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Les mutations du droit moral

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Academic year: 2021

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Les mutations du droit moral

Mémoire

Maîtrise en droit - avec mémoire

Justine Lepez

Université Laval

Québec, Canada

Maître en droit (LL. M.)

et

Université Paris-Sud

Orsay,France

Master (M.)

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Les mutations du droit moral

Mémoire

Cheminement bi-diplômant – Propriété intellectuelle fondamentale et

technologies numériques

Justine Lepez

Sous la direction de :

Marie-Eve Arbour, Université Laval

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Résumé

Notre mémoire de maîtrise porte sur les mutations du droit moral en France.

Traditionnellement, le droit moral est prédominant sur les droits patrimoniaux, en raison de

la conception personnaliste qui irrigue le droit d’auteur français et en fait sa singularité. Cette

prééminence engendre classiquement une stabilité et une position suffisamment forte pour

résister au vent consumériste qui souffle sur le paysage juridique international occidental.

Néanmoins, en raison de la dilution de la notion d’auteur, de la tendance à la collectivisation

et donc l’émergence d’une multiplicité d’œuvres, de nouveaux modes de diffusion et de la

mise en place systématique d’une balance des intérêts contra legem entre le droit moral et la

liberté de création, ce droit extrapatrimonial témoigne d’un changement de paradigme

manifeste en ce qu’il fait l’objet de mutations profondes, s’agissant des principes

fondamentaux qui composent son socle commun, de la diversité des régimes spécifiques

selon les objets protégés, et du renouvellement des méthodes du juge. La position

hégémonique de la liberté d’expression artistique entraine inexorablement un affaissement

considérable du droit moral de l’auteur. Une perspective inquiète en ce qu’elle menace la

pérennité de la singulière institution romantique du droit d’auteur français.

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Abstract

Our master's dissertation focuses on the mutations of the author’s moral right in France. Traditionally, the moral right has been predominant over economic rights, due to the personalistic conception that underlies French copyright and makes its specificity. This pre-eminence typically generates a situation of stability and a strong enough position in order to resist the consumerist wind that blows on the Western international legal landscape. Nevertheless, because of the dilution of the notion of author, the tendency towards collectivization and thus the emergence of a multiplicity of works, new modes of distribution and the systematic establishment of a balance of interests between moral rights and freedom of creation, this extra-patrimonial right shows a clear paradigm shift in that it is subject to profound changes, with regard to the fundamental principles that constitute its common ground, the diversity of specific regimes depending on the protected objects, and the renewal of the judge’s methods. The hegemonic position of freedom of artistic expression inevitably leads to a considerable collapse of the author's moral right. A worrying prospect in that it threatens the sustainability of the outstanding romantic institution of French copyright.

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Table des matières

Résumé ...ii

Abstract ... iii

Table des matières ...iv

Remerciements ...vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : La nature unitaire du droit moral ... 17

I. La consécration d’un droit de la personnalité prédominant ... 17

A) La puissance d’une personnalité matérialisée ... 17

B) La vigueur du droit moral puisée dans le droit de propriété ... 20

C) L’influence extranationale de la conception française du droit moral ... 22

II. Un droit commun du droit moral aux principes théoriquement figés ... 24

A) Des prérogatives amoindries du droit moral ... 24

B) Des caractères fragilisés du droit moral ... 36

III. La mutation d’un droit-pouvoir en un droit-fonction au décès de l’auteur ... 45

A) Un droit susceptible d’abus ... 46

B) La transmission du droit de paternité et du droit au respect et à l’intégrité de l’œuvre selon les règles de droit commun ... 47

C) La véhémence à géométrie variable du régime spécifique du droit de divulgation exercé post mortem auctoris... 48

D) L’essoufflement du droit moral exercé post mortem auctoris face à la liberté de création ... 51

Chapitre 2 : Des mutations induites par la diversité des objets protégés... 55

I. Le recul du droit moral en raison de la nature particulière de certaines œuvres ... 55

A) L’affaiblissement du droit moral par la consécration officielle de droits moraux.... 55

B) L’affaiblissement du droit moral par la consécration officieuse de droits moraux .. 62

II. Le recul du droit moral en raison de la qualité particulière de certains auteurs ... 70

A) Le cas de l’œuvre plurale : un droit moral concurrencé ... 70

B) L’octroi d’un droit moral symbolique aux créations de fonctionnaires ... 78

Chapitre 3 : Des mutations induites par le renouvellement des méthodes du juge ... 81

I. Un reflux progressif de l’efficacité du droit moral par l’introduction en demi-teinte du contrôle de proportionnalité ... 81

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A) La mise en œuvre subreptice d’un contrôle de proportionnalité sous impulsion des juridictions européennes ... 82 B) La déliquescence du droit moral face à l’influence croissante de la liberté de

création ... 87 II. La mutation d’un contrôle de proportionnalité en un véritable contrôle d’opportunité... 94 A) La rigueur syllogistique traditionnelle mise à mal par la consécration d’une balance contra legem ... 95 B) L’interprétation orientée de la jurisprudence cause de destruction de la sécurité juridique ... 97 C) Une nécessaire limitation du contrôle de proportionnalité au conflit post mortem auctoris ... 99 Conclusion ... 103 Bibliographie ... 109

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Remerciements

En préambule, je tiens à adresser mes plus sincères remerciements à mes Directrices de Mémoire, Madame Julie Groffe et Madame la vice doyenne de droit de l’Université Laval Marie-Eve Arbour pour avoir accepté de diriger mon mémoire et avoir cru en moi tout au long de ce travail. Leurs précieux conseils et leur bienveillance continus se sont révélés indispensables pour envisager de nouvelles approches dans mon mémoire malgré les moments de doutes.

Je souhaite également exprimer ma gratitude à Madame le Professeur Alexandra Bensamoun, Directrice du Master Propriété intellectuelle fondamentale et technologies numériques, pour m’avoir donné l’opportunité d’intégrer cette formation d’exception.

En outre, je tiens particulièrement à témoigner toute ma gratitude envers mes parents, mon frère et ma sœur pour leur soutien inconditionnel et les encouragements qu’ils me témoignent depuis toujours. Je ne vous remercierai jamais assez pour l’inspiration et la force quotidiennes que vous me prodiguez.

Enfin, ces remerciements ne seraient pas accomplis si j’omettais de mentionner mes chères colocataires et mes camarades du PIFTN qui m’ont fait vivre la plus belle et enrichissante expérience de ma vie.

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Introduction

Notre mémoire de maîtrise porte sur les mutations du droit moral français. Il s’agit d’un droit extrapatrimonial attaché à la personne de l’auteur1 et indépendant de son patrimoine. Il confère au créateur d’une œuvre de l’esprit des attributs intellectuels et des moyens de défense contre toute utilisation non « désirée » de son œuvre. Le Professeur Pierre-Yves Gautier va même jusqu’à parler d’un « lien juridiquement protégé unissant le créateur à son œuvre et lui conférant des prérogatives souveraines à l’égard de l’usager, l’œuvre fut-elle entrée dans le circuit économique »2. Traditionnellement, la protection du droit moral est prédominante sur l’exercice des droits patrimoniaux, en raison de la conception personnaliste qui irrigue le droit d’auteur français et en fait sa singularité. Cette prééminence engendre classiquement une stabilité et une position suffisamment forte pour résister au vent consumériste qui souffle sur le paysage juridique international occidental. Néanmoins, en raison de l’essor des nouvelles technologies, de l’influence prépondérante actuelle des libertés fondamentales sur le droit d’auteur, le droit moral français atteste d’une variabilité, tant dans sa nature, que dans son régime et de sa territorialité.

