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(en) revenir suivi de Josée Yvon et ses Filles-commandos bandées : le potentiel révolutionnaire des marginales

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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(en) revenir suivi de Josée Yvon et ses

Filles-commandos bandées : le potentiel révolutionnaire des

marginales

Mémoire

Daphnée Roy

Maîtrise en études littéraires - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

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(en) revenir

suivi de

Josée Yvon et ses Filles-commandos bandées : le potentiel révolutionnaire

des marginales

Mémoire

Daphnée Roy

Sous la direction de :

Neil Bissoondath, directeur de recherche Mylène Bédard, codirectrice de recherche

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Résumé

(en) revenir (roman)

(en) revenir est un roman autofictif rédigé à la première personne du singulier,

composé d’un enchaînement d’épisodes anecdotiques permettant d’en connaître davantage au sujet de sa narratrice, Véronique. Dans le début de la vingtaine, la jeune femme raconte avec recul, introspection et humour son passage de l’adolescence à l’âge adulte, en y évoquant les rencontres marquantes qu’elle a effectuées durant ces années charnières de sa vie. Parmi celles-ci se trouvent Max, son ancien copain et premier amour, dont la narratrice est encore amourachée, et Amélie, meilleure amie excentrique et collègue de travail au Café Beausoleil à Saint-Roch, où une grande partie de l’action prend place. De ce fait, la Basse-Ville tient également un rôle central au sein du récit, puisque c’est dans ses environs que l’histoire de Véronique se déploiera, avec ses hurluberlus et cette ambiance particulière caractéristique d’un quartier défavorisé en pleine gentrification. Ce récit, malgré ses touches ironiques, relate avant tout l’histoire d’une jeune femme désillusionnée, blasée par l’université, le travail à temps partiel et les relations à sens unique. Sa quête naïve d’amour absolu la poussera dans ses derniers retranchements.

Josée Yvon et ses Filles-commandos bandées : le potentiel révolutionnaire des marginales (essai)

Filles-commandos bandées, publié en 1976, est le premier recueil de poésie de Josée

Yvon, poétesse issue de la contre-culture québécoise. Sans compromis, cet ouvrage suit la publication de « La poche des autres » à La Barre du jour, revue intellectuelle dirigée par Nicole Brossard. Ce pamphlet datant de l’automne 1975 laissait déjà entrevoir les visées de la démarche poétique yvonienne : celle de faire sortir de l’ombre les figures de femmes marginales – de la mère de famille vivant toujours sous l’hégémonie patriarcale à la prostituée travaillant dans les ruelles du Centre-Sud montréalais – et celle d’y parvenir en rejetant radicalement les codes établis par les institutions littéraires et sociales.

Filles-commandos bandées témoigne de ce désir de renouveau et de rébellion à travers différentes

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des marginalisées mis en place par Yvon. C’est par la nomination des femmes sans nom et la normalisation des figures trans, quarante ans avant que la transsexualité ne perde son titre de maladie mentale et à une époque où même les féministes refusaient que les femmes transsexuelles leur soient associées, que Josée Yvon a su graduellement les doter d’une dignité longtemps refusée par le système. L’emprunt au genre du manifeste, suffisamment prégnant pour considérer Filles-commandos bandées comme un « manifeste poétique », permettra à Yvon d’évoquer la nécessité d’une prise de conscience des femmes au sujet de leur condition. De celle-ci résultera l’instauration d’une solidarité nouvelle et la formation d’une communauté de femmes déchues, creuset idéal où pourront germer l’idée puis l’action révolutionnaires.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières... v

Remerciements ...vi

Première partie (roman) ... 1

Deuxième partie (essai) ... 97

Introduction ... 98

1.1 Corpus ... 100

1.2 Méthodologie ... 105

1.3 Lien avec la création ... 107

2. Contexte d’émergence de Filles-commandos bandées ... 109

2.1 La contre-culture ... 109

2.2 Josée Yvon : curriculum vitae littéraire ... 114

2.3 Biographie sommaire... 117

2.4 « La poche des autres » ... 122

3. Filles-commandos bandées ... 125

3.1 La nomination des filles sans nom ... 128

3.2 La normalisation de la transsexualité ... 136

3.3 Le manifeste ... 144

Conclusion... 153

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Remerciements

Un merci particulier à Neil Bissoondath, pour sa confiance aveugle.

Un immense merci doublé d’une éternelle reconnaissance à Mylène Bédard, pour sa patience, son indulgence et sa bienveillance infinies.

Un merci tout en douceur à Hubert, je t’aime, deal with it.

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Première partie

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I

Je sais pas ce qui est bien pour moi. En fait, non, c’est pas vrai. Je le sais. Je suis juste trop nonchalante pour essayer de me débarrasser de toutes les dépendances que j’ai accumulées au cours des années : la clope, le McDo, l’achat compulsif de livres que je lirai jamais. Mais la pire de mes mauvaises habitudes, c’est assurément cette nécessité maladive de rester scotchée après mon ex, que j’ai pourtant laissé de plein gré il y a de ça deux ans.

C’est qu’ensemble, on était les plus beaux couillons du monde. On faisait rien que manger de la junk tout nus dans le lit, on se tapait des séries en boucle, on passait nos journées à procrastiner nos lectures, nos travaux, on errait dans les rues du centre-ville, les mains dans les poches, et quand on rentrait dans notre appart, c’était constamment le bordel. Tout était crotté tout le temps, ça sentait la pisse de chat et la vaisselle sale, mais Dieu sait qu’on était bien dans cette merde : c’était la nôtre. Notre projet commun le plus abouti à ce jour.

On faisait ce qui nous tentait quand ça nous tentait, on écoutait en boucle nos vinyles de Renaud écrasés sur le vieux divan laid acheté usagé chez Emmaüs, et je lui tapais sur les nerfs, parce que quand on arrivait à la dernière tune de Mistral gagnant, je poussais ma luck jusqu’à la refaire jouer quatre-cinq fois. C’est « Fatigué », la chanson, et je sais pas combien de fois je l’ai chantée devant mon miroir en inversant constamment les couplets comme une débutante, « fatigué du mensonge et de la véritéééé ». On passait nos après-midis comme deux parfaits bobos, s’adonnant à la lecture d’essais intellectuels qu’on comprenait rien qu’à moitié en se faisant aller les trente-trois tours sur la table tournante. Quand on commençait à avoir faim, jamais à la même heure de jour en jour, on mettait une pizza congelée au four et on tirait à pile ou face pour déterminer qui c’est qui devait aller chercher des frites au Ashton côte du Palais. La cuisine de notre appart rue Couillard était une soue à cochons, et notre vie, un clip de Jean Leloup.

Toujours est-il que quand je l’ai flushé, au printemps 2014, je l’ai pas fait parce que je l’aimais plus, mais parce qu’il se laissait aller et que je le voyais dépérir dans son manque d’ambition et sa mollesse généralisée. Je pouvais plus supporter d’être avec un gars de vingt-six ans pas capable de finir un programme d’étude, avec une job d’adolescent et le salaire qui va avec. Je trouvais plus ça charmant, quand il débarquait chez nous avec un nouveau vinyle

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à quarante-cinq piasses alors que ça faisait trois épiceries consécutives que ma Visa endossait. La ligne était mince entre le fait d’être bohème et celui de prendre de mauvaises décisions, et il marchait dessus en funambule, les yeux fermés.

Je me souviens du moment où je l’avais laissé, il m’avait demandé d’aller acheter une pinte de lait au dépanneur d’en face et j’avais pété un plomb parce que j’en avais mon quota de tout payer dans notre couple. Il avait osé dire de quoi du genre « Ben c’est moi qui a acheté la dernière, me semble que c’est ton tour » et ça m’avait complètement scié les jambes. On était assis dans la cuisine, c’était sale partout comme d’habitude, j’avais les pieds sur la table, je chillais (on venait de finir d’écouter Resident Evil, le premier), et par cette simple requête, j’ai su que je venais d’atteindre ma limite. Fuck ça, notre relation, notre bail, notre cohabitation ; fallait que tout ça cesse.

