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Entre intersubjectivité et individualité

CHAPITRE 3 : LES ÉMOTIONS COMME JUGEMENTS

A- Différentes théories sur l’émotion

2- Entre intersubjectivité et individualité

La valeur cognitive de l’émotion apparaîtrait ici comme indissociable de croyances non seulement individuelles mais également sociales. Si l’émotion émerge d’une confrontation entre des informations nouvelles et des croyances spécifiques, le rôle qu’y joue la société est fondamental. En effet, en tant que produit culturel, l’être de langage qu’est l’humain répond à un certain nombre de croyances et de valeurs socialement acquises et partagées. Si en Occident le blanc est symbole de pureté, en Asie c’est le rouge qui remplit cette fonction. Comme le souligne Faucher « On ne peut guère attribuer des émotions comme la jalousie ou la honte avant qu’ils (les enfants) n’aient intériorisé les normes et attitudes culturelles qui constituent l’émotion… Les émotions dépendant d’abord et avant tout de l’évaluation de la situation par l’individu. Elles dépendent donc des croyances de celui-ci à propos de la situation »114. L’émotion

n’échappe pas à ce déterminisme culturel. Ahmed Channouf nous en donne deux exemples significatifs :

Les Inuits Utku considèrent la colère comme une émotion infantile et répriment son expression très tôt dès l’enfance ; or les Américains y voient en revanche une marque de caractère et encouragent son expression chez les enfants. Ceci ne veut pas dire que l’émotion de colère n’existe pas chez les Inuits, mais seulement que son expression est inhibée comme résultat d’un processus d’acculturation… Les Tahitiens ne possèdent pas de mot pour désigner la tristesse et la dépression. Ils ressentent bien, comme tous les humains, une sensation de fatigue ou de lourdeur, mais ils interprètent cette sensation de façon non

114 Faucher, Luc, « Émotions fortes et constructionnisme faible » ; Philosophiques, Revue Érudit, vol. 26 n1, 1999, p.18-19.

émotionnelle. Ils la conçoivent comme une maladie ou comme l’effet d’un esprit115 116.

L’expression de l’émotion est ici conditionnée par les normes sociales qui la régissent. Si les changements physiologiques, inhérents à toute émotion, sont bien ressentis par chaque être humain, leur interprétation culturelle différera en fonction des sociétés. Déterminée par la culture où elle s’enracine, l’émotion porte en elle un héritage social et s’inscrit d’emblée dans la relation à autrui, tel dans les exemples fournis par Ahmed Channouf parmi lesquels la colère ressentie physiologiquement est culturellement décriée ou favorisée. Pour Averill, figure importante du constructiviste social, les émotions sont beaucoup plus que des réponses physiologiques, à savoir des « transitory social roles »117. Inculqués

socialement, ces rôles représenteraient les systèmes normatifs à partir desquels s’expriment des émotions toujours particulières. Les émotions n’existeraient essentiellement que dans et par les normes et règles sociales. Une association culturelle et linguistique permettrait un étiquetage verbal, une conceptualisation, par lequel s’effectuerait un apprentissage émotionnel reliant le nom de l’émotion à des sensations somato-viscérales. Ainsi Averill écrit-il

The relation of language to emotional creativity is thus two-sided. On the one hand, emotion words can serve as catalysts for emotional development – the acquisition of syndromes that are standard (and named) within the culture. On the other hand, language also constrains experience, forcing emotions into

115 Entendons ici par le concept d’ « esprit », une force surnaturelle qui agirait sur les humains. 116 Les émotions : Une mémoire individuelle et collective, Ed. Mardaga, Sprimont, 2006, pp. 48- 49.

117 Averill, « A Constructivist View of Emotion », in R. Plutchik and H. Kellerman (1980), Emotion:

preordained conceptual categories. A truly creative emotional experience needs break the bonds of ordinary language118.