En raison du développement des moyens de communication et des industries culturelles, de la dilution de la notion d’auteur mais, surtout, de l’influence croissante des libertés fondamentales sur le droit d’auteur, le droit moral s’éloigne à l’heure actuelle de la place prédominante qui lui était originellement accordée en France. Symbole de sa conception traditionnelle personnaliste et romantique, cette composante est conséquente et propre au droit d’auteur français et son régime est vraisemblablement parmi les plus protecteurs au monde. Pourtant, ce droit connait des mutations contemporaines opérées par le législateur et la jurisprudence. D’une théorie générale et d’une unité forte de cette prérogative, élaborée intellectuellement par de nombreux acteurs pendant plusieurs siècles, les mutations contemporaines de ce droit montrent qu’il existe aujourd’hui une multiplicité de droits moraux spécifiques et un affaiblissement notable du droit extrapatrimonial qui se trouve tiraillé entre l’impuissance et la gloire3.

1 Code de la propriété intellectuelle art. L.121-1.

2 Pierre-Yves Gautier, Propriété littéraire et artistique, 10e éd, PUF, 2017 à la p 203.

3 Xavier Daverat, « L’impuissance et la gloire. Remarques sur l’évolution contemporaine du droit des

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En France, le droit moral est le symbole de la conception jusnaturaliste et personnaliste du droit d’auteur4. Bien que sujet à suspicion légitime, la célèbre formule apocryphe de Flaubert résume en trois mots cette philosophie française « Madame Bovary, c’est moi »5 : l’œuvre est une émanation visuelle et matérielle de la personnalité de l’auteur. Bien qu’il constitue la puissance du droit d’auteur français, le droit moral n’a été consacré par le législateur qu’en 1957, soit plus d’un siècle et demi après la première loi consacrant le droit de représentation le 13 janvier 1791. En effet, la propriété a longtemps été entendue strictement comme un droit de jouissance exclusive sur une chose matérielle. La propriété immatérielle permettant de protéger et faire respecter une œuvre paraissait donc malséante. Ainsi, au XVIIIe siècle, le premier texte en vigueur qui reconnaissait aux auteurs un monopole sur leurs écrits était muet sur ce droit extrapatrimonial et aucun germe de droit moral n’était présent dans les textes. La jurisprudence a ensuite pris les devants et, en s’inspirant de la doctrine, a construit le régime de cette notion tout au long du XIXe siècle à partir de cas précis.

La consécration du droit moral est due aux liens très fort que des humanistes et juristes français font valoir entre l’auteur et son œuvre, en raison de leur attachement à l’essence même de l’œuvre, et donc au génie du créateur. Dans son Cours de droit commercial6, Pardessus justifie le droit de regard de

l’auteur sur son œuvre, même après l’avoir cédée à un tiers, en se fondant sur la notion d’usufruit et en distinguant le titulaire d’un droit de propriété ordinaire et le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle. En cédant son œuvre, ce dernier n’en cède pour autant pas la propriété immatérielle de cette dernière, l’acheteur n’étant en réalité qu’un usufruitier « qui doit jouir en conservant la substance de la chose »7. Il est donc propriétaire du support matériel mais simple usufruitier du bien intellectuel. Ainsi, il ne doit pas porter atteinte à l’œuvre mais pourra la céder librement et en percevoir les fruits. En outre, dans son Traité des droits d’auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, Renouard8 a affirmé que l’auteur est considéré comme seul « sanctuaire de sa conscience ». Par

4 Laurent Pfister, « Histoire du droit d’auteur » [2010] Fasc. 1110, n°57 Jurisclasseur Propriété littéraire et

artistique : selon l'auteur , le droit d’auteur confère un droit privé exclusif à l’auteur sur l’oeuvre de son esprit. Cet esprit humaniste a été fortement mis en avant au cours du XIXe siècle grâce à de nombreux

encyclopédistes et philosophes tels qu’Emmanuel Kant, Honoré de Balzac, Morillot, Raymond Saleilles…

5 Cette expression est la plus célèbre attribuée à Gustave Flaubert. Néanmoins, on ne la retrouve dans aucun

de ses écrits. Flaubert aurait donc prononcé cette phrase, mais – s’agissant d’une simple parole – cette dernière est invérifiable. René Descharmes, Flaubert - Sa vie, son caractère, ses idées avant 1857, Ferroud, 1909, où il y est affirmé : “Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la

correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé, au romancier d'où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, il aurait répondu très nettement, et plusieurs fois répété : “Mme Bovary, c'est moi ! - D'après moi” à la p. 101

6 Jean-Marie Pardessus, Cours de droit commercial, 5e éd, t2, n°310, 1841 à la p 107. 7 Code civil, art. 578.

8 Augustin-Charles Renouard, Traité des droits des auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, t

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ailleurs, bien que Kant soit considéré comme l’un des précurseurs de la conception d’« une propriété de nature spirituelle que l’auteur détient sur son œuvre » et qui doit subsister nonobstant sa diffusion9, le mérite de la définition la plus éloquente du droit moral et plus généralement de sa conception personnaliste reviendrait à Morillot10 et Bertauld11. Après avoir été bercé par des philosophes pendant le siècle des Lumières ainsi que le romantisme, il a été étudié à la fin du XIXe siècle. Morillot a, le premier, considéré que le droit moral était un droit distinct de la propriété matérielle et de la titularité des droits patrimoniaux qui s’y rattachent, et comportant plusieurs prérogatives permettant à l’auteur de faire protéger son œuvre. Il s’agit d’un droit naturel qui « prolonge en quelque sorte la personnalité de l’auteur »12. Ainsi, la propriété n’est plus seulement entendue comme un droit de jouissance exclusive sur une chose matérielle, mais elle peut aussi être une propriété immatérielle permettant de contrôler la reproduction ou la représentation d’une œuvre. L’humaniste Diderot13 a poursuivi en mettant en avant la diffusion de la pensée de l’auteur et le respect de celle-ci ; ainsi, la contrefaçon se manifeste davantage par le non-respect de l’œuvre (ici littéraire) que par le manque à gagner découlant du préjudice. Enfin, pour ne citer que la littérature française la plus populaire en raison de la qualité d’écriture, de la pertinence des propos, et de son immense production romanesque de plus de 137 romans, Honoré de Balzac avait adressé une note aux Membres de la Commission Parlementaire chargée d’étudier la révision de la loi sur la propriété littéraire en posant la question « qui donc peut empêcher la reconnaissance de la seule propriété que l’homme crée sans la terre et la pierre, et qui est aussi durable que la terre et la pierre ? »14.

La jurisprudence a ensuite pris les devants et, en s’inspirant de la doctrine influente évoquée ci-dessus, a construit le régime de cette formulation tout au long du XIXe siècle à partir de cas précis et de la notion révolutionnaire de la propriété matérielle. Le droit moral est le fruit de grands arrêts

9 Emmanuel Kant, Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, Paris, Auguste Durand, 1853 à la p 170; Éléments métaphysiques de la doctrine du droit suivis d’un essai philosophique sur la paix perpétuelle et d’autres petits écrits relatifs au droit naturel, Paris, « De l’illégitimité de la reproduction des livres » par

Emmanuel Kant à la p 279 : L’auteur a un « droit inaliénable - jus personalissimum - à savoir celui de discourir toujours lui-même à travers qui que ce soit d’autre, c’est-à-dire que personne n’a le droit de tenir le même discours au public autrement qu’en son nom à lui, l’auteur ».

10 André Morillot, De la protection accordée aux œuvres d’art aux photographies, aux dessins et modèles industriels et aux brevets d’invention dans l’empire d’Allemagne, Berlin : Puttkammer & Mühlbrecht ; Paris :

Cotillon, 1878 à la p 109 et s.

11 Alfred Bertauld, Questions pratiques et doctrinales du Code Napoléon, t 1, Paris, Cosse et Marchal, 1867

aux pp 205‑206.

12 Morillot, supra note 10 à la p 111.

13 Denis Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie - (Lettre sur le commerce des livres - Mémoire sur la liberté de la presse), coll Librairie Fontaine, Malicorne sur Sarthe, 1984 aux pp 88‑89.

