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La véhémence à géométrie variable du régime spécifique du droit de divulgation

Dans le document Les mutations du droit moral (Page 55-58)

Chapitre 1 : La nature unitaire du droit moral

C) La véhémence à géométrie variable du régime spécifique du droit de divulgation

Le droit de divulgation connait une dévolution successorale particulière. Cette dévolution dite « anormale » désigne des personnes présumées avoir été en « communion de pensée » avec l’auteur décédé qui se voient imposer une obligation de fidélité (1). Si ces derniers n’utilisent pas le droit de divulgation conformément à la dernière volonté de l’auteur, un abus de droit est caractérisable. Il faut néanmoins en rapporter la preuve (2), ce qui n’est pas chose aisée lorsque la volonté de l’auteur défunt est énigmatique.

1. Une divulgation théoriquement assurée par l’exécuteur testamentaire

Le droit de divulgation s’épuisant par le premier usage, seules sont concernées les œuvres qui n’ont pas été divulguées du vivant de l’auteur. La véhémence du droit moral est maintenue, malgré la mort

219 V. en ce sens Michel Vivant et Jean-Michel Bruguière, Droit d’auteur et droits voisins, 3e éd, coll Précis

Dalloz, 2016, no 955 et 956.

220 TGI Seine, 15 avril 1964, supra note 216; CA Paris, 17 décembre 1986, supra note 216. 221 T. civ. Seine, 10 octobre 1951, supra note 217.

de l’auteur, à travers le droit de divulgation222. La loi organise une dévolution successorale spéciale par rapport au droit commun pour la divulgation des œuvres posthumes en affirmant la transmissibilité du droit moral aux héritiers à cause de mort223. Cette dérogation tient à la nature de cette prérogative qui matérialise la conception personnaliste du droit d’auteur. En effet, lui seul dispose de la faculté de partager son œuvre au public en la faisant entrer dans le circuit économique, puisqu’« il expose en conséquence sa personnalité au jugement d’autrui »224. Cette obligation légale est opposable erga omnes et ne peut faire l’objet d’atténuation ni d’exception. C’est ainsi que dans la célèbre affaire Levinas225, le juge a affirmé un principe protecteur de la dernière volonté de l’auteur, afin d’assurer une continuité du droit de divulgation afférent aux œuvres posthumes malgré le décès de l’auteur. Par conséquent, le créateur dispose de la faculté de désigner un ou plusieurs exécuteurs testamentaires habilités à exercer le droit de divulgation relatif aux œuvres posthumes dont l’exercice lui a été exclusivement confié. Ce principe est un exemple supplémentaire renforçant l’affirmation selon laquelle le droit spécial (droit d’auteur) est exorbitant du droit général (le droit commun). En effet, le droit moral perdue pendant la vie de l’exécuteur testamentaire, contrairement à la prescription de droit commun prévue à l’article 1302 du Code civil selon lequel « La mission de l’exécuteur testamentaire prend fin au plus tard deux ans après l’ouverture du testament sauf prorogation par le juge ». Plus encore, le caractère perpétuel perdure; même après le décès de l’exécuteur testamentaire et sauf volonté contraire de l’auteur, à ses héritiers même s’ils ont renoncé à la succession. La seule hypothèse de disparition du droit moral est donc bien celle où l’œuvre n’existe plus.

222 Code de la propriété intellectuelle, art. L.121-2 : "L'auteur a seul le droit de divulguer son œuvre. Sous réserve des dispositions de l'article L. 132-24, il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci. Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l'auteur. A leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l'auteur, ce droit est exercé dans l'ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n'existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n'a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la

succession et par les légataires universels ou donataires de l'universalité des biens à venir. Ce droit peut s'exercer même après l'expiration du droit exclusif d'exploitation déterminé à l'article L. 123-1"; V.

également Carine Bernault, André Lucas et Agnès Lucas-Schloetter, Traité de la propriété littéraire et

artistique, 5e éd, LexisNexis, 2017 à la p 535, n°613.

223 Frédéric Pollaud-Dulian, « Le droit moral en France, à travers la jurisprudence récente » [1990] RIDA

127‑313 aux pp 227‑229; Lucas, Lucas-Schloetter et Bernault, supra note 32 à la p 530 et s.; Desbois, supra note 27, no 467.

224 André Morillot, « De la nature du droit d’auteur, considéré à un point de vue général » [1878] Revue

Critique de Législation et de Jurisprudence 111 à 136 à la p 124.