De nombreux exemples corroborent cette relation de l’émotion à la culture dans laquelle elle se vit. Ainsi V. Christophe119 nous rappelle que

Wierzbicka mentionne une liste de mots désignant des émotions non universalisables, entre autres « sadness », « anger », « fear » et « disgust » pour démontrer l’attachement structurel des émotions à une culture donnée et leur impossible traduction en d’autres systèmes linguistiques. Charles Baudelaire, polyglotte, utilisa d’ailleurs le terme

anglais « spleen » 120 pour identifier une émotion mélancolique

intraduisible en français. Pour autant, si comme le rappelle Véronique Christophe « le courant du constructivisme social s’oppose ainsi fermement à la notion d’émotion fondamentale de base »121, elles ne

peuvent cependant être considérées comme de purs phénomènes externes. Héritier du théoricien russe Lev Vygotsky122, le constructivisme

social n’a que récemment admis la dimension biologique de l’émotion, sans influence de l’apprentissage social. Deborah Lupton différencie, par exemple, « emotions as inherent » et « emotions as sociocultural products »123, affiliant les premières à l’histoire de l’espèce et les secondes

à celle de la culture. De là, les secondes ne seraient que les transformations culturelles des premières. La culpabilité serait ainsi la mutation sociale de l’émotion de peur face aux prédateurs comme la

118 « Creativity in the Domain of Emotion », in Robinson M.D., Watkins E.R., Harmon-Jones,

Handbook of Cognition and Emotion, op. cit., p.773.

119 In Les émotions, Septentrion Presses universitaires, Villeneuve d’Ascq, 1998, p.78. 120 Dans le recueil de poèmes Les fleurs du mal, 1852.

121 Les émotions, op. cit., p. 77.

122 Pédagogue russe découvert en Occident dans les années soixante, Lev Vygotsky propose une théorie du développement psychique intégrant une dimension historique (individuelle et collective), qui provient de l’élaboration de la culture par la société et une dimension culturelle provenant de l’interaction entre l’enfant et autrui, membre de cette culture.

123 Chapitre 1 “Thinking Through Emotion: Theoretical Perspectives”, in Lupton D. 1998, The

honte une émotion de colère socialisée. Par-là, se mêlerait au cœur de l’émotion une origine physiologique (que l’humain partage avec un nombre important d’espèces animales), et une origine culturelle qui la confondrait avec des valeurs et des normes sociales.

2.2-Des valeurs individuelles

L’émotion, en tant que processus physiologique et normalisation culturelle, devient également le réceptacle de valeurs individuellement vécues. En effet, que l’émotion soit une des caractéristiques biologiques de notre espèce ainsi qu’une construction sociale (par le biais de valeurs reconnues), ne change rien au monde de l’intime dans lequel elle se déploie. La dimension phénoménologique (Stumpf, 1899 ; Buytendick, 1958) de l’émotion s’entrevoit alors. En effet, pour le psychologue Stumpf, celle-ci s’ancre dans les états mentaux du sujet qui le dirigent vers des objets particuliers. Par « états mentaux », nous explique Catherine Belzung 124, entendons à la fois les états intellectuels (croyances,

jugements) et les états affectifs (ressentis, émotions). Si l’émotion est avant tout un état affectif, elle repose nécessairement125 sur un état

intellectuel. En effet, c’est par ce que je sais de l’objet que se déploiera ma perception affective par rapport à lui. En ce sens, l’émotion, en tant que direction portée face au monde environnant, traduit l’intentionnalité dans ce qui lui est de plus personnel126. Nul ne pourra jamais ressentir

émotionnellement ce qu’autrui ressent. L’émotion s’ancre ainsi dans ce

124 In Biologie des émotions, op. cit., p.89.

125 En effet, pour Stumpf, le plaisir dégustatif ne saurait être compris comme une émotion en ce qu’il ne contiendrait pas de composante intellectuelle, contrairement à la colère éprouvée contre une personne dont on connaitrait la malveillance à notre égard.