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concernant des cas précis et non de la volonté d’un législateur éclairé15. Il s’agit d’une véritable création prétorienne où le juge s’est émancipé au point d’en dépasser le cadre légal, dans la mesure où le législateur était muet en la matière16. La jurisprudence s’est également inspirée d’une loi du 19 juillet 1793 qui reconnaissait aux auteurs un monopole sur leurs écrits s’agissant de « vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République ». Cette loi peut constituer un embryon légal du droit extrapatrimonial de divulgation. Une jurisprudence se développe en France en accordant aux auteurs, même après la cession de leurs droits à des éditeurs, par exemple, des prérogatives inaliénables, tendant à assurer le respect de leur personnalité. C’est ce que l’on a très tôt appelé « le droit moral »17. Dès 1814, un premier jugement impose de manière inédite à un éditeur le respect du droit à la paternité et du droit à l’intégrité de l’œuvre qui lui a été vendue ou livrée18. Près de dix ans plus tard, la célèbre affaire Vergne19 consacre l’existence du droit de divulgation,

permettant à l’auteur d’être le seul à avoir le droit de communiquer son œuvre au public sous des conditions qu’il définit, grâce à l’affirmation d’un principe selon lequel « une œuvre musicale n’a d’existence et ne devient saisissable qu’autant qu’elle a reçu une publication par son auteur ». Cet arrêt majeur est considéré comme le premier consacrant le principe du droit moral de l’auteur. Plus encore, il effectue une analyse sur la nature même du droit d’auteur en mettant en exergue le caractère personnel d’une œuvre de l’esprit20. Contrairement au propriétaire d’une chose matérielle, l’auteur détient une « propriété toute personnelle » de son œuvre en raison de la mise en forme de la pensée21. Enfin, à l’issue de l’affaire Lacordaire22, le titulaire du droit d’auteur se voit accorder la possibilité

« conserver le fruit de son travail, rester juge de l’opportunité de sa publication, et se mettre en garde contre une altération dangereuse ». Cette formule constitue les prémisses de ce qui sera consacré plus tard par le législateur comme le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre.

15 Michel Vivant et Jean-Michel Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 3e éd, coll Précis Dalloz, 2016 à

la p 427.

16 V. en ce sens : Alexandra Bensamoun, Essai sur le dialogue entre le législateur et le juge en droit d’auteur,

Université Paul-Cézanne - Aix Marseille, 2008 à la p 299: distingue l’émancipation et l’arbitraire du juge. En droit d’auteur, il s’agit d’une émancipation du juge dans la mesure où « il ne déroge à la référence du droit d’auteur ou au droit d’auteur lui-même que par souci de réalisme et reste ainsi borné par le raisonnable ».

17 Jean-Marc Baudel, « Le droit d’auteur français et le copyright américain : les enjeux » [1998] 78 Revue

française d’études américaines 48‑59 à la p 49.

18 T. civ. Seine, 17 août 1814 : « Un ouvrage vendu par un auteur à un imprimeur ou à un libraire, et qui doit

porter son nom, doit être imprimé dans l’état où il a été vendu et livré ».

19 Vergne, 1828 CA Paris.

20 Helene Raizon, La contractualisation du droit moral de l’auteur, Université d’Avignon et des pays de

Vaucluse, 2014 à la p 43.

21 V. affaire Vergne, S. 1828-1830-1830. 2 à la p. 6 : « S’il est une propriété inviolable, c’est ce noble travail

de l’esprit qui expose la pensée au grand jour, qui donne au génie qui était immatériel une forme matérielle. Les travaux de l’esprit sont donc une propriété toute personnelle ».

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Malgré un intérêt et une volonté manifeste de la jurisprudence et de la doctrine à consacrer, en droit positif, un droit moral, les réflexions étaient encore trop sommaires pour être légalement consacrées dès 1791. En effet, alors que le premier texte qui reconnait aux auteurs un monopole sur leurs écrits, et donc un droit d’auteur, date de 1791 (adopté par une loi du 19 juillet 1793), ce n’est que par la loi révolutionnaire du 11 mars 1957, « pétrie d’humanisme »23, que le législateur légitimise et offre une assise légale au droit moral. Il a entendu le juge et a compris la nécessité de sacraliser un droit extrapatrimonial. C’est ainsi qu’un « échange infructueux entre le rédacteur de la loi et l’interprète »24 est né afin de nourrir la prérogative extrapatrimoniale, porteuse d’un potentiel jadis inestimable sur l’avenir du droit d’auteur. Dans un projet de loi sur la propriété littéraire et artistique en 1954, Escarra avait guidé la direction à prendre en déclarant : « Saisissons l’occasion qui nous est apportée d’affirmer, par une grande loi sur le droit d’auteur, que la défense des œuvres de l’esprit et du génie et de leurs créateurs demeure la préoccupation dominante de la nation idéaliste que nous voulons rester ». Ce souhait ambitieux a été exhaussé trois années plus tard : le droit moral se voit doté d’une place emblématique à l’article 1er de ladite loi, avant les droits patrimoniaux composés principalement du droit de reproduction et du droit de représentation, devenant une composante légale25.

Ainsi, le législateur a systématisé les courants de pensée doctrinaux et jurisprudentiels dans un texte de loi sans changer radicalement la conception personnaliste. La reconnaissance du droit moral est donc le fruit d’une longue gestation tant juridique que philosophique26, et d’un dialogue harmonieux entre le législateur et le pouvoir judiciaire. Bien que certains voient le droit moral comme le symbole du droit d’auteur à la française27 ou comme une planche de salut pour le droit d’auteur en général28, d’autres au contraire abhorrent cette prérogative qui les soumet aux caprices imprévisibles d’auteurs versatiles29.

Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un droit dont le corps de règles est indispensable pour protéger efficacement les auteurs30. Les prérogatives qui le composent autorisent l’auteur, ses héritiers ou ses

23 Henri Desbois, La propriété littéraire et artistique, coll Paris, Armand Colin, 1953 à la p 206 (à propos des

oeuvres collaboratives).

24 Bensamoun, supra note 16 à la p 23.

25 Code de la propriété intellectuelle, art. L.111-1.

26 Ysolde Gendreau, « Genèse du droit moral dans les droits d’auteur français et anglais » [1988] 41 Revue de

la recherche scientifique - Droit prospectif à la p 42.

27 Henri Desbois, « Le droit d’auteur en France » [1978] 702 Dalloz 831 à la p 519.

28 Pierre-Emmanuel Moyse, « Le droit moral au Canada : facteur d’idées » (2013) 25:1 Les Cahiers de

propriété intellectuelle.

29 Georges Koumantos, « Faut-il avoir peur du droit moral ? » [1999] 180 RIDA 87 à la p 87. 30 Christophe Caron, Droit d’auteur et droits voisins, 5e éd, LexisNexis, 2017.

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ayants cause à empêcher toute atteinte au respect de l’œuvre (droit au respect), à faire reconnaitre sa qualité d’auteur (droit au nom), à être maîtres de la décision et de la possibilité de retirer cette œuvre du circuit économique (droit de retrait), et à avoir la faculté de décider le moment de la divulgation au public de ladite œuvre (droit de divulgation). La consécration de ce droit de jouissance exclusive sur une chose matérielle reflète l’objectif du législateur de promouvoir le progrès des arts et des sciences, mais également la volonté d’instaurer un cadre légal protecteur de l’homme en raison de son génie créateur. Il s’inscrit même comme la clé de voute de l’édifice législatif français31 en raison son absolutisme (inaliénable, imprescriptible) et de sa perpétuité afin de prolonger la mémoire de l’auteur même après son décès.

