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L’octroi d’un droit moral symbolique aux créations de fonctionnaires

Dans le document Les mutations du droit moral (Page 85-88)

Chapitre 2 : Des mutations induites par la diversité des objets protégés

B) L’octroi d’un droit moral symbolique aux créations de fonctionnaires

Jusque l’intervention législative opérée par la loi DADVSI le 1er août 2006, en raison « des nécessités du service public, l’administration doit être investie des droits de l’auteur sur les œuvres de l’esprit dont la création fait l’objet même du service »345. Là où le Conseil d’État ne distingue pas entre le droit moral et le droit patrimonial de l’auteur, il n’y a pas lieu de distinguer. Ainsi, lorsque l’œuvre est créée par un agent public dans l’exercice de son service et qu’elle a un rapport direct avec l’objet de ce service, l’administration bénéficie directement de tous les droits attribués par le droit d’auteur, soit les droits patrimoniaux et les droits moraux346. Néanmoins, si l’œuvre créée se détache dudit service, alors l’auteur fonctionnaire retrouve la plénitude de ses prérogatives.

343 V. infra, chap. II

344 Florian Izquierdo, Le droit d’auteur à l’expression de la liberté d’expression, Université Laval et

Université Paris-Sud, 2018 à la p 3.

345 Avis Ofrateme, [1972] CE, Grands Avis du Conseil d’État, Dalloz, p. 111.

346 Catherine Blaizot-Hazard, Les droits de propriété intellectuelle des personnes publiques en droit français,

La loi DADVSI a ensuite élargi la catégorie des auteurs fonctionnaires aux auteurs agents publics de l’État, aux collectivités locales et à des établissements publics administratifs publics347. Elle est néanmoins venue largement atrophier le monopole intellectuel de l’auteur fonctionnaire public, du fait de sa mission de service public, en lui instaurant un droit moral spécifique et un statut dérogatoire. En effet, le droit moral des agents sur leur création se cantonne au seul droit de paternité. Certes il peut être considéré comme le plus important dans la mesure où le public a connaissance du véritable auteur, mais cette unique prérogative est à bien des égards insuffisante. S’agissant du droit de divulgation, l’article L.121-7-1 du CPI dispose qu’il ne pourra s’exercer que « dans le respect des règles auxquelles il est soumis en sa qualité d’agent et de celles qui régissent l’organisation, le fonctionnement et l’activité de la personne publique qui l’emploie ». Cette disposition renvoie à l’avis Ofrateme en ce sens que l’affadissement considérable du droit moral de l’auteur fonctionnaire s’explique par les nécessités économiques et pratiques du service public, et l’impossibilité pour l’État d’accéder à la qualité d’auteur d’une œuvre créée par ses agents à l’occasion de leurs fonctions. Par conséquent, quelle que soit l’œuvre concernée, l’autorisation du supérieur hiérarchique est nécessaire pour l’exercice du droit de divulgation. Dans le prolongement naturel de ce droit, le droit de repentir et de retrait est lui aussi soumis au principe hiérarchique ; il ne peut donc s’exercer qu’avec l’accord de l’autorité hiérarchique, et donc de l’autorité à laquelle on l’oppose… Quant au droit au respect, présenté dans sa forme la plus minimaliste348 au point d’être dénué de toute portée, il empêche l’agent de « s’opposer à la modification de l’œuvre décidée dans l’intérêt du service public par l’autorité investie du pouvoir hiérarchique, lorsque cette modification ne porte pas atteinte à son honneur ou à sa réputation »349. Force est de constater l’influence marquante de la Convention de Berne de 1886, qui diffère complètement de la conception traditionnelle française du droit moral. En effet, alors que le droit au respect est une prérogative personnelle, attachée à la personne de l’auteur, la preuve de l’atteinte à l’honneur et à la réputation de l’auteur depuis DADVSI devient très compliquée à fournir, ce qui diminue largement la force du droit moral du fonctionnaire. Les critères légaux posés impliquent que le respect de l’œuvre se retrouve quasiment à la discrétion de l’autorité hiérarchique. Enfin, le droit de repentir et de retrait ne peut être exercé, sauf accord avec l’employeur. Cependant,

