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CHAPITRE 2 : LES ÉMOTIONS DANS LE CERVEAU

A- Un cerveau foisonnant

1- Trois critiques

1.1-Le cerveau reptilien

Une des premières critiques apportées à la théorie de MacLean concerne la capacité à un quelconque attachement affectif dont serait totalement dépourvus reptiliens et oisifères. Or, comme le souligne Jean-François Dortier :

Depuis les années 1980, il a été démontré par exemple que les reptiles possèdent l’équivalent d’un système limbique et un cortex (appelé pallium) comme tous les vertébrés. Si l’on sait peu de choses sur les émotions que pourrait ressentir un reptile, on sait en tout cas que plusieurs d’entre eux, comme les crocodiles, manifestent des comportements maternels très développés : la mère protège ses petits comme le font la plupart des mammifères… Comment expliquer ces conduites s’ils n’étaient dotés que d’un cerveau « reptilien », réduit à quelques réactions de survie ?64

Ce que soulève Dortier est l’impossibilité de réduire certaines espèces vivantes dotées d’un cerveau à un comportement purement lié à la survie. La capacité des oiseaux à « s’occuper de leurs petits, construire un nid, fabriquer des outils, apprendre leur chant » 65 témoigne ainsi d’un

paradoxe dans la théorie triunique de MacLean. En effet, comment des cerveaux pourraient-ils n’être que « reptiliens » lorsque des comportements sont davantage le fruit d’un quelconque attachement et

64 « Le mythe des trois cerveaux », Sciences Humaines, No 14, nov.-déc. 2011, p.15. 65 Ibid., p.15.

d’un certain apprentissage ? La réponse se trouverait dans les différences, non pas de degré mais de nature, établies entre les cerveaux par MacLean, en ce que les trois cerveaux répondraient à des fonctions indépendantes. Cette vision classique que Dortier fait remonter jusqu’à Ludwig Edinger66

n’est pourtant plus envisagée aujourd’hui :

L’évolution du cerveau est envisagée désormais sur un autre modèle : la même structure fondamentale du cerveau existe chez les membres de la classe des vertébrés que sont les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères. Ce qui change d’un ordre animal à l’autre ou d’une espèce à l’autre est le développement relatif de telle ou telle structure67.

En d’autres termes, tout cerveau serait composé des mêmes structures. Seul le développement de celles-ci permettrait de noter des différences significatives entre elles. Ces différences se notent ainsi à partir du volume des structures. Chez l’homme, non seulement le néocortex bénéficie de circonvolutions nettement supérieures à celui des singes mais l’expansion du lobe frontal, comme siège de la pensée abstraite68, a connu

un développement extraordinaire.

1.2-Le cerveau limbique

La seconde critique adressée à la conception triunique se concentre sur la nature du cerveau limbique, souvent appelé à tort « cerveau émotionnel ». En effet, pour MacLean, le cerveau émotionnel se situe dans les régions sous-corticales. Il apparait pourtant aujourd’hui que d’autres régions

66 Anatomiste allemand du XIXème siècle, différenciant le cerveau archaïque des reptiles et des oiseaux à celui « nouveau » des mammifères.

67 Dortier, J.F.(Dir.), Le cerveau et la pensée, (Dir. Dortier J.F.), Sciences Humaines Éditions, 2014, Auxerre, p. 67.

68 C’est le psychologue russe Alexandre Luria, élève de Lev Vygotsky et d’Ivan Pavlov, qui le premier découvrira les fonctions principales du lobe frontal.