Le droit moral français s’est, en somme, construit sur la base d’une jurisprudence « créative »32 qui, depuis le début, prend les devants et s’inspire des courants de pensée du moment pour circonscrire la place qu’il occupe. Plus qu’un prolongement de la personne de l’auteur, ce droit extrapatrimonial est le symbole d’une France empreinte d’humanisme, protectrice des auteurs et désireuse de promouvoir la culture en assurant son respect.

Dans ce contexte, le Code de la propriété intellectuelle de 1992 est la résultante d’une codification à droit constant réalisée par une loi du 1er juillet 1992. Le fond du droit ne s’en trouve pas affecté, bien que quelques innovations substantielles soient insérées et qu’un changement de terminologie, consciemment effectuée, ainsi que certains regroupements ou éclatements ont été effectués (v. infra). Ce droit extrapatrimonial, éminemment protecteur et omniprésent en droit d’auteur, est donc qualifié en France de sorte de « cordon ombilical »33 entre son titulaire et l’œuvre. Cette métaphore a été rappelée à maintes reprises et constitue l’essence même du droit moral français. M. Bruguière a d’ailleurs écrit à ce sujet que « dans notre système juridique, le droit moral domine les facteurs patrimoniaux : il les précède, les accompagne et leur survit »34. Ce rayonnement s’explique par le fait que l’œuvre de l’auteur est une émanation de sa personnalité. Ainsi, trois règles légales permettent d’affirmer la prépondérance de ce droit : la possibilité de s’écarter des règles du droit commun en matière de contrat (droit de repentir)35, la possibilité de porter atteinte au régime de

31 Florence-Marie Piriou, « Légitimité de l’auteur à la propriété intellectuelle » (2001) 4:196 Diogène 119 à

143 à la p 8.

32 André Lucas, Agnès Lucas-Schloetter et Carine Bernault, Traité de la propriété littéraire et artistique, 5e

éd, LexisNexis, 2017 à la p 18.

33 Caron, supra note 30 à la p 222.

34 Henri Desbois, La propriété littéraire et artistique, coll Armand Colin, 1953 à la p 97. 35 Code de la propriété intellectuelle, supra note 1, art. L.121-4.

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la propriété du droit civil (droit d’accès)36 et enfin, l’exclusion des droits d’auteur sur les biens commun en matière de régimes matrimoniaux37. Néanmoins, si le « droit commun du droit moral » est un droit qui semble théoriquement figé dans ses principes fondateurs, le législateur et la jurisprudence tendent à remettre en question la portée de ses caractéristiques pourtant uniques en France. Des divergences semblent exister au sein des fondements même de ce droit, mais aussi de ses principes généraux.

En outre, au-delà du « droit commun du droit moral »38 qui pose des prérogatives et caractères généraux, certaines œuvres, en raison de leur nature, bénéficient d’un régime spécifique39 élaboré par le législateur ou par la jurisprudence en raison de leur nature. C’est probablement la raison pour laquelle, depuis la codification à droit constant du droit moral dans le Code de la propriété intellectuelle, le Chapitre Ier s’intitule « Droits moraux » et non plus « droit moral ». L’emploi du pluriel évoque d’emblée une polysémie, une variabilité. Le législateur de l’Union européenne a d’ailleurs lui aussi choisi d’utiliser ce pluriel l’année suivante40.

Nous pouvons légitimement croire qu’il s’agit de plusieurs régimes spécifiques selon l’œuvre en question ou son auteur, en parallèle de principes généraux posés par le « droit commun » du droit moral. Le changement de terminaison plurielle effectué par le législateur en 1992 affirme qu’il n’existe plus qu’un droit commun du droit moral, mais que des régimes spéciaux se sont ajoutés et dérogent aux règles communes. La question qui se pose est celle de savoir si ces régimes se trouvent au service du droit commun41 ou si au contraire ils le dépassent. Cette multiplication des régimes peut notamment s’expliquer par une nécessaire adaptation à l’arrivée des nouveaux moyens de diffusion, à la numérisation des œuvres et donc à leur dématérialisation, ayant eu pour conséquence un accès plus facilité à celles-ci par le public. Ainsi, le support matériel et/ou numérique de l’œuvre, qui se distingue de cette création immatérielle, permet au public de stocker facilement des milliers de livres

36 Ibid, art. L.111-3. 37 Ibid, art. L.121-9.

38 Desbois, supra note 34 à la p 225.

39 Vivant et Bruguière, supra note 15 à la p 347.

40 Directive 93/93/CEE relative à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, 29 octobre 1993, art. 9 « Droits moraux »; Phil Collins c Imtrat Handelsgesellschaft, 1993

CJCE, considérant 20 : « L’objet spécifique de ces droits, tels qu’ils sont régis par les législations nationales, est d’assurer la protection des droits moraux et économiques de leurs titulaires. La protection des droits moraux permet notamment aux auteurs et aux artistes de s’opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de l’oeuvre qui serait préjudiciable à leur honneur ou à leur réputation »..

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(voire même de bibliothèques entières42), d’enregistrer des films ou de la musique en la modifiant facilement, etc. Cela pose inévitablement un problème pour les titulaires de droit, dès lors que le caractère personnel de leur propriété sur leurs œuvres est tributaire du droit des consommateurs et de la liberté octroyée aux utilisateurs. Néanmoins, le législateur et la jurisprudence doivent faire preuve de souplesse et s’adapter à l’ère du temps. C’est ainsi que les auteurs des œuvres audiovisuelles, logicielles, utilitaires et architecturales sont certes titulaires d’un droit moral, mais nettement atrophié voire parfois seulement théorique (v. infra). De plus, les auteurs qui participent à une création plurale verront l’exercice de leur droit limité par celui des autres contributeurs. En effet, lorsque plusieurs auteurs apportent leur création originale à une même œuvre, le droit moral sur cette dernière se trouve divisé et a fortiori affadi pour chacun des auteurs. Le jeu des droits moraux43 connait donc des limites qui lui sont propres, entrainant ainsi une protection variable des auteurs grâce à l’édification de droits spéciaux44. Il n’existerait alors qu’une unité de façade qui irriguerait le droit moral45, en raison de l’existence de « droits spéciaux »46 du droit moral selon le genre et la titularité de l’œuvre, vecteurs de variabilité, résultant de la loi mais aussi de la jurisprudence. En plus de différer en fonction du genre de l’œuvre qu’il touche, le droit moral varie en fonction de son titulaire. Cela accentue davantage la multiplicité des régimes spéciaux du droit moral, qui ne cessent de ronger le socle commun. En effet, « l’ouverture à l’excès du champ d’application de la matière peut avoir des répercussions sur le contenu même des prérogatives, dans le sens d’un affadissement. […] Trop de droit d’auteur tue le droit d’auteur »47. Pour Christophe Caron, l'unité́ du droit moral n'est qu'« idéale », « même les notions qui relèvent de la théorie générale du droit moral apparaissent comme étant au service des droits moraux »48. Ainsi tiraillé entre unité et diversité en France, l’Union européenne a elle aussi opté pour une approche plurielle du droit moral49.

Au niveau de l’Union européenne, de plus en plus de directives mentionnent expressément le droit moral et mais le régime de certaines œuvres est très minimaliste et sommaire (ainsi par ex. l’art. 9 de la Directive durée du 12 décembre 2006 sur les « droits moraux »). Elles le cantonnent cependant au

42 Jean-Gabriel Ganascia, 2001, L’odysée de l’esprit à l’ère des sociétés de l’information, Flammarion, 1999 à

la p 144 a cité l’exemple qu’un octet peut coder un caractère typographique et les CD-R permettent d’enregistrer plus de 600 millions de caractères et qu’à raison de 1500 signes typographiques par page en moyenne par livre, cela fait 1000 livres.

43 Vivant et Bruguière, supra note 15 à la p 508. 44 Caron, supra note 41 à la p 28.

45 Caron, supra note 30 à la p 224.

46 Alexandra Bensamoun, « Création et données : différences de notions = différence de régime ? » [2018]

Dalloz IP/IT.

