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16 octobre 2004

Je couvrirai les meubles de farine en essayant de réussir son gâteau d’anniversaire. Il ne sera certainement pas aussi beau que ceux dans mes livres de recettes, mais je suis certaine qu’il lui plaira. Ses yeux verts sont toujours plus grands qu’à l’habitude lorsqu’il aperçoit des confiseries. Il aura ses cheveux longs, portera son lainage préféré. En soirée, nous lui chanterons tous bonne fête et je lui apporterai le gâteau. Je le déposerai devant lui et caresserai sa joue comme je le fais chaque soir en le bordant. Mes doigts ont trop souvent tracé ce visage pour que je désapprenne ce geste. Autour de la table, nous célébrerons avec ses amis du quartier et peut-être quelques membres de la famille. Il y aura aussi l’absence de Marcel. Ça a duré et ça durera encore. Dans la maison pleine à craquer, un trou dans l’espace. Il faudra que mon regard soutienne très fort le sien qui contemplera le vide. Il n’y aura que lui et moi qui le ressentirons, mais il faudra se recentrer sur l’essentiel. Nous deux et l’amour que l’on partage. Petite famille que l’on formera avec les poissons de l’étang. Durant cette soirée, l’image d’un père en déconfiture, le bordel de la cuisine et un grand souffle sur ses huit bougies.

16 octobre 2007 Je viens de border Édouard. Il m’a dit être heureux de son anniversaire et du gâteau. Il m’a aussi confié qu’en soufflant ses bougies il a souhaité avoir une nouvelle maison. Comme l’ancienne avec Marcel, lui et moi. Je n’ai pas eu le courage de lui dire que ça ne se produira jamais. Marcel a téléphoné pour nous rendre visite ce soir. Je ne pouvais faire autrement que de refuser. De toute façon, il passe le prendre demain pour quelques jours à Montréal. J’aurais dû ajouter quelque chose avant d’éteindre la lumière, mais je n’ai fait que lui souhaiter de beaux rêves. Je vais lui en reparler demain et lui expliquer que tout ça est impossible. Je ne veux pas que ses souhaits deviennent des tristesses.

Secret

30 novembre 1991

Je n’ai jamais dit que je portais une robe pêche même s’il faisait froid, je n’ai jamais dit que je t’ai attendu en fixant ma maison et non pas le bord de l’eau, je n’ai jamais dit que j’en veux encore à ma mère, aux vagues et au mois de septembre qui ne se taisent jamais dans ma tête. Je n’ai jamais dit que j’ai l’impression d’avoir raté ma vie à force de te traîner partout, que je me projette pour essayer de ne pas regarder derrière, mais que je traîne tellement de choses que ça ne sert à rien. Je n’ai jamais dit que tu avais un chandail gris et un maillot bleu, je n’ai jamais dit que je crois toujours que tu m’attendais, que tu voulais me faire une surprise, je n’ai jamais dit que j’arrive parfois à la conclusion qu’il aurait fallu que je t’éventre comme les poissons pour récupérer l’amour que je t’ai donné. Je n’ai jamais dit que notre étreinte d’algue me colle encore à la peau, je n’ai jamais dit que souvent je frotte mes bras, avec mes ongles, une lame d’acier puis un couteau pour essayer de tout effacer. Je n’ai jamais dit que, dans mes rêves je lèche ton cadavre, que je le transporte partout et que parfois nous dansons ensemble. Je n’ai jamais dit que je déteste les flaques d’eau, la mer Adriatique et les piscines intérieures parce que dans ma tête toutes les étendues d’eau deviennent une fosse pour ton corps. Je n’ai jamais dit que le lendemain matin je me suis levée très tôt pour confirmer que tu ne m’attendais toujours pas et que tu étais là, je n’ai jamais dit que je t’ai tiré par le poignet et que ton bracelet bleu a glissé, je n’ai jamais dit que j’ai pris ce bracelet et que je l’ai caché avant d’alerter tout le monde parce que je savais qu’on me l’aurait confisqué. Je n’ai pas dit grand-chose de ta mort sinon que je suis arrivée trop tard, je n’ai pas dit grand-chose de ta mort parce que ç’aurait été te tuer encore plus que tu ne l’es déjà. Alors je ne dis que les jolies choses, je dis que tu étais

29 août 2010 J’ai dénoué ma serviette et laissé apparaître mon maillot dont l’élastique ne me tient presque plus la taille. J’ai reculé pour me donner un élan et je suis sautée. L’eau froide a tranché mes cuisses et mes avant-bras. Des coups de couteau qui s’accentuaient à chaque mouvement. J’ai nagé pour m’éloigner du quai et je me suis immobilisée. J’ai placé mes bras le long de mes hanches et j’ai attendu que mon corps s’enfonce. Très vite, l’eau m’a ensevelie. Mes lèvres se glaçaient. J’ai retenu mon souffle et mon cœur a accéléré son débit. Il fallait que j’expire. Instinctivement, je suis remontée à la surface. Mon immersion ne m’avait pas satisfaite. Je ne savais toujours pas quel effet ça faisait de se noyer. Est-ce qu’on souffre ou l’on s’abandonne doucement aux courants froids? J’ai recommencé mon manège six fois. La sixième fois, je ne sentais plus le bout de mes doigts. Mes pieds sont devenus des pierres. J’ai abdiqué et j’ai nagé du mieux que je pouvais jusqu’au quai. Je me suis écrasée sur ma serviette de bain et j’ai tenté de me réchauffer. Je t’imagine te débattre avant que l’eau ne t’avale pour de bon. Je ferme les yeux. Ma peine est creuse, mais elle n’est plus affligeante. Nous avons tous les deux lutté contre ton départ sans rien y changer. Je suis si fatiguée.

Quarante ans

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