Je me rappelle m’être demandé en boucle pendant les jours qui ont suivi comment on avait pu en arriver là. Je l’avais tellement aimé, ce gars-là, je saurais même pas comment l’expliquer. C’était l’amour, je suppose, genre le vrai. Le temps que ç’a duré, les deux premières années, mettons, c’était formidable, c’était merveilleux, câline que je l’aimais, lui et ses yeux bleus de chiot triste, ses mains agiles de dessinateur toujours tachées d’encre et sa barbe piquante soigneusement négligée. J’ai continué de l’aimer même quand il s’est cassé une dent en se bêchant sur un tapis roulant au cégep dans sa tentative de finir son DEC en cinéma, le programme où on s’est rencontrés, mais qu’il a droppé à cause d’une dépression latente et chronique qu’il refusait de traiter. Le matin où il s’est mis à pleurer pendant que j’étais à genou en train de me débattre avec le zipper démanché de ses jeans troués, trop longs pour ses cinq pieds sept pouces, j’ai compris que quelque chose tournait pas rond. Je le voyais se dégrader de jour en jour, mon beau Max ; il prenait du poids de façon exponentielle, avait l’hygiène de plus en plus douteuse, remettait à jamais ce qu’il aurait pu faire tout de suite. Au moment de notre rupture, le beau joueur de soccer dont j’étais tombée amoureuse, celui qui gribouillait dans ses cahiers et qui souriait des yeux souvent était rendu chubby, avec une canine cassée en deux et rien d’autre à me raconter que ses journées de prolétaire au salaire minimum dans une librairie usagée au seuil de la faillite sur Saint-Jean. Il y avait de quoi en dedans de lui qui s’était éteint et j’étais à court d’ampoules.

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Maxime s’était fait diagnostiquer dépressif à dix-sept ans. Il avait sacré sa prescription aux vidanges, parce qu’il était au-dessus de ça, lui, la maladie mentale, l’avis médical. Il avait passé proche d’abandonner le cours d’Animation 3D qu’il suivait à Ottawa, était revenu de justesse avant de se faire jeter dehors du programme, mais avait remporté le prix du meilleur court métrage pareil. Blasé de tout, mais surtout de l’Ontario, il s’était inscrit au Cégep de Sainte-Foy l’automne d’après, avait déménagé à Québec, lui qui était né à Montréal avant de faire son primaire en Abitibi et son secondaire à Sherbrooke. On s’est rencontrés dans nos cours communs de programme ; je le trouvais petit du haut de mes cinq pieds neuf, et pas pire mal habillé aussi, du style « j’ai rien que trois t-shirts pis je m’en crisse ». Une fois aussi, il était venu en cours en sandales et ça m’avait vraiment dégoûtée ; c’est son poil de chest qui avait sauvé la mise.

On a fini par s’ajouter sur Facebook et on s’est mis à passer toutes nos soirées à discuter jusqu’aux petites heures. Après des mois de niaisage, il a fini par prendre son courage à deux mains et m’a invitée chez sa tante où il louait une chambre pour la session. On avait prévu écouter Deathproof de Tarantino ; c’était bien sûr un prétexte pour se pognasser sur le divan. Il m’a offert des popsicles de Dora l’exploratrice, ça m’avait fait rire, en plus de rajouter à son charme de gars qui se sacrait de toute pour de vrai, sauf de moi, manifestement. On a évidemment fini par se taponner les cuisses et quand le film s’est terminé, on est restés une bonne demi-heure collés l’un sur l’autre tandis que le DVD était revenu sur le menu principal et que les mêmes trente secondes de la tune Chick Habit d’April March jouaient en boucle. J’étais sur le bord de m’endormir quand il m’a demandé s’il pouvait m’embrasser. Ce fut le pire french de l’histoire de l’humanité – ma faute à moi – et ça s’est terminé en excuses confuses des deux bords, mais surtout du mien. C’était la première fois que j’embrassais un garçon, et j’aurais voulu le démentir que j’aurais pas pu.

Il m’a raccompagnée jusqu’à chez nous et ce fut une marche d’une lourdeur incroyable. On a discuté devant chez moi, pas de bec, rien, traumatisés tous les deux par l’échec antérieur de l’échange de nos fluides buccaux, et j’ai fait de l’insomnie toute la nuit, à mi-chemin entre la crise de nerfs et la crise de larmes. Je savais pas frencher et ça me déboussolait de pas exceller en la matière comme j’excellais à l’école, même en me présentant à la moitié de mes cours complètement battée. Je réalisais pas encore qu’une relation amoureuse comportait son lot de ratés et que la mienne allait pas faire exception. À dix-sept ans – c’était peut-être à

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cause des mentions d’honneur sans valeur réelle qui m’avait été discernée quand j’étais ado –, je pensais encore que j’étais promise à bien des affaires et que les réussites allaient se bousculer jusqu’à ma mort. Lucide, la fille.

Après cette soirée-là, j’ai été sur les breaks pendant une bonne semaine ; on se voyait, Max et moi, mais je faisais vraiment attention pour pas que ça finisse en embrassade langoureuse, parce que j’avais vraiment pas l’intention de le faire fuir et que je comprenais même pas pourquoi il continuait de me relancer sans cesse. J’allais me contenter d’une relation platonique, que je m’étais dite, jusqu’à ce que l’un d’entre nous trouve le guts de se réessayer au jeu des becs mouillés.

Ç’a fini par se passer. On écoutait Goya’s Ghost avec Javier Bardem, l’acteur étrangement beau étant donné le fait que sa face donne l’impression d’avoir été défoncée par un sabot de cheval. C’était chez nous, tous mes colocs savaient que j’étais avec le beau Max dans ma chambre, dans mon lit, et que peut-être qu’on allait enfin se déniaiser et concrétiser les choses. Ça fait que je me souviens d’absolument rien du film sinon que je portais les boxers rouges de mon oncle Paulo (il les avait achetés trop petits) et que les mains chaudes de Maxime caressaient mes cuisses refroidies par le vent de septembre. Plus le film avançait, plus nos faces se rapprochaient et un moment donné il a osé me réembrasser ; étrangement, ça s’est vraiment bien passé. Bien passé pendant genre quarante-cinq minutes consécutives. Je pense que je m’en sortais bien avec ma langue, ses lèvres à lui étaient vraiment douces et ses mains étaient placées à l’endroit stratégique du bas du dos, respectueux, mais sensuel. On a dormi ensemble cette nuit-là et le lendemain quand je me suis réveillée, j’avais son pénis en érection dans le bas du dos. Je pense que c’est un des plus beaux réveils que j’ai eu de ma vie. Dans ma tête de fille pas assez déniaisée, pas assez cute, pas assez intéressante, aucun gars allait jamais être bandé pour moi avec mon corps maladroit de femme des années cinquante, mes hanches trop fortes et mes fesses trop bombées. Tout à coup, j’étais plus une enfant, une gamine qui embrasse mal, une ado coincée et un brin prude ; non, j’étais une femme. Une femme désirable capable de faire virer fou le plus beau gars que j’ai rencontré dans ma vie. Shit, c’était puissant comme sentiment.

Aussi quétaine que ça puisse paraître, je me disais que le monde nous appartenait et qu’on pouvait tout faire du moment qu’on restait ensemble. On faisait des bed-ins de deux-trois

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jours consécutifs dans mon lit une fois par semaine, où on faisait juste parler, s’embrasser, faire l’amour, dormir. Des fois on mangeait, aussi, quand mes colocs de l’époque trouvaient que ça avait plus de bon sens de vivre d’amour et d’eau fraîche de même et qu’ils venaient nous porter des toasts au beurre de peanut après avoir cogné prudemment à ma porte de chambre. Une fois de temps en temps on sortait, on allait au bar avec des amis, on se trouvait beaux, on était avec plein de monde intéressant, mais la seule personne qu’on voyait c’était l’autre, et on quittait souvent les soirées plus tôt que prévu pour aller se taponner sur les murs des immeubles le long du trajet qui nous menait jusqu’à chez nous ; on loafait des cours pour la même raison. Je le trouvais divinement beau, j’aurais passé ma vie dans son cou.

Mais comme rien dure jamais, les années ont gâché les choses. Plus j’en venais à savoir où que je m’enlignais, plus il se perdait dans son errance constante. Il se laissait aller à une vitesse foudroyante, moi qui lui demandais rien d’autre que de prendre soin de lui. Qu’il mange mieux, fasse du sport, s’arrange pour que sa dent cassée depuis un an soit rafistolée, qu’il reprenne les études et se trouve une job plus valorisante. Qu’il se couche plus tôt, se lève moins tard, soit plus productif et un peu plus salubre, aussi ; qu’il renouvelle son permis de conduire échu depuis 2010, recommande sa carte débit perdue depuis des mois. Mais c’était peine perdue, j’ai bien été obligée de le constater. Ça fait que je me suis tannée de tout le temps devoir pousser pour deux, de devoir veiller à mes responsabilités en plus de voir aux siennes. Mon père me disait souvent que j’étais un 4X4 et que Maxime, c’était une remorque. Cette comparaison me faisait grincer des dents à me les égrainer, mais plus le temps passait, plus je me devais d’admettre qu’elle était juste. Je le tirais comme un poids mort depuis trop longtemps. Et j’étais épuisée.

Ça correspondait aussi à l’époque où j’ai rencontré une trâlée de gars à l’uni, des gars que je trouvais allumés, intelligents, avec de l’ambition et de la motivation, des gars qui me regardaient comme ça faisait longtemps que je m’étais fait regarder par Max. Des gars qui me trouvaient charmante, brillante, qui me disaient une fois de temps en temps, avec une couple de pintes dans le nez, qu’avec ma tête et mon cul je pourrais me pogner n’importe qui. Qu’ils comprenaient pas ce que je faisais avec un flanc-mou qui avait troqué l’école pour les jeux de rôle en ligne et les deux litres de Pepsi.

