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Ondées suivi de La mélancolie amoureuse du sujet épistolaire contemporain dans Folle, de Nelly Arcan

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Academic year: 2021

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Ondées

Suivi de

La mélancolie amoureuse du sujet épistolaire contemporain

dans Folle, de Nelly Arcan

Mémoire

Catherine Parent

Maîtrise en études littéraires

Maître ès Arts (M. A.)

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Ondées

Suivi de

La mélancolie amoureuse du sujet épistolaire contemporain

dans Folle, de Nelly Arcan

Mémoire

Catherine Parent

Sous la direction de :

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ÉSUMÉ

Ce mémoire en recherche-création se décline en deux volets. Ces deux parties distinctes cherchent à répondre à une même question sans pour autant l’adresser directement : Qu’arrive-t-il après la mélancolie?

Ondées met en scène une femme qui s’écrit des lettres en se projetant et en imaginant sa vie.

Chaque lettre est inaugurée par un titre qui correspond à son sujet et est suivie d’un passage en italique qui répond à la lettre. Les lettres sont accompagnées de leur date de rédaction tandis que les réponses des lettres sont accompagnées de la date à laquelle les lettres ont été ouvertes. Ces courts textes tracent le contour de la vie de cette femme sans pour autant nous la rendre accessible. La narratrice souffre d’une tristesse qui la rend statique et, s’adressant à elle-même, elle ne fait que tourner dans un huis clos. Elle entretient un décalage avec la réalité qui la rend difficile à cerner, mais qui permet un accès privilégié à sa tourmente.

L’essai La mélancolie amoureuse du sujet épistolaire contemporain dans Folle, de Nelly Arcan, envisage l’écriture de la lettre qu’est Folle comme une tentative de retenir l’être aimé. Chapeauté par les théories freudiennes, cet essai tente dans un premier temps de comprendre l’articulation de la mélancolie amoureuse dans l’œuvre et, dans un deuxième temps, questionne les liens qu’entretiennent la mélancolie, le genre épistolaire et l’acte d’écrire.

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ABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

TABLE DES MATIÈRES IV

REMERCIEMENTS V

ROMAN : ONDÉES 1

ESSAI : LA MÉLANCOLIE AMOUREUSE DU SUJET ÉPISTOLAIRE CONTEMPORAIN DANS

FOLLE, DE NELLY ARCAN 71

INTRODUCTION 72

CHAPITRE 1 : La mélancolie amoureuse dans Folle 75

a) La mélancolie depuis Freud 75

b) La relation avec l’amant 77

c) Contrer l’absence 79

d) Attendre l’objet d’amour 81

e) Déjouer la perte 83

CHAPITRE 2 : La mélancolie du genre épistolaire 85 a) L’épistolaire : une forme mélancolique? 85 b) Ce soliloque qui berce le manque 87 CHAPITRE 3 : Mélancolie et écriture 89

a) Folle, une lettre d’amour? 89

b) Rattraper un temps qui n’est plus 91

c) Pour qui écrire? 94

CONCLUSION 97

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EMERCIEMENTS

Ce mémoire ne serait pas ce qu’il est sans l’aide de ma directrice Sophie Létourneau. Je tiens à la remercier pour ses lectures rigoureuses, son soutien et sa confiance. Son acuité intellectuelle m’a fait repenser ce projet tout au long de sa rédaction et m’a aidé à l’amener toujours plus loin. Je lui en suis sincèrement reconnaissante.

Merci au CRILCQ de l’Université Laval pour son chaleureux accueil et les discussions enrichissantes. Un merci spécial à Mylène Bédard pour les échanges stimulants sur la littérature des femmes et sur Arcan.

Je remercie mes parents pour leur soutien constant et leurs encouragements.

Finalement, merci à Arnaud. Merci d’avoir laissé ce projet accaparer toute l’attention dans la dernière année et d’avoir cru en sa réalisation même lorsque ce n’était qu’un amas de feuilles éparses.

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OMAN

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Tu es tragique et beau dans ton double destin, celui d'être cette présence absente, comme une légende à toutes les photographies possibles et à toutes les passions impossibles.

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Première lettre

15 octobre 1987

Je ne sais pas si un jour je deviendrai grande ou même si j’en ai envie. J’ai les cheveux bruns, les yeux verts, la peau pâle. Quand je croise un miroir, je me désole. Je n’aime pas mon visage, mais je serais triste de le voir changer. Je n’aime pas les choses qui partent. C’est sans doute à cause des oiseaux sur le toit de la grange, des filles qui quittent la classe sans jamais m’attendre, ou des marées hautes de quatre heures seulement. C’est peut-être aussi parce que tout me rend triste et que je n’arrive pas à rattraper ce qui se termine. Quand j’étais petite, ça ne me dérangeait pas trop. J’ai perdu Horace mon petit chien dans les bois, j’ai perdu le droit de me faire border parce que j’étais rendue trop vieille et j’ai perdu mon corps d’enfant qui se perdait dans les vêtements de ma mère. Tout ça n’est pas réapparu, mais ma tristesse n’était jamais longue. Ce n’est que depuis le départ de Louis qu’elle s’étire.

Il y a quelques mois, je devais le rejoindre sur le bord de l’eau après le souper. On s’y rendait toujours secrètement parce que je n’ai pas le droit de me baigner à la noirceur. Il était presque vingt heures quand j’ai voulu sortir de la maison. Ma mère a crié. J’avais laissé l’évier rempli de vaisselle et il fallait que je range tout avant de sortir. Je me suis dépêchée parce que Louis m’attendait et que je ne voulais pas le faire attendre. J’avais patienté toute la journée pour le rejoindre. Il m’avait appelée pour que l’on se retrouve au bord de l’eau derrière chez moi le soir même et j’espérais que ce ne soit pas pour se baigner. Personne ne saute à l’eau un dix-huit septembre. Beaucoup trop froid pour la peau. Il faut dire aussi que je l’aimais bien et que je l’aime toujours encore un peu.

J’avais prévu arriver par-derrière et lui sauter à la nuque pour lui faire peur. Qu’il me prenne dans ses bras ensuite. Je pensais qu’il m’attendrait pour que l’on passe la soirée à se dire qu’on veut être ensemble le reste de notre vie. J’ai fini la vaisselle et j’ai couru.

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Maintenant, je cherche comment garder les choses. J’ai passé des nuits à y penser et j’ai fini par me dire que tout prévoir permettrait au moins de garder des traces. Et que même si ça ne se passait pas comme prévu, ce ne serait pas grave. L’important c’est qu’il me restera quelque chose. Ma première idée a été d’écrire un journal. Je n’ai pas trouvé ça réconfortant et je trouve enfantin de tenir un journal à seize ans. Je veux quelque chose qui m’attendra plus tard dans ma vie, qui comblera le vide qui me rend triste.

Je m’adresserai donc des lettres selon mes désirs. Elles me raconteront des rêves et des souvenirs. Lorsque quelque chose que j’aurai écrit se produira, j’ouvrirai la lettre. En luttant contre l’oubli, j’aurai peut-être envie de vivre plus vieille.

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Rejoindre la troupe de ballet du pensionnat

17 décembre 1987

Elles sont belles les ballerines dans les boîtes à musique. Elles tournent sur elles-mêmes dans un parfait équilibre et tiennent la pose très longtemps sans jamais en déroger. Les jambes gracieuses et les cheveux remontés en chignon, elles s’immobilisent exactement au moment où la musique cesse. De vraies petites filles disciplinées. Pas comme Évelyne et moi au pensionnat. Nous sautons les heures de devoirs pour nous étendre dans l’herbe du parc. Deux amies inséparables. Nous critiquons nos vêtements identiques et notre horaire étouffant. Ici, même nos respirations sont sanctionnées. Pas d’échappatoire à la surveillance des adultes. Chaque petit acte est un rituel qu’il nous faut suivre. Les chambres situées au-dessus des salles de classe abritent quatre lits divisés par de petits murs qui ne touchent pas au plafond. Des petites cellules dans lesquelles nous dormons séparées, comme si la présence des autres filles nous rendait incontrôlables. Les intervenantes ont compris que nous tirons nos forces d’être ensemble. Il n’y a que les filles de la troupe de danse qui semblent libres. Elles ont aussi une routine, chaque mouvement de leur corps doit être coordonné, mais les voir danser me donne l’impression qu’elles s’évadent.

