus loin qu’il n’est « pas en mesure d’offrir une définition de la pensée vigilante »4, forme de pensée fortement liée aux émotions. De fait,

un certain nombre de questions restent entières pour interroger ce lien entre la méthode Lipman et l’éducation émotionnelle qu’elle induirait. Effectivement, si l’apprentissage au dialogue philosophique accroit la maitrise et la gestion des émotions, comment cette causalité est-elle rendue possible ? De quelle façon la pratique philosophique telle que

2 Ibid., p.133. 3 Ibid., p.133. 4 Ibid., p.252.

(13)

développée par Lipman permettrait d’éduquer les émotions ? Et que signifie « éduquer les émotions » pour Lipman ?

Autant de questions auxquelles Lipman ne propose que de brefs éléments de réponse. Ce travail doctoral en proposera alors de nouveaux afin de renforcer la pensée de Lipman et de la légitimer. Pour ce faire, nous avancerons par étape afin de bien saisir ce rapport causal entre l’apprentissage du dialogue philosophique chez les enfants et une maitrise accrue de leur vie émotionnelle. Notre étude débordera largement le seul champ de la philosophie et couvrira partiellement celui des neurosciences, en particulier, ce qu’elles auront pu découvrir de l’émotion afin de saisir les raisons et les moyens de leur éducabilité ainsi que leur pertinence au regard du bien-être visé, autant individuel que communautaire.

Ainsi, cette recherche doctorale s’articulera autour de quatre parties qui nous permettront de comprendre ce rapport entre la pratique de la philosophie et l’éducation des émotions dont fait mention Lipman sans toutefois l’éclairer totalement.

La première partie aura pour objectif d’identifier la nature et les fonctions de l’émotion au travers des multiples conceptions et recherches qui ont été menées à son sujet. De l’Antiquité jusqu’aux dernières découvertes neuroscientifiques, nous verrons comment se construisent autant les émotions que leurs relations à la raison et de quelle manière l’une et l’autre s’imbriquent et se complètent, loin du dualisme apparent auquel l’histoire de la philosophie, entre autres, aura pu participer. En parcourant l’histoire des sciences neurologiques, nous apprécierons la place qu’occupent les émotions dans le cerveau humain et saisirons en quoi elles sont à l’intersection du sensible et du cognitif ; sensible en ce qu’une

(14)

émotion est ressentie physiologiquement par le sujet, et cognitif en ce qu’elle évalue pré-consciemment le contexte dans lequel ce dernier se trouve. A travers les différentes théories portant sur les émotions jusqu’à la rationalité limitée mise en lumière par le prix Nobel d’économie Herbert Simon5, nous verrons en quoi un humain sans émotions ne saurait

émettre des choix pertinents et combien, sans elles, la raison serait un outil vide de sens, incapable de décider par et pour elle-même.

À partir du concept de « rationalité limitée » proposée par Simon, la seconde partie s’évertuera à définir ce que l’on entend par le concept d’intelligence — en tant que capacité à interroger et construire des liens entre différents objets, à les comprendre et à poser des choix pertinents — afin de déterminer quel rôle les émotions pourraient y jouer. Si dans une conception stoïcienne, l’homme de raison est celui qui aura réussi à dépasser ses propres émotions, qu’en est-il réellement de la place que ces dernières occupent dans ce que l’on appelle l’intelligence ? Cette même intelligence serait-elle unique et seulement consciente, réductible à un degré quantifiable du quotient intellectuel, ou bien recèle-t-elle des formes différentes et/ou préconscientes qu’une simple mesure chiffrée ne pourrait embrasser ? En retournant sur les pas de philosophes, psychologues et neurologues, nous suivrons l’évolution d’une conception unique de l’intelligence à des conceptions plurielles dans lesquelles les émotions auront un rôle essentiel à jouer. La notion d’« intelligence émotionnelle », en tant que capacité à gérer ses émotions et celles d’autrui, retiendra alors toute notre attention car, en en relevant les critères tels que décrits par les neurosciences, nous la comparerons à la

5 Le choix de l’économiste Herbert Simon repose sur le fait que c’est à partir de ses travaux concernant la notion de rationalité limitée que la psychologie et les neurosciences s’intéresseront au rôle des émotions dans les processus cognitifs.

(15)

façon dont Lipman, après Dewey, intègrera les émotions au cœur de sa pensée et combien elles y apparaissent essentielles.

Dès lors nous pourrons, dans la troisième partie de cette recherche doctorale, nous interroger sur les moyens d’éduquer les émotions, c’est-à-dire de renforcer ce que les neurosciences entendent par la notion d’« intelligence émotionnelle »6 et que nous trouverons chez Lipman sous

des appellations différentes. Après avoir défini, dans un premier temps, ce que le verbe « éduquer » pourra signifier dans le contexte des émotions, nous relèverons ensuite les moyens proposés par l’histoire de la philosophie pour éduquer les émotions. À la lumière de ce que le premier chapitre de cette thèse aura alors proposé au sujet de la nature et de la fonction des émotions, nous viserons leur éducation sous deux angles, à savoir celui de l’émotionnel et celui du cognitif. Puisant dans ce que la philosophie aura offert concernant ces deux éléments constitutifs d’une éducation des émotions, nous pourrons alors envisager de les comparer à ce que Lipman propose dans sa façon de concevoir un apprentissage au dialogue philosophique permettant la gestion émotionnelle.

Ce sera ainsi, dans une quatrième partie, que nous pourrons alors mettre en parallèle la méthode lipmanienne avec l’éducation des émotions qu’elle prétend induire. En nous appuyant sur les mouvements qui auront influencé la pensée de Lipman, à savoir le pragmatisme de Dewey et le socioconstructivisme de Vygotsky, nous identifierons les différents outils pédagogiques qu’il développe dans sa philosophie pour enfants à la lumière de ceux énoncés dans la partie précédente (concernant les outils

6 Par « intelligence émotionnelle » nous entendons la capacité à gérer ses propres émotions ainsi que celles d’autrui. Nous verrons, dans la deuxième partie de ce travail de thèse, comment les critères de l’intelligence émotionnelle peuvent se recouper dans ce que Lipman entend par « éducation émotionnelle » induite par sa méthode éducative.