47 Bensamoun, supra note 16 à la p 259. 48 Caron, supra note 30 à la p 217. 49 Phil Collins, 1993 CJCE.

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droit à l’honneur et à la réputation de l’auteur. La Cour de Justice de l’Union-Européenne (ci-après CJUE) a érigé ce droit au rang des droits fondamentaux, et procède de surcroît à un contrôle de proportionnalité en présence de plusieurs droits de même ordre. L’emprise de plus en plus importante des décisions de la CJUE est la raison principale pour laquelle l’essence du droit moral français est mise en péril aujourd’hui. Cette institution européenne édicte de véritables arrêts de règlement pouvant modifier en profondeur le droit d’auteur français à travers l’influence toujours plus croissante des droits fondamentaux au sein du droit d’auteur.

Au niveau international, la plupart des pays reconnaissent l’existence d’un droit moral50, sans pour autant lui donner la place éminente qui est la sienne en droit français51. Ce dernier étant parfois considéré comme un frein au développement économique52, il est quasi-inexistant dans les systèmes de droits de copyright où l’aspect économique est prépondérant, et où les droits patrimoniaux dominent (phénomène de contractualisation). Néanmoins, ces pays les plus hostiles ont timidement fini par le reconnaitre, et la France n’en est pas en reste dans cette évolution majeure. En effet, c’est la France, la première, qui a donné une consécration légale au droit d’auteur en 1791 puis, « peu à peu, la grande majorité des États civilisés a suivi cet exemple »53. Ainsi, au plan international, la notion de droit moral a été introduite par l’incontournable Convention de Berne du 9 septembre 1886 pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Il s’agit d’un traité international administré par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle54 (ci-après OMPI), ratifié aujourd’hui par

175 États. Il établit les principes fondamentaux que les États signataires doivent garantir dans leurs législations et politiques en matière de droit d’auteur. Ce droit résulte d’un compromis social, de la complexité de faits historiques et sociaux tendant à préserver les intérêts en présence des auteurs, producteurs et utilisateurs. À l’origine, cette Convention a été ratifiée le 9 septembre 1886 par huit États dont la France. Des congrès littéraires internationaux réunis dès 1858 à Bruxelles et à Anvers avaient émis une volonté d’établir une « législation reposant sur des bases uniformes », qui serait imposée à chaque pays. Néanmoins, « c’est l’Association littéraire et artistique internationale [présidée par l’écrivain Victor Hugo] qui a trouvé le bon chemin en défendant avec énergie l’idée de

50 Pour une présentation d’ensemble, V. Agnès Lucas-Schloetter, Le droit moral dans les différents régimes de droit d’auteur, coll Larcier, Congrès de l’ALAI, 2014 à la p 68.

51 Lucas, Lucas-Schloetter et Bernault, supra note 32 à la p 473. 52 Piriou, supra note 31 à la p 2.

53 Charles Soldan, L’Union internationale pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques - Commentaire de la Convention de Berne du 9 septembre 1886, Paris, Ernest Thorin, 1888 à la p 2. 54 Convention de Berne, 9 septembre 1886.

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protéger internationalement les auteurs par une convention générale »55. Elle militait en faveur d’une meilleure coopération entre les États et de la création d’une convention internationale destinée à établir des principes fondamentaux et des minimums de protection dans un maximum d’États signataires. Ainsi, l’objectif principal de la Convention de Berne est de matérialiser cette volonté unificatrice et d’établir un seuil minimum de protection de l’auteur dans la plupart des pays du monde56. On retrouve la locution vigoureusement défendue par la délégation française « propriété littéraire et artistique » dès le préambule de l’article 1er, mettant en exergue la nature personnelle du droit d’auteur57.

Ce droit est donc considéré comme une récompense accordée par la collectivité à l’auteur d’une œuvre en lui permettant de protéger son œuvre, mais aussi un moyen de l’inciter à créer et participer à une économie culturelle et au développement de l’art dans la société. Parmi les minimums de protection établis par la Conventions se trouve le régime du droit moral. À cet égard, l’article 6 bis prévoit le droit pour l’auteur de revendiquer « sa paternité et de s’opposer à toute déformation, mutilation ou toute autre atteinte à son œuvre, préjudiciable à son honneur ou sa réputation ». La Convention n’exclut donc pas que l’exercice des prérogatives de droit à la paternité de l’œuvre et droit au respect de celle-ci puissent être limitées dans le temps, ni la prohibition formelle des clauses de renonciation au droit moral. En effet, l’article 6 bis de la convention de Berne constitue un droit minimum dans le cadre du régime conventionnel impératif58. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les droits moraux des pays de common law souffrent de nombreuses exceptions et peuvent faire l’objet d’une renonciation59. La Convention de Berne prévoit donc un seuil minimum de protection au moyen d’une définition très générale afin d’inciter les pays de common law à l’intégrer dans leur système juridique.

55 Mémoire publié par le Bureau de l’Union, L’Union internationale pour la protection des oeuvres littéraires et artistiques ; 1886-1936, 377, Berne, 1936 à la p 26.

56 Convention de Berne, supra note 54 art. 1er. : « Également animés du désir de protéger d’une manière efficace et aussi uniforme que possible les droits des auteurs sur les œuvres littéraires et artistique (…) ». 57 Soldan, supra note 53 à la p 9.

58 Wilhelm Nordemann, Kai Vinck et Paul Hertin, Internationales Urheberrecht und Leistungsschutzrecht der deutschprachigen Länder unter Berücksichtigung auch der Staaten der Europaïschen Gemeinschaft,

Dusseldorf, Werner Verlag, 1977.

59 Par exemple, le droit moral français ne peut faire l’objet d’une exploitation et ne peut être cédé à un tiers.

Toute convention contraire constituerait une violation d’ordre public et serait alors frappé de nullité. Dans les pays anglo-saxons où le principe de liberté contractuelle est prédominant, les droits moraux sont défendus sur des fondements différents (comme la violation des droits de la personnalité, la concurrence déloyale, le droit des contrats) et sont susceptibles de renonciation par contrat.

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Cette disposition doit être lue à la lumière de l’article 9 de l’Accord ADPIC qui dispose que les États membres n’ont pas de droits ni d’obligations s’agissant des droits conférés par l’article 6 bis de la Convention de Berne de 1971. Ainsi, les pays membres de l’OMC sont libres, dans leur législation interne, d’insérer une protection relative aux droits moraux dans leur législation interne. Cette liberté s’explique par l’esprit de non-commercialisation des droits moraux qui préside à la Convention, mais, aussi et par contraste, l’hostilité des États-Unis devant ces derniers et à l’éloignement de sa législation avec ledit article 6 bis. Cependant, les adhérents à la Convention, tels que la France, doivent obligatoirement se conformer aux dispositions de l’article 6 bis.

La Convention de Berne a donc introduit une protection formelle du droit moral. C’est à ce titre qu’elle a souvent été présentée comme une manifestation importante de la tradition civiliste. M. Françon a écrit à ce sujet :

[La Convention de Berne], qui date de 1886, a été dans une large mesure influencée par la conception civiliste du droit d’auteur, car les pays qui se réclament de cette conception ont été largement majoritaires parmi les fondateurs de la Convention. Cette Convention en effet se caractérise en particulier par le fait que la protection du droit d’auteur y est assurée sans formalités et par le fait aussi que le droit d’auteur y comporte une certaine protection du droit moral, à côté de celle des droits pécuniaires60.

C’est ainsi que, par le truchement du droit international, le droit moral percole aussi dans les systèmes de tradition juridique de common law qui ont retranscrit la notion dans leur droit interne : tel a été le cas par exemple du Canada en 1931, mais également des États-Unis d’Amérique un siècle plus tard, en 1988.