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Quand je rentrais chez nous le soir, un peu cocktail, après une soirée à m’être fait effleurer les hanches des centaines de fois « par accident » et m’être fait payer plus de shots qu’il l’aurait fallu par le même gars, je me couchais toute nue dans le lit tandis que Max prenait même pas la peine de réagir. Il me jetait un regard rapide, me demandait distraitement comment s’était passée ma soirée sans vraiment écouter la réponse décousue que je lui servais. Même pactée, je m’en rendais compte, qu’il était juste là à moitié, j’en venais à me demander ce que j’avais pu faire pour devenir banale de même. Je remettais tout en question avant de m’endormir, et les mêmes questionnements accompagnaient ma migraine du lendemain. Je commençais à me dire que si les choses changeaient pas, j’allais devoir le quitter. Le laisser. Ces mots-là me donnaient la gerbe. J’allais devoir mettre fin à notre relation. Parce que je l’aimais trop et que ça me faisait trop mal de réaliser que lui, il avait plus l’air de rien aimer pantoute.

Je suis passée à l’acte le premier avril. Max m’a demandé en riant jaune si c’était une mauvaise blague. C’est clair que ç’en avait tout l’air, mais j’ai réussi à garder mon sang-froid malgré ma crédibilité ébranlée. La conversation fut pénible. On a beaucoup pleuré – surtout lui –, mais ça m’a pas empêchée d’aller au bout de mon discours de rupture.

Toujours est-il que quand je me sens particulièrement seule, je l’appelle. Le plus souvent je tombe sur sa boîte vocale parce qu’il est du genre à jamais charger son cellulaire (ça demande trop d’efforts), et quand, dans son message enregistré de gars qui filtre tous ses appels, j’entends sa voix avec comme un sourire dedans, je fonds un peu en me rappelant les heures passées à minauder au téléphone. Je me souviens de la fois, au début de notre relation, quand je l’avais laissé juste avant le congé de Pâques, parce que je trouvais qu’il était trop amoureux de moi et que j’avais pogné la chienne, je lui avais dit « Nonononon tu m’aimes trop, ç’a pas rapport, on peut pas être ensemble ». Dans un élan purement dramatique, j’avais pris le premier bus pour Rivière-du-Loup, même si c’était celui qui arrêtait dans tous les trous perdus et qui faisait le trajet en quatre heures plutôt qu’en une heure quarante-cinq. Il m’avait appelée quand j’étais rendue dans le coin de Montmagny, « Reviens, reviens », qu’il m’avait dit, « On va partir pendant le long congé, on va aller où tu veux, on va faire ce que tu veux, on va manger ce que tu veux, tu vas voir, tu vas voir, tu vas voir… » On avait repris au téléphone. Les passagers du bus étaient plus capables de m’entendre chigner en morvant, je les entendais soupirer d’une oreille tandis que l’autre était collée sur mon Samsung flip.

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Je sais qu’il faut laisser aller le passé, mais la vérité c’est que j’ai l’impression que je serai jamais plus heureuse comme je l’ai été durant les premières années de notre relation et que jamais un autre gars sera gaga de moi comme il l’a été, qu’aucun autre saura gérer mes crises d’hystérie et mes highs incroyables ; que personne d’autre pourra me tempérer dans mes colères plus grandes que nature et dans mes crises de larmes nécessitant des popsicles trois couleurs en forme de fusée. Il y en a pas un qui va bander de même pour mon cul, qui va me fredonner Cowgirl in the Sand en me faisant cuire mes œufs le matin. Je suis même plus capable de l’écouter, Neil Young, tellement ça me rappelle nos matins collés collés et nos cafés qui s’éternisaient sur trois heures tellement on venait jamais à bout des affaires qu’on avait à se raconter. Maintenant, je cache tous les disques qu’il m’a offerts et ceux qu’on a achetés ensemble dans le fond de mes tiroirs pour pas tomber dessus et me remémorer le nombre de becs échangés sur Harvest, Morgane de toi, The Freewheelin’ Bob Dylan. Même affaire pour tous les Supertramp aussi, parce que c’est ça qu’on avait écouté ensemble la première fois qu’on a fait l’amour.

C’était un après-midi d’octobre, il faisait beau, on avait tous les deux décidé de pas nous pointer à notre journée de trois cours au cégep pour necker dans son lit. Il avait mis School et m’avait dit : « C’est wack que les gars du band aient mis Rodger Hudson à’ porte, parce que, j’veux dire, qu’est-ce que tu trouves le meilleur dans ce groupe-là ? » J’avais répondu que c’était évident, que c’était la voix et le piano, ce à quoi il avait répondu « That’s it : Rodger Hudson ». J’avais trouvé son argumentaire très convaincant et pour lui prouver j’avais commencé à le frencher hard, ce à quoi il avait été plutôt réceptif. Je portais encore mon pull en laine jaune poussin atroce quand on a commencé à s’énerver ; il y avait un miroir juste à côté de son lit et je m’étais vue en pleine action. Cette image-là m’a tellement troublée que deux jours plus tard, j’ai rapporté le chandail au Village des valeurs, là où je l’avais acheté quelques semaines plus tôt. Je me souviens que je m’étais habillée toute croche exprès parce que je trouvais que nous deux ça allait à un rythme assez intense et que je voulais pas sauter des étapes. Apparemment que mon linge profondément motté avait juste accru son envie de me l’enlever. J’avais pas pensé à ça.

Mais tout ça c’est terminé maintenant. Depuis que j’ai déménagé d’en haut de chez lui, on se voit plus pantoute. Parce que oui, en plus d’avoir partagé son lit pendant trois ans, j’ai été trop chochotte pour arracher le plaster d’une traite, ça fait que j’ai vécu dans un logement

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collé au sien pendant deux ans. Il était resté dans l’appartement où on avait vécu ensemble, et moi, comme j’avais renouvelé le bail avec lui étant donné qu’on s’est laissés après avoir confirmé qu’on allait garder l’appart, j’ai négocié de quoi avec le proprio, en louant le studio rikiki qui était disponible à l’étage supérieur. On vivait plus ensemble, mais c’était tout comme. J’ai arrêté de compter le nombre de soirées que j’ai passées écrasée dans son salon (cette pièce inexistante dans mon logement), à le téter pour écouter tel ou tel film, pour aller prendre un café, pour aller se promener dans les rues bondées du Petit Champlain ; à l’automne parce que c’était beau avec les feuillages orangés, en hiver parce que c’était beau avec la neige qui tombait doucement, en été et au printemps aussi, parce que maudit que le temps passait lentement, quand il était pas là pour le passer avec moi. Il me laissait traîner des heures dans le magasin de chandelles en cire d’abeille, dans la petite savonnerie artisanale sur Saint-Paul, où c’est que je sniffais tout à m’en donner la migraine, sans jamais rien acheter. Il chialait jamais, me pressait pas non plus. Des fois, j’oubliais qu’on était plus ensemble. La réalité me rattrapait brutalement quand il me souhaitait bonne soirée avant de refermer la porte de l’appartement 3 derrière lui, tandis qu’il me restait encore un étage à monter avant de pouvoir me coucher dans mon lit simple qui prenait le tiers de mon studio.

Au début, en déménageant juste au-dessus de ce qui fut notre nid d’amour pendant quelques mois, avant que sa paresse en vienne à me faire regretter notre bail commun, on avait dans l’idée quelque chose comme l’amour moderne, du genre « R’garde, en ce moment tu me gosses, ça fait que je vais aller chez nous lire un peu, pis quand t’auras changé d’humeur tu sauras où me trouver. » Ç’a marché un temps, mais pas tant que ça non plus. Je voulais pas aller dormir chez nous. La solitude me happait comme elle l’avait rarement fait dans le passé, quand j’y passais mes nuits, surtout avec la voisine d’en haut, qui semblait baiser perpétuellement et qui avait pas trop de gêne à ce que tout le bloc le sache. Ça fait que je harcelais souvent Max pour dormir avec lui, même si c’était rendu strictement platonique entre nous (à quelques exceptions près). Un moment donné, il s’est tanné et se l’est joué « homme de caractère » – je sais pas d’où il a sorti ce trait de personnalité-là – et il m’a fait comprendre que j’avais juste à assumer de l’avoir laissé, que c’était pas pour rien que j’avais voulu déménager, me semble. Il me bernait pas avec son discours de gars indépendant qui était tellement passé à autre chose, je le voyais, qu’il m’aimait encore, ça se sent, ces affaires-là. Moi aussi, de mon bord, j’étais pas encore immunisée de son charme de gosse désintéressé

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et désinvolte, mais j’avais pris une décision, et fallait que j’y adhère. Ça lui faisait mal d’imposer de nouvelles limites, je le savais, mais surtout, ça me faisait mal, et j’en suis venue à croire que c’était l’effet qu’il escomptait. Fait que j’ai commencé à prendre mes distances. Dans la mesure du possible, on s’entend.

