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CHAPITRE 2 La mélancolie du genre épistolaire

a)

L’épistolaire : une forme mélancolique?

De toutes les raisons qui motivent l’écriture d’une lettre, une seule est inhérente : c’est parce que nous ne sommes pas avec l’autre que nous lui écrivons. Implicitement, l’écriture épistolaire, comme la mélancolie, a besoin de l’absence pour être. Le numéro

Mélancolie et genre épistolaire de la revue de l’A.I.R.E. s’ouvre sur une introduction de

Geneviève Haroche-Bouzinac qui pose une question des plus éloquentes : « comment le genre le plus adressé pouvait-il accueillir en son sein la maladie [la mélancolie] qui anéantit toute forme de dialogue?10 » Sous cette question repose un des enjeux principaux de ce

mémoire. En effet, comment le dialogue peut-il prendre forme dans la lettre de Folle? La mélancolie est au centre du paradoxe qu’évoque cette question parce qu’elle est à la fois dans une volonté d’adresser l’autre (nous l’avons vu dans le chapitre précédent), mais en s’opérant convenablement, elle reste sans réponse. La mélancolie fonctionne donc selon un échange illusoire. Elle tente d’interagir avec ce qui n’est plus, mais n’aura jamais de réponse. Pour raconter la douleur de l’amour, Nelly Arcan a opté pour la forme épistolaire. Un choix qui s’avère judicieux si l’on tient compte que la lettre trace une figure de l’objet perdu selon la subjectivité de la narratrice et permet donc de mimer la présence souhaitée.

Au dix-huitième siècle, période durant laquelle le genre épistolaire connaît son apogée et bascule davantage vers l’intime, l’écriture devient une façon de rendre le dialogue possible. C’est d’abord comme une correspondance entre deux ou plusieurs personnes que l’épistolaire se définit. Le roman épistolaire classique se compose de dialogues et illustre une idée de réciprocité d’échange. La lettre dispose des lieux, des temporalités et des personnages. Elle permet une figuration des passions entre deux êtres

séparés. Pendant un instant, la distance emprunte la forme d’une illusion. Les échanges épistolaires permettent d’osciller entre l’éloignement et le rapprochement. Soumis à ce mouvement, la présence de l’autre devient éphémère, mais cette éphémérité peut se rejouer sans cesse à la lecture. Sur l’échange épistolaire, Geneviève Haroche-Bouzinac affirme que « [l]a lettre est souvent présentée comme bienfaitrice parce qu’elle met en œuvre une illusion, illusion de présence, illusion de dialogue, voix recréée dans le silence d’une lecture muette. Sa force est celle de la compensation11. » Ainsi, l’acte épistolaire serait libérateur,

car il permettrait l’énonciation du manque et du sentiment amoureux.

Des trois modèles possibles (modèle à une voix, modèle à deux voix et modèle polyphonique), les romans épistolaires à deux voix et polyphoniques sont les plus communs. Exemples canoniques, La Nouvelle-Héloïse et Les liaisons dangereuses illustrent la dynamique d’échange que mettent en scène ces formes d’écriture. Ces deux œuvres, qui s’inscrivent respectivement dans le modèle à deux voix et polyphonique, racontent une histoire dans laquelle les sentiments amoureux sont omniprésents. Les personnages sont présentés dans une narration qui repose exclusivement sur des lettres, ce qui nous donne un accès privilégié aux pensées des sujets écrivant. Dans le cas de Folle, le choix de la lettre à une voix est déterminant puisqu’il nous donne un accès exclusif aux pensées de la narratrice ce qui fait en sorte que la trame narrative se concentre sur la douleur de l’absence qui la submerge. Le manque n’étant pas partagé par les deux individus, le dialogue en serait un de désaccord et ne nourrirait en rien les visées de la narratrice. Ce qui m’amène à postuler que la narratrice cherche à poursuivre son investissement dans la relation amoureuse par le biais de l’écriture, c’est que la lettre sert à revenir sur la relation passée, mais aussi que la narratrice est la seule à intervenir dans cette lettre, tout comme la mélancolie mène sa quête dans la solitude. Ne semble-t-il pas que les

d’un dialogue? Il y a certainement dans Folle cette idée d’un dialogue? Il y a certainement dans Folle cette idée d’engager la conversation par l’écriture de la lettre. Cette lettre serait donc une façon de raconter le manque, l’exutoire d’une voix qui se brise à trop être sans réponse.

b) Ce soliloque qui berce le manque

Tel que définit un peu plus haut, le récit de Folle est conçu selon le modèle épistolaire à une voix. Pour être plus précise, l’œuvre se rapproche du type portugais. Empruntant sa nomination aux Lettres portugaises12, le type portugais soutient que :

La femme qui écrit cherche à atteindre autrui : son destinataire, son amant. Mais à mesure que les lettres se suivent et s’accumulent, la nature précaire de cette communication épistolaire et amoureuse se dévoile de plus en plus, et, après avoir passé par des stades intermédiaires, le discours finit par se révéler comme la parole solitaire d’une passion non réciproque13.

Dans Les lettres portugaises, l’épistolière se languit d’ennui pour son amant. Ses lettres restent sans réponse et, au fil des pages, la tragédie d’amour prend forme. Si les normes épistolaires sous-entendent un échange, l’œuvre qui ne s’inscrit pas dans cette dynamique binaire n’est en rien appauvrie. En effet, l’absence de pluralité des points de vue ne nuit pas au contenu, mais donne plutôt accès à une subjectivité qui pourrait être voilée dans une dynamique d’échange conventionnelle. C’est là que réside toute la force du soliloque : il n’est jamais interrompu. Aussi, faut-il savoir garder son élan lorsque l’on veut rattraper ce qui nous échappe.

Entre Folle et Les lettres portugaises, une cohérence se dessine : celle de la femme dont les lettres restent sans réponse sous-entendant ainsi une solitude douloureuse. À ce

propos, Susan Lee Carrell affirme que « [l]’élément constant de cette formule monophonique de la littérature épistolaire, comme nous l’avons déjà indiqué dans notre introduction, est que la présence d’une seule voix isolée est emblématique de la solitude finale de la femme écrivant14. » Contrairement aux Lettres portugaises, la lettre de Folle est

une lettre d’amour écrite après l’amour et elle se construit sur son échec. Si de l’amour il ne reste rien, la lettre à une voix s’érige dans la passion, puisque « [contrairement] à l’amour, la passion ne saurait par définition être partagée15. » Ainsi, la passion n’appartient qu’au

sujet écrivant. La correspondance serait donc inutile, car la narratrice ne cherche pas à accroitre le sentiment amoureux. Elle désire seulement qu’il continue d’exister et de ne pas donner la parole à l’autre permet de retrouver l’être aimé sans qu’il puisse s’y opposer.

En somme, la mélancolie du genre épistolaire s’inscrit d’abord dans cette idée de l’absence qui se permute. Le modèle à une voix qu’emprunte Folle souligne la solitude de la narratrice, mais lui permet surtout de modeler son discours sans être interrompu. Que la lettre soit écrite après la séparation des amants montre cette idée de vouloir poursuivre l’investissement dans la relation amoureuse. Si cette lettre pose l’amour comme une souffrance, c’est peut-être parce qu’il ne s’agit pas d’amour. Par définition, l’amour se doit d’être partagé entre deux individus. Comme le mentionne la citation d’Anne Juranville, la passion succède à l’amour lorsqu’il y a une absence de réciprocité. Les analyses qui précèdent ont prouvé que Folle est une lettre mélancolique, mais est-ce vraiment une lettre d’amour.

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