Compte tenu de l’ensemble de ces observations, notre mémoire a pour objectif de répondre à la question générale suivante : dans quelle mesure les mutations du droit moral réduisent-elles l’unité et, a fortiori, sa puissance au sein du droit d’auteur ?

Notre hypothèse permettant de répondre à cette question est la suivante : a priori, le « droit commun du droit moral » perd de sa pertinence et de sa force en raison d’un mouvement d’économisation du droit d’auteur par la jurisprudence, de la transmission de l’information, de la libéralisation de l’économie et de la multiplication de régimes spécifiques de droits moraux, qui ne sont pas en faveur de l’artiste. De manière encore plus assurée, les rapports entre le droit d’auteur et la liberté d’expression artistique, autrefois complémentaires mais aujourd’hui conflictuels en raison du

60 André Françon, « Le droit d’auteur au-delà des frontières : une comparaison des conceptions civilistes et de

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redoutable contrôle de proportionnalité, témoignent d’un changement de paradigme manifeste et d’une réduction considérable du champ d’application naturel du droit moral.

Afin d’apporter une réponse complète à cette question, nous devrons, au préalable, répondre aux questions spécifiques suivantes :

1) Le droit moral français actuel a-t-il renoncé à son unité conceptuelle ?

2) Le développement des moyens de communication et des industries culturelles aboutit-il à une crise fondamentale du droit moral à travers l’affrontement de grands principes ?

3) Cette polysémie nuit-elle à la véhémence de cette prérogative ?

Loin de viser à l’exhaustivité, l’objectif de ce mémoire est d’étudier l’évolution et l’histoire du droit moral de l’auteur en revenant in fine sur sa finalité. Plus précisément, l’objectif principal est de démontrer que le droit d’auteur français prend un tournant ces dernières années, au point où la conception personnaliste et romantique qui faisait sa singularité parmi les autres pays est remise en question. Cette évolution notable est remarquable à travers la prérogative de droit moral. Classiquement considéré comme une composante forte du paysage du droit d’auteur français, son importance est aujourd’hui mise en péril par la multiplicité des régimes en défaveur des auteurs qui se superposent à l’originel et unique droit commun du droit moral. Le « droit commun du droit moral » qui régissait classiquement le régime de cette prérogative voit sa pertinence réduite par la superposition de plusieurs droits moraux tels que celui des œuvres utilitaires, des œuvres audiovisuelles, des œuvres plurales… En effet, des régimes spécifiques se sont multipliés ces dernières années, tant par la jurisprudence que par le législateur, selon la titularité et le genre de l’œuvre.

Par ailleurs, bien qu’érigé au rang des droits fondamentaux, le droit moral fait l’objet d’un contrôle de proportionnalité de façade avec d’autres droits théoriquement de même rang, tels que le droit à la liberté d’expression. Ce contrôle désigne « l’appréhension de certaines règles par des normes d’origine supralégislative »61. L’influence extranationale et particulièrement européenne sur les juridictions françaises montre que le législateur et le juge tiennent compte de la conception

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européenne, tout en se gardant un contrôle d’opportunité, attachée à la prédominance de la liberté d’expression et détachée de la conception romantique française. Dans deux arrêts récents, la Haute Juridiction française a en effet exercé une balance des intérêts de manière tellement large que le droit moral s’en est trouvé extrêmement limité. En effet, suivant une appréciation très objective de la dénaturation, la Cour de cassation a estimé que le droit à la liberté d’expression prévalait sur le droit d’auteur, quand bien même un changement de scène percutant avait été faite par le metteur en scène sans aucune autorisation. En instituant et systématisant une mise en balance du droit d’auteur et de la liberté d’expression, la Cour de cassation initie une dynamique considérablement réductrice du champ d’application naturel du droit moral, menaçant la conception romantique du droit d’auteur français. Bon nombre d’auteurs ont constaté qu’un contrôle tel qu’effectué dans ces deux arrêts risquait de transformer le système français romantique et personnaliste, conçu comme un « outil de reconstruction ou de déconstruction du droit d’auteur »62. En effet, le contrôle de proportionnalité permettrait de créer de nouvelles exceptions au-delà de la liste exhaustive édictée par le législateur à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle. Il les rend même insuffisantes puisque, pour se voir appliquée, l’exception doit désormais « passer la fourche du contrôle de proportionnalité pour déterminer son applicabilité »63. De nombreux risques pour les titulaires de droit découlent de cet amoindrissement considérable du droit d’auteur français. Se dessine ainsi un nouveau paysage juridique en propriété intellectuelle, dont les contours, voire même les notions traditionnelles et particulièrement la prérogative de droit moral sont petit à petit redessinés, au point que l’on en vient à se demander aujourd’hui non pas si le droit moral peut survivre, mais si la conception traditionnelle française ne tend pas vers une conception plus économique des droits.

Afin d’étayer notre étude et pour comprendre l’évolution de ce droit et la situation juridique actuelle en France, l’approche historique sera envisagée64. Une telle approche apparait indispensable à l’étude de l’évolution, voire même de la transformation, du système juridique français. Plus précisément, cette approche nous permettra de voir qu’originellement, les fondements historiques consacrés tant par le législateur français que par la jurisprudence convergeaient unanimement vers une conception personnaliste, où la personne de l’auteur occupait une place prépondérante et se voyait dotée d’un droit moral fort avec un régime unique. Néanmoins, nous constaterons ensuite un changement de paradigme en la matière, avec l’affaiblissement considérable des principes fondamentaux, la

62 Edouard Treppoz, « Klasen : liberté de création en tension » [2016] 39 JAC 28‑29 à la p 28.

63 Arnaud Latil, Le contrôle de proportionnalité en droit d’auteur, Juris art etc JAC, Liberté de création -

Question(s) de respect, 7 octobre 2016, 17‑36 à la p 39.

64 Michel Morin, « Les insuffisances d’une analyse purement historique des droits des peuples autochtones »

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multiplication de nouveaux régimes spécifiques du droit moral et le redoutable exercice du contrôle de proportionnalité. En somme, l’approche historique nous permettra d’avoir un regard critique sur ce bouleversement juridique et de constater que la conception primitivement personnaliste et romantique qui imprégnait le droit d’auteur français tend à s’amoindrir, et qu’il existe une tendance actuelle à constater le déplacement de la protection au profit des promoteurs d’une œuvre, des producteurs et même des contrefacteurs. Les nouvelles techniques de création, l’évolution du statut juridique de l’auteur vers celui d’une protection des investissements, l’arrivée des moyens de diffusion et la prise en considération systématique de la liberté d’expression tendent à dénaturer la fonction originelle du droit d’auteur telle que les philosophes du siècle des Lumières l’avaient inspiré au législateur comme étant une propriété naturelle au service du génie créateur65.

En outre, nous nous attacherons à identifier, analyser, structurer et synthétiser66 l’approche des législateurs français et européen, celle des tribunaux ainsi que des études critiques en matière de droit moral, par le biais notamment d’une analyse exégétique traditionnelle.

Nous nous attellerons donc en premier lieu à une analyse exégétique traditionnelle à travers à une analyse littérale de la législation française et européenne, parfois même internationale afin de comprendre les intentions initiales du sens et de la portée du droit moral, et la pensée actuelle en raison notamment du mouvement consumériste et de l’arrivée des nouvelles technologies, et donc des œuvres nouvelles. Plus précisément, nous examinerons la législation française actuelle et plus précisément le Code de la propriété intellectuelle français et la Convention de Berne de 1886. En outre, l’analyse des solutions rendues par les juges français et européen sera effectuée. Cela nous permettra de « prendre du recul par rapport à ces documents afin d’en faire une interprétation critique »67, et de clarifier le décalage entre l’approche classiquement retenue par les tribunaux en matière de droit moral, et l’approche nouvelle bouleversante.