Il y a quelques jours, j’ai entendu que la troupe cherchait une nouvelle danseuse. Depuis, je n’ai plus envie de sauter les heures de devoirs avec Évelyne. Dans mon lit, j’imite les gestes de celle qui dort profondément et j’attends que les autres s’assoupissent. C’est seulement lorsque je n’entends rien d’autre que le silence que je me lève pour étirer mon corps au bord de la fenêtre et pratiquer des enchaînements. J’ai les pieds qui me font mal à force d’être appuyés sur le carrelage froid, mais j’essaie de me concentrer sur mon objectif. Tout ce que je désire, c’est d’intégrer la troupe de ballet du pensionnat dans les prochaines semaines. Une fois sur scène, je n’aurai plus à être sous la surveillance de qui que ce soit. Il n’y aura que des yeux émerveillés qui suivront mon corps se pencher et tourner sur lui-même sans perdre l’équilibre. La taille ébouriffée par la gaze rose pâle, je me tiendrai bien droite. Aussi droite que Maïa Plissetskaïa. J’aurai le corps plus mince, les

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bras frêles, je serai plus belle et plus délicate. Libre et jolie comme les ballerines des boîtes à musique.

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4 février 1988

Depuis mon retour des vacances de Noël, je trie chaque assiette que l’on me sert à la cafétéria. Les légumes à gauche, la viande entassée sur le côté et les féculents écrasés dans ma serviette de table. J’avale mes légumes en premier et je déchire la viande du bout de ma fourchette. J’alterne les bouchées, deux de légumes pour une de viande. Mon corps reçoit ce qu’il y a de mieux en double portion. Il me faut être préparée si je suis choisie.

Je prends vingt minutes pour manger et je remonte dans ma chambre. Pour m’y rendre, je dois prendre le grand escalier central, celui auquel on accède en passant devant la cafétéria et le local de biologie. Je sais que les résultats des auditions seront affichés dans ce corridor. C’est pour ça que je prends toujours mon temps pour le traverser. Ce midi, j’ai aperçu une feuille de plus sur le babillard. Je les compte tous les jours et il y en avait neuf alors qu’à l’habitude il n’y en a que huit. Je me suis rapprochée en craignant de ne pas trouver mon nom sur la liste. Finalement, je l’ai aperçu en avant-dernier. Je suis à la fois excitée et prise de maux de ventre. Il me faudra faire de nombreux efforts pour être à la hauteur. Avec mes doigts, j’ai tiré sur le bas de la liste pour en garder un souvenir. J’ai accroché le papier déchiré au-dessus de mon lit. Dès ce soir, je m’endormirai en regardant la feuille avec mon nom. Une victoire pour des doux rêves.

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Pour que les portes restent fermées

11 mars 1988

Ma mère a crié de douleur et mon père m’a serré les bras avant de me traîner de force dans ma chambre. J’ai trébuché dans l’escalier en tentant de me sortir de son étreinte qui pinçait ma peau. Les coups de pieds dans le bas de mon dos m’ont relevée sur la marche suivante.

Il voulait me mettre dehors. Il m’a dit que je ne les méritais pas. Une enfant gâtée. Une petite idiote qui se croit tout permise. Ma mère l’a retenu d’élancer son pied à nouveau sur moi. Je me suis recroquevillée au sol. J’avais mal jusqu’aux os, mais je ne pleurais plus. Elle voulait me prendre. Me dire que ce n’était rien. Mais des ecchymoses se formaient déjà dans le coin de son œil gauche. Il l’a emmenée hors de la chambre. Dans la salle de bain d’à côté, peut-être. Il ne faisait que se plaindre de moi. Elle pleurait. Elle ne sait plus quoi faire et moi je ne sais pas quoi leur dire. Je n’ai jamais rien demandé à personne.

Je dois me souvenir de tout. De la blancheur des murs, de la méchanceté des paroles, du visage de ma mère qui n’est plus si blanc. Je ne dois plus rien raconter, ne plus faire confiance. Dans cette maison, je n’ai pas d’allié. Et si jamais j’ouvre cette lettre, mes ongles doivent serrer mes poignets et continuer jusqu’à ce que je sois certaine de ne pas ouvrir ma porte pour m’excuser. Je me rappellerai la tristesse, le dégoût, la méchanceté et ma porte restera fermée.

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8 août 1988 Par la fenêtre de ma chambre, je regarde la grange et les poules qui se promènent autour. Elles sont toujours agitées lorsqu’elles approchent les seaux dans lesquels se trouve leur nourriture. Mon père a encore oublié de les ranger. Chaque fois, les poules croient en leur jour de chance, mais elles reculent et caquètent, effrayées par la vermine qui s’y camoufle. Lorsque les seaux traînent trop longtemps dehors, les rats sortent de la terre humide et s’y glissent pour un peu de chaleur et de nourriture. Ils se débattent, lâchent de petits cris et se faufilent à travers les grains. Ils défendent leur droit d’occuper l’espace et de prendre ce qui ne leur appartient pas. Ils sont disgracieux et sales. Il ne faut que quelques minutes pour que les poules cessent d’aller vers les seaux. Elles n’essaient pas de cohabiter avec eux et attendent qu’une force supérieure, mon père, vienne chasser les rats. Puis, elles retournent vers les seaux et elles se servent comme si de rien était.

Depuis l’incident de l’escalier, mes parents ne viennent plus cogner à la porte de ma chambre. Je relis cette lettre pour me rendre compte que nos querelles connaissent le même dénouement. Toujours, je me sens comme de la vermine pendant qu’elles s’en sortent indemnes. Tout à l’heure, je me suis fâchée parce que ma tante a dit de moi que le bandeau qui retenait mes cheveux ne valait pas mieux qu’un haillon. Elle et ma mère se sont regardées et ont commencé à rire avant que ma mère s’étire pour retirer mon bandeau et en faire un nœud. J’ai desservi les assiettes et j’ai attendu d’être dans la cuisine pour les fracasser sur le comptoir. La vaisselle de porcelaine de ma mère en miettes sur le plancher. Voilà ce qu’on ressent lorsqu’on perd quelque chose que l’on aime.

J’ai laissé quelques heures passer avant de descendre l’escalier pour demander pardon. J’ai prétexté la faim alors que je voulais seulement jeter un œil sur elles. Elles étaient toujours attablées et je n’ai pas pu rester devant elles sans rien dire. Elles me fixaient et attendaient quelque chose. J’ai dit « je m’excuse » et je suis remontée. Elles ne sont toujours pas venues cogner à ma porte pour que l’on discute davantage. Je répète dans ma tête toutes les insultes que j’aurais envie de crier, mais je ne le fais pas. Si je ferme mes

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moins de peine, je dois la transférer. C’est comme ça depuis toujours. Si quelqu’un brise quelque chose qui m’appartient, je brise quelque chose à mon tour. Je communique par les bris d’objets et les méchancetés. Notre maison est un champ de bataille.

Mes doigts remontent le cadre de la porte, mais je ne l’ouvre pas. Je serre les dents et la gorge me brûle. Il me faut un verre d’eau, mais je descendrai demain. Il y a encore trop à ravager dans la cuisine pour que j’y retourne.

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Premier baiser

6 mai 1989

J’avais lavé mes mains au bord de l’eau pendant que tu essuyais les tiennes sur ta salopette. C’était au milieu du mois d’août. Le soleil brûlait mes épaules trop pâles pour être exposées toute une journée sans protection. Au bout du chemin de roches, nous avions encore réussi à pêcher quelques poissons que nous avions déposés dans un seau d’eau. Une fois le seau rempli de poissons à tuer, nous étions retournés sur la plage. De tes mains nues, tu en avais attrapé un en prenant bien soin de lui serrer les nageoires. Mon cri te demandait d’attendre. Celui-là, je le trouvais beau. Ses écailles grises tournaient au mauve lorsqu’elles captaient la lumière, un peu comme une queue de sirène. Pour être doux envers lui, nous avions laissé tomber une lourde pierre sur sa tête. Ce jour-là, il a été le seul à avoir une mort si rapide.