(16)

susceptibles de renforcer l’« intelligence émotionnelle »), faisant à la fois appel aux dimensions sensitive et cognitive des émotions. C’est là qu’il nous sera possible de relever les effets émotionnels de cet apprentissage au dialogue philosophique et de les comparer aux critères de l’intelligence émotionnelle telle que définie dans la deuxième partie de cette thèse. À ce moment, nous pourrons alors aborder de façon explicite le lien entre la méthode lipmanienne et l’éducation des émotions qu’elle génèrerait dans et par sa pratique.

(17)

PREMIÈRE PARTIE

LES ÉMOTIONS AU CŒUR DU CERVEAU

Pour aborder avec pertinence le sujet qui nous concerne, à savoir que la pratique philosophique tel que Matthew Lipman la conçoit, permettrait d’éduquer les émotions, nous nous pencherons dans cette première partie sur la construction du cerveau humain afin d’identifier le rôle qu’y jouent les émotions. La raison en est simple : si la conscience réflexive peut renforcer la gestion émotionnelle, c’est-à-dire la capacité à gérer ses émotions en fonction du contexte, il nous faudra interroger la nature d’une telle possibilité. En effet, l’exercice philosophique, en tant qu’il renvoie à un examen conscient et critique des croyances par lesquelles le sujet interprète le monde, s’oppose d’emblée à toute approche dogmatique. En ce sens, il n’a pas vocation à soumettre l’émotion7 à une croyance tenue

comme non-révisable ou encore à l’éradiquer sous quelque prétexte que ce soit. Or, cette gestion non dogmatique de l’émotion que Lipman semble rendre possible par le biais de la maïeutique socratique, du questionnement philosophique, nécessite un lien continu entre raison et émotion afin que l’interrogation libre de la première puisse impacter la seconde. Ce sera pour cerner l’identité de ce même lien, comme condition

sine qua non à l’éducation émotionnelle proposée par Lipman, que le

développement du cerveau humain nous apparaitra essentiel à saisir8.

7 Le chapitre 3 de cette première partie, intitulé « Les émotions comme jugements », offrira plusieurs définitions de l’émotion, parfois opposées, qui en enrichiront pourtant l’approche. Le psychologue et professeur David Sander (Université de Genève) écrit que « les chercheurs qui « dissèquent » l’émotion ont suggéré qu’on peut la considérer comme un épisode coordonné de changements corporels et psychiques, pour lesquels ils identifient cinq composantes. L’évaluation cognitive…l’expression motrice…la réaction du système nerveux périphérique…la tendance à l’action…et le sentiment subjectif, accessible à la conscience » in David Sander (Dir.) Le monde des émotions, Éd. Belin, Paris, 2015, p.12.

8 Le développement du cerveau nous sera essentiel à saisir en ce que les émotions y ont leur siège, appelé communément « cerveau limbique ». Celui-ci, comme nous le verrons plus en avant dans le texte, n’est pas unifié localement mais siège autant dans les parties préfrontales et récente du cerveau humain (cortex) que dans celles dites « reptiliennes », à savoir les plus archaïques. Voir « Les émotions au cœur du cerveau » de Sylvie Berthoz, in David Sander, Ibid., p.155-167.

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L’appréhension des différentes étapes de sa construction éclairera ainsi la place qu’y occupent les émotions. Nous pourrons alors mieux comprendre la nature de cet impact que le dialogue philosophique opèrerait sur celles-ci.

Si l’histoire de la philosophie a pu parfois être traversée par une dichotomie entre raison et émotion, engendrant une méfiance, voire un rejet, de la première à l’égard de la seconde, la méthode lipmanienne offre une vision différente de leurs relations. Loin d’être une simple cohabitation plus ou moins réussie entre elles, leur imbrication structurelle se comprendrait à la lumière d’une définition spinozienne de l’humain qui « conçoit l’homme comme une unité et non comme une dualité fondée sur les rapports de domination entre le corps et l’âme, la raison et la passion »9.

Plonger, en un premier temps, dans la constitution du cerveau humain, nous aidera ainsi à mieux appréhender les conditions physiologiques et cognitives nécessaires à la philosophie pour enfants lipmanienne, ainsi qu’à ses effets sur la gestion émotionnelle. Nous verrons comment la recherche portant sur cet organe a pu évoluer et combien ses différentes conceptions ont pu induire des approches différentes quant à la nature et au rôle de l’émotion.

En un second lieu, nous nous questionnerons sur le rôle et les effets des émotions dans le cerveau et, par extension, dans la vie de l’humain. Si la théorie triunique de MacLean a été abandonnée au profit d’une vision plus buissonnante du cerveau, quelle place y occupent-elles ? Et de quelle

9 Ahmed Channouf, Les émotions : une mémoire individuelle et collective, Éd. Mardaga, 2006, Sprimont, p.16.

(19)

manière y a-t-il une relation entre les émotions et la raison ? Nous verrons ainsi comment le concept de « cartes cognitives »10 élaboré par E. Tolman

fait de l’expérience physiologique la première étape vers la cognition. Puis, nous relèverons le rôle que jouent les émotions sur les changements de ces mêmes cartes cognitives par l’entremise d’hormones.

Enfin nous étudierons les rapports qu’entretient l’émotion aux croyances qu’elle véhicule et celles dont elle est sous influence. Effectivement, si l’émotion est dite cognitive en ce qu’elle est une évaluation du contexte, elle s’inscrit également dans une culture normative. Au-delà de sa dimension purement biologique, pré-culturelle, l’émotion serait également le fruit de croyances sociales. À cheval entre évolutionnisme et constructivisme, nous l’appréhenderons, pour clôturer cette première partie, comme participant à la réflexion, opérant des distinctions entre certains éléments afin de compléter la prise de décision.

Nous verrons alors, comment le prix Nobel d’économie, Herbert Simon, révolutionnera le concept de rationalité en le rattachant non plus au critère d’optimisation mais plutôt de satisfaction, ce qui nous permettra, dans la suite de ce travail doctoral d’amorcer une réflexion sur ce que nous entendons par le concept d’intelligence, en tant que compétences susceptibles de nous aider à faire des choix pertinents. Nous étudierons ici l’émergence des émotions dans les décisions rationnelles ainsi que les conséquences sur une conception classique de la rationalité.