Enfin, nous aurons recours à la théorie du droit afin de révéler le bouleversement de la conception française en droit d’auteur et de dénoncer les failles de l’encadrement juridique du droit moral de l’auteur, qui se retrouve essentiellement théorique mais inefficace en pratique. La recension des études doctrinales nous permettra de soulever ces problèmes et notamment de réétudier la pertinence de ce droit dont nous discernons aujourd’hui difficilement la portée et l’efficacité réelle.

65 Piriou, supra note 31.

66 Imre Zajtay, « “Problèmes méthodologies du droit comparé”, dans Aspects nouveaux de la pensée

juridique : recueil en hommage à Marc Ancel » (1975) 1 Paris, A Pedone 69‑79 à la p 76.

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Ce mémoire comporte donc trois chapitres dont un chapitre préliminaire. L’objectif de ce chapitre préliminaire est d’étudier la nature unitaire du droit moral qui, malgré sa place incontestablement prépondérante, le régime du « droit commun » est établi sur une variabilité de principes et de caractères théoriquement figés. Nous examinerons d’abord la consécration d’un droit de la personnalité prédominant en raison de sa puissance, de sa supériorité par rapport au droit commun, mais également de son influence extranationale. Ensuite, nous étudierons la consécration à portée variable des principes généraux. Cette analyse mettra en exergue le décalage entre la consécration originelle des prérogatives et des caractères du droit moral et leur application retenue en jurisprudence aujourd’hui. Enfin, la mutation d’un droit-pouvoir en un droit-fonction au décès de l’auteur tend à considérablement affaiblir les prérogatives du droit moral, et notamment le droit de divulgation. Le deuxième chapitre de notre mémoire porte sur les mutations induites par la diversité des objets protégés. Il a pour objet de démontrer que même s’il existe un droit commun du droit moral, celui-ci voit son régime complexifié voire affaibli par la superposition de droits spéciaux apparaissant selon le genre et la titularité de l’œuvre. Cette partie comporte donc deux titres ; le premier est consacré à étudier la protection atrophiée selon le genre de l’œuvre. Nous procéderons dans un premier temps à l’examen de l’affaiblissement du droit moral par la consécration légale de droits moraux. À cette fin, le régime des œuvres audiovisuelles qui souffrent d’une « grave limitation du droit moral »68 et celui des logiciels où ce droit se voit « réduit à peau de chagrin »69. Dans un second temps, nous étudierons l’affaiblissement du droit par la consécration jurisprudentielle de droits moraux. En effet, bien que le genre et le mérite de l’œuvre ne peuvent en principe constituer des motifs à prendre en considération pour accorder le droit d’auteur, et a fortiori le droit moral de l’auteur, la jurisprudence distingue en matière artistique selon le type d’œuvre, et plus précisément des œuvres utilitaires qui constituent « la petite monnaie du droit d’auteur » mais aussi les œuvres fonctionnelles dont les architectes sont les auteurs et qui souffrent d’une fausse intangibilité. Le second titre sera quant à lui destiné à l’analyse du recul du droit moral en raison de la qualité particulière de certains auteurs. Premièrement, le cas de l’œuvre plurale atteste d’un droit moral concurrencé entre les différents auteurs d’une même œuvre. Ensuite, la qualité de fonctionnaire, depuis une loi de 2006, atrophie largement le monopole intellectuel de l’auteur du fait de sa mission de service public. En outre, l’artiste-interprète ne dispose

68 CA Paris (1963), D. 1964

69 Alexandra Bensamoun, « La protection de l’œuvre de l’esprit par le droit d’auteur : « qui trop embrasse mal

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que d’un « quasi droit moral »70 en raison de sa qualité d’auxiliaire de la création. Enfin, le cas de l’auteur décédé met en évidence l’affaiblissement du droit moral où le principe et l’exception sont inversés, et la dévolution éclatée.

Finalement, le troisième chapitre a pour objet d’étudier les mutations induites par le renouvellement des méthodes du juge. Un premier titre sera à ce titre destiné à étudier le reflux progressif de l’efficacité du droit moral en raison de l’introduction en demi-teinte du contrôle de proportionnalité par les juridictions françaises. À cet égard, bien que les juges français aient mis en œuvre un contrôle de proportionnalité sous impulsion des juridictions européennes, le droit moral est dégénérescent face au poids de la liberté de création. Un second titre sera ensuite livré à l’analyse de la mutation d’un contrôle de proportionnalité en un véritable contrôle d’opportunité. En effet, la consécration d’une balance contra legem met en échec la rigueur syllogistique traditionnelle et devient un instrument destructeur de la sécurité juridique. C’est pourquoi il serait judicieux de limiter le contrôle de proportionnalité au conflit post mortem auctoris.

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Chapitre 1 : La nature unitaire du droit moral

Le droit moral est un droit éminemment personnel, véritable lien entre l’auteur et son œuvre. Il bénéficie originellement d’une place prééminente si forte qu’elle implique son rayonnement à l’international (I). La force de ce droit tient initialement à la consécration de prérogatives et de caractères qui composent le socle du droit commun du droit moral (II). D’un droit de la personnalité, il se mue en droit fonction à la mort de l’auteur (III).

I.

La consécration d’un droit de la personnalité prédominant

Matérialisée à travers l’œuvre de l’artiste, la singularité du droit moral tient à sa prééminence au sein du droit d’auteur français (A). Le fondement de ce droit extrapatrimonial est celui du droit de propriété matérielle, ordinaire, utilisé ensuite pour une création intellectuelle. Sa puissance dépasse le régime de droit civil afin de permettre à l’auteur d’être titulaire d’un droit imprescriptible (B). Enfin, la préséance du droit moral en droit d’auteur français se perçoit à travers son influence à l’extranationale (C).

A) La puissance d’une personnalité matérialisée

Avant d’être légalement consacré en 1957, le droit moral était déjà prééminent en droit d’auteur dans tous les esprits. La raison, selon Desbois, tient au fait que « les créations de forme, dues à un effort original de l’esprit, sont d’une autre nature que les produits de l’activité artisanale ou industrielle »71. Il précise que le droit d’auteur français est caractérisé par son dualisme « et la prééminence du droit moral, justifiée par l’acte de création intellectuelle »72. Pour Desbois, le droit moral « domine les facteurs patrimoniaux : il les précède, les accompagne et leur survit »73. La justification de cette première place tient à la matérialisation de la personnalité de l’auteur à travers une œuvre et donc à l’intérêt que ce droit garantit. C’est d’ailleurs cette mission de garantir l’authenticité du pacte culturel qui est confiée au droit moral. Cet esprit humaniste a fortement été

71 Desbois, supra note 34 à la p 59. 72 Ibid à la p 61.

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mis en avant au cours du XIXe siècle par des encyclopédistes74. La consécration du droit moral est même la traduction juridique de la nature personnaliste du droit d’auteur dans sa conception française. Le droit d’auteur français est alors considéré comme un droit personnaliste, individualiste, ou encore romantique, en raison de la force consacrée à son droit moral permettant d’assurer une protection de la personnalité qu’un auteur exprimée à travers son œuvre. Cette prérogative empêche même l’exploitation commerciale. Autrement dit, le droit moral est attaché à la personne de l’auteur, le reliant à son œuvre et lui permettant de la défendre même dans l’hypothèse où les droits patrimoniaux seraient cédés à son exploitant. L’auteur est alors l’acteur principal en la matière, et dispose d’une prérogative forte pour la défense de ses créations. Ainsi, l’auteur n’est pas considéré comme un simple inventeur ; il matérialise sa personnalité et l’exprime à travers son œuvre. Pour reprendre la célèbre formule de Desbois, « l’œuvre porte l’image de celui qui l’a créée, à la manière d’un miroir »75.