Les autres avaient plutôt mérité le sort habituel. Avec le canif que je volais à mon père, nous commencions par les éventrer en partant des yeux. Ceux qui nous semblaient très laids recevaient de petites coupures sur leur corps, de plus en plus profondes jusqu’à ce qu’ils cèdent et s’immobilisent. Il ne fallait jamais que la lame transperce le poisson ou atteigne leurs branchies. Ça leur rendait la vie trop facile. Les coups de talons sur la tête les étourdissaient, mais ne les tuaient pas. Ils ne faisaient que gigoter davantage. Une fois éventrés, nous les vidions en serrant nos doigts sur les substances visqueuses qui sortaient de leur corps. Avec le canif, nous retirions leurs yeux, puis de toutes tes forces, tu lançais les corps morts aux oiseaux qui passaient. C’était notre jeu préféré, tuer les petites bêtes. Tu soulevais les poissons à moitié dépecés et tu me les tendais. Je savais très bien que ça t’amusait plus que moi, mais ça m’était égal. Les autres enfants jouaient à la marelle, à cache-cache et à la corde à danser pendant que l’on se donnait le droit de décider du destin des poissons que l’on pêchait.

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Une fois les poissons repris par les oiseaux, nous avions commencé à courir vers chez moi. Une pluie d’été tombait de plus en plus fort. J’étais partie avant toi et tu as essayé de me dépasser le plus vite possible. Tu voulais toujours tout gagner. En arrivant à mes côtés, tu as tourné la tête pour me sourire, victorieux. C’est dans le vieux chêne qui étirait ses racines jusqu’à posséder la moitié du terrain que tu as trébuché. Ton genou s’était ouvert, je n’avais jamais vu autant de sang de toute ma vie. Les poissons saignent seulement un peu. J’avais agité mes mains pour faire du vent sur ta plaie pour que tu aies moins mal. Sous l’orage, ton sang se diluait. Tu disais que ça ne te faisait pas mal, mais je savais que tu mentais pour être le plus fort. Nous avions attendu sur le terrain que la pluie cesse. Tu n’étais plus capable de courir de toute façon. Le ciel était redevenu silencieux et, d’un geste impulsif, je m’étais avancée pour t’embrasser. Presque collée contre ton visage, j’avais reculé brusquement, comme chaque fois que nos corps se retrouvaient trop près. J’aurais aimé que mon premier baiser vienne de tes lèvres froides et de ton odeur de rouille.

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27 janvier 1990 Alex a commencé à parler dès les annonces précédant le film jusqu’au générique. Personne dans la salle de cinéma ne lui a dit de se taire. Dans la voiture, il m’a demandé si j’avais aimé la représentation. J’ai hoché de la tête même si je n’avais pas été capable de me concentrer et de bien comprendre l’histoire. Je ne voulais pas le blesser. C’est lui qui avait choisi le film. Il m’a raccompagnée jusque chez moi en énumérant tout ce qu’il avait pensé des personnages. J’ai tout de suite compris qu’il ne me plaisait pas. Sa voix m’agressait. Je l’ai remercié et lorsque j’ai ouvert la porte de la voiture, il a tiré ma nuque vers lui et m’a embrassée. Je n’en avais pas envie, mais je ne voulais pas le blesser.

Je viens de téléphoner à Évelyne pour lui raconter. Elle dit que c’est parce que je suis jolie qu’il m’a embrassée. J’ai mal au cœur et j’ai l’impression d’avoir les lèvres sales. Mon poignet les frotte depuis une vingtaine de minutes et la sensation de saleté ne part pas. Je ne veux pas avoir à le croiser demain. J’ai trop peur qu’il m’en reparle ou pire qu’il me réinvite. Mon premier baiser est gâché, mais ce n’est pas ma faute. C’est celle de mon rouge à lèvres et de ma jolie robe.

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Partir de la maison

7 janvier 1990

La maison où j’ai grandi est un coup de cœur. Mes parents l’ont trouvée par hasard, alors que leur voiture longeait le fleuve. Ma mère a tout de suite voulu adopter son jardin, ses pièces lumineuses, sa grange et son terrain qui s’étend sur la grève. Moi, j’ai aussi peu d’amour pour cette maison que pour ceux qui y habitent.

Avant, je passais des heures assise dans la grange. Puis, il y a cet homme qui est venu s’y pendre. Je n’ai jamais su son nom ni pourquoi il avait choisi cet endroit. Je m’y étais réfugiée à la course parce que le ciel orageait. J’aimais être dans la grange pour la seule raison que jamais personne n’y entrait à la fonte des glaces. Le sol humide et l’air glacial rendaient les lieux inconfortables. L’homme ne s’était pas fait remarquer tout de suite, il n’y avait qu’une odeur différente qui persistait. Les fentes de la charpente laissaient passer les grands vents, ceux d’avril qui cherchent à pousser le froid. L’homme, comme un pendule, faisait craquer la poutre qu’il avait choisie. Mes yeux plissés étaient remontés de ses pieds jusqu’au bout de la corde. J’ai passé l’avant-midi à observer ses traits, à me demander si ça pouvait être un homme que j’avais déjà croisé. Au loin, ma mère m’appelait. Il aurait fallu que je lui retourne son cri pour la faire taire, mais je ne savais pas si je devais signaler la présence de l’homme. Il était visiblement ici pour être en paix et le trahir ne m’intéressait pas. J’ai toujours eu peur des fantômes.

Les policiers sont venus le décrocher au début de l’après-midi. Ils ont dit que c’était un pêcheur de la région et qu’il avait une famille. On m’a reproché de ne pas être émotive.

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Plus tard, j’ai vieilli et la grange me fut interdite d’accès. Pour me réfugier hors de cette maison, je devais pousser l’échelle jusqu’à la trappe qui menait au grenier. Le plafond en pente obligeait quiconque à s’accroupir, ne faisant de mon corps qu’une petite boule

frêle, un amas de poussière inutile. Peut-être est-ce la répétition de ce geste ou le fait de n’avoir jamais trouvé une épaule sur laquelle se poser, mais il y a longtemps que mon menton ne cherche plus autre appui que celui de mes genoux. Dans le grenier, je fuyais les querelles qui faisaient trembler les meubles. Même avec ma tête frôlant le toit, il arrivait que le bruit du malheur se rende jusqu’à moi. Le frottement des corps sur les portes, leur chute jusqu’au plancher en dénivellation et les larmes, rattrapées de justesse par un grand soupir, étaient devenues presque banales. Dans cette maison, je m’accrochais aux murs pour leur stabilité.

Et maintenant, j’ai envie de quitter cet endroit. Je traîne ici depuis déjà trop longtemps et je me sens étrangère à tout ce qui m’entoure. Je me retiens pour ne pas claquer la porte ou m’évader tard le soir. Je me trouverai un emploi et un petit logement à Montréal. Chaque pièce sera décorée avec des babioles récupérées dans les ventes de rues. Des morceaux de tissus disparates orneront les fenêtres pour que le soleil ne se lève que lorsque je le voudrai. Sur les murs, de la peinture blanche. Sur les planchers inclinés, des fonds de bouteilles et des vêtements. Dans mon premier appartement, ma liberté chèrement acquise. Je ferai un double de clés pour Évelyne, mais lui interdirai des visites certains jours de semaine. La présence des autres le temps d’une soirée me serait sûrement agréable, mais je m’irriterais à partager mon espace trop souvent. J’espionnerai les voisins, j'apprendrai leurs différents visages, le bruissement de leurs pas, le claquement des talons de soirées, le grincement des marches de l’escalier du hall, celui de la rambarde mal vissée qui soufflera un peu plus de plâtre gratté au sol à chaque fois que quelqu’un l’empruntera. Une fois la cadence des allers et venues maîtrisée, je pourrai m’octroyer le luxe de ne croiser personne, si ce n’est par inadvertance, et devenir ainsi ce fantôme du bloc. La petite du troisième qu’on ne voit jamais. Je n’aurai plus à partager mes journées avec les autres, j’allongerai mon corps plus d’une vingtaine de minutes dans une baignoire au drain vert-de-gris sans que quelqu’un ne martèle la porte et je sustenterai mon corps de tout ce qui, dans ma jeunesse, m’était proscrit. Dans mon premier appartement, je me décrasserai de cette vie sale qui ne m’appartiendra plus jamais.