Je suis retournée à l’université à l’automne en essayant de faire comme si ma vie avait un sens même si je me demandais sérieusement ce que ça m’apportait d’être la voisine de mon ex et de me faire subir ça, son indifférence glaciale qui précédait souvent une vague d’amour qu’il camouflait mal et qui me pognait à la gorge. Je voyais vraiment pas c’était quoi l’urgence de devoir suivre des cours sur l’humanisme à l’époque médiévale pendant que je crevais par en-dedans et que je me surprenais encore à griffonner des cœurs avec nos initiales au centre dans mes moments de rêverie où la poésie de l’Hexagone et la correspondance de Papineau arrivaient pas à me faire oublier un instant que j’étais toute seule et malheureuse, que j’avais rien que vingt ans, mais que déjà ma vie semblait avoir atteint à la fois son apogée et son agonie.

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II

- J'en veux pas d'ton café, y va m'tuer, ton café !

- Calme-toi, Céline, j'veux pas te tuer, j'veux rien que te donner un café.

- Le monde est méchant, Maman, le monde est méchant ! Peut-être pas toé, mais le monde est méchant.

- Va t'asseoir, Céline, calme-toi, ok ? - Ok, Maman. S'cuse-moé, Maman.

Céline, c'était la madame un peu spéciale qui rentrait toujours au Café Beausoleil en hurlant. Cinq pieds de haut, cent livres mouillée, mais le gosier assez aiguisé pour réveiller les vieux somnolents du troisième étage qui pensaient qu'on les avait pas vus se faufiler dans les escaliers sans rien acheter. Les mêmes qui traînaient avec eux leurs sacs d'épicerie pleins de canettes vides ramassées quelque part dans les poubelles entre le CLSC et le Ashton de la rue Saint-Joseph.

Ça serait facile de pas l'aimer, Céline, avec les cris vulgaires qui sortaient de sa bouche édentée et les doigts d'honneur qu'elle envoyait à tous ceux ayant le malheur d'être nés avec un pénis entre les jambes. « Les hommes, c'est toutes des ostis de chiens sales crottés ! », qu'elle aimait à répéter à tous ceux désirant l'entendre, et à la majorité que constituaient les autres.

C'est facile de pas aimer une femme si on décide de pas remarquer son crâne rasé labouré de cicatrices, son dos dangereusement voûté, sa démarche claudicante. C'est facile de pas l'aimer quand on sait pas que c'est une orpheline de Duplessis qui a passé les premières années de sa vie à faire la belle le jour des visites et à toujours se faire refuser l'adoption salvatrice en raison de la tache de vin sous son œil droit un peu trop allumé et perçant pour une gamine de trois ans. Quand on l'a jamais vraiment écoutée et qu'on sait pas que le jour qu'elle a été adoptée, ç'a été par une mère qui aurait jamais dû en être une et qui lui sacrait des coups de barres à clous sur la tête, par un père qui lui fourrait sa graine de pédophile dans la gueule quand l'envie lui prenait.

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Je la comprenais, Céline, d'avoir peur des hommes, de détester l'humain en général, de préférer sa vieille poupée à tous contacts humains réels, de s'être fait ligaturer les trompes à vingt ans par peur de mettre au monde l'enfant d'un violeur, un enfant qu'elle aurait de toute façon pas eu les moyens d'élever, parce que ça grandit vite, un bébé, et qu'elle avait déjà de la misère à trouver des mitaines bon marché pour son poupon de caoutchouc qu'elle promène au fond d'un sac d'épicerie réutilisable depuis plusieurs années déjà.

- T'as pas ta poupée, aujourd'hui, Céline ?

- Non, pas aujourd'hui, était fatiguée, je l'ai couchée dans un tiroir, je l'ai bordée, a va ben dormir, a va être en forme pour à soir, à soir pour le souper communautaire.

- Bonne idée, ça. Comment qu'a s'appelle, déjà ?

- Poupée. A s'appelle Poupée. Quand je l'ai achetée au magasin, a venait avec un nom qui commençait par « M », mais c't'ait trop compliqué, ça sonnait angla’, ça fait que je l'ai oublié, son nom.

Assise à sa table, elle a détaché son manteau, gardé sa tuque aux longs cordons qui pendaient sur sa poitrine flétrie.

- T'enlèves pas ta tuque, Céline ?

- Non j'la garde, le monde a pas d'affaire à voir ma tête, c'est pas d'leurs maudites affaires. Viens don’ t'asseoir avec moi, Maman. On pourrait faire le jeu des différences dans l'journal. J'aime ça quand tu m'aides, sinon c'est trop p'tit pis j'vois rien, moé, j’les vois pas les maudites différences.

- J'peux pas, là, tout d’suite. J'travaille.

- « J'travaille, j'travaille », sacre don’ ça là pis viens don’ t'asseoir avec moé.

J'aimerais ça, oui, sacrer ça là, aller l'aider à faire tous les jeux du journal, en inventer, même, s’il le fallait, mais j’avais des études à payer, et donc de l’argent à accumuler jusqu’à ce que mort s’ensuive. Sauf que pour une femme comme elle, qui a passé sa vie à compter ses cennes en prévision de chaque petit achat, la réalité universitaire avait pas vraiment de résonnance, ça fait que je l’écœurais pas avec ça.

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À ce moment-là, la job au café, ça faisait juste quatre mois que je l'avais, mais j’avais déjà été nommée chef de quart, le titre que mon boss attribuait au « plus moins pire » de ses employés, à en juger la façon dont il nous regardait tous de haut. En gros, c'était moi qui m'assurais qu'il reste toujours assez de café filtre dans les silex et qu'il dépasse jamais les soixante-six minutes bien chronométrées après lesquelles il devenait supposément dégueulasse et hautement toxique. J’étais aussi celle qui dirigeait mes collègues à coup de « Vide don’ les poubelles, ça me tente pas, pis que j’te voye pas rouspéter à cause que j'suis chef de quart fait que c'est non négociable héhé ».

J'exagère.

Pour vrai, ce que j'aimais le plus de mon poste de barista, outre le fait de pouvoir flasher le fait que j’étais barista (not), c'était les énergumènes que je croisais, postée derrière mon comptoir. Chaque jour, chaque soir, quelqu'un rentrait dans le commerce et réussissait à me faire oublier ma petite vie que je croyais misérable avant d'être au contact de la leur. Quand je servais à la prostituée du portique de la bibliothèque de quartier un de ses huit Pepsis quotidiens ou que je devais fermer la toilette du rez-de-chaussée une demi-heure plus tard parce qu'un itinérant s'y lavait les parties à la guenille, je me disais que c'était pas trop grave, non, vraiment pas grave, même, d'avoir rien de comestible dans son frigo et de compter les carrés de papier de toilette restants. Moi, quand mon shift était fini, j'avais un trou où me terrer, un matelas semi-confortable où me coucher, une douche pour me laver quand l'envie m’en prenait une fois de temps en temps, une pile de livres pas lus pour combler les moments de solitude particulièrement poignants.

Dans Saint-Roch, la solitude du pauvre monde, elle nous rentre dedans, nous transperce, nous transcende. Je me suis fait dire de les mettre à la porte, les squatters. Moi, c'est ceux que je préférais, ceux qui lisaient les journaux de bord en bord, qui disaient pas un mot, qui se servaient rien que de l'eau – la seule chose de gratuite dans la place –, qui contemplaient le vide ou qui sortaient aux quinze minutes, histoire que leurs doigts conservent leur teinte « jaune nicotine ».

Je les aimais avec leurs ongles trop longs, leurs sacs de vidanges trop pleins, leurs manteaux trop grands, leurs sourires édentés, leurs histoires à intérêt variable qui se répétaient, leurs souvenirs de jeunesse, quand le pot était moins chimique, quand l'acide était

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moins cher, quand la musique était moins plate, quand on conduisait avec une bière tablette entre les cuisses. Je les aimais avec leurs récits de Woodstock 69, leurs souvenirs du collège classique, leurs quatre cents coups de motards au manteau de cuir clouté. Dans leur humanité, leur simplicité, leur droit d'être dans un monde où les tous croches comme eux autres, on les balayait en dessous du tapis comme de la poussière qui s'accumule et qui finit toujours par revenir. Les laissés-pour-compte de la gentrification Saint-Rochoise.