Contrairement à la conception moniste du droit d’auteur qui prévaut notamment en Allemagne, le droit d’auteur en France se décompose en prérogatives d’ordre moral et d’ordre pécuniaire. Ainsi, la loi du 11 mars 1957 a explicitement adopté cette conception en énonçant, dès son premier article, que ce droit « comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial »76. La véhémence du droit moral se concrétise donc dans la fameuse place77 que le Code de la propriété intellectuelle lui accorde, dès le premier article du Chapitre I du Titre II, et avant les droits patrimoniaux, chacun étant autonome dans son expression. Cette première place a également été rappelée à maintes reprises dans la jurisprudence. Ainsi, dans la célèbre affaire Whistler78, la Cour de cassation a affirmé que, contrairement au droit commun79, le transfert de propriété ne s’effectue qu’à la remise de la chose et non lors de l’échange des consentements. L’auteur d’une œuvre conserve donc le droit de ne pas la divulguer quand bien même il aurait consenti à la vente. Les juges confirment alors l’existence d’un droit exclusif dont la dimension morale éclipse les incidences patrimoniales80, témoignant de la primauté du droit moral. En conséquence, il est possible

74 V. E. Kant, Qu’est-ce qu’un livre ? (1995), Paris, Quadrige/PUF : envisage le droit d’auteur comme « une

propriété de nature spirituelle que l’auteur détient sur son œuvre et qui doit subsister malgré sa diffusion ». Plus tard, Honoré de Balzac a posé la question « qui donc peut empêcher la reconnaissance de la seule propriété que l’homme crée sans la terre et la pierre, et qui est aussi durable que la terre et la pierre ? »

75 Henri Desbois, « Le droit moral » [1958] 19 RIDA 121‑159 à la p 123. 76 Code de la propriété intellectuelle, art. L.111-1 al. 2

77 Gautier, supra note 2 à la p 201. 78 Whistler c/ Eden, 1900 Cass Civ 1re. 79 V. infra

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de dévier le cours normal d’un contrat notamment par l’exercice d’un droit de repentir et de retrait, permettant aux auteurs de dérober à l’exécution des obligations qu’ils doivent assumer moyennant l’indemnisation de leurs cocontractants81. Tout en s’appuyant sur le solide socle du droit commun, le droit moral va au-delà afin d’être toujours plus protecteur de l’artiste. Ensuite, dans la célèbre affaire Asphalt Jungle82, la Haute Juridiction affirme que le droit moral français est une règle « d’application impérative », et donc d’ordre public. Enfin, dans une affaire récente, la Cour de cassation permet au titulaire du droit de divulgation, et plus généralement du droit moral, d’agir en méconnaissance des droits patrimoniaux83. La raison de ce rayonnement est que l’œuvre de l’auteur est considérée comme une émanation de sa personnalité. Enfin, le droit moral ne peut faire l’objet d’aucune exploitation ou cession à un tiers. Toute convention contraire serait attentatoire à l’ordre public et, par conséquent, frappée de nullité.

Ainsi, la prédominance du droit moral français semble linéaire, figée dans l’esprit de la loi, de la jurisprudence, mais aussi dans celui de la doctrine. En effet, tous les auteurs s’accordent pour affirmer que ce droit de « première place »84 occupe une « position centrale »85, une place de choix dans l’ordre des prérogatives de l’auteur, voire « la prérogative la plus symbolique attribuée au créateur ». Ces allégations ne sont pas nouvelles ; dès 1978, le précurseur du droit d’auteur avait souligné que le droit moral est un droit exorbitant du droit commun dans la mesure où il a le pouvoir d’altérer ses institutions fondamentales du droit privé, tels que les contrats par exemples. Ceci a été réitéré par les Professeurs Vivant et Bruguière qui témoignent que « dans notre système juridique, le droit moral prédomine »86.

81 Desbois, supra note 27 à la p 276; Code de la propriété intellectuelle, supra note 1, art. L.121-4. 82 Asphalt Jungle, 1991 Cass Civ 1re : En refusant "aux héritiers d'un réalisateur américain la possibilité de

s'opposer à la version colorisée d'un film au motif que la loi américaine sur les contrats passés conclus entre le producteur et les réalisateurs dénient à ces derniers la qualité d'auteurs", la Cour d'appel a violé l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle aux termes duquel "l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ce droit est attaché à sa personne. Il est perpétuel, inaliénable et

imprescriptible".

83 Levinas, 2010 Cass Civ 1re. Bien que l'arrêt de 1991 ait affirmé que la loi française sur le droit moral était

une loi de police devant s'appliquer à toutes les œuvres quelle que soit leur nationalité, le droit international privé empêche cette solution de s'imposer aux juges étrangers. En effet, les conflits de loi en matière de délits sont en principe régis par la lex loci delicti (la loi du lieu où le délit s'est produit). Une question se pose alors s'agissant notamment des œuvres numériques : faut-il retenir la loi du lieu du site qui commet la contrefaçon ou celle du lieu de connexion ?.

84 Lucas, Lucas-Schloetter et Bernault, supra note 32 à la p 438. 85 Gautier, supra note 2 à la p 203.

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B) La vigueur du droit moral puisée dans le droit de propriété

Cette conception jusnaturaliste et personnaliste des droits a été fortement influencée par John Locke et a permis d’affirmer, dès 168987, que la propriété est une extension de la personne en raison de son caractère inviolable. Les premiers temps du droit moral sont donc ceux d’un droit de propriété sur un bien immatériel, que Le Chapelier a considéré, dès 1791, comme « La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle des propriétés »88, et Lakanal en 1793, qui s’est écrié que « De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l’accroissement ne peut blesser l’égalité républicaine, ni donner d’ombrage à la liberté, c’est sans contredit celle des productions du génie et si quelque chose doit étonner, c’est qu’il ait fallu reconnaitre cette propriété, assurer son libre exercice par une loi positive ; c’est qu’une aussi grande révolution que la nôtre ait été nécessaire pour nous ramener sur ce point comme sur tant d’autres aux simples éléments de la justice la plus commune »89.

Ainsi, Joseph Lakanal avait perçu très tôt la véritable nature de la propriété littéraire et artistique en se référant à de nombreuses reprises à la propriété. Ceci marque la volonté de rompre avec le système des privilèges concédés par le Roi, mais également la volonté de protéger l’auteur, et a fortiori l’œuvre qui en est son émanation. Certes le droit moral est considéré comme « un droit spécial parmi les droits spéciaux » par de nombreux auteurs90, mais il ne faut pas oublier que le droit d’auteur est également « une émanation du droit privé dans lequel elle s’inscrit naturellement »91. Ainsi, admettre que le droit d’auteur est un droit parfaitement autonome du droit commun serait nier que « Le Code civil [constitue] la colonne vertébrale sur laquelle viennent s’agréger des membres épars donnant au corps juridique une allure souvent dégingandée »92. Élément du droit moral, le droit de propriété se manifeste donc aujourd’hui à travers les attributs qui composent ce droit extrapatrimonial : il est

87 John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Nouvelle édition, Tome II, 1689. 88 Isaac-René-Guy Le Chapelier, Rapport sur la pétition des auteurs dramatiques, Assemblée constituante,

1791 aux pp 116‑117.

89 Cité par Augustin-Charles Renouard, Traité des droits des auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, t I, Paris, 1838 à la p 326.

90 V. en ce sens Pierre Sirinelli, Le droit moral de l’auteur et le droit commun des contrats, Université Paris

II, 1985 à la p 707 : Le droit d’auteur apparaît comme un « droit spécial parmi les droits spéciaux ».

91 Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, 4e éd, coll Traités, Litec, 1999 à la p 843 :

« Specialia generalibus derogant ».

92 Valérie-Laure Benabou, « Puiser à la source du droit d’auteur » [2002] 192 RIDA 3‑109 à la p 83 : affirme

que le droit d’auteur ne constitue pas un système « autarcique »; Valérie-Laure Benabou, « Pourquoi une oeuvre de l’esprit est immatérielle » [2005] 1 RLDI 53‑58.

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