(20)

CHAPITRE 1 : DÉVELOPPEMENT DU CERVEAU A-De la trépanation à l’évolutionnisme

1- Tentatives de compréhension

Si le fonctionnement du cerveau a, dès la préhistoire, fasciné les hommes, son étude fut très longtemps limitée par des techniques rudimentaires et la dimension prohibitive de certaines croyances. Dans cette quête du savoir, la trépanation apparait comme la plus ancienne tentative pour comprendre les rouages du cerveau humain. Pour le neuroscientifique québécois André Parent (2009) auquel nous nous référençons pour comprendre l’histoire scientifique du cerveau humain :

Le plus plausible est que ces opérations chirurgicales visaient à traiter les maux de tête, les convulsions et les troubles mentaux. Ces désordres étant probablement attribués à la présence de démons dans la boite crânienne, il est possible que ces ouvertures aient été pratiquées pour permettre aux être maléfiques de quitter le malade11.

Des millénaires plus tard, dans l’Égypte pharaonique, deux papyrus attesteront d’études poussées concernant le fonctionnement du cerveau humain entre 3500 et 3000 ans avant notre ère 12 . Achetés par

l’égyptologue anglais Edwin Smith13 à Luxor, ils démontrent une réelle

volonté de comprendre scientifiquement l’organe cérébral : « on y

11Histoire du cerveau : De l’Antiquité aux neurosciences, PUL, Québec, 2009, p.14. Nous utiliserons seulement « Histoire du cerveau » pour nommer cet ouvrage par la suite.

12 Ces deux documents sont appelés le papyrus chirurgical d’Edwin et le second le papyrus d’Ebers, du nom de l’égyptologue George Ebers auquel Edwin Smith l’aurait vendu. Cf. A. Parent, Ibid., p.15.

(21)

retrouve, entre autres, une description de ce qui semble être celle de la maladie de Parkinson »14.

Plus tard15, nous retrouvons chez le pythagoricien Alcmeon de Crotone16

une reconnaissance de cet organe en tant qu’il gouverne, chez les hommes, le corps sensitif et la pensée raisonnante. Il s’agit alors d’une véritable révolution en ce que l’époque archaïque hellénique fait du cœur, et non du cerveau, le siège de l’âme. Ainsi, Aristote17 n’y vit qu’une simple

machine thermique refroidissant le sang que chaufferaient les émotions, attribuant au cœur la fonction intellectuelle tandis qu’Hippocrate de Cos18

fera du cerveau le siège de l’intelligence et des sensations. Considéré comme le père de la médecine, il laissa un héritage important regroupé dans une soixantaine de traités anatomiques que commanda à des savants Ptolémée Ier, couronné roi d’Égypte en 305 av. J.-C. Ainsi la

Collection hippocratique renferme-t-elle de nombreux traités hippocratiques dont le contenu établit un rapport direct entre certains symptômes et un dérèglement cérébral19.

Enfin à Rome, Galien20, autre grande figure de la médecine antique et

héritier d’Hippocrate, distingua deux parties dans le cerveau : l’encéphale, siège des sensations, et le cervelet qui agirait sur les muscles. Restreint,

14 André Parent, op. cit., p. 15. 15 Vème siècle av. J.C.

16 Médecin, physiologiste, astronome et philosophe du Vème siècle av. J.C.

17 Spécifiquement dans l’Éthique à Eudème, Aristote attribue au cerveau une fonction somatique de tempérance thermique. L’Homme, ayant le plus gros cerveau (cf. Parties des animaux, second livre), est ainsi la forme de vivant la plus « tempérée ».

18 (460- 379 av. J.C.)

19 Le traité Maladie sacrée, par exemple, mentionne l’épilepsie comme conséquence de complications neuronale, in Histoire du cerveau, cité par A. Parent, Ibid., p. 24.

20 (131-201 av. J.C.). Les deux traités les plus importants de Galien au sujet du système nerveux sont le De usu partium (dans lequel Galien critique l’idée d’Aristote selon qui la fonction du cerveau est de réguler thermiquement le cœur), et le De anatomic nistrationibus. Cf. A. Parent, Ibid., pp. 30-31.

(22)

pour des raisons culturelles, à la dissection animale, il n’en esquissa pas moins l’influx nerveux que le cerveau, en particulier des singes, produisait en direction des muscles. Des siècles plus tard, le futur médecin belge André Vésale21, héritier de Galien22, offrit dans un ouvrage23 exceptionnel

d’anatomie humaine finalisé en 1542, une image précise du cerveau humain au-travers notamment de vingt-cinq illustrations. Divisé en sept chapitres, traitant chacun de zones physiologiques particulières, ce traité scientifique dédiera le septième à la nature et au fonctionnement du cerveau. Distinguant substances grise (amas cellulaires) et blanche (fibres nerveuses), il identifia certaines parties que la postérité scientifique reconnaitra : ventricules, glande pinéale, tubercules quadrijumeaux ou encore pédoncules. Moins de deux cents ans plus tard, le médecin et philosophe français Julien de La Mettrie24 publia un ouvrage

retentissant qui l’obligea à fuir la France pour rejoindre Berlin25. Dans

L’Homme-machine 26 , ce dernier évinça le concept d’âme, objet

métaphysique, pour lui substituer celui de cerveau. En tant qu’organe, ce dernier produirait la pensée tandis que la faculté de sentir animerait la matière corporelle. En d’autres termes, les facultés de l’âme n’auraient plus rien de transcendant. Bien au contraire, elles ne seraient que purement matérielles et pourraient se définir en termes d’organisation cérébrale et corporelle. Cette conception matérialiste se prolongera jusqu’à Locke qui, cherchant à identifier l’origine de nos idées, la situera

21 (1514-1564)

22 Ce sera par l’intermédiaire de son professeur d’anatomie Jacques Dubois, à Paris, que Vésale hérite du savoir et des conceptions érigées par Galien mais dont, grâce aux possibilités de dissections de corps (souvent des cadavres de condamnés à mort vénitiens) que l’Université de Padoue lui offre, il remet en question la vision de l’anatomie humaine de son temps. Cf. A. Parent, Ibid., p.51.

23 De humani corporis fabrica (« De la structure du corps humain »), Basilae, Joannis Oponrine, 1543. Cf. A. Parent dans Ibid., pp. 55-56 et 298.

