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La domination maternelle dans l'oeuvre romanesque de Roger Lemelin.

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Academic year: 2021

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LA DOMINATION MATERNELLE DANS L'OEUVRE ROMANESQUE DE ROGER LEMELIN

French Language and Literature Master of Arts

ABSTRACT

Les principaux personnages dans les romans de Roger Lemelin sont des femmes, ou plutôt des mères, dont la présence au sein du foyer tend à devenir envahissante.

Ces femmes sont aigries par la vie. Souffrant de pri-vations matérielles et aussi de pauvreté intellectuelle, tous les

moyens leur semblent bons afin de ne pas sombrer dans le gouffre tout proche de la misère: mesquinerie, calomnie, cruauté, ven-geance, etc. Elles tiennent à l'égalité dans le malheur.

Pour essayer de sortir de leur monde sclérosé, elles miseront sur ceux qui deviendront ainsi leurs victimes: leurs

enfants. C'est en effet par l'entremise de ces derniers qu'el-les tenteront d'accéder à un monde soi-disant meilleur.

Les enfants, propriété exclusive de ces mères, ne pour-ront s'affirmer comme des adultes normaux; prisonniers de

l'image maternelle toute leur vie, ils resteront d'éternels ado-lescents.

Les romans de Lemelin nous semblent une éloquente il-lustration des thèses de Jean Le Moyne, l'auteur de Convergences, sur le mythe maternel dans la littérature québécoise.

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ROMANESQUE DE ROGER LEMELIN

by

Smith, Hélène

A thesis submitted ta

the Faculty of Graduate Studies and Research McGill University,

in partial fulfilment of the requirements for the degree of

Master of Arts

Department of French Language and Literature.

®

Smi th, Hélène 1973

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Il faut que les étrangers, notamment les Anglais et les Américains . • . sachent que la famille des Plouffe ne représente pas la famille canadienne-française. Le ton gouailleur, détaché, apparemment impartial de l'auteur, est de nature à accentuer l'incompréhension et le mépris à l'égard des Canadiens-français, à faire rigoler à leur sujet. L'article enthou-siaste de M. Sandwell dans Saturday Night

(1er février 1949) indique que les traits psychologiques dessinés dans Les Plouffe répondent à l'attente secrète de la majo-rité anglo-canadienne et protestante et ne contribuent, il me semble, qu'à charger

1 un portrait déjà si difficile à saisir • • . .

Le père Romain Légaré, que nous citons ci-haut, accuse Roger Lemelin de trahir sa race en la ridiculisant aux yeux des étrangers. Plusieurs ont appuyé ce jugement en insistant sur l'aspect caricatural et faux des romans de Lemelin. D'au-tre part, i l y a eu des critiques qui ont loué l'oeuvre de cet écrivain et qui ont vu, dans ses deux premiers romans surtout, Au pied de la pente douce et Les Plouffe, une peinture très

lRomain Légaré, O.F.M., "Trois récents romans canadiens-français," in Culture, X, 1949, p. 9.

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n'exclut pas mais souligne la vérité.

Nous optons pour cette ligne de pensée et croyons non seulement que le témoignage de Lemelin est valable, mais que son oeuvre, en dépit des défaillances de l'expression, reste actuelle, l'étude de la domination maternelle dans ses romans nous ayant dévoilé cet aspect contemporain de l'écrivain.

Au premier abord, nous ne pouvions imaginer qu'il puisse exister un lien entre les personnages de Lemelin qui vivent dans un milieu étouffant, rebelle à tout progrès, et les Québécois de 1972. Cependant nous nous sommes vite aperçue qu'il y a eu, en vérité, moins de changements profonds qu'on ne croirait chez les hommes d'ici et que, en 1972, on retrouve toujours des Théophile Plouffe, des Ovide Plouffe, des Denis Boucher, des Pierre

Boisjoly.

Pour nous convaincre davantage de l'actualité de Roger Lemelin, nous n'avons qu'à lire la littérature canadienne-française plus récente, celle des années 1960 et 1970, et nous nous rendons compte qu'elle ne fait que répéter, sous une forme nouvelle, ce verdict de Roger Lemelin: l'individu de chez nous est demeuré trop souvent un adolescent, se refusant à un engage-ment responsable dans l'action.