347 Code de la propriété intellectuelle, art. L.111-1 al. 3 : "L'existence ou la conclusion d'un contrat de louage d'ouvrage ou de service par l'auteur d'une oeuvre de l'esprit n'emporte pas dérogation à la jouissance du droit reconnu par le premier alinéa, sous réserve des exceptions prévues par le présent Code. Sous les mêmes réserves, il n'est pas non plus dérogé à la jouissance de ce même droit lorsque l'auteur de l'oeuvre de l'esprit est un agent de l'État, d'une collectivité territoriale, d'un établissement public à caractère administratif, d'une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale ou de la Banque de France”.

348 Binctin, supra note 119, no 90.

en réalité rares sont les hypothèses où l’employeur donne son accord, réduisant dès lors à néant les possibilités réelles pour l’auteur d’invoquer ledit droit.

Le droit moral de l’auteur fonctionnaire est donc largement édulcoré. Il diffère du régime applicable aux salariés de droit privé, dont le contrat de travail n’impacte pas leur droit moral. Toutefois, il existe une avancée dans le texte issu de la loi DADVSI : les fonctionnaires non soumis à un contrôle hiérarchique peuvent toujours arguer de leur droit moral « commun », grâce à un lobbying intensif mené par les universitaires afin d’échapper à ce régime spécifique. Ainsi, l’article L. 111-1 al. 4 du CPI dispose que les restrictions précitées ne s’appliquent pas aux agents « auteurs d’œuvres dont la divulgation n’est soumise, en vertu de leur statut ou des règles qui régissent leurs fonctions, à aucun contrôle préalable de l’autorité hiérarchique », qui jouissent donc pleinement de leur droit moral. Les professeurs d’Université sont notamment concernés par cette disposition qui accorde à l’administration un attribut discrétionnaire. Si l’accord de l’administration n’est pas obtenu par l’auteur fonctionnaire pour opposer son droit, l’arbitrage du juge n’apparait pas possible. Et même en supposant qu’il l’obtienne, il devra dédommager préalablement l’administration. Le droit de divulgation ainsi que le droit de repentir et de retrait étant dénués de portée réelle pour les auteurs, il serait moins hypocrite de priver les créateurs de ces attributs plutôt que d’organiser un exercice impossible.

En conclusion, bien que le droit français s’exerce à réaliser un équilibre des intérêts, il ne poursuit pas, en principe, le même équilibre que le droit américain qui ne cherche pas à protéger la personne de l’auteur mais les intérêts économiques qui s’attachent à son œuvre350. Néanmoins, le régime applicable aux œuvres collectives constitue aujourd’hui un « danger de glissement de la philosophie que sous-tend le droit d’auteur vers une solution comparable à celle des États-Unis s’agissant des works made for hire 351. En effet, ce régime est identique à celui qui régit les œuvres de commande

ou émanant d’un salarié aux États-Unis. Il apparait même encore moins protecteur puisque le régime américain tend à s’étendre en la matière en raison de l’intérêt économique considérable en jeu.

350 Frédéric Pollaud-Dulian, « Ombre et lumière sur le droit d’auteur des salariés » [1999] 27 La Semaine

Juridique Édition Générale, no 19 : “Le système actuel [français] a le mérite extraordinaire de concilier cet esprit de protection et le libéralisme économique, c'est-à-dire de protéger la partie faible tout en laissant du champ à la négociation contractuelle, ce qui constitue le meilleur moyen d'arriver à un certain équilibre". 351 Bensamoun, supra note 16, no 490.

Chapitre 3 : Des mutations induites par le renouvellement des

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