2. L’épreuve de la preuve de l’abus de droit

La seule hypothèse prévue par le législateur où le droit moral est susceptible d’abus est lorsque le(s) représentant(s) de l’auteur décédé n’exerce(nt) pas le droit de divulgation conformément à la dernière volonté de l’auteur. Cet abus de droit se caractérise alors par l’usage ou le non-usage du droit de divulgation, contraire à la volonté – présumée ou non – de l’auteur défunt. Le célèbre arrêt Antonin Arnaud a précisé l’obligation de fidélité qui pèse sur les exécuteurs testamentaires en affirmant que

« le droit de divulgation post mortem, s’il doit s’exercer au service de l’œuvre, doit s’accorder à la

personnalité et à la volonté de l’auteur telle que révélée et exprimée de son vivant »226. Il faut à ce titre comparer le comportement de l’héritier avec la dernière volonté de l’auteur. Bien que dérogatoire au régime applicable au droit moral en tant que droit de la personnalité, l’abus notoire puise son existence dans l’importance que constitue le titulaire de ce droit. En effet, il est le seul à pouvoir conclure un contrat d’édition et à en négocier les modalités, sans qu’il n’ait besoin de préalablement regrouper les titulaires des droits patrimoniaux. Si ladite volonté n’a pas été respectée, l’article L.121- 3 du CPI prévoit le contrôle de cet abus caractérisé par le tribunal de grande instance. Il a ainsi été jugé abusif de s’opposer à la publication d’œuvres complètes d’un écrivain qui avait pourtant manifesté, de manière constante, la volonté contraire227. Cependant, lorsque l’auteur n’avait pas expressément laissé des instructions claires et que la volonté de l’auteur est équivoque voire absente, rapporter la preuve d’une quelconque volonté est à l’épreuve. L’écoulement du temps rend cette preuve introuvable. Le juge doit alors s’ériger en « devin » afin de reconstituer quelle aurait été la dernière volonté de l’auteur et apprécier un éventuel abus dans l’exercice du droit de divulgation. Si certains auteurs considèrent qu’en cas d’absence de manifestation de volonté pendant le vivant de l’auteur, il est présumé avoir la volonté de divulguer son œuvre. D’autres estiment néanmoins que le doute chasse la volonté manifeste. La Cour de cassation est stricte en la matière et refuse de poser une présomption228.

Néanmoins, pour passer outre la potentielle volonté énigmatique de l’auteur, la Cour de cassation a jugé que l’héritier doit également prendre en compte l’intérêt du public ou des autres auteurs. La

226 P Malaussena c/ Sté Les éditions Gallimard, [2000] D 2001, note Caron à la p 918 (Cass Civ 1ère). 227 Ibid.

228 Cass Civ 1ère, 9 juin 2011, 10-13.570 : Dans un litige relatif à la publication des correspondances de René

Char, la Cour de cassation a cassé l'arrêt d'appel au motif qu'en affirmant qu'il appartenait au titulaire du droit moral de justifier son refus en prouvant que l'auteur n'entendait pas divulguer l'oeuvre en cause, les juges du fond ont inversé la charge de la preuve : l'auteur n'avait "manifesté aucune volonté déterminée de voir

procéder à la divulgation des archives qu'il laisserait après sa mort, ni entrepris, même partiellement, de les classer pour en permettre une exploitation utile ou en assurer une quelconque divulgation".

fonction de l’abus de droit devient plus sociale et classique que réellement personnaliste229. Tel est le cas par exemple d’un héritier qui refuse la divulgation d’une œuvre inédite alors qu’il en va de l’intérêt du public. L’abus de droit servirait alors à passer outre le refus de divulgation dans l’intérêt de la collectivité et de la vie culturelle230. Le droit de divulgation aurait alors une autre fonction : ce n’est pas celle de préserver l’intérêt de l’auteur et de prolonger sa personnalité en la respectant et en tentant de déterminer le choix qu’il aurait effectué à travers les indices laissés avant sa mort, mais celle d’enrichir le patrimoine littéraire national231. L’auteur se dessaisit de sa propriété pour la transmettre au public. Néanmoins, cela peut aussi contribuer dans une certaine mesure à assurer la perpétuité de l’œuvre, et donc l’immortalité de l’auteur, dans l’esprit du public. La théorie propriétariste permettrait donc de secourir à la théorie personnaliste afin de permettre aux héritiers d’exercer le droit moral postérieurement au décès de l’auteur. Ce constat est particulièrement mis en exergue lors de la mise en balance du droit moral exercé post mortem auctoris et de la liberté de création.

D) L’essoufflement du droit moral exercé post mortem auctoris face à la liberté de

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