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A qui la faute? Notre recherche nous 1 a permis de cerner au moins un facteur important (et féminin: "Cherchez la femme Il , dit l'adage) de cette stagnation psychologique.

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AVANT-PROPOS . • • • . • • . .

ii

INTRODUCTION. • • • • • • • . • • • • • • • . • • • • • • l Chapitre l II III

UNE MERE OMNIPRESENTE. • • • Sa personnalité imposante

Elle

incarne

le mythe de la mère canadienne-française

Son domaine: la

cuisine

Mme Plouffe, "épouse" du curé: leur complot

LES INFORTUNES DE LA FAMILLE PLOUFFE . • • • • • Un demi-révolté

Un adulte à la poursuite du bonheur Un "héros" infantile

Une femme oubliée

Le destin des "enfants"

L'ABSENCE DU PERE • • • • • • La place de Théophile dans la

maison

Son moyen d'évasion: l'alcool Son plus cher désir: la paix La vie: un échec

v

4

9

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IV LES FAMILLES MATRICENTRIQUES DE LA BASSE-VILLE . • . • . • • • • • . •

Une mère ambitieuse Une mère rancunière Une mère possessive La tyrannie maternelle L'absence des maris Le couple devant la vie

31

V LES ADOLESCENTS: VICTIMES DESORIENTEES. • . • • 45 Le rêve brisé L'ambition frustrée L'amitié trompée La femme désirée L 'amour. déçu Solitude de l'adolescence VI MARIAGE ET MATRIARCAT. • . . . . • . . . . • . . 64

CONCLUSION: TENTATIVE D'EXPLICATION DU MATRIARCAT QUEBECOIS. . • . . • • . . • • • • • . Un conte de Lemelin: l'Elixir

Le contexte historique Autre explication suggérée

71

BIBLIOGRAPHIE • • • • • • • • • . . • . . . 83

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Les personnages de Lemelin vivent dans un quartier de Québec, le quartier St-Sauveur (qui lui-même fait partie de la paroisse St-Joseph), durant les années de la Crise et de la der-nière grande guerre. Lemelin nous présente l'univers de la classe ouvrière de la Basse-Ville dans ses deux premiers romans: Au pied de la pente douce et Les Plouffe, univers peuplé par les Mulots, c'est-à-dire les pauvres qui forment la majorité des paroissiens de St-Joseph, et par les Soyeux qui eux ont un peu plus d'argent, leur permettant ainsi de figurer parmi l'''aris-tocratie" de la paroisse. Dans son't:roisième roman: Pierre le magnifique, Roger Lemelin nous fait pénétrer dans la

Haute-Ville par l'entremise de la famille Boisjoly qui, à cause de son revenu précaire, souffre de ne pas avoir les deux pieds solide-ment campés sur un domaine qui continuera à lui être hostile.

Lemelin passe en revue la vie quotidienne d'un milieu modeste et souvent pauvre, ses tracas, ses brèves joi.es, ses efforts sans cesse répétés. Les principaux personnages sont

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des femmes, ou plutôt des mères, dont la présence au sein du foyer tend à devenir envahissante.

Ces femmes sont aigries par la vie. Souffrant de pri-vations matérielles et aussi de pauvreté intellectuelle, tous les moyens leur semblent bons afin de ne pas sombrer dans le gouffre tout proche de la misère: mesquinerie, calomnie, cruauté, vengeance, etc. Elles tiennent à l'égalité dans le malheur.

Pour essayer de sortir de leur monde sclérosé, elles mi.seront sur ceux qui deviendront ainsi leurs victimes: leurs enfants. C'est en effet par l'entremise de ces derniers qu'el-les tenteront d'accéder à un monde soi-disant meilleur.

Les enfants, propriété exclusive de ces mères, ne pour-ront s'affirmer comme des adul~es normaux; prisonniers de l'image maternelle toute leur vie, ils resteront d'éternels adolescents.

Les romans de Lemelin nous semblent une éloquente il-lustration des thèses de Jean Le Moyne, l'auteur de Conver-gences, sur le mythe maternel dans la littérature québécoise.