J’étais perdue dans mes pensées quand une grande femme à l'allure pimbêche est rentrée au Café. Marie, ma collègue, a pris sa commande, l’a ajoutée à la file de verres de carton qui s’empilaient à côté de la machine à vingt mille piasses dont j’étais aux commandes. C’était moi qui gérais les boissons chaudes, cette soirée-là. Tassez-vous de d'là.

- Ça va être un grand latté déca, une dose de moins, lait d'amande pas trop chaud, pas trop frette, pas de mousse.

Mécaniquement, j’ai sorti le lait d'amande du frigo, ai fait couler mes doses de café décaféiné. Je détestais ce genre de requête, ce genre de client. Les caprices avaient pas leur place, ici.

- C’est bien déca, han ?, qu’elle m’a demandée pendant que je m’exécutais.

Les muscles de ma mâchoire se sont dangereusement contractés ; « Non madame », que j’ai eu le goût de lui répondre, « J’ai un bac en littérature, mais j’suis trop épaisse pour lire les commandes de trois mots qu’on me donne. » Mais j’ai rien dit, ai acquiescé de la tête en essayant de sourire malgré ma bouche déformée par la frustration.

- Tu m’as pas mis du lait de soya, là ? C’est plein d’hormones, c’t’affaire-là.

J’ai eu de la misère à retenir mes pupilles de faire un tour complet dans mes orbites. - Ça va être beau, je devrais être capable de m’en tirer, avec votre breuvage. C’est toujours ben pas de la physique quantique.

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III

J’ai rencontré Amélie au café à l’automne 2015. Je me souviens que la première fois que je l’ai vue, j’étais derrière la machine en train de mousser du lait et elle, elle attendait Mathieu pour passer son entrevue. Elle avait les cheveux attachés en queue de cheval basse, un imper démodé et un vieux parapluie qu’elle tenait à deux mains, devant elle, comme si ç’avait été une canne sur laquelle elle s’appuyait. Moi j’étais blasée d’encore devoir former une nouvelle – je faisais juste ça, ces derniers temps – ça fait que je l’ai peut-être regardée avec condescendance. Je voulais surtout lui faire comprendre qu’elle était une parmi tant d’autres et que j’en avais pas particulièrement quelque chose à glander d’elle et de son look éclectique. Quand Mathieu est monté de son bureau, j’ai été troublée par la voix avec laquelle elle l’a salué ; une voix éraillée, brisée, à la Janis Joplin qui déraille en y allant freestyle sur Me

& Bobby McGee. Ç’avait capté mon attention, mais j’avais continué à me la jouer barista

2-cool-4-school pour pas que ça transparaisse. Je haïssais cette attitude-là qu’on me servait dans pas mal de cafés de la ville, sans savoir que moi aussi, j’étais capable d’en faire, des feuilles approximatives sur le dessus des lattés. Mais des fois, ça me faisait du bien de sortir cette carte-là de ma manche ; ça créait une distance entre moi et le commun des mortels (t’sais). Vers la fin d’un shift de huit heures, mettons, ça me permettait de plus avoir à faire semblant de rire des jeux de mots horribles de certains clients ou bien de m’échapper de certaines conversations plates sur la température que j’avais héroïquement réussi à tenir une bonne douzaine de fois plus tôt dans la journée.

Amélie m’avait saluée en sortant de l’entrevue et je lui avais rendu la pareille sans grande conviction ; j’étais pratiquement certaine de jamais la recroiser elle, sa voix rauque et son style de mémère sortie de l’hospice par la fenêtre de sa chambre pendant que les infirmiers, dans le corridor, planifiaient leur souper potluck de la fin de semaine à venir.

Finalement je l’ai revue la semaine d’après. J’étais surprise, mais je m’étais montrée impassible. J’avais eu comme mission de la former en même temps qu’une autre nouvelle, Ève.

Sans son imperméable bleu cheap passé mode, elle lookait pas mal, Amélie. Elle était roulée pas pire et portait des bottillons vraiment stylés qu’elle me disait avoir payé quelque

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chose comme huit piasses à la friperie sur la rue du Pont. J’étais impressionnée et mon attitude de merde commençait à fondre comme neige au soleil. Après ça, elle a mis Lana del Ray dans le piton, et rendues à Art Deco, je lui ai dit « Écoute, écoute le p’tit boutte de sax dans le refrain, écoute comment qu’ça groove ! » Bien sûr, j’ai mentionné que la meilleure chanson de Lana c’était Born to die, et que rien de ce qu’elle avait fait après était comparable à ça, encore moins à la vision d’elle qu’il m’était restée de son vidéoclip, où elle trônait dans une robe vintage blanche entourée de tigres. On a donc fait jouer ce chef-d’œuvre en boucle toute la soirée et j’en ai déduit que les clients devaient en avoir leur quota, parce que le Café s’est vidé plus vite que d’ordinaire. D’habitude, j’obtenais plutôt ce résultat-là en me tapant

Tu m’aimes-tu ?, l’album de Richard Desjardins, à répétition. J’avais trouvé une nouvelle

astuce pour terminer mes closes avant que sonnent minuit et son lot d’énergumènes sortis des bas-fonds.

Le surlendemain, j’ai recroisé Amélie dans la rue, Ève venait de se faire mettre à la porte pour des raisons floues qui m’ont toujours échappé – c’est que d’autres employés pas mal moins compétents qu’elle avaient étonnamment fait plus long feu. Amélie était avec une de ses amies, marchant bras dessus, bras dessous sur la partie touristique de Saint-Jean, pas loin d’où je vivais. À les voir tituber sur leurs jambes, je pouvais dire, même à trente mètres, qu’elles étaient très saoules toutes les deux. Moi je m’en allais dans mon studio ; je venais de fermer la boutique, j’avais les mains dans les poches, c’était fin octobre et il faisait frette, je sentais le vieux café et j’avais pas trop le goût d’être reconnue. Je me sentais moyen d’attaque pour une tournée des bars.

Mais j’ai tout de suite été démasquée malgré ma face rentrée creux dans mon foulard : j’ai pas pu lui échapper. Elle portait des caleçons longs, un ouaté qui lui arrivait aux genoux et une tuque fluorescente, elle m’a agrippée par le bras, « Yo man, c’est-tu toé ? » Je me suis sentie inévitablement interpellée par ce « man » très familier, ça fait que j’ai malgré moi hoché la tête, quoique sans grande conviction.

- Eille, Ève a été slackée, fait chier !

- Ouain, y’a des affaires de même qui arrivent des fois, avec Mathieu, pis on est pas toujours certains de…

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- Pis ce qui me fait chier aussi, qu’elle continue sans accorder la moindre attention à ce que je peinais à formuler, c’est que je voulais aller manger une poutine au Ashton, mais c’est fermé ! Parce qu’on est un soir de semaine ! Moé j’ai flashé mes boules au gars qui passait la moppe en d’dans, j’y suis vraiment allée all in pour get ma poutine !

Amé mélangeait souvent les deux langues, malgré le Tremblay de son nom de famille trahissant sa québécitude.

- Es-tu sérieu…

- Pis y m’a criée de l’autre bord de la fenêtre de crisser mon camp ! À quoi ça sert, han, d’avoir des boules, debord, j’te l’demande !

La femme en moi trouvait ça rough ce qu’elle venait de dire, mais je sentais malgré tout les coins de mes lèvres se retrousser. Elle me faisait tellement rire, je la trouvais tellement particulière, elle, sa dégaine d’hobo, son ton de voix qui s’apparentait au cri constant, son je-m’en-foutisme allant plus loin que toutes formes de désinvolture jamais rencontrées. J’avais l’impression qu’elle traînait un peu sa peau constamment, d’un bout à l’autre de la ville, sans jamais s’arrêter, sans manger ni dormir. Ses joues étaient creuses, ses yeux bleu pâle étaient cernés à outrance. J’étais habitée du sentiment qu’elle savait pas quoi faire de ses dix doigts, elle, bachelière en génie géologique, elle qui avait terminé en tête de sa promotion, elle qui avait été promise à un brillant avenir, mais qui n’en avait rien à torcher de l’argent, du succès, de la réussite. Elle qui préférait passer ses journées à dévorer des briques incompréhensibles, des classiques de la littérature que même moi j’avais jamais osé entamer, de peur de me heurter à un mur d’incompréhension, de peur de me sentir ridicule, petite, insignifiante, étrangère sur ce qui devrait s’apparenter à des terrains connus.