24 (1709-1751)

25 La raison de cet exil est le fait que La Mettrie dépossède l’Homme de son âme. Il est une machine particulière dont les capacités physiologique et psychique lui permettent de penser. Cf. A. Parent, Ibid., p. 85

26 La Mettrie, Julien Offroy de, L’Homme-machine, Leyde, E. Luzak Fils, 1748, cité par A. Parent,

(23)

dans l’expérience. Reliant par-là connaissance et sensation, il distinguera deux formes d’idées : les idées de sensation et les idées de réflexion. Si les premières sont issues des impressions que les objets extérieurs impactent sur nos sens et sont dirigées vers le cerveau qui les construit, les secondes sont perçues par « l’esprit lui-même »27. Ce dualisme entre

idées physiologiques et idées rationnelles identifia alors comme duelles plutôt que complémentaires les relations entre deux formes d’idées, réflexive et sensitive.

2- Découvertes neuro-anatomiques

Dans toutes ces recherches concernant le cerveau humain, ce dernier apparait comme indivisible et les émotions n’y sont toujours pas représentées. Aucune zone cérébrale n’est réellement attribuée à des compétences particulières. Appréhendé jusqu’alors comme un organe unique, de nombreux travaux28 du XVIIIème siècle vont pourtant en

écorcher l’unicité. En effet, l’émergence de la neuro-anatomie permit de mieux comprendre la construction du cerveau humain ainsi que les facultés propres à chaque région. Marchant sur les pas du médecin

27 Essai sur l’entendement humain (trad. J.-M. Vienne), Éd. Vrin, Paris, 2001, I, II, parag. 4, p.165. Locke décrit davantage ces deux sources d’où procèdent les idées : « Pour mieux découvrir la nature de nos idées et pour en parler d’elles de façon intelligible, il convient de les distinguer en tant qu’idées ou perceptions dans l’esprit d’une part, et en tant que modes de la matière dans les corps qui causent en nous de telles perceptions, de sorte qu’on ne puisse pas penser (comme c’est sans doute couramment le cas) qu’elles sont exactement les images et des ressemblances de quelque d’inhérent à la chose ; car la plupart des idées de sensation ne sont pas plus la copie dans l’esprit de quelque chose qui existerait hors de nous, que les noms qui en tiennent lieu ne sont la copie de nos idées, alors qu’ils sont pourtant aptes à les susciter en nous quand nous les entendons.» in Ibid., II, VIII, parag. 7, p.218

28 Plusieurs types d’expériences ont démontré que le cerveau humain était compartimenté en plusieurs zones régissant des fonctions différentes et complémentaires. Notons ici l’électrothérapie (déjà utilisée dans l’Antiquité par le biais de poissons délivrant de l’électricité, et remis à l’honneur en Europe et en Amérique du Nord par l’abbé Jean-Antoine Nollet (1700-1770)), comme moyen d’impacter les nerfs par le biais de décharges électriques. Cf. André Parent, op. cit., pp. 108-109.

(24)

suédois Emanuel Swedenborg29, l’allemand Franz Josef Gall30 nous dit

André Parent, tenta de localiser les différentes fonctions cérébrales du cerveau. À l’origine de l’organologie31, Gall est convaincu que la forme du

crâne dépend des différentes régions du cerveau. Par un examen craniologique, il deviendrait possible de comprendre pourquoi une personne à telle ou telle faculté intellectuelle développée. Posant les jalons de la neuro-anatomie, il identifia une organisation en régions fonctionnellement distinctes, reliées entre elles par des faisceaux de fibres. Cette vision compartimentée de l’activité cérébrale séduisit Paul Broca, chirurgien et anthropologue français, dont un des patients32, souffrant

d’une lésion cérébrale superficielle située sur le lobe frontal gauche, fut atteint d’aphémie33. De là, Broca34 en conclut que cette partie du cerveau

était responsable du langage, renforçant ainsi une catégorisation cérébrale de fonctions différentes entamée par Gall : « le langage articulé dépend donc de la partie de l’encéphale qui est affectée aux phénomènes intellectuels… Cette fonction de l’intelligence… paraît être l’apanage à peu près constant des circonvolutions de l’hémisphère gauche »35. Le cerveau

serait ainsi composé de parties différentes auxquelles correspondraient des fonctions particulières, y compris émotionnelles. Ce que révèle cette

dominance cérébrale de l’hémisphère gauche sur le droit est avant tout la

compartimentation complexe du cerveau humain ainsi que les différentes fonctions s’y rattachant. Pour autant, à côté des études que Broca

29 (1688-1772) est l’un des premiers scientifiques à avoir attribué certaines fonctions cérébrales à des régions cérébrales particulières. Ainsi, à la partie antérieure de l’encéphale correspondent la pensée, le jugement et la volonté tandis qu’au lobe frontal est reconnu le contrôle musculaire. Cf. A. Parent, Ibid., p. 124.

30 (1758-1828)

31 L’organologie est la discipline qui étudie les relations entre la forme du crâne et le volume des organes cérébraux dont dépendraient certaines fonctions.

32 Il s’agit ici du patient Leborgne dont Broca décrit le cas dans un article intitulé « Perte de la parole, ramollissement chronique et destruction partielle du lobe antérieur gauche du cerveau », Bulletins de la société anatomique, 6 : 330-357, 1861. Cf. A. Parent, Ibid., p. 302.

33 Perte du langage. 34 (1824-1880)

35 « Sur le siège de la faculté du langage articulé », Bulletins de la Société d’anthropologie, 6, 1865 : 337-393, p. 384.

(25)

entreprit sur la nature des deux hémisphères cérébraux, il identifia également le grand lobe limbique36 dont la fonction fut alors associée à

l’olfaction mais que les neurosciences, un siècle plus tard, reconnurent comme le siège des émotions.

Quelques années après Broca, l’écossais David Ferrier37 étudia les

dimensions motrice et sensorielle du cerveau sur des animaux. Par la stimulation électrique des régions corticales, il stimula des mouvements musculaires au niveau du visage, de la main et des pattes arrière. En revanche, par l’ablation de ces mêmes régions, Ferrier releva que la coordination des gestes se faisait plus difficilement chez le singe, proche de l’humain, que chez le chien. Le cerveau n’est donc plus appréhendé ici plus comme un ensemble unitaire mais bien comme un ensemble de régions différentes impliquées dans des fonctions qui le sont tout autant et dont l’objectif serait avant tout adaptatif.

L’exemple suivant, bien qu’il ne suscitât pas vraiment de réaction scientifique à son époque, rend pourtant bien compte de la diversité des zones cérébrales et des fonctions s’y rattachant comme de leur nécessaire complémentarité adaptative. Peu avant les découvertes neurologiques de Broca, et sur un autre continent, se produisit un accident que révèle le neurologue Damasio38 et qu’attesteront les futures découvertes de

36 André Parent écrit que Broca définit le grand lobe limbique comme un « ensemble de structures cérébrales que l’on croyait alors associé à l’olfaction », cité Par A. Parent, Histoire du cerveau, p.161-162.