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Notre travail utilisera la méthode de l'étude thémati-que et s'inspirera aussi des lumières de l'approche sociologithémati-que et psychocritique.

Nous débuterons par l'étude d'une famille: la famille Plouffe. Madame Plùuffe nous offrira le modèle Il idéal Il de la IImère-poulell

, son emp~ise sur ses enfants et sur son mari étant

considérable. Nous examinerons ensuite quelques autres présen-ces féminines, toutes répliques de Mme Plouffe, nous attardant à l'étude de l'influence décisive exercée par une mère, Mme Boucher, sur la vie de son fils Denis. Enfin, nous aborderons la vie de quelques adolescents, tous inadaptés et accédant difficilement à la maturité. Nous mesurerons alors les consé-quences tragiques du matriarcat québécois.

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UNE MERE OMNIPRESENTE

Le personnage le plus important de l'oeuvre de Roger Lemelin est sans contredit celui de Joséphine Plouffe. Avec ses deux cents livres, ses deux gros bras, ses deux gros pieds, elle est peut-être annonciatrice de Claudine dans Le Torrent d'Anne Hébert: "Je voyais la grande main de ma mère quand elle se levait sur moi, mais je n'apercevais pas ma mère en entier, de pied en cap. J'avais seulement le sentiment de sa terrible grandeur qui me glaçait.,,2

En effet, Mme Plouffe domine tous les autres personna-ges, les écrase, comme si, de par sa dimension physique, elle pouvait à elle seule commander à la terre entière. Avec l'as-surance d'un chef militaire, elle promène de longs regards sur

2Anne Hébert, Le Torrent, nouvelle édition (Montréal: H.M.H., Collection L'Arbre, Vol. l, 1963), pp. 9-10.

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le champ de bataille afin d'être prête à toute éventualité:

3

"Elle se rendit sur la galerie et inspecta la rue.1I Elle

dit d'ailleurs à son mari que d'avoir accouché vingt-deux fois la rend digne d'une médaille de bravoure.

Non seulement elle mérite de recevoir cet honneur, mais elle en mérite également un autre, celui d'incarner

l'idée que nous nous faisons de la mère canadienne-française qui "se dresse en calicot, sur son 'prélart l , devant un poêle et une marmite, un petit sur la hanche gauche, une grande cuiller à la main droite, une grappe de petits aux jambes et un autre petit dans le ber de la revanche, là, à côté de la boite à bois .,,4

C1est dans un domaine bien délimité, bien clos, qu1oeu-vre Mme Plouffe: la cuisine, qui se trouve alors transformée en giron maternel. On s'engouffre dans la cuisine; on y est bien au chaud, on peut y apaiser sa faim, sa soif. Bref, on y est bien nourri et bien abrité, tout comme le foetus dans le sein de la mère.

3

Roger Lernelin, Les Plouffe (Québec: Bélisle, éditeur,

1948), p. 280.

4 Jean Le Moyne, Convergences, sixième édition (Montréal: H.M.H., 1969), p. 71.

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Les membres de la famille Plouffe sont les sujets de cette femme forte, pleinement dociles, p~éférant prendre

gîte sous l'aile de cette mère enveloppante et se laisser ber-cer doucement,plutôt que d'affronter la vie. Même s'ils étouf-fent par moments, ils ne couperont pas le cordon ombilical. Ainsi, bien que les "petits" de Mme Plouffe aient tous atteint

l'âge dit de raison (Guillaume, vingt ans; Ovide, vingt-huit ans; Napoléon, trente-deux ans1 Cécile, quarante-et-un ans),

aucun n'a une existence autonome: tous vivent à l'ombre de leur mère. Quant au mari, contentons-nous pour l'instant de dire qu'il est sous la tutelle de sa femme. Et d'une femme qui s'est donnée pour but d'empêcher son bercail de se disper-ser, par quelque moyen que ce soit.