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1er novembre 1990 L’appartement est minuscule et mes voisins mènent un vacarme qui ne se couche jamais. Depuis une semaine, je peinture, j'accroche des draps aux fenêtres en guise de rideaux et je mange des pâtes. Je n’ai reçu aucune visite, mais ça me plait. Il n’y a que le facteur qui a sonné à mon appartement par inadvertance. J’exécute mes tâches et jamais je ne me fais interrompre ou reprendre. Sans les autres, je suis libre. J’ai classé mes cinq boîtes dans un cortège de poussières. Il me faut un balai, un porte-poussière et trouver du travail avant que mes économies ne soient dépensées au complet. Dans les rues, je porte attention aux annonces collées sur les poteaux. Je sais qu’une hôtesse dans un restaurant à deux rues de chez moi est recherchée. Je passerai les voir demain pour me présenter.

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Trouver la Petite Ourse

28 mai 1988

Malgré des nuits passées dehors avec une couverture, assise sur le trottoir ou couchée sur le toit de l’immeuble, je n’ai pas encore réussi à apercevoir la Petite Ourse. Louis racontait que c’est l’étoile Polaire qui mène à la Petite Ourse. Cette constellation aurait la même forme que la Grande Ourse, mais en plus petit. L’étoile Polaire serait donc le repère pour la trouver, les autres étoiles qui la constituent brillant trop faiblement. Hier soir, vers huit heures, j’étais installée dehors au pied de l’escalier et, avec mes longues vues, j’attendais que le ciel devienne totalement noir. Le concierge est sorti et m’a demandé si j’attendais quelqu’un. Je n’ai pas eu le choix de lui dire que je traquais une étoile depuis au moins dix ans. L’homme m’a raconté qu’il ne fallait pas essayer de l’apercevoir en ville, ça ne servait à rien. Elle ne brillait pas assez pour être vue et la pollution teinte parfois les ciels. Elle est de celles qui ont une faible lueur et c’est bien connu qu’il faut briller pour se faire remarquer.

Dans les prochaines semaines, j’irai dans les forêts et je monterai le plus haut possible dans les arbres. Cette étoile est devenue une obsession, je déteste chercher quelque chose et ne jamais trouver. Je demanderai à Évelyne de venir avec moi pour éviter les loups, les insectes inconnus et pour ne pas être seule dans le noir. Nous attendrons haut perchées jusqu’à ce que la Petite Ourse apparaisse et nous resterons là vingt minutes, trois heures, la nuit entière. Analysant le ciel, en comptant les étoiles alignées les unes derrière les autres, nous la trouverons. Je serai fière, mon cœur sera serré, il y a tellement longtemps que je tente de la voir.

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25 juillet 1993 Ce soir, Évelyne et moi sommes allées dans la forêt pour observer les étoiles. Le ciel d’été s’annonçait clair et aucune de nous deux ne travaillait ce matin. Nous avons choisi un arbre encerclé d’herbes hautes. J’ai grimpé sur les épaules d’Évelyne pour atteindre la première branche, mais mes bras n’étaient pas assez forts pour la soulever ensuite. Elle est restée en bas pendant que je me suis rapprochée du ciel. J’ai compté au moins deux heures avant de la repérer. Évelyne s’était adossée à l’arbre. Elle avalait toutes les collations et l’alcool que nous avions apporté. J’ai réussi à la voir en traçant plusieurs fois sa forme avec mes doigts. J’ai crié pour qu’Évelyne regarde le ciel et confirme ce que je voyais. Lorsque je suis descendue, nous avons marché à reculons jusqu’à la voiture pour ne pas la perdre de vue. Une nuée d’oiseaux est passée au travers de la Petite Ourse. J’ai tout de suite eu peur qu’ils brouillent notre vue ou qu’ils gâchent la constellation, mais Évelyne m’a rappelé que c’était impossible. Ce sont des étoiles. Elles sont imperturbables.

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Pour le prochain cauchemar

8 juin 1993

Ma main tirera la corde de ma lampe de chevet après que nous ayons sauté à l’eau. Mon souffle sera haletant, mes yeux effrayés. J’aurai besoin de tâter les murs, d’immortaliser la présence de mon corps en serrant chaque partie jusqu’à y tracer la courbe parfaite de mes ongles. Les paumes de mes mains frapperont doucement mes cuisses et mes bras. Il me faudra déplacer la douleur, me ressaisir. Ce sera sûrement une nuit d’été, ce ne peut être qu’une nuit d’été. Il n’y a que dans celles-là que ce cauchemar revient en boucle. Les murs seront toujours blancs et les meubles n’auront pas bougé. Il n’y aura que le noir autour de moi pour me faire douter un instant de la réalité. Je parlerai fort pour que ma voix rencontre les murs. Elle me reviendra par le vide épuré de ma chambre. Je n’aurai d’autres choix que de fixer le cadran en attendant que la nuit termine son quart.

J’écris cette lettre pour la prochaine fois que je ferai ce cauchemar. Comme une peluche à serrer, un portrait déjà tracé pour la suite. Les prochains jours seront teintés de ton visage; ce ne sera que temporaire. Certains rêves fossilisent des nuits au hasard, mais tout finira par reprendre sa place : mes songes, ma peau blessée, et ton souvenir.

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11 août 1994 Ma respiration perd sa cadence. J’appuie mes pieds sur le plancher froid et j’attends que le cauchemar devienne plus flou. Dans ma tête, il fait trop peur pour que je me rendorme. J’ai encore fait le même cauchemar. Celui dans lequel ton souffle ne vient pas à mes oreilles et ta main ne cherche pas à rattraper la mienne. Ta bouche est entrouverte, quelques secondes avant que le fleuve ne se suicide dans ta gorge. Je pense que ton corps n’est pas encore mort. Peut-être attend-il que je fasse une dernière tentative. Mordre ton poignet pour que ta peau rougisse ou souffler dans tes yeux. Une action qui fait réagir instantanément. L’échec de mes tentatives se multiplie. Soudain, tu craches de l’eau visqueuse et tu reprends ton souffle. Moi aussi, je respire mieux.

Je fixe les murs, replace le pli des draps pour que ma jambe s’étende sur une surface lisse et je me recouche au centre du lit. J’essaie de m’occuper, de m’accrocher à autre chose. Je repense souvent à cette scène, j’interprète mes cauchemars et j’en viens à les confondre avec mes souvenirs. Ma mémoire se dissout et ne me raconte pas toujours les vraies histoires. C’est certainement pour cette raison que j’aime m’y fier.

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Revoir Marcel un jour

23 août 1995

C’est au marché que j’ai fait la connaissance de Marcel. Les moindres détails sont imprégnés dans ma tête et je ne me lasse pas de les repenser. Dans un chandail gris et des pantalons noirs, il tendait des paniers de cerises de terre à tous ceux qui se penchaient au-dessus. Il interpellait les gens qui passaient devant son kiosque même s’ils étaient à des mètres de distance. J’ai tout de suite pensé qu’il était un de ces vendeurs qui accaparent l’attention des passants d’une façon maladroite. Sur son chariot, les casseaux se multipliaient, bourgeons d’or qui n’attiraient que les dames qui en appréciaient l’acidité ou qui savaient en faire des confitures. Chaque fois qu’il en vendait un, il se penchait pour en ajouter un autre. La journée était brûlante, le revers de sa main essuyait son front par intermittence. Je le regardais de loin et je le trouvais courageux. Peu de gens arrêtaient, leurs sacs de plastique déjà gorgés de pommes, de melons et d’herbes fraiches.

J’avais sorti mon portefeuille et je m’étais approchée. Pour l’encourager, peut-être, comme on encourage les enfants qui vendent du chocolat ou les gens qui frappent à notre porte pour avoir des sous dont on ne connaît jamais vraiment le destin. Me pencher à mon tour au-dessus du chariot a été une occasion pour lui de m’inviter à prendre un café. Il fallait seulement que son chariot se vide pour que nous puissions partir. J’étais hésitante, il n’y avait aucune chance qu’il réussisse à tout vendre. En même temps, jamais personne ne m’avait invitée à prendre un café. Depuis mon arrivée ici, personne ne m’avait invitée pour quoi que ce soit. J’avais retroussé les manches de ma robe fleurie et m’étais installée à côté de lui. J’empilais les casseaux jusqu’à ce que mon menton puisse se poser sur le dernier. Dans les allées du marché, je me promenais en offrant aux passants d’y goûter, essayant d’en vendre, moi aussi. Une façon comme une autre d’accepter son invitation sans avoir à dire oui. Je l’avais vu sourire en me voyant partir. Il n’avait rien dit. Revenue vingt minutes plus tard les mains vides, la surprise étirait les traits de son visage. Toute fière, j’avais sorti l’argent des poches de ma robe. Je venais déjà de prendre une longueur d’avance sur notre relation.