Un soir, elle travaillait au Café et je suis passée pour l’inviter à sortir au Boudoir pour la soirée de gouines à laquelle j’avais accepté d’accompagner Léa – mon amie lesbi-curieuse qui allait devenir ma coloc (à suivre). Ça me tentait pas vraiment de passer la veillée toute seule dans mon coin en tant qu’hétéro mal à l’aise pendant que Léa allait se faire aborder à outrance par toutes les filles célibataires de la place : mon amie était canon, ça faisait partie des évidences irréfutables de la vie. Habituellement, pendant ces événements-là, je me tenais un peu à l’écart, en retrait, ce que certaines pouvaient confondre avec un côté mystérieux attirant. Avec mon look habituel de garçon manqué dans du linge trop grand et ma vibe

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sexuelle pas tout le temps claire, je me ramassais plus souvent qu’autrement dans des situations ambiguës inconfortables dont Léa m’extirpait toujours avant qu’elles dégénèrent. Ça fait que je disais pas non au fait d’avoir une troisième acolyte ; Amé avait trouvé la proposition alléchante, avait pris mon agenda pour y inscrire son numéro de téléphone sur deux pages, avec un surligneur orange fluo. C’était venu toute dérégler mon code de couleurs, mais j’ai pas voulu lui montrer mon côté stocked-up toquée trop vite, fait que j’ai rien dit et j’ai sacré mon agenda dans le fond de mon sac avant qu’elle récidive.

- J’vais venir te rejoindre après mon shift, man ! Si y’a de quoi, texte-moi. - Cool !

- J’ai rien d’autre que mon linge de job, par exemple… - On s’en crisse.

La soirée au Boudoir battait son plein pour tout le monde, sauf pour moi, ça fait que quand j’ai vu une touffe de cheveux blond-blanc mêlés retontir à l’entrée du bar, avec une Amélie frigorifiée dans un vieux manteau de ski-doo rose en dessous, j’ai senti mon angoisse sociale fondre d’un coup. À peine rentrée qu’Amé s’est dirigée vers moi les bras tendus, exubérante au possible, hurlant mon prénom. Toujours mal à l’aise devant ces effusions d’amour trop intenses, je me suis défilée rapidement en lui disant d’aller laisser son manteau au vestiaire, au sous-sol. Une fois de retour, elle s’est immédiatement garrochée sur le plancher de danse, m’entraînant à sa suite avec une poigne particulièrement solide. On s’est mises à danser comme des niaiseuses assumées sur des chansons que j’avais jamais entendues de ma vie, sauf peut-être l’habituelle Let’s get it started des Black Eyed Peas (avant qu’ils deviennent de la merde et qu’ils sortent des tunes full onomatopées du style Boum Boum

Pow).

J’avais fini par vouloir me flexer parce que j’étais brûlée et que Léa frenchait depuis un bout avec une grande rousse au look punk. J’avais accompli ma mission de faire-valoir mal dans sa peau moins cute qu’elle et je pouvais maintenant m’en aller avec dignité et le sentiment du devoir accompli. Je suis partie et Amé m’a suivie ; on a pris le bus ensemble, il faisait trop froid pour que je marche les quatre arrêts me séparant de chez nous. Amélie avait une drôle de face, et sans trop y penser, je lui ai demandé ce qui allait pas. Pour une raison

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qui m’échappera toujours, et malgré ma grande gueule légendaire, j’ai toujours attiré les confidences, ça fait qu’elle m’a dit qu’elle se pensait peut-être lesbienne, mais qu’elle se heurtait toujours à des femmes hétéros, parce que son gaydar était « vraiment pas sur la bonne fréquence ». En dedans de moi, je savais qu’il y avait pas d’ambiguïtés, pas de messages cachés, que c’était pas une pick-up line maladroite : elle s’ouvrait à moi comme à une amie, et ça me prenait un peu au dépourvu.

- Ouain. Écoute, j’sais pas trop quoi te dire. Tu pourrais essayer des affaires, histoire de ben savoir de quel bord tu te situes. On pourrait retourner aux soirées de lesbis, si tu veux. Ça serait pas la première fois que j’agirais à titre de wingwoman dans ce genre de situation.

Elle a souri doucement, avant d’ajouter :

- Ton invitation est ben tombée, pareil. C’était ma fête aujourd’hui.

Prochain arrêt : le mien. Je me suis levée, ai hésité à la prendre dans mes bras, sachant que moi, en pareille situation, j’aurais vraiment pas envie qu’on me taponne ; je feelais jamais pour qu’on me taponne, de toute façon. J’ai opté pour une main sur son épaule.

- Écoute, faut j’y aille. - Ok. Texte-moi !

J’ai fait oui de la tête avant de débarquer, les deux pieds automatiquement submergés par la gadoue dégueulasse de février. En m’allumant une clope de peine et de misère à cause du vent glacial, j’essayais de mettre le doigt sur le sentiment que j’avais à l’égard d’Amélie. Elle m’ébranlait, ça c’est certain, et je la sentais mal, tellement mal avec elle-même, avec sa « situation », avec son diplôme qui lui servait à rien. Elle avait l’air fraîchement éjectée dans un monde trop épeurant pour elle, et j’avais le goût de lui dire que ç’allait passer, que ç’allait aller. Elle avait l’air de se trouver répugnante comme fille avec ses pulsions homosexuelles, ses dettes et son envie de tout décâlisser ; moi je la trouvais magnifique dans son incompréhension d’elle-même, et brillante aussi, d’une intelligence rare. Je trouvais que le dégoût qu’elle se portait était pas justifié et j’avais juste le goût de l’appeler pour lui dire qu’il fallait être cave pour être heureux. Que ses éternelles remises en question et sa capacité de se voir en intégralité avec ses forces et ses faiblesses aussi, c’était une chance.

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Ça fait qu’on s’est mises à se texter pas mal et on est devenues sérieusement potes durant l’hiver. J’avais l’impression d’avoir trouvé quelque chose de vraiment précieux, quelque chose que je savais même pas qu'il me manquait, mais qui m’était maintenant indispensable. Il y avait aussi la matante ésotérique cheap en moi qui me disait que j’avais enfin trouvé le verseau idéal à mon capricorne frigide et farouche.

J’étais la confidente d’Amé, mais c’était réciproque ; on était deux enfants perdues lâchées lousses dans les rues de la Basse-Ville, à bummer des cigarettes aux passants, à les fumer assises sur le trottoir, un café tiède dans l’autre main, à faire les friperies, les ventes de garage, les bouquineries de livres usagés. Au printemps, on s’est mises à se claquer des bières tablettes dans les ruelles en train de dégeler, on les sacrait au bout de nos bras en voyant au loin des gyrophares s’énerver (la chose était fréquente à Saint-Roch). On commençait à squatter les terrasses, à s’enfiler des pintes de blanches, clopes au bec avant que la loi antitabac vienne briser notre fun de filles toujours sur la débarque. On avait cette façon de se comprendre sans avoir rien à dire, un soupir, une intonation, la manière qu’on expirait notre nicotine ; la façon qu’une ou l’autre avait de détourner le regard, de fixer un point invisible ; la démarche qu’on adoptait, les vêtements qu’on choisissait pour aller parader sur Saint-Joseph, mains dans les poches avec les paquets de topes déchirés pratiquement vides, une couple de lighters marchant plus rien qu’à moitié et nos cells aux écrans tellement pétés qu’on se coupait le bout des doigts à essayer de répondre de façon cohérente à du monde qui comprenait rien à ce qu’on foutait, mais dont on se sacrait un peu de toute façon.

On était paumées raide, on faisait dur, on le savait, mais on en avait rien à cirer. C’était la première fois de ma vie que j’avais une amie plus intense, plus trash que moi. J’irais même jusqu’à dire que c’était la première fois que j’avais une amie, point. Certes, Amé avait ses bobos, mais j’avais évidemment les miens. Avant de la rencontrer, je me disais que j’avais de quoi de brisé en dedans de moi et que personne allait jamais pouvoir comprendre ça. Je me sentais triste, tout le temps, malgré le nombre de fois impressionnant où je m’étais endormie dans ma morve en me disant que le jour qui suivrait allait être différent et meilleur, que j’allais me mettre au yoga, aux graines de chia, que j’allais arrêter la clope, la pizza du Welat deux fois par semaine, slacker les réseaux sociaux qui me déprimaient en me mettant dans la face que j’avais pas une vie sociale de cool kidz ni la bodyshape pour oser y aspirer, etcetera, etcetera.

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Est venu un temps où j’étais tellement rendue creux dans ma détresse que même en me concentrant fort, j’arrivais plus à me souvenir comment que je me sentais quand j’allais bien, quand j’allais mieux, du moins, et j’en étais venue à me dire que le bonheur c’était rien qu’une idée préconçue, un mythe au même titre que les performances sexuelles apparemment abracadabrantes d’Éric Lapointe, une légende urbaine comme Nessie quelque part dans un lac en Écosse. Je me répétais que tout le monde avait ses cochonneries, oui, je le savais, même ceux qui souriaient à pleine gueule sur les affiches de Sensodyne vissées après les bus qui me passaient dans la face à longueur de journée en m’éclaboussant sans vergogne. Je me suis mise à croire que ceux qui affirmaient « sincèrement » bien aller étaient soit des hypocrites sales, soit des moines bouddhistes qui vivaient reclus dans les montagnes loin de toute civilisation, de tout contact humain, de toute technologie, de toute notion du temps. Un moment donné, là, fallait pas me prendre pour plus épaisse que je l’étais.