cérébrales sont engagées dans ce dernier. Grâce à l’essor des techniques de neuro-imagerie ainsi que le développement des neurosciences cognitives, les neurosciences des affects permettent de mieux identifier les zones cérébrales impliquées dans les processus émotionnels. Joseph E. Ledoux et Jeff Muller (1997) ont ainsi reconnu l’absence de centres

uniques des émotions. À ce concept de « centres », les neuroanatomiques préfèreront le terme de « systèmes composés » en ce que les émotions nécessitent plusieurs zones cérébrales. Ainsi, le cerveau émotionnel, loin d’être limité aux zones sous-corticales, implique également des régions du tronc cérébral et se hissent jusqu’au cortex. Par exemple concernant l’émotion de peur, décrite par Ledoux et Muller :

The indirect pathway from the thalamus to the cortex to the amygdala introduces additional synapses, and thus the cortical path would be expected to be a slower route. The direct pathway permits rapid but imprecise processing of danger; the cortical pathway allows precise but slower processing. The direct thalamic path to the amygdala may be advantageous in situation where rapid responses to potential dangers are important69.

C’est ce qui se passe lorsqu’un promeneur semble apercevoir un serpent au fond d’une flaque d’eau. Il sursaute de peur. Mais un autre chemin, plus long, offre au cortex sensoriel le rôle d’intermédiaire entre le thalamus et l’amygdale, rendant ainsi la réponse émotionnelle plus justement adaptée au contexte ; lorsque le promeneur réalise qu’il ne s’agit pas d’un serpent mais d’un simple bout de bois, la peur disparait. Cette participation du cortex et du limbique à des fins d’optimisation comportementale contredit également le triunisme de MacLean70. Loin de

69 Ledoux, Joseph E. & Muller, Jeff, “Emotional memory and psychopathology”, in Philosophical

transactions: Biological Sciences, Vol. 352, n.1362, The Royal Society Publishing, 1997, pp. 1721- 1722.

70 Comme l’écrivent les chercheurs en neurologie de l’Université de Genève, Swan Pichon et Patrik Vuilleumier, à propos de cette impossible réduction des émotions à une seule zone du cerveau, à

se confronter, les différentes parties du cerveau s’avèreraient bien plutôt complémentaires.

1.3-Limbique et cognition

Enfin, la troisième critique, à laquelle se rattache le cas clinique de Phinéas Gage, provient de la force cognitive d’une partie du système limbique, à savoir l’hippocampe. Siège de la mémorisation et de l’apprentissage, l’hippocampe est « la région emblématique du système limbique. Cette structure permet de comparer l’état du monde à sa valeur affective »71. Sans cette compétence à mesurer la valeur affective du

contexte, ce dernier perdrait tout son sens. Plus rien n’est en mesure de calculer son niveau d’importance et le sujet, tel Gage, y devient insensible. Il apparait alors que la raison seule ne puisse suffire à l’évaluation affective du contexte. Comme le soulignent Ledoux et Muller, il n’existe pas de centre unique des émotions mais des « systèmes composés » de plusieurs unités cérébrales reliées. En d’autres termes, certains circuits émotionnels débordent le cerveau limbique, contrairement à la conception triunique de MacLean.

savoir la limbique : « aujourd’hui, le terme de système limbique, pratique pour désigner de façon générale les circuits associés aux émotions et à l’homéostasie, est devenu trop vague pour définir précisément les fonctions affectives en termes anatomiques ou fonctionnels…Et surtout, il ne prend pas en compte les études fonctionnelles qui relient les structures à leur fonction. Ainsi, la liste des aires définissant le cerveau émotionnel est certainement appelée à évoluer : certaines aires, tel le striatum ventral et le cortex orbitofrontal, devraient en faire partie, d’autres pourraient être éliminées. Qui plus est, mieux vaut ne pas attribuer de façon trop rigide une seule fonction à une aire donnée. L’amygdale, par exemple, joue un rôle essentiel dans la peur, mais intervient aussi dans la prise de décision, l’attention et la mémoire », Le monde des émotions, Éd. Belin, Paris, 2015, pp. 147-148.

71 P. Vernier et J-D Vincent, CNRS, Institut A. Fessard, Gif-sur-Yvette, Science et vie, num. 195, juin 1996, p.126.