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Devant moi, il était épaté et son chariot presque vide.

Sur l’avenue Laurier, il s’était présenté au comptoir et avait décidé de revenir avec deux cafés crème pour emporter. J’étais heureuse qu’il n’ait pas choisi de prendre une table, mes pieds remuaient mes sandales et mes mains ne savaient plus si elles devaient s’allonger, se croiser, ou jouer dans mes cheveux. Nous avons marché et discuté des cerises de terre et des gens qui s’en méfient sans les connaître, de mon arrivée ici et du soleil qui était présent depuis plusieurs jours. Au coin d’une rue, il me souhaita bonne soirée et il partit en sens inverse de mon appartement. J’aurais pu lui raconter que je travaillais au restaurant d’à côté, que la visite de mes amis d’enfance se faisait plutôt rare et que notre conversation m’avait fait du bien. Je l’ai regardé s’éloigner en m’éloignant moi aussi et j’ai attendu que le temps trace une place bien précise de cette rencontre dans ma tête.

Cet après-midi, j’ai voulu repasser au marché, mais c’était trop calculé. Je n’ai reçu aucun signe de vie et, de toute façon, il récolte tellement de cerises de terre qu’il pourrait en distribuer à la ville tout entière. C’est certain que je suis oubliée. Peut-être a-t-il offert un café à quelqu’un d’autre avec une plus jolie robe fleurie. Et puisque j’ai envie de le revoir, je m’installerai au café où nous sommes allés et j’attendrai qu’il repasse. La ville est grande, mais lorsqu’il nous plait, on revient toujours au même café. J’attendrai le son de la clochette qui annonce un nouveau client et je feindrai de ne pas l’avoir remarqué. Je me lèverai seulement lorsqu’il aura reçu sa commande pour voir s’il prend le temps de me faire la conversation et je tenterai de m’immiscer dans son emploi du temps. Et si ça ne fonctionne pas, s’il ne revient jamais dans ce café et que les endroits dans lesquels nous sommes passés n’étaient qu’aléatoires et sans importance, alors je repasserai par le marché juste à la fin des récoltes. Pour être certaine d’être remarquée.

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12 septembre 1995 Il est cinq heures du soir et il fait toujours beau. Ce matin, je suis sortie faire une promenade et j’ai emprunté la rue du café. Depuis plusieurs jours, je passe des après-midis à attendre qu’il y passe lui aussi, mais il ne franchit jamais le cadre de la porte. En passant ce matin, j’ai jeté un œil par la vitrine et je l’ai aperçu attablé au centre du café. Le journal couvrait la moitié de son visage, mais son regard est facile à reconnaître. Ses yeux sont d’un brun très foncé, je n’avais jamais vu de regard aussi sombre avant le sien. J’ai hésité longtemps avant d’entrer. Je ne savais pas si je devais me diriger à sa table ou feindre de ne pas l’avoir reconnu. Finalement, je suis entrée et j’ai commandé un croissant. J’ai saisi l’assiette que l’on me tendait et je me suis retournée en lui faisant face. Tout de suite il m’a fait signe d’approcher. Je l’ai laissé me parler de sa journée et de ses plans pour les prochains jours. Rien de ce qu’il racontait ne m’intéressait. Je voulais seulement savoir si nous allions nous revoir. Au bout de quelques minutes, il m’a proposé de sortir vendredi soir. J’ai accepté dans un empressement que je ne me reconnais pas. Je suis rentrée avec un immense sourire au visage et un croissant.

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Être couturière

12 mars 1989

J’accompagne les gens à leur table au restaurant. C’est ma vie depuis que je suis partie de chez mes parents. Ce qui me permet de payer mon loyer et de sortir parfois pour manger un sorbet ou aller au cinéma. Mes journées de travail sont longues et épuisantes. J’ai l’impression que je n’en finis jamais de reconduire des inconnus à leur table pour les regarder déguster des plats que je n’ai pas les moyens de m’offrir, de leur demander s’ils sont installés confortablement, si tout est à leur convenance. J’ai parfois l’impression que les sabliers se fêlent, que les heures passées debout auront raison de mes pieds, de mes chevilles surtout. J’attends d’avoir assez d’argent de côté pour quitter cet emploi. Je fouille les petites annonces pour savoir si on ne chercherait pas une couturière quelque part. Coudre, c’est ce que je sais le mieux faire et que je fais depuis que je suis toute petite.

Je rêve du jour où, dans un grand atelier, une table me sera attitrée. Je pourrai dessiner mes patrons, imaginer des jupes boutonnées et des robes courtes fleuries. J’agencerai les tissus de mon choix, pas comme lorsque j’étais enfant et que je m’installais dans la salle de couture. Pour habiller mes poupées, je n’avais droit qu’aux retailles de tissus et au fil vert, celui dont personne ne se servait. On m’offrira une toute nouvelle machine que je n’aurai pas besoin de partager. Je me piquerai avec les aiguilles, passerai mes journées à prendre des mesures et à essayer mes vêtements sur d’autres femmes. J’exercerai le travail de mes rêves.

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5 décembre 1995 Je commence un nouveau travail dans un petit atelier près de chez moi. Pour être engagée, je couds le bas d’une robe sous les yeux de trois vieilles dames qui fixent le mouvement de l’aiguille sans relâche. Tout mon corps est concentré sur mes mouvements. Je ne lève les yeux vers elles qu’une fois ma tâche exécutée. Je rêvais d’un travail comme celui-là et je suis enchantée lorsqu’ils me rappellent le lendemain. Les gens passent tôt le matin pour nous laisser leurs vêtements. Je taille les pantalons, rapièce des robes et des camisoles. Chaque mesure est différente et les vêtements ne se ressemblent presque jamais. Les journées sont remplies de petits défis, mais elles sont diversifiées. Je ne sais pas si ce travail fait de moi une couturière, mais il me rapproche le plus de ce que je désire faire de ma vie. J’ai hâte de raconter tout ça à Marcel demain.

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Retourner chez Louis

29 juin 1989

Je retournerai dans la rue de mes parents pour sonner à la porte de ta maison. C’est ta mère qui répondra et elle me dira que tu n’habites plus ici, que lorsque j’appelais et que tu ne voulais pas me parler, tu n’étais pas fâché. Elle me confirmera que je t’ai trop fait attendre le soir où nous devions nous rejoindre sur le bord de l’eau et que, lassé par l’ennui, tu es rentré. Elle me dira que tu ne pouvais pas savoir que tu partais quelques jours plus tard, un échange scolaire avec une autre ville d’Europe, que tu as tellement aimée, que tu y es resté.

J’ai souvent essayé de retourner à ta maison, mais je me retrouvais toujours cachée derrière le peuplier qui marque le début de ton entrée. J’ai aussi composé ton numéro des dizaines de fois. Au bout du fil, il y avait la voix de ton père, ta mère, ta sœur, mais jamais la tienne. En entendant toute cette histoire, je serais soulagée de savoir que tout est de ma faute. Que ce n’est pas toi qui ne voulais plus me voir, mais seulement moi qui ai pris trop de temps avant de revenir vers toi.

Je repartirai soulagée en t’imaginant ailleurs dans le monde. Peut-être penserais-tu aussi à moi si ta mère te disait que j’étais passée. Je voudrais aller te rejoindre, mais ce serait de la folie. Je n’aurai pas les sous et ta mère n’aura pas ton adresse exacte. Tu seras loin de moi, vivant ta vie ailleurs, mais vivant, et c’est tout ce qui comptera pour moi.

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18 septembre 1996 Quand Louis a disparu, j’ai opté pour le silence. J’achète la paix avec le silence. Ne rien dire, s’effacer tranquillement et attendre que les jours passent. C’est plus simple, plus facile. Et la tristesse s’enterre mieux si elle n’est pas évoquée. Je ne dis jamais rien à son sujet, mais son visage ne s’esquive pas. Il reste là, un peu partout dans une fin de journée trop longue ou dans une nuit où le sommeil ne vient pas.