Le matin quand je me réveillais, déjà je me sentais lasse, je savais que la journée que je m’apprêtais à vivre allait me décevoir d’une façon ou d’une autre ; tout goûtait la même crisse d’affaire, chaque cigarette fumée me foutait le cafard et me donnait le goût de gerber, mais toutes m’étaient absolument nécessaires. La futilité de mon existence me heurtait aux heures et des fois je poussais ma mauvaise foi jusqu’à regarder tout ce qui m’entourait dans un ultime 360 degrés de dégoût où je réalisais que tout ce que je possédais m’avait coûté de l’argent, que tout dans la vie avait un prix. Qu’au fond, rien avait de sens et que tout était facultatif, tout sauf peut-être l’amitié, l’amitié pure comme celle que je vivais avec Amélie, où c’est que j’avais l’impression d’être comprise et aimée dans mon intégralité, avec toutes mes écorchures, ma démesure et ma propension à tout exagérer tout le temps.

Avec elle, je pouvais passer des soirées complètes rien qu’à fumer des clopes et à boire de la bière. On se comparait à de jeunes artistes troublés qui connaissaient le succès via leur détresse, en se disant que rendues là, ça nous servait à rien de continuer à vivre notre petite routine de merde à travailler au salaire minimum, que nous autres aussi, on connaissait ça, le mal de vivre, qu’on pourrait peut-être essayer de pondre quelque chose de révolutionnaire qui nous ferait oublier à quel point c’était niaiseux de notre part d’encore secrètement espérer avoir quelqu’un dans notre vie quand nous-mêmes on aurait voulu s’expulser de la nôtre. On se disait que l’existence c’était de la bouette de bord en bord et que rien avait de l’importance sinon le sublime, ces moments tellement rares qui arrivent une fois aux deux ans et qui nous

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donnent du jus pour continuer à se traîner la carcasse de trottoir en trottoir durant les années qui vont suivre en attente d’un autre instant extatique qui reviendra peut-être bien jamais. J’en venais souvent à me maudire de pas être née imbécile heureuse avec pas d’ambition, sinon celle de mettre mon décolleté en évidence la fin de semaine prochaine au Shaker de Sainte-Foy.

Amélie et moi, on avait cette mélancolie-là des filles jamais contentes, jamais assouvies, à la recherche constante d’un bonheur qui nous glissait entre les doigts à chaque fois qu’on pensait l’avoir pogné, par une belle soirée à errer sur Saint-Joseph, du pot dans le fond des poches et de la bière dans le creux des veines. Blasées aux limites de l’insoutenable, on assumait notre rôle de larves sans fonction, sinon celle de faire honte à nos parents qui nous avaient mises au monde sans se douter que leurs filles allaient devenir des invertébrées carburant à la nicotine. Le soir, nos pauvres mères s’appelaient peut-être pour partager leur détresse mutuelle ; en se couchant, elles devaient se demander où c’est qu’elles avaient failli, elles devaient fouiller dans leurs vieilles boîtes à photos, regarder celles datant de notre adolescence ingrate, sangloter en tombant sur nos vieux méritas d’excellence du secondaire qu’elles avaient conservés comme des reliques sacrées, leur ayant permis, à l’époque, de nous imaginer un jour médecin, avocate, ingénieure…

Il aurait pas fallu leur dire que si on les avait apportés à Québec avec nous, ces bouts de cartons durs là, on les aurait sûrement utilisés pour faire les botches des battes immenses qu’on se roulait entre deux quilles de 50.

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IV

Un après-midi comme un autre, Amélie m’a dit qu’on devrait faire un pacte de suicide à long terme, qu’on devrait s’ouvrir la paume avec un tesson de bouteille de bière qu’on fracasserait sur le trottoir, et qu’on devrait essayer de colmater la plaie à coups de brûlures de cigarette. J’avais trouvé la proposition un peu weird, mais en même temps, j’avais quasiment eu envie de dire oui – j’y avais pensé pour de vrai de vrai, longtemps, avant de décliner. J’avais à cette époque une impression tapie au creux de mon ventre que la mort me serait pas naturelle, mais je voulais pas m’imposer un deadline non plus, ç’aurait rendu la chose infiniment plus morbide. Mais surtout, et c’est la raison principale pour laquelle j’étais jamais revenue sur le sujet, je savais que pour elle, ce serment lui donnerait possiblement le droit de se lancer devant un bus le lendemain matin, sans que je puisse lui en vouloir d’être partie trop tôt, me laissant toute seule au creux de notre errance commune.

La vérité c’est que j’y avais déjà pensé, au suicide. À la mort. Bien sûr.

Pas la mort factice, là, pas celle des films tournés au ralenti, pas la mort qu’on planifie dans les moindres détails jusqu’à décider de l’outfit qui immortalisera le moment. Pas la mort la tête sur l’oreiller, les mains sur le cœur, les paupières fardées, le bouquet de fleurs sur la table de chevet posé à côté de quinze lettres d’adieu rédigées à la main sur du papier parfumé. Non.

La mort, la vraie, dans toute son horreur, avec le trash qu’elle comporte. La mort veines tranchées, sang sur le plancher, murs tachés ; la mort vomi, overdose, les yeux révulsés et les lèvres bleuies ; la mort grinçante au bout d’une corde, celle qui vacille avant de tomber sur le sol dans un fracas de poupée de chiffon. La mort folie, la mort impulsive, la mort du style « j’en ai plein mon crisse de casque, apporte-moi ça, ces pilules-là, que j’en fasse un beau cocktail ».

Je me suis longtemps réveillée le matin avec la déception d’être encore là pour témoigner du bruit que faisaient les voisins d’à-côté ou de l’odeur de la litière sale de mon chat, de l’horreur que constituait mon plancher jonché de cochonneries diverses, de sacs de fast food vides, de bobettes sales, de papiers importants à remplir pour avant-hier. Je me suis déjà rongé les ongles au sang, coupé les cheveux trop vite, trop courts dans un élan de psychose

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passager où le seul moyen de pas étouffer était de plus reconnaître mon propre reflet dans mon miroir, tout le temps sale d’éclaboussures de pâte à dent et d’empreintes digitales grasses. J’ai déjà chialé à en vomir, crié à en saigner du nez.

Depuis que je prenais des médicaments pour me calmer les nerfs, j’arrivais à faire des nuits relativement complètes, même si entre minuit et deux heures, mon matelas devenait encore une version homemade cheap de Twister où la roulette tournait sans fin, m’empêchant de trouver une position confortable que je serais capable de tenir plus de trois minutes. Avant, je me réveillais aux heures, pour gerber dans le lavabo de ma chambre de résidence mon repas de la veille, pour brailler à en manquer d’air, pour me parler à moi-même comme on le ferait à un enfant fiévreux : « Ça va aller, ça va passer, si tu crèves on va te trouver, tes parents t’aiment, ils vont s’inquiéter, ils vont te trouver, ça va aller. » Pour une raison que j’ignore encore, cette certitude que mon corps inanimé, s’il venait à m’arriver quelque chose, serait retrouvé par mes parents suffisait à calmer la crise quotidienne et me permettait de terminer ma nuit de façon plus positive, sous le signe de cauchemars où je perdais mes dents une à une.

Un moment donné mon père m’a appelée. Il m’a dit qu’il avait téléphoné au couvent de la ville, qu’il avait imploré aux sœurs de prier pour moi, de demander à ce que j’aille mieux grâce au pouvoir mirobolant de Jésus qui n’en avait, soyons clairs, strictement rien à crisser de moi durant cette période de calvaire chaque jour renouvelée. Quand il m’a dit ça, je lui ai répondu que c’était une belle niaiserie, son idée, que ç’allait rien changer à ma situation, que si je décidais de me crisser en bas d’un pont, il y aurait pas de nuage divin qui apparaîtrait pour amortir ma chute ; que je ferais un flat sur le ventre comme toutes les autres qui ont sauté avant moi. Que j’étais pas différente parce que Jésus m’aimait, apparemment. C’est là qu’il m’a suppliée d’appeler Info-Santé, visiblement au bout de ses ressources. Je lui ai dit, je me souviens, quelque chose du genre : « Qu’est-ce que tu veux que ça leur fasse aux téléphonistes d’Info-Santé, que je les appelle pour leur dire que j’ai envie de mourir ? J’ai pas du Febreeze dans l’œil pis j’ai pas calé du remover à kutex, sacrament, j’ai le goût d’arrêter de vivre, c’est ça que j’ai ! » Il m’a raccroché au nez après s’être époumoné dans le combiné, de quoi du genre « Ben si tu veux crever, crève câlisse ! ». J’ai passé la nuit à brailler à en avoir mal au diaphragme. Tout d’un coup, j’avais plus l’image réconfortante que j’avais eue jusqu’à présent durant mes angoisses nocturnes. Je savais plus, là, si ç’allait lui

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tenter, à mon père, de se déplacer pour trouver mon cadavre, d’un coup que je me décide à boire du remover pour vrai ou si le cœur finissait par me lâcher à force de battre à m’en disloquer les côtes.