Les activités de Mme Plouffe au sein de son foyer sont comparables à celles du personnage le plus important de la pa-roisse, le curé: "Sa paroisse! C'était une famille de plu-sieurs milliers d'enfants, tenus tous au berceau,

Et i l les avait élevés avec la poigne solide d'un vrai père, Mais la dangereuse et ingrate période de l'adolescence et de la jeunesse est toujours à craindre. Comment l'empêcher de surgir! La famille ne se rebiffait-elle pas aujourd'hui

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5

que le père voulait se reposer?" Comme le curé, Mme Plouffe se plaint que ses enfants l'abandonnent, qu'ils veulent vivre leur jeunesse (quelque peu tardive!): "Et ce domaine.

lui était enlevé par tranches à mesure que les enfants vieil-libsaient. Ovide disait: 'Mon gramophone, mes disques, mon piano, mon chant, mon silence.' Le grand bahut apparte-nait aux albums de Napoléon. La grande chaise berçante de la cuisine était réservée à Théophile, Et Cécile, sous prétexte qu'elle était plus·jeune que sa mère, s'était adjugé sa table de toilette et le grand miroir ovale.,,6

Devant ces menaces d'autonomie, le curé et Mme Plouffe formeront une sorte de couple spirituel dont l'autorité sera difficilement vaincue. Ils érigeront un réseau de tabous et de sanctions si serré que chaque membre. de la famille se sentira pris au piège. Deux barrages seront donc élevés: un par la mère, l'autre par la paroisse, cette dernière étant une extension de la mère dans la mesure où elle veut renfermer

SRoger Lemelin, Les Plouffe (Québec: Bélisle, édi-teur, 1948), pp. 68-69.

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en elle ses habitants, comme autant d'enfants, et empêcher les idées nouvelles de faire leur chemin.

En examinant de plus près la vie des enfants Plouffe, nous allons voir à quel point ces derniers, dans leur désir d'émancipation et de contestation de la famille, se heurte-ront à la personne de la mère qui les paralysera dans toutes leurs actions.

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LES INFORTUNES DE LA FAMILLE PLOUFFE

L'auteur nous met en présence de la famille Plouffe au moment où chaque enfant essaie de rompre les chaînes le liant à sa mère. Il semble que l'amour soit le seul instru-ment disponible pou~ accomplir cette tâche, ou du moins celui qui leur paraisse le plus efficace.

-Un demi-révol,té

C'est Ovide, jeune "intellectuel" de vingt-huit ans, qui le premier tentera sa chance. Ovide, le "chef spirituel

7

du foyer" , déclenchera un drame familial avec l'éveil de sa sexualité: liA vingt-huit ans, le religieux Ovide n'avait ja-mais éprouvé un désir aussi impérieux de connaître les

7 Lerne l' ~n, Les Plouffe, p. 15. 9

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femmes, 118 Celui que sa mère destinait à entrer en

re1i-gion, l'enfant sage, s'amourache de Rita Toulouse, ouvrière dans une manufacture de chaussures, jolie blonde bien tournée.

La seule femme qu'il ait embrassée étant celle de ses rêves, i l échoue lamentablement auprès de Rita, plus attirée par les muscles du lanceur de baseba11 Stan Labrie, que par la belle voix du chanteur d'opéra. Ovide ira noyer sa peine à la taverne. C'est ivre qu'il prononcera ces paroles-clés: liMes P1ouffe, vous êtes tous des enfants • . Il n'y a que la peau qui vous vieillit. - Oui. On est forcé d'être des enfants toute sa vie. C'est pour ça que ceux qui veulent devenir des hommes sont ma1heureux.1I9

Etre homme signifiera pour Ovide l'entrée au monastère des Pères Blancs d'Afrique, la fuite, la négation de sa propre nature. Donc sa prise de conscience n'est qu'éphémère, elle est écartée au profit de l'évasion religieuse, solution facile qui ne résout rien puisque le vrai problème se résume ainsi: peur de l'amour, peur de la femme et de la chair, tous

8Leme1in, Les P1ouffe, p. 7. 9 Ibid., pp. 145-46.