Cet après-midi, j’ai emprunté la voiture de Marcel pour retourner chez lui. Je savais bien qu’il n’y serait pas, en fait je me demande si je dois encore appeler cette maison « chez lui Je voulais seulement y jeter un œil et éviter d’oublier à quoi elle ressemble. Les lieux savent lutter contre l’oubli. Ils peuvent parfois être secondaires dans une histoire, mais moi je m’accroche toujours à eux parce qu’ils restent en place. Les lieux ne fuient jamais. J’ai garé la voiture au bout de la rue pour ne pas être vue et je me suis rendue devant chez lui à pied. Je voulais faire le tour de la maison et m’asseoir sur la galerie, mais ces choses-là ne se font pas sans être accompagnée. Je n’ai pas eu le courage de cogner à la porte de la maison pour qu’on me fasse entrer et qu’on me propose un café. J’aurais pu parler de moi et poser quelques questions évasives en prenant soin de retenir chaque mot, mais j’avais trop peur. Peur que l’on me reconnaisse ou que l’on me questionne trop longtemps. Je n’avais pas envie de parler de moi, c’est autour de lui que je voulais mener une conversation.

Les arbustes du jardin étaient taillés en de minuscules sphères de verdure. À genoux, ils ne couvraient que le bas de mon corps. Je me suis cachée contre la façade gauche de la maison et j’ai attendu. Au-dessus, une fenêtre était ouverte et le téléphone a sonné. La mère de Louis n’a pas gardé sa douce voix. Ses phrases étaient rauques et sèches. Elle semblait contrariée par l’homme au bout du fil. La conversation s’est terminée et je me suis redressée pour partir. Mes yeux à la hauteur des volets, j’ai aperçu sa silhouette de dos. Les meubles n’étaient plus les mêmes et la femme m’était étrangère. De mes souvenirs, il ne restait que la brique de la

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Pour combattre ma honte

24 novembre 1993

Ma mère n’aime pas sa sœur, mais elle n’est pas jalouse. C’est ce qu’elle m’explique tout le temps. Être jalouse voudrait dire qu’elle désire ce que sa sœur a, mais ce n’est pas le cas. Ma mère et sa sœur ont le même corps, les cheveux taillés de la même façon et les yeux en amande. Elles se reflètent l’une dans l’autre, mais le rire de ma tante est plus clair et son caractère est plus doux. Ma tante ressemble à une image et ma mère à un brouillon. Ma mère n’est pas jalouse de sa sœur, elle désire seulement ce qui lui revient.

Cet après-midi, ma tante se mariait. Ma mère s’est déjà mariée et lorsqu’elle me montre les photos du plus beau jour de sa vie, elle est heureuse, mais je sais qu’à partir d’aujourd’hui elle ne le sera plus. En recevant nos invitations, elle prévoyait déjà que le mariage de sa sœur serait plus réussi. Dans sa robe, ma tante était plus belle que toutes les femmes que l’on voie à la télévision. Je ne l’ai pas dit pas à ma mère pour ne pas la blesser, mais je l’ai répété à Madeline, la deuxième bouquetière.

Après la cérémonie, Madeline va au buffet pour prendre des collations. Le soleil de la journée est brûlant et mes joues sont rouges. Elle revient vers moi et me tend sa main fermée. En même temps, des invités passent et la complimentent. On lui dit qu’elle est jolie, que sa robe lui va bien et que les fleurs dans ses cheveux sont bien choisies. Ce matin, le coiffeur a pris des fleurs du même bouquet pour mettre dans nos cheveux et les robes que nous portons sont identiques. À moi, on ne me dit que le silence. Madeline me donne un bonbon au miel et je le colle sous ma langue. Je reste tranquille, fixe mes souliers pendant

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toujours les plus belles choses que l’on garde en tête. Ma mère a raison, elle s’efface à côté de sa sœur comme je m’efface à côté de Madeline.

Dans le jardin, mes mains tentent d’écraser des mouches. Lorsque j’en attrape une, je la décolle de ma paume et la jette au sol. Je tente de me faire vomir pour porter mon attention sur autre chose, mais je n’y arrive pas. C’est le vide qui se creuse dans mon ventre et rien ne sort. Je me tourne et vois que les arbustes sont mal taillés. Je souris et ricane un peu. Trouver des imperfections à ce mariage me console. Il y a quelque chose d’inégal dans les branches. J’entreprends de déterrer l’arbuste. J’investis ma colère dans chaque mouvement de mes mains pour retirer la terre et tirer sur les racines. Les arbustes sont petits et viennent d’être plantés pour le mariage. Ils sont faciles à déraciner. Je réussis à en prendre un dans mes bras et je cours vers ma mère. Ma robe et mes ongles sont couverts de terre noire pendant que ma mère parle. Elle raconte aux invités notre grande maison qui n’existe pas et nos soupers de famille durant lesquels le bonheur règne. Elle parle de ma tante comme de sa complice et des plats qu’elles cuisinent ensemble. Ma mère n’a jamais gagné l’amitié de personne et ma tante ne cuisine pas. J’arrive derrière elle. Elle est la dernière à constater ma présence. J’ai le cœur qui débat parce que je suis fière de moi. J’ai hâte de lui montrer que tout n’est pas parfait au mariage de ma tante et que nous puissions être complices. Elle se retourne et son sourire se brise. Elle me demande ce que je fais là, me dit que je suis sale et pousse mes épaules d’un regard gêné pour que je sorte de la pièce. Ma mère a honte de moi. Je retourne au jardin humiliée. Ma mère a honte de moi comme elle a honte d’être la sœur de la mariée. Pour elle, il faut être fière, droite et ne jamais admettre que quelque chose nous dépasse. Je sais que la honte est un cercle dans lequel ma mère s’étourdit. Elle ne compromettra jamais son image pour me venir en aide au risque de déplaire aux autres. Elle confie la vérité aux miroirs et aux jugements d’autrui. Je dérange ma mère lorsque je suis dans le mouvement et que tout le monde dicte l’immobilité. Je sais qu’elle me trouve inadéquate et qu’en rentrant à la maison j’aurai droit à une sanction, mais ce n’est pas ma faute. Je ne sais jamais comment placer mon corps et à quelle cadence je dois respirer pour lui plaire.

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moi. À trop vouloir leur arriver à la cheville, je risquerais de me blesser pour la vie. Il faudra que je sois méfiante et discrète pour ne pas attirer l’attention. Puis, il me faudra quelqu’un en qui je pourrai avoir confiance. Comme ma mère qui s’en remet toujours à mon père. Comme ça, nous serons deux et je pourrai contrôler mon image sans subir la tristesse de la solitude. Et de toute façon, je n’ai pas assez de moyens pour m’aimer toute seule.

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2 octobre 1997 Évelyne insiste pour que nous nous rendions dans une soirée avec ses nouvelles amies. Je déteste les endroits bondés de gens que je ne connais pas. Je n’ai pas le contrôle et je ne sais jamais quoi dire pour faire la conversation. Après dix minutes de discussion, je décide de lui faire plaisir. Autour de la table, elles sont huit amies qui se connaissent depuis toujours. Évelyne se dépêche de serrer tout le monde dans ses bras et de se prendre une place. Je la regarde et tente de lui faire signe qu’il n’y a plus aucune chaise de libre. Les filles me saluent et se retournent vers Évelyne qui ne remarque pas que je n’ai pas de place.

Nous commençons à boire et j’ai la tête qui tourne. De plus en plus de gens arrivent dans l’appartement et je commence à discuter avec les autres. Je rejoins une conversation et hoche de la tête sans cesse. Pour me faire des amies, j’essaie d’être en accord avec elles. Ça facilite toujours notre relation. Les filles décident de quitter l’appartement pour aller dans un bar où il y aura des garçons. Avant, il faut se changer et se maquiller. La fille chez qui nous sommes possède une immense garde-robe. Nous rentrons quatre à l’intérieur et elle propose de me passer une combinaison. Mes jeans et mon chandail ne conviennent pas pour sortir. Elle me tend trois choix et je ferme la porte de la garde-robe pour les essayer. Je ne les connais pas et je n’ai pas envie que ces filles me voient nue. Je suis incapable de boutonner la première combinaison tandis que je ne peux pas lever la jambe dans la deuxième. J’essaie de faire des pas, mais j’avance à tâtons. Les filles insistent pour que je sorte et je réponds que j’attends d’avoir essayé la dernière pour leur présenter ma préférée. La troisième est mieux que les deux autres. Elle n’a pas de cordon qui serre la taille et tombe juste sur mes hanches. Il n’y a que mes seins qui sont compressés, mais je respire alors je me dis que pour quelques heures ça ira. Je sors et les filles restent silencieuses. Une d’entre elles me demande de tourner sur moi-même. J’exécute deux tours et m’arrête avant le troisième. Personne n’ose parler. Évelyne me dit que j’ai peut-être trop bu d’alcool, c’est pour ça que mon ventre parait si gonflé. Le sourire pincé, elles se retiennent de rire. La propriétaire de la combinaison me dit d’aller remettre mes

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sens que mes jambes et mes bras sont désarticulés. Je ne fais que penser à les trancher. J’imite leur sourire moqueur et je pince mes lèvres pour ne pas pleurer. Il faut que je sorte d’ici. La honte me suit comme une tache qui ne partira jamais.