Le lendemain, ma mère a pris le premier bus du bord et est venue me voir à Québec. Elle m’a traînée de force à la première clinique sans rendez-vous du coin, celle de Place de la Cité. Quand tu sors presque plus de chez vous sauf pour aller à tes cours et que tu te laves à la débarbouillette deux fois par mois, aller dans un lieu comme celui-là relève du cauchemar éveillé.

Je me souviens encore de ce que je portais quand je suis entrée dans la salle d’attente, la face de carême, les cheveux gras, le mépris que j’avais pour moi-même d’avoir tellement impliqué émotionnellement mes parents dans ma folie que ma mère a dû laisser mon père s’occuper seul de la ferme pour venir prendre soin de la grosse vache que j’étais en train de devenir. Quand j’ai eu mon billet d’attente et qu’on a réalisé que je passerais pas avant deux bonnes heures, ma mère a voulu qu’on aille magasiner, pour me « changer les idées ». Il aurait fallu qu’un camion me roule dessus aller-retour une demi-douzaine de fois pour que je pense à autre chose qu’à la névrose à laquelle s’apparentait ma vie depuis les derniers mois. Sauf que j’ai accepté sans rechigner et j’ai fait semblant que ça me tentait d’aller me traîner les pieds au centre d’achat dégoulinant de prépubères se tenant en meutes et de mamies venues voir les napperons en rabais chez Linen Chest.

On est allées au Renaud-Bray, elle s’est acheté sa cinquième version papier d’Orgueil et

préjugés. Moi, j’ai sorti une poignée de change de mes poches et je me suis acheté Putain de

Nelly Arcan. Ma mère voulait me le payer, mais il y a des limites à ce qu’une mère peut faire par amour pour sa fille, ça fait que j’ai refusé. J’avais le mot « honte » tatoué dans le front en lettres majuscules, et je me demandais comment ça se faisait qu’elle l’ait pas encore lu à voix haute.

De retour à la clinique, des morceaux de junior au poulet fraîchement ingérés entre les dents, assise sur une chaise de plastique inconfortable, j’ai commencé ma lecture franchement pas très pimpante, surtout étant donné les circonstances. J’avais toujours été fascinée par Arcan ; pour moi elle correspondait à l’écrivaine maudite moderne, c’était une légende, un mythe, un génie éternellement insatisfait, une femme d’une grande beauté́

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retrouvée pendue dans son appartement, à trente-six ans. Depuis quelque temps déjà, sa posture d’autrice martyre m’intriguait, et sur quelques aspects – et ça me faisait peur de l’avouer –, j’avais l’impression un peu naïve de la comprendre. De partager son obsession pour l’obsolescence du corps et du bonheur. Moi aussi, je pensais à la mort. À la mienne, surtout.

- Véronique Bélanger, salle d’observation. - C’est toi ça, ma Vévé, vas-y.

Je me suis demandé, à ce moment-là, comment ma mère pouvait m’appeler de la même façon qu’elle le faisait quand j’avais cinq ans, alors que je m’apprêtais assurément à être déclarée démente comme toutes les sœurs de mon père l’avaient été avant moi – et elles étaient huit. J’ai laissé mon livre sur ma chaise avant de me diriger vers la salle d’examen. J’ai franchi la porte et suis tombée face à face avec une fille qui devait avoir quelque chose comme cinq ou six ans de plus que moi.

- Bon, moi j’suis infirmière, j’suis ici pour te poser des questions pour accélérer le processus une fois que tu seras dans le bureau du médecin.

Sur ces paroles sèches et dépourvues de toute empathie, elle s’est levée et s’est affairée à prendre ma pression. Pendant qu’elle me regardait pas, j’observais ce qui traînait sur son bureau : une gourde d’eau, un sac Ziploc de raisins verts, un autre rempli de noix. J’ai senti, aussi, sur ma peau, la froidure d’un bijou ; une bague dans l’annulaire gauche. Madame était donc fiancée et semblait respecter le guide alimentaire canadien. Elle est retournée s’asseoir à son bureau et a noté quelque chose sur une feuille de papier. Je l’ai regardée attentivement : elle portait du linge de bon goût, sa peau était lisse, son teint était clair, ses cheveux avaient l’air doux, ses yeux étaient bleus. Bref, elle était jolie. Déjà, elle m’insupportait.

Dans ma lubie paranoïaque de fille cynique au bord du gouffre mental, mon esprit a mis son piton « mauvaise foi » à on et mon regard s’est soudainement chargé d’un dédain à peine camouflé. C’était une belle fille, oui, une belle fille qui devait pas savoir c’est quoi, se faire écœurer au secondaire, être choisie en dernier pour les équipes de basket ou se faire dire chez H&M que non, « on a pas ça, du 14, notre plus grande taille, ici, c’est le 12, madame ».

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Tandis que je me faisais ces réflexions à moi-même, elle devait se payer la traite dans son calepin secret, peut-être même que dans la section « Diagnostic », elle était en train d’inscrire avec son stylo fancy à six piasses de quoi du genre « pas morte, mais pas forte ». Après quelques minutes d’un silence pesant, elle a relevé́ la tête, m’a regardée.

- As-tu des amis ?

Je la trouvais trop directe, mais pour elle, la situation semblait routinière. Ça fait que j’ai essayé de me convaincre que c’était pas si bizarre que ça de répondre à ce genre de question posée par une totale étrangère distante et quasi méprisante :

- Moins qu’avant. Je sors pu, j’suis rendue plate, y m’appellent pu pis j’leur en veux pas. Elle a griffonné quelque chose du bout de sa pointe extra-fine.

- Ok... As-tu déjà pensé à la mort ? - Ben oui, comme tout le monde.

Elle a hoché la tête en signe de désapprobation : - Sais-tu quand et comment tu vas procéder ? - Procéder à quoi ?

- Ben à ton éventuel suicide. - Non.

Je me suis faite de plus en plus brève tandis que le malaise m’assaillait. Je me suis félicitée aussi, intérieurement, de pas avoir avec moi dans la salle d’auscultation ma lecture du moment.

- Bon, j’récapitule : t’as pas d’amis, tu veux mourir, mais tu sais pas encore de quelle façon tu voudrais que ça se fasse. C’est bien ça ?

Non. C’était pas ça, non. Le pragmatisme de son approche m’a fait crisper les poings sur mes cuisses. Me semble que c’était pas de même qu’on était censé dialoguer avec une fille de dix-neuf ans qui se demande à quoi ça sert de vivre.

- Je veux pas mourir.

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- Je trouve pas, moi.

Elle m’a scruté du regard avant d’encore gribouiller quelque chose dans son maudit carnet.

- Tu peux sortir. Ça sera pas trop long avant que tu voies un médecin.

Je me suis sentie comme une enfant de maternelle qu’on aurait envoyée en punition sans raison valable. Ça m’a rappelé les heures passées à genoux dans le coin de la classe de Madame Josée ; me manquait juste le bonnet d’âne. Je suis sortie de la pièce, le regard rivé sur le tapis brun-beige de la salle d’attente.

- Pis comment ç’a été, Vévé ? - Correct, que j’ai menti à ma mère.

Je me suis replongée dans mon roman, les yeux qui piquaient d’un mélange d’indignation et d’humiliation. J’ai finalement rencontré une docteure, cette journée-là, après avoir attendu beaucoup trop longtemps dans un bureau vide. On m’a fait poireauter seule une grosse heure, assise sur une chaise de la salle D, pendant que j’entendais, derrière les murs de carton de la pièce, des infirmières peinardes parler de leurs plans pour la soirée, « Vas-tu aller voir Rush sur les plaines, toi ? Moi je sais pas, ça va sûrement être noir de monde, pis à part “Tom Sawyer”, je connais pas grand’ tune ».

Les minutes s’égrainaient au compte-gouttes tandis que je me suis surprise à fredonner en boucle le début de la chanson culte, « a modern-day warrior mean mean stride, today’s Tom Sawyer mean mean pride ». Finalement, la porte arrière s’est ouverte, et une femme élancée est entrée, l’air étonné, apparemment surprise de ma présence :

- Ça fait longtemps que t’es ici ? - Un peu plus d’une heure.

- Ah... On a dû t’oublier. Désolée pour ça. Ça arrive, des fois, pendant les changements de shift.

Nice. Elle s’est assise sur le tabouret et c’est là que j’ai compris que ç’allait être le médecin chargé de m’évaluer. J’étais déboussolée par sa mèche de cheveux bleus en plein

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