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synonymes de péché. Ovide ne sortira du monastère, son lieu de refuge, que lorsqu'il croira que tout est arrangé, qu'il n'a plus besoin de lutter et que Rita Toulouse est prête à l'aimer sans cérémonies ni complications jusqu'à la fin de ses jours. Il se rend compte qu'il est faible, passif, mais i l ne fait rien pour y remédier car, selon lui, ce n~est pas sa faute: "Et puis i l faut que vous compreniez que si j'é-tais fait pour les grandes choses, on ne m'a pas donné les

10

moyens d'y arriver." Sachant que son amour contrarie sa mère, i l fait tout pour ne pas la peiner, pour qu'elle ne s'aperçoive pas qu'il est un homme voulant voler de ses pro-pres ailes: ilL 'important, c'est que maman ne sache pas. Ça lui ferait de la peine.lIll Conscient de son état léthargique et ne consentant pas à dépenser l'énergie nécessaire pour en sortir, Ovide se contentera d'accuser le destin.

Après un voyage à New-York qu'il effectue suivant les conseils d'un Père Blanc qui lui a fait comprendre qu'il n'a-vait pas la vocation, et que la chair n'est pas péché, i l re-vient au Québec, fréquente Rita, l'épouse, lui fait un enfant.

10 Leme l' ~n, Les P ou 1 ff e, p. 325 . Il Ibid., p. 341.

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Cependant, i l se rend compte que le mariage n'a rien résolu, qu'il n'est guère plus heureux. En effet, i l ne vit pas avec Rita Toulouse, femme, mais avec Rita Toulouse, mère. Ce n'est que parce qu'il pourra évoquer Rita sous le nom rassurant de mère qu'il pourra vivre avec elle. Nous constatons alors qu'Ovide a choisi de fermer les yeux sur son malaise, et de vi-vre protégé par sa mère puis par la mère de son enfant.

Un adulte à la poursuite du bonheur

Napoléon, son aîné, a trente-deux ans, est vierge, et son bonheur consiste à coller des photos d'athlètes dans un album.

Lorsqu'Ovide fera remarquer à Napoléon qu'il est quel-que peu anormal qu'à son age i l ne se soit pas encore aperçu qu'il y a des femmes dans le monde, la mère vole au secours de son aîné: "-Dieu merci! Ils sont bien mieux avec leur mère • .,12 Toute son énergie sexuelle refoulée, Napoléon la reporte, par exemple, sur ce cornet de crème glacée qu'il

suce comme un enfant. Ce cornet procure à Napoléon une jouis-sance de substitution: i l remplace, pour ainsi dire, la femme.

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Le processus par lequel i l "prend possession" de ce cornet nous est décrit de telle façon que le cornet est identifié à un objet érotique:

Cette crème glacée achetée chaque soir était devenue un rite dans sa vie. Il se rendait la déguster dans sa chambre et l'on pouvait dire, lorsqu'on entendait, de la cuisine, le biscuit craquer, que la cérémonie du

cornet allait entrer dans sa phase critique. Une fois la boule de crème complètement léchée,

la langue de Napoléon qui avait acquis, à cet exercice, une élasticité remarquable, repous-sait au fond du récipient les dépôts de crème échappée à sa vigilance. Et s'appliquant le cornet sur l'oeil à la façon d'un télescope, Napoléon s'assurait qu'il avait bien réuni au même endroit, et le plus profondément pos-sible, le succulent objet du zèle de sa langue. Moment fatidique! C'est alors que ses dents,

avec une voracité de vandales, se déchaînaient contre le biscuit du cône, lequel, sous ces sauvages morcellements, avait vite fait de disparaître. Une nouvelle halte s'imposait. Napoléon tenait, entre le pouce et l'index, l'ex-trémité du cône où sa langue avait forcé les derniers vestiges crémeux à se réfugier. Après avoir longtemps hésité, réunissait-il toutes ses aptitudes à sucer pour mieux déguster la dernière bouchée? Non! Il installait le bout du cône sur son pouce, repliait l'index devant le projec-tile, levait la main à la hauteur des épaules, le pouce dirigé vers le dos et, fermant les yeux, déclenchait la chiquenaude du sacrifice. Le

cher objet montait, effleurait l'ampoule élec-trique, puis allait choir derrière la grosse valise qui avait servi au voyage de noces de sa mère. Napoléon entretenait ainsi un go6t de