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Porter des talons aiguilles rouges

16 mai 1994

Tous les dimanches, ma grand-mère nous reçoit à souper. Il faut toujours que ma robe soit bien repassée et mes cheveux tressés en une longue natte. D’habitude, je déteste les sorties de famille durant lesquelles il faut rester tranquille et écouter les conversations des adultes. Mais, chez ma grand-mère, ce n’est pas la même chose. La table est toujours pleine de confiseries dont je fixe moi-même la limite en plus d’avoir l’autorisation de sortir de table plus tôt pour aller prendre un bain. Chez elle, la baignoire est immense. Plusieurs sortes de bains moussants traînent sous le lavabo et attendent que je les utilise. Ils ne sont là que pour moi. Je mélange toujours pomme verte et vanille. J’ai essayé de mélanger ceux qui sont à la maison pour retrouver une odeur aussi sucrée et le résultat est décevant. Il n’y a que chez ma grand-mère que les mélanges sentent si bon et que le bain est si confortable.

Lorsqu’on arrive pour souper, c’est ma grand-mère qui nous ouvre la porte. Elle porte toujours une jolie robe, ses joues sont parfaitement fardées et son sourire est le plus doux du monde. Dans la maison, la bouilloire siffle, l’horloge sonne et le chien aboie, mais l’on n’entend rien d’autre que ses souliers à talons aiguilles rouges qui résonnent sur le parquet. Ma grand-mère varie ses recettes, ses centres de table et sa musique d’ambiance, mais elle ne change jamais ses souliers. Que l’on déjeune dans le jardin, dans la cuisine d’été ou la salle à manger, elle ne se déchausse jamais. Je suis certaine qu’en fin de soirée ses pieds lui font mal. C’est son orgueil qui doit faire taire sa douleur.

Le talon a un bout pointu et la semelle fait quatre centimètres. Chaque fois que je pense à elle, ce sont ses talons qui m’apparaissent en tête. Je lui ai demandé si je pouvais les avoir, mais nous ne portons pas la même pointure et, de toute façon, elle m’a dit que c’était des souliers uniques. Le vendeur les avait commandés spécialement pour elle. Elle me répète tout le temps que je ne serai jamais capable d’en trouver une paire semblable. Quand je dors chez elle j’attends parfois qu’elle s’endorme pour me faufiler dans sa

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mes chevilles et mes mollets. Je les enlève avec déception. Plus tard, c’est une femme comme ma grand-mère que je veux être. J’aurai un regard doux, mes biscuits seront les meilleurs et plus personne ne m’embêtera. Dans ma garde-robe, il n’y aura que des robes, quelques pantalons noirs et une paire de talons aiguilles rouges. Sans eux, je ne pourrai jamais lui ressembler complètement.

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21 juillet 1997 Marcel m’invite à sortir, mais je n’ai rien à porter. Je n’ai qu’une seule robe qui soit jolie. Elle est noire, cintrée et s’arrête à la mi-cuisse. Je la regarde et pense tout de suite qu’elle serait magnifique si je la portais avec des talons aiguilles rouges comme ceux de ma grand-mère. Je rentre dans plusieurs boutiques, mais je n’en trouve nulle part. Tous ceux que les vendeurs me présentent sont d’un rouge trop éclatant ou d’une taille qui ne me convient pas. Une heure plus tard, je passe devant un magasin et la vitrine expose exactement le soulier que je cherche, excepté qu’il est couleur chair. Je l’achète quand même et, à l’atelier de couture, je trouve une teinture dont le rouge se rapproche de celui que je désire. Je recouvre les souliers et attends impatiemment que la surface sèche. Je les enfile et je tourne sur moi-même. La clochette de la porte sonne. Marcel entre dans l’atelier. Je m’éloigne du miroir, satisfaite. Ces souliers me font le même effet que lorsque ma grand-mère les portait. Je sens que je suis splendide.

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Être amoureuse

12 mai 1991

Hier, j’ai cherché de l’amour dans le regard d’un inconnu au restaurant. J’étais assise seule, il était en face de moi. Je n’ai ressenti que de la complaisance. Plus tard, devant le miroir, j’ai essayé de m’aimer moi-même. Demain, en allant au cinéma je chercherai aussi. Mon appartement aux fenêtres grinçantes et à la salle de bain trop étroite n’a jamais été témoin de l’amour et s’il a été avec d’autres locataires, il n’en reste rien.

Parfois, sur des feuilles qui traînent, je dresse le portrait de l’amoureuse parfaite. Je la vois souriante dans les bras de quelqu’un. Dans les yeux de l’amoureuse parfaite, tout est lumineux. Dans les choses qui illuminent mon regard, il y a les coups de tonnerre, Horace le chiot que j’avais enfant, les pots de confiture, les géraniums, et l’odeur de la menthe. Je relis cette liste et me rends compte que les humains n’y figurent nulle part.

J’imagine mal celui dont je pourrais tomber amoureuse. Son apparence est floue, je ne projette rien d’autre que sa voix qui prononce mon nom. Elle sera chaude, posée et rassurante. Il dira les choses doucement, avec le calme que l’on prend en s’adressant à ceux que l’on aime. Pour moi, il n’y aura rien de plus important. C’est que parfois je pense à mon nom, à ma vie, et je me dis que j’aurais voulu ne jamais m’appeler. Dans mon quartier d’enfance, les filles murmuraient constamment en ma présence. De loin, je n’entendais rien de leurs conversations sinon lorsqu’elles me nommaient. Mon nom, comme un secret honteux. Les vêtements mal rangés dans les armoires, les traces de boue sur le plancher, mon retour passé l’heure du couvre-feu. À la maison, toute raison était bonne pour me crier

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22 décembre 1998 J’aime bien Marcel parce que sa voix est douce et sa peau toujours chaude. Nous pouvons passer des heures côte à côte sans prononcer un seul mot et je suis confortable. Je ne suis pas en démonstration de moi-même et je ne ressens presque plus l’envie de disparaître. Marcel répare tout.

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Épouser Marcel

16 août 1997

Je ne sais pas encore si j’aurai le courage de lui demander, mais si ce n’est pas le cas, j’espère que lui l’aura. Je lui en glisse des mots, commente les robes que je vois dans les magazines et la bague que j’aimerais, en or tout simple avec une petite perle au centre, mais nous n’en parlons jamais directement. Je m’imagine dans une robe blanche à l’encolure en dentelle avec un voile brodé. Mes cheveux détachés arriveraient à mes épaules. J’aurais Évelyne comme demoiselle d’honneur et nous passerions une lune de miel isolée, à s’aimer derrière les volets d’une maisonnette au bord d’une rivière.

Je dois trouver une façon de savoir s’il désire me marier avant de tenter quoi que ce soit. Il ne faudrait pas que je gâche tout.

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24 juin 2000 Je respire à grands coups d’aiguilles. Une source d’angoisse que je ne soupçonnais pas. Avant d’entrer dans l’église, Évelyne m’aide à replacer mes cheveux. Un chignon bas qui démange ma nuque, mais qui s’agence avec l’encolure de ma robe. L’église est presque vide. Il y a la famille de Marcel et peu de gens pour moi. C’est voulu, je ne savais pas qui inviter. J’avance à petits pas en souriant. Je suis comblée d’être ici en même temps que j’ai envie de cracher un nœud. Je ne sais pas lequel, je ne me l’explique toujours pas. La journée est magnifique. Le soleil perce les vitraux, les invités sont joyeux et mon bouquet de géranium est comme je l’avais imaginé. Au moment des vœux, encore ce nœud qui reste coincé et qui prend de l’ampleur dans ma gorge. Marcel parle longtemps. Il ne dit que de belles choses sur moi et sur notre rencontre. Moi, je n’ai que quelques mots clés sur une feuille. Des ancrages de ce que je désire lui déclarer. Il a une longueur d’avance sur moi, il est mieux préparé. Je m’agite. Après nos souhaits, nous répondons à la question qui nous rassemble ici. Je dis oui, mais je pense peut-être. Nous partons demain pour un voyage de quelques jours. J’espère vraiment que le peut-être s’effacera.