37 Ferrier (1843-1928) s’inspira largement des travaux des médecins allemands Gustav Fritsch (1838-1927) et Eduard Hitzig (1838-1907) qui découvrirent le cortex moteur grâce à l’électrostimulation de certaines zones du cortex cérébral qui réussit à active certains muscles. Cf. A. Parent, Ibid., pp.162-164.

(26)

Broca39. En 1848, dans le Vermont, Phinéas Gage40, jeune employé sur la

construction d’un chemin de fer, a la tête traversée par une barre de fer à la suite d’une décharge explosive. Extraordinairement rétabli au bout de quelques mois, son médecin, John Harlow, relève chez son patient un changement significatif de comportement. Incapable de supporter la frustration, il semblait ne plus pouvoir respecter aucune règle morale, ni n’être capable de faire des choix professionnels réfléchis. Lui, considéré comme homme d’affaires avisé chuta très vite socialement pour, finalement, finir dans un cirque de New-York à exhiber ses blessures ainsi que la barre de fer. John Harlow n’apprit la mort de son patient qu’en 1866, soit cinq ans après41. Même si le cas de Phinéas Gage ne réussit

pas à intéresser les neuroscientifiques de l’époque, il identifie pourtant un dérèglement émotionnel à la base d’un dérèglement éthique, comme un retour à l’animalité. Certaines lésions cérébrales provoqueraient ainsi des changements émotionnels inadaptés au contexte, ce qui, dans le cas de Phinéas Gage se traduisit par une incapacité à agir de façon adéquate avec autrui et, par extension, lui-même.

L’étude et la compréhension du cerveau humain se précisent alors par l’identification et l’attribution de certaines habiletés à des zones particulières. Des expériences menées sur les animaux abonderont dans ce sens. Ainsi André Parent nous apprend-t-il que Friedrich Leopold Goltz, en pratiquant l’ablation des hémisphères cérébraux sur des chiens, relèvera des comportements exagérés de rage. Riche de ses études,

39 Notamment celles qui auront permis à Broca d’identifier le grand lobe limbique, métaphorisé aujourd’hui comme le siège des émotions mais que ses contemporains associaient aux fonctions olfactives. Voir à ce sujet l’article de Broca « Anatomie comparée des circonvolutions cérébrales. Le grand lobe limbique et la scissure limbique dans la série des mammifères », Revue d’anthropologie, ser. 2, 1 : 385-498, 1878, cité par A. Parent, Histoire du cerveau, p.303.

40 En 1850, apparaît dans le journal « American Journal of the Medical Sciences » un article relatant le cas de Phinéas Gage.

41 Phinéas Gage mourut en 1861 d’une crise d’épilepsie. Son crâne et la barre de fer sont conservés au musée médical de l’université de Harvard (Boston).

(27)

Walter Cannon inaugura le concept de « pseudo-rage » pour identifier la colère artificielle que subissent les chats auxquels le scientifique aura déconnecté les zones cérébrales du tronc cérébral. À son tour, Philip Brad montrera que l’ablation de l’hypothalamus permet de mettre fin aux réactions de rage en rendant les chats apathiques. À partir de ces expériences, le neurobiologiste James Papez proposa un circuit impliqué dans les émotions. En précisant les différentes zones présentes dans ce circuit (« circuit de Papez »), il construit un modèle cérébral duquel les émotions feront partie intégrante. Non seulement le neurobiologiste identifie les différentes zones de son circuit mais en détermine également les fonctions.

B —Le cerveau triunique

1- Superposition cérébrale

De ces découvertes successives concernant la présence de zones cérébrales impliquées dans les réponses émotionnelles, allait s’ensuivre une conception particulière du cerveau humain. Lorsque le médecin et neurobiologiste américain Paul MacLean découvrit les travaux de Papez et le circuit que ce dernier élabora au sujet des émotions, les deux chercheurs se rencontrèrent. De cette rencontre, MacLean publia un article 42 en 1949, dans lequel il rendit publique sa théorie dite

« tripartite » du cerveau humain. Reprenant l’hypothèse de Papez selon laquelle un circuit cérébral serait spécialisé dans les émotions, MacLean enrichit ce même circuit de nouvelles structures qui formeront un nouvel

ensemble nommé « limbic system » 43 dès 1952, reprenant ainsi

42 MacLean, P.D. (1949), Psychosomatic disease and the « visceral brain ». “Recent developments bearing the Papez theory of emotion”, Psychosom. Medicine, 11: 338-353.

43 MacLean, P.D. (1952), Some psychiatric implications of physiological studies on fronto-temporal portions of the limbic system (visceral brain). Electroencephal. Clin. Neurophyiol, 4: 407-418.

(28)

l’expression de Broca44. MacLean fera alors cohabiter ce nouveau système

limbique avec deux autres systèmes de nature différente, voir incompatible, à savoir le cerveau reptilien et le néocortex (cf. annexe cerveau tripartite). L’idée que sous-tend cette approche du fonctionnement cérébral chez l’humain est celle d’une cohabitation parfois houleuse entre les trois formes de cerveaux aussi distincts qu’incompatibles. Chacune d’entre eux agit indépendamment des autres, tout en cherchant à s’imposer avec plus ou moins de réussite aux deux autres. La théorie de MacLean classifie les trois cerveaux selon des catégories bien distinctes et sans recoupement possible. Ainsi, au cerveau reptilien revient les instincts de survie qui poussent l’individu à répondre de façon déterminée au contexte. Dénué d’attachement à autrui, le cerveau reptilien renvoie l’homme à sa condition la plus égoïste et la plus brutale. Insensible car dénué d’émotions, il représente, dans la conception évolutionniste45 de MacLean, la première étape cérébrale et la

plus éloignée du cogito cartésien. Rigide et compulsif, le cerveau reptilien46, composé du tronc cérébral et du cervelet, a pour rôle non

seulement d’assurer les fonctions vitales mais aussi de contrôler la fréquence cardiaque, la respiration, la température corporelle, l’équilibre, etc. MacLean fait également dépendre la routine de ce cerveau premier lorsqu’il écrit que des expériences montrent :

44 Broca proposa le terme de « limbique » (du latin limbus, bordure, ceinture), pour désigner le grand lobe composé de l’hippocampe et du gyrus cingulaire en 1878 dans « Anatomie comparée des circonvolutions cérébrales. Le grand lobe limbique et la scissure limbique dans la série des Mammifères. Revue d’anthropologie, 1 : 385-498, cité par A. Parent dans Histoire du cerveau, p.119.