126 On retrouve chez Buytendick une même intentionnalité du sujet dans et par l’émotion, autant chez l’être humain que chez l’animal : « l’animal et l’homme ne peuvent faire quelque chose que dans le cas où ils donnent aux diverses parties de leurs corps et à la situation extérieure, une signification » (L’homme et l’animal, trad. fr. Gallimard, Paris, 1965, p. 31, cité par C. Belzung, Ibid., p.77).

que le sujet aurait de plus particulier, de plus unique. On peut, bien sûr, tenter de l’imaginer. L’empathie et la sympathie, réciproquement reconnaissance et partage émotionnels, seraient sans doute les moyens les plus assurés de s’en rapprocher. Pour autant, autrui reste un objet irréductiblement étranger. Face à ses émotions, le sujet est aux prises avec son unicité, sa particularité la plus intime en ce que non seulement elles agissent par des changements physiologiques particuliers mais représentent également les valeurs par lesquelles il interprète et se situe dans le monde. Ça n’est plus seulement le corps qui s’émeut, mais bien plutôt le sujet. Même si l’émotion, pour Sartre, repose sur la croyance que nous lui accordons, le philosophe abonde dans le sens d’émotions comme marque de l’individualité :

À présent nous pouvons concevoir ce qu’est une émotion. C’est une transformation du monde… En un mot dans l’émotion, c’est le corps qui, dirigé par la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses qualités. Si l’émotion est un jeu, c’est un jeu auquel nous croyons127.

Les émotions nous révèleraient ainsi les valeurs qui nous composent. Les jugements qu’elles formulent nous rappellent, in fine, qui nous sommes, ce que nous aimons et ce qui nous révulse. Pierre Livet formule très bien cette révélation aux valeurs que permettent les émotions :

À nous, humains, elles (les émotions), nous révèlent nos valeurs, en un sens assez voisin de celui dans lequel nos choix nous révèlent nos préférences. Nous n’avons pas besoin de choisir pour avoir des préférences, mais c’est en choisissant que nous nous révélons à nous-mêmes nos préférences. Nous pouvons porter des jugements de valeur sans éprouver que nous nous révélons à nous-mêmes nos valeurs. Les émotions sont

127 In Esquisse d’une théorie des émotions. Hermann, 1995, Paris, pp. 43-44, cité par C. Belzung,

nécessaires aux humains pour qu’ils se révèlent à eux-mêmes quelles sont les valeurs auxquelles ils sont réellement attachés128.

En tant que « révélatrice », pour reprendre le terme de P. Livet, de nos valeurs les plus intimes, les émotions seraient ainsi à même de nous les faire identifier le plus justement possible. Christine Tappolet (2000)

reconnait ainsi dans l’intensité émotionnelle une hiérarchisation des valeurs propres à l’individu. En effet, bien qu’appartenant à une même culture, l’imbrication de valeurs ou normes sociales à la particularité des personnes opère des préférences distinctes entre celles-ci. Le ressenti émotionnel permet alors de repérer les valeurs les plus profondément ancrées en nous. Pour autant, sans tomber dans la radicalité stoïcienne pour qui toute émotion est un jugement erroné, une question se pose quant à la légitimité de certaines d’entre elles. Comment savoir qu’une émotion est, ou non, justifiée dans et par son contexte ? Car si, comme le soulignent Tappolet et Livet, les émotions sont révélatrices de valeurs profondément ancrées dans le sujet129, elles ne sont pas toutes adéquates

au contexte. Dans une conception évolutionniste, des émotions de colère ou de peur à répétition, par exemple, pourraient facilement nuire au bien- être de celui ou celle qui les ressent, ainsi qu’à leur entourage, s’avérant par là-même socialement et vitalement handicapantes.

128 « Actualité philosophique des émotions », in A. Channouf and G. Rouan, Émotions et cognitions, De Boeck, Bruxelles, 2002, p. 44.

129 Une différence de taille existe pourtant entre les deux philosophes. Si pour Tappolet les émotions sont des valeurs, elles n’en sont pour Livet que des indices. Lire la critique que fait Livet à l’endroit de Tappolet dans Émotions et rationalité morale, Éd. Presses Universitaires de France, 2002, Paris, pp. 161-171.