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Troisième grossesse

4 septembre 1999

Cette lettre sera ouverte tardivement, décachetée plus tard pour être certaine que la vie soit bien accrochée. Deux fois de trop, j’ai exprimé ma joie alors que mon ventre était toujours plat. La deuxième fois, je me suis promis de me taire pour ne pas te faire fuir, de murmurer, même le ventre immensément rond. Les clichés de l’échographie te montreront semblable aux deux petits êtres que j’ai portés sans les mener à terme. Chaque fois que j’ai perdu mes bébés, le mauvais temps giflait les fenêtres de la maison. Depuis, je prie tous les jours pour que le soleil ne cesse pas de m’accompagner.

J’ai besoin de sentir quelque chose de fort, que ce ne soit plus le vide qui se creuse un nid dans mon corps et dans ma tête. Toutes les nuits, je m’assois dans l’escalier et je compte les barreaux de la rampe en attendant que mon angoisse se calme. Je parle aux morts, à ce qui n’est plus, tout autant que je parle à ce qui vit, mais qui n’est pas encore totalement. Je me demande souvent ce qu’on fait avec quelqu’un qui part de soi pour tracer sa vie. J’ai peur de faire les mauvaises choses, de te pousser dans le monde et qu’on ne veuille pas de toi. Je te donne la vie, mais la veux-tu vraiment? Ça m’embête parce que moi, on n’a jamais pris le temps de me poser la question. Longtemps, je n’ai plus voulu être, ici. Maintenant, je me sens contrainte parce que tu seras là. Je ne sais pas encore ce que je m’apprête à te transmettre, je tenterai que ce soit beau et grand et lumineux. Dans quelques mois, il y aura au bout de mes doigts toute la douceur du monde pour tracer la forme de tes petites joues.

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29 juin 2001 Je craignais mourir dans une mare de sang, qu’en te donnant la vie mon corps se transforme en lambeaux de chair. Rien de tout ça ne s’est produit. Le médecin t’a posé dans mes bras et tout de suite ton corps a cherché ma peau. Je ne me tanne pas de te bercer et de m’occuper de toi. Jamais je n’ai été si délicate avec quelqu’un. Notre vie sera douce mon Édouard, j’en suis certaine.

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Se baigner dans l’océan

8 mars 2000

J’emprunterais une voiture et je roulerais des kilomètres avant d’apercevoir l’océan. Il me faudrait passer la frontière et dormir dans un motel près de l’autoroute. Les stations de radio changeraient plusieurs fois par jour. Leur crépitement me confirmerait que j’approche de ma destination. À mon arrivée, je sortirais pour étirer mon corps et contempler le bord de l’eau. Ce serait un triomphe de m’être rendue seule jusqu’ici. Moi qui déteste tellement conduire. Une clôture me séparerait de la plage. Ce serait la même en bois qui est exploitée pour toutes les cartes postales de plage. Je la franchirais et courrais jusqu’à une eau noire, creuse, réconfortante. Ma serviette de bain en boule sur le sable, je continuerais d’avancer et laisserais l’écume grimper mes chevilles. Les vagues trancheraient mes bras et j’immergerais ma tête sous l’eau. De mes doigts, je tenterais de toucher le fond et de remonter une poignée de sable. De mon index, j’inspecterais son contenu en espérant trouver de jolis coquillages. Les effluves salins gommeraient mes cheveux, ma peau et mes lèvres. Je les humecterais pour goûter l’océan. Ce serait salé et bon.

À trop être à l’extérieur de l’eau, mes épaules deviendraient froides. Je déciderais de retourner à ma serviette pour me réchauffer. Le vent serait chaud et le ciel dévalerait sur l’eau. Je cesserais de fixer l’horizon pour me tourner vers la plage et tu serais là. Comme une promesse, une apparition calculée et sans surprise. Les vagues me flatteraient le dos et me lanceraient vers toi. Mes yeux traceraient avec exactitude ta silhouette imprécise. Tes cheveux humides, ton dos courbé et tes mains trop grandes pour tes poignets. Tu serais

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nous étions enfants nous serait maintenant inutile. Je me tournerais pour te raconter ces rituels d’adolescence, mais n’émettrais qu’un long silence. J’aurais l’impression d’avoir les lèvres cousues.

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6 juillet 2003 Dans ma tête, je prévois des choses qui ne peuvent pas exister. Je lis cette lettre et je revois les mêmes rêves qui tournent en boucle depuis des années, mais pas la réalité. Les humains ne traversent pas le fleuve des morts. Je le sais très bien. Parfois j’écris et je fantasme un peu. Mes pensées déraillent et font culbuter l’impossible dans une longue chute qui renverse son verdict. Depuis que je suis toute petite que l’on me martèle la même chose. Il me faut sortir de mes rêveries et cesser d’être distante avec ce qui m’entoure. Ce n’est pas ma faute, je ne sais pas comment m’y prendre. Malgré mes efforts, je n’arrive pas à la ligne du renoncement.

L’océan est calme en ce moment et bien évidemment tu n’y es pas. Il n’y a que cinq personnes qui partagent la plage avec moi. Ce doit être à cause des nuages qui couvrent le ciel. Le temps passe et des ampoules asthmatiques éclairent ton souvenir. Tes apparitions doivent cesser. L’éphémère m’achève.

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Dernier gâteau au citron

11 février 1998

Une fois par mois, ma mère bat les œufs vigoureusement, ajoute les ingrédients secs aux ingrédients humides, presse le citron de toutes ses forces et goûte au mélange prétextant recueillir les pépins qu’elle a laissés passer. Elle cuisine ce gâteau au citron par plaisir, pour s’occuper les mains, pour embaumer la maison de son odeur préférée. Petite, lorsqu’elle m’en servait un morceau, je plantais ma fourchette dans la moitié de la part, essayant de remplir ma bouche le plus possible. J’attendais avec impatience le moment où ma mère rentrait de l’épicerie avec des citrons et qu’elle sortait son moule rectangulaire, le seul qu’elle possédait. Pour le reste, sa cuisine était mauvaise.

Un après-midi de printemps, ma mère a dit à mon père que ce gâteau était si exquis qu’elle le voulait pour le jour de ses funérailles. En disant ça, ma mère venait de me donner un avant-goût de sa mort. Je sais très bien qu’elle va mourir un jour. Je lui ai même souvent souhaité, claquant les portes entre deux insultes pour lui faire mal, pour lui rendre injustement ce que je ressentais. Lorsque j’ouvrirai cette lettre, il faudra me rappeler de ce qu’elle était de magnifique et de ce que je préférais chez elle. Il ne faut surtout pas que son souvenir ternisse et me rende malheureuse. Lorsque ma mère sera morte, je n’aurai plus aucune femme à qui me rapporter, et les gâteaux au citron me donneront une nausée qui ne s’apaisera jamais.

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21 octobre 2003 Maman est morte la semaine dernière. Subitement. Ils l’ont trouvée allongée dans sa cuisine. Elle portait une blouse très pâle et un pantalon gris. J’ai refusé de voir son corps. Je suis passée chez elle après l’hôpital. L’épicerie traînait sur la table. Mis à part les sacs, la maison était dans un ordre parfait. Comme si elle savait. Comme si elle avait pris le temps de tout ranger. J’ai déballé ses sacs d’épicerie et classé les items dans le garde- manger.

Peu de gens sont passés à son enterrement. De la famille éloignée et quelques voisins. Il y a cette dame qui habitait juste à côté. Elle me dit qu’elle parlait souvent de moi, qu’elle avait une fille qui vivait dans les environs de Montréal. Je ne parlais jamais d’elle à personne. Elle menait une conversation à sens unique. J’ai mis sa maison en vente et je compte me débarrasser de la plupart de ses choses. Je garde une lampe dont l’abat-jour semble s’agencer à notre chambre et quelques photos pour Édouard. Je me rends compte que dans ma lettre, je l’appelais « ma mère ». Une façon de garder une distance. Et maintenant que tous les détails sont réglés et qu’il ne reste d’elle que son absence, je cherche une façon de garder une continuité. Être dans la contradiction. Toujours.

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