45 Dans son ouvrage (Les trois cerveaux, (trad. Roland Guyot), Éd. Robert Laffont, Paris, 1990) MacLean développe sa conception évolutionniste : le cerveau s’est développé de façon différente selon les espèces vivantes. Ainsi, le « premier » cerveau aura été conservé chez les reptiliens, tandis que le « second » se trouve chez tous les mammifères. Enfin, le « troisième » (néocortex) ne serait présent que chez les primates. Cf. pp.50-75.

(29)

Que la prédisposition à la routine trouve ses racines dans les plus anciennes parties du cerveau antérieur. En même temps, on notera que les observations sur les reptiles révèlent qu’ils sont esclaves des habitudes, des acquisitions antérieures ou précédentes, et du rituel. Un tel comportement conformiste prend souvent valeur de survie47.

La seconde sera celle du cerveau limbique auquel se rattachent les émotions. Ces dernières, en tant qu’elles permettent un attachement à autrui, favorisent la sociabilité autant chez l’homme que chez l’animal. La partie limbique, présente chez les êtres vivants capables de s’émouvoir, crée un lien protecteur entre les membres d’une même espèce. C’est par lui qu’une lionne veille sur sa progéniture ou qu’un humain sympathise par le partage d’états émotionnels. Responsable des émotions, le cerveau limbique mémorise les comportements selon un axe agréable/non agréable, appelé valence, et influe grandement sur ceux à venir. Siège de nos jugements de valeurs, MacLean avance que :

Chez les mammifères, le souci parental pour les petits se généralise ensuite à d’autres membres de l’espèce, développement psychologique qui aboutit à une évolution du sens de la responsabilité et de ce que nous appelons la conscience — morale)… Nous pouvons deviner dans cette situation les racines évolutives de l’unité de la famille, de l’unité du clan et de l’unité de plus larges sociétés aussi bien que l’intensité émotionnelle de sentiments concernant la séparation, l’isolement et la menace d’anéantissement48.

Enfin, composé de deux gros hémisphères, le néocortex est envisagé comme celui des fonctions cognitives. Rendant seul possible le fonctionnement de la pensée, il permet à l’homme d’appréhender son existence par le biais de la réflexion, par l’élaboration de raisonnements

47 Ibid., p.57. 48 Ibid., p.61.

(30)

plus ou moins sophistiqués. C’est par lui que sont rendus possibles, entre autres, le langage, l’imagination, l’apprentissage ou encore la conscience. Ainsi,

Le néocortex culmine dans le cerveau humain où se développe à cet endroit une mégapole de cellules nerveuses vouées à la production du langage symbolique et aux fonctions associées de lecture, écriture et calcul. Mère de l’invention et père de la pensée abstraite, le néocortex promeut la préservation et la procréation des idées49.

Cette troisième et dernière nature du cerveau serait alors rationnelle, capable d’élever les vivants qui en sont dotés à un certain niveau d’abstraction.

2- Natures hermétiques

Dans cette approche superpositionnelle du cerveau humain, chacune des trois parties le composant semble totalement hermétique aux deux autres. Dès l’introduction, P. MacLean pose d’emblée une division nette entre elles :

Radicalement différentes dans leur structure et leur chimie et, dans un sens évolutif, séparées par des générations sans nombre, les trois formations constituent une hiérarchie de trois cerveaux en un, ou cerveau triunique. Nous sommes donc obligés de jeter un regard sur le monde et nous-mêmes à travers trois mentalités complètement différentes50.

49 Ibid., p.67. 50 Ibid., p.46.

(31)

Cette conception triunique du cerveau humain induit l’indépendance de ses trois parties d’où pourrait naitre un véritable conflit, comme si leurs fonctions entraient en opposition, voire essaieraient de gagner seule la partie au détriment des deux autres. Cette approche triunique n’est pas étrangère à une certaine histoire de la philosophie, qui a parfois témoigné d’une vision négative de l’affect comme perturbatrice de la raison. Ainsi, la tripartition de l’âme que propose Platon est un exemple significatif de cette appréhension de tout ce qui se recoupe sous le concept de passion. Au livre IV de la République, le philosophe s’interroge sur ce que serait la justice :

Est-ce que nous accomplissons chacune de ces actions en fonction d’un même principe identique, ou alors, s’il en existait trois, accomplissons-nous chaque action en fonction d’un principe différent ? Apprenons-nous en fonction d’un principe différent ? Nous emportons-nous en fonction d’un autre principe qui existe en nous-mêmes ? Désirons-nous les plaisirs de la nourriture et de la génération, et tous ceux qui leur sont apparentés, en fonction d’un troisième principe ? Ou alors agissons-nous, chaque fois que nous sommes emportés par un élan, avec notre âme tout entière engagée dans chacun de nos actes ?51

Platon identifie alors trois principes psychiques distincts : le logistikon, entendu comme la raison ; le thumos que l’on pourrait traduire par différents termes, tels la colère, l’ardeur, le courage, se regroupant autour du concept de passion, comme l’explique Olivier Renaut52, et enfin

l’épithumétikon ou autrement dit, le désir. On pourrait alors imaginer cette tripartition de l’âme platonicienne se recouper avec le cerveau triunique

51La République, IV 436a-436b, trad. Georges Leroux, Éd. GF Flammarion, Paris, 2002.

52 La thèse d’Olivier Renaut (2007) sur laquelle nous nous appuyons dans ce chapitre s’intitule « Le tumos dans les Dialogues de Platon : réforme et éducation des émotions », Université Paris I – Panthéon – Sorbonne, U.F.R.10 de Philosophie, Paris.