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au sommet du prochain cornet la bouchée qu'il avait sacrifiée au bout du précédent. 13

Point n'est besoin d'insister sur le symbolisme à peine voilé (et d'un goüt discutable) de ce cornet très érotisé. Remar-quon9 cependant que les préliminaires de l'amour ne seront pas suivis par la possession du cornet-femme puisque Napoléon déclenchera ilIa chiquenaude du sacrifice". Et où ira se 10-ger le licher objet"? Derrière la valise de noces de sa mère,

valise permettant à cette dernière de s'introduire dans l'in-timité de la chambre de son fils afin de veiller sur toutes ses activités, et lui reprocher tout pl aisir a'lquel elle n'a pas eu part. Malgré la longue "cérémonie", le cornet n'est qu'un piètre substitut de l'amour. Mais, au moins, i l n'est pas nocif comme la femme et l'amour car, selon Napoléon, les femmes sont très dangereuses pour les athlètes, tout comme

.

.-le sont la boisson et .-les cigarettes. Il oublie que lui-même n'est pas un athlète et que son seul sport, outre les randon-nées en bicyclette, est de collectionner des photos de

sportifs célèbres.

Or,ce sont ces photos qui lui donneront l'occasion de s'affirmer un tant soit peu en tant qu'homme. Mme Plouffe,

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sous l'influence du curé, s'oppose à ce qu'un pasteur protes-tant américain, Tom Brown, vienne à la maison remettre à

Napoléon de belles photos sportives. Napoléon, après ce re-fus maternel, se voit redevenir enfant, se sent diminué, frus-tré. Puis, tout à coup, parce que ces "portraits" sont ce qui lui tient le plus à coeur, ce qu'il y a de plus important

dans sa vie, i l se révolte et décide d'infliger à sa mère la présence du pasteur: -"J'en ai assez de me faire passer le

torchon. L'abbé Brown va venir me porter mes portraits.

C'est moi qui vous le dis. Monsieur le curé a pas d'affaires à mes portraits. Il fait ben mettre le sien dans les maisons! Viourge de viourge!,,14

Napoléon, pour la première fois de sa vie, a enfin su agir comme un homme. Or, que se pa~se-t-il? Ovide vient immé-diatement au secours de sa mère: -"Je pense que le championnat d'anneaux te tourne la tête, mon frère. T'as pas honte de faire pleurer ta vieille mère de soixante ans? C'est dégoft-tant!,,15 Devant les pleurs de sa mère et les reproches de son frère qui l ' a empêché d'assumer son rôle d'adulte, Napoléon plie de nouveau sous la volonté maternelle: "C'est correct.

14Leme lin, Les plouffe, p. 87. 15 Ibid., p. 88.

(24)

16

Le pasteur rentrera pas dans la maison. Je vas l'attendre dehors. 1I16

Toutefois, même l'attitude négative de sa mère devant les lIautresli femmes ne pourra l'empêcher de prendre cette dé-cision: _IIC'est moi le plus vieux: icitte. Je vas avoir ma blonde aussi.1I17 Quiconque se détermine de la sorte à se

trouver une IIblondell

, doit avoir de beaux projets en tête. Quels sont au juste les projets de Napoléon? IIAh! moi, si j'avais une blonde! • le soir, on prendrait une petite marche sur la route nationale. A neuf heures, on revient, on s'achète chacun un cornet, on s'assied sur la galerie et on regarde des portraits. Ensuite on va se coucher. C'est

fa-18 cile .11

La tranquilité, la IIfacilitéll de la vie, sont des choses trp~ importantes pour lui, de même que pour les autres hommes des romans de Lemelin, comme s ' i l n'avait pas vraiment le goQt de vivre, comme s ' i l était vaincu d'avance et n'atten-dait rien de la vie.

l6Lemelin, Les Plouffe, p. 89.

17 Ib~ 'd ., p. 12 • 7 l8 Ibid., pp. 139-40.

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Sans sien apercevoir, i l tombe amoureux de Jeanne Duplessis, tuberculeuse mais jolie, à l'air très distingué grâce aux vêtements donnés par la dame chez qui elle tra-vaille. Cette