(32)

de MacLean53 : au reptilien correspondrait l’épithumétikon54, au limbique

le thumos55 et au cortex/néocortex le logistikon56. De cette différence de

nature entre ces trois principes psychiques naissent les conflits internes de l’âme dont Léontios, en se dirigeant vers Athènes, sera victime. Pris entre sa volonté de ne point regarder les cadavres gisant près de leur bourreau et le désir de le faire, Léontios cède à ce dernier :

Il était à la fois pris par le désir de regarder, et en même temps il était empli d’aversion et se détournait de cette vue. Pendant un certain temps, il aurait résisté et se serait voilé le visage, mais finalement subjugué par son désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les suppliciés, il aurait dit : « Voilà pour vous, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! »57

La dichotomie qu’offre une telle conception du cerveau chez MacLean rend chacune des trois parties hermétiques58 aux deux autres. Leur nature ne

remplissant pas les mêmes fonctions, chacune tendrait à prendre le dessus et à imposer sa « volonté » aux deux autres. C’est ainsi que s’affrontent chez Léontios un désir morbide et une conscience morale. Le néocortex, en tant qu’il permet une révision affinée et logique du monde,

53 Comme nous le verrons plus loin, dans la troisième partie de ce travail doctoral, les

distinctions que Platon opère entre les différentes parties de l’âme ne sont pas aussi hermétiques que le sont celles identifiées par MacLean concernant le cerveau humain.

54 L’épithumétikon, en effet, pourrait se traduire comme un mouvement de l’âme ayant

pour objectif la satisfaction de la dimension la plus animale de l’homme, dirigeant, par exemple, la faim, la soif et la sexualité. Par-là, nous pourrions la comparer au cerveau reptilien de MacLean en ce qu’elle correspond également à la dimension purement « mécanique » des vivant en étant dotés.

55 En tant que principe colérique, le thumos se trouve à l’intersection entre

l’épithumétikon et le logistikon (car éduqué, il devient une énergie enthousiasmante). Reliant le désir à la raison, il pourrait alors être comparé au cerveau limbique de MacLean correspondant aux émotions.

56 Enfin, le logistikon, se traduisant par la raison, nous pourrions établir un parallèle

entre lui et le néocortex identifié par MacLean.

57 Platon, La République, IV 440 a.

58 Nous verrons dans les deuxième et troisième parties de ce travail doctoral, que les

trois parties de l’âme ainsi nommées par Platon ne sont pas aussi hermétiques que les trois parties cérébrales identifiées par MacLean.

(33)

ne pourrait qu’être perturbé par le limbique dans sa réflexion. Contraires à la raison, elles en altèreraient la qualité et en amoindriraient la portée. Face à elles, une attitude de méfiance serait alors à adopter. En aucun cas, les émotions ne sauraient être pertinentes dans l’élaboration d’un choix dit raisonnable.

3- L’humain tiraillé

De cette rivalité que se livreraient les dimensions affectives et rationnelles de l’homme, ce dernier n’en serait donc que tiraillé, comme pris dans un véritable étau. Le sous-titre de l’ouvrage59 de Paul MacLean et Roland

Guyot est on ne peut plus explicite quant aux relations qu’entretiendraient les parties reptilienne, limbique et corticale du cerveau humain : « Trois cerveaux hérités de l’évolution coexistent difficilement sous le crâne humain ». Ces trois stades évolutifs, loin de travailler de concert, sont interprétés par MacLean de façon, sinon opposée, du moins contradictoire. Étant contraires à la raison, les émotions et les instincts interdiraient à l’individu toute adaptation optimale au contexte. Pris dans les précipitations décisionnelles que ces dernières induisent, l’humain devrait lutter contre toute intrusion non-rationnelle dans ses démarches cognitives. Par-là, ce point de vue duelliste ou conflictuel semble répondre à une définition de l’homme que l’histoire de la philosophie occidentale, entre autres60, proposa sous la plume de très nombreux auteurs. Ainsi,

Descartes, précurseur des Lumières, écrit-il à son sujet :

J’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c’est-à-dire

59 « Les trois cerveaux de l’homme »

60 Ce « entre autres » fait allusion aux expressions populaires significatives de cette méfiance vis à vis des émotions, telles, par exemple « être hors de soi ».

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l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaitre que lui, et qu’encore qu’il ne fût point elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est61.

Cette délimitation de l’humain à la seule raison le conçoit d’emblée comme victime en puissance de tout ce qui n’est pas elle et, en premier lieu, des émotions. Rappelons-nous également l’idéal stoïcien62 : l’être humain ne

peut qu’être heureux que par l’élimination de ses émotions en tant qu’elles apportent une vision erronée du monde. La différence de nature existant entre raison et émotion rend difficile, voire impossible toute opération commune. En effet, si les trois parties du cerveau qu’identifie MacLean sont à ce point inconciliables, si leur volonté de pouvoir les dresse les unes contre les autres, on comprend mieux à quel point l’homme, en tant qu’être de raison, doive se prémunir de sa dimension affective, voire la réprimer.

Or, cette conception triunique ne parvint pourtant pas à résister aux avancées technologiques, notamment l’imagerie cérébrale, grâce auxquelles une compréhension plus juste des émotions ainsi que de leur participation à la raison auront pu être apportées.

61 Descartes, Discours de la méthode, IV, Éd. Livre de poche, Paris, 2000, p.111.

62 Nous verrons au chapitre 2 de la deuxième partie de ce travail doctoral, intitulé « Une raison incarnée », que d’autres courants philosophiques ont appréhendé l’émotion de façon positive et complémentaire de la raison.

(35)

CHAPITRE 2 : LES ÉMOTIONS DANS LE CERVEAU A-Un cerveau foisonnant

Le développement des neurosciences et l’intérêt inédit porté aux émotions depuis quelques décennies ont permis de mieux comprendre leur nature ainsi que leur rôle dans le fonctionnement cérébral. Plusieurs critiques63

ont été avancées à l’encontre de la conception triunique, remettant en cause la théorie des trois cerveaux. Identifiés par MacLean, ils ne seraient pas aussi imperméables l’un à l’autre. Bien au contraire, de très nombreuses interactions seraient tissées entre eux. Le cas de Phinéas Gage, vu plus en avant dans le texte, révèle bien une perte d’adaptabilité due à une liaison cérébrale, à savoir le thalamus, siège des émotions. Amputé émotionnellement, incapable de conformer adéquatement ses émotions au contexte vécu, Gage se marginalisa entièrement. Son intelligence s’avéra inadaptée face aux actions à accomplir. Sans émotions, sa capacité décisionnelle fut très largement contreproductive. Bien qu’il continue à obtenir, après son accident, des résultats satisfaisants concernant son fonctionnement intellectuel, il fut incapable de choisir par lui-même et encore moins de rendre ses décisions socialement adéquates. Le paradigme classique d’une décision purement rationnelle se trouva ainsi altérée par une participation émotionnelle à sa démarche. Si la tripartition de MacLean eut le mérite de mettre en évidence la dimension historique du cerveau, elle n’en reste pas moins prisonnière d’une vision classique de la rationalité. En présentant les trois couches cérébrales de façon conflictuelle, MacLean oppose la raison à l’émotion. Or, un certain

63 Notamment les théories cognitivistes (Schachter et Singer, 1962), ou encore évaluantes (Lazarus, 1991), qui attribueront aux émotions une dimension cognitive capables d’orienter les décisions humaines de façon pertinente et de stimuler ses compétences rationnelles. La suite de ce chapitre reviendra plus tard sur les différentes théories qui auront traité de la nature et du rôle des émotions.

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nombre de critiques viendront rejeter la conception d’un cerveau triunique et, par extension, d’une tension entre ses différentes couches.

1- Trois critiques

1.1-Le cerveau reptilien

Une des premières critiques apportées à la théorie de MacLean concerne la capacité à un quelconque attachement affectif dont serait totalement dépourvus reptiliens et oisifères. Or, comme le souligne Jean-François Dortier :

Depuis les années 1980, il a été démontré par exemple que les reptiles possèdent l’équivalent d’un système limbique et un cortex (appelé pallium) comme tous les vertébrés. Si l’on sait peu de choses sur les émotions que pourrait ressentir un reptile, on sait en tout cas que plusieurs d’entre eux, comme les crocodiles, manifestent des comportements maternels très développés : la mère protège ses petits comme le font la plupart des mammifères… Comment expliquer ces conduites s’ils n’étaient dotés que d’un cerveau « reptilien », réduit à quelques réactions de survie ?64

Ce que soulève Dortier est l’impossibilité de réduire certaines espèces vivantes dotées d’un cerveau à un comportement purement lié à la survie. La capacité des oiseaux à « s’occuper de leurs petits, construire un nid, fabriquer des outils, apprendre leur chant » 65 témoigne ainsi d’un

paradoxe dans la théorie triunique de MacLean. En effet, comment des cerveaux pourraient-ils n’être que « reptiliens » lorsque des comportements sont davantage le fruit d’un quelconque attachement et

64 « Le mythe des trois cerveaux », Sciences Humaines, No 14, nov.-déc. 2011, p.15. 65 Ibid., p.15.

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d’un certain apprentissage ? La réponse se trouverait dans les différences, non pas de degré mais de nature, établies entre les cerveaux par MacLean, en ce que les trois cerveaux répondraient à des fonctions indépendantes. Cette vision classique que Dortier fait remonter jusqu’à Ludwig Edinger66

n’est pourtant plus envisagée aujourd’hui :

L’évolution du cerveau est envisagée désormais sur un autre modèle : la même structure fondamentale du cerveau existe chez les membres de la classe des vertébrés que sont les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères. Ce qui change d’un ordre animal à l’autre ou d’une espèce à l’autre est le développement relatif de telle ou telle structure67.

En d’autres termes, tout cerveau serait composé des mêmes structures. Seul le développement de celles-ci permettrait de noter des différences significatives entre elles. Ces différences se notent ainsi à partir du volume des structures. Chez l’homme, non seulement le néocortex bénéficie de circonvolutions nettement supérieures à celui des singes mais l’expansion du lobe frontal, comme siège de la pensée abstraite68, a connu

un développement extraordinaire.

1.2-Le cerveau limbique

La seconde critique adressée à la conception triunique se concentre sur la nature du cerveau limbique, souvent appelé à tort « cerveau émotionnel ». En effet, pour MacLean, le cerveau émotionnel se situe dans les régions sous-corticales. Il apparait pourtant aujourd’hui que d’autres régions

66 Anatomiste allemand du XIXème siècle, différenciant le cerveau archaïque des reptiles et des oiseaux à celui « nouveau » des mammifères.

67 Dortier, J.F.(Dir.), Le cerveau et la pensée, (Dir. Dortier J.F.), Sciences Humaines Éditions, 2014, Auxerre, p. 67.

68 C’est le psychologue russe Alexandre Luria, élève de Lev Vygotsky et d’Ivan Pavlov, qui le premier découvrira les fonctions principales du lobe frontal.

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cérébrales sont engagées dans ce dernier. Grâce à l’essor des techniques de neuro-imagerie ainsi que le développement des neurosciences cognitives, les neurosciences des affects permettent de mieux identifier les zones cérébrales impliquées dans les processus émotionnels. Joseph E. Ledoux et Jeff Muller (1997) ont ainsi reconnu l’absence de centres

uniques des émotions. À ce concept de « centres », les neuroanatomiques préfèreront le terme de « systèmes composés » en ce que les émotions nécessitent plusieurs zones cérébrales. Ainsi, le cerveau émotionnel, loin d’être limité aux zones sous-corticales, implique également des régions du tronc cérébral et se hissent jusqu’au cortex. Par exemple concernant l’émotion de peur, décrite par Ledoux et Muller :

The indirect pathway from the thalamus to the cortex to the amygdala introduces additional synapses, and thus the cortical path would be expected to be a slower route. The direct pathway permits rapid but imprecise processing of danger; the cortical pathway allows precise but slower processing. The direct thalamic path to the amygdala may be advantageous in situation where rapid responses to potential dangers are important69.

C’est ce qui se passe lorsqu’un promeneur semble apercevoir un serpent au fond d’une flaque d’eau. Il sursaute de peur. Mais un autre chemin, plus long, offre au cortex sensoriel le rôle d’intermédiaire entre le thalamus et l’amygdale, rendant ainsi la réponse émotionnelle plus justement adaptée au contexte ; lorsque le promeneur réalise qu’il ne s’agit pas d’un serpent mais d’un simple bout de bois, la peur disparait. Cette participation du cortex et du limbique à des fins d’optimisation comportementale contredit également le triunisme de MacLean70. Loin de

69 Ledoux, Joseph E. & Muller, Jeff, “Emotional memory and psychopathology”, in Philosophical

transactions: Biological Sciences, Vol. 352, n.1362, The Royal Society Publishing, 1997, pp. 1721-1722.

70 Comme l’écrivent les chercheurs en neurologie de l’Université de Genève, Swan Pichon et Patrik Vuilleumier, à propos de cette impossible réduction des émotions à une seule zone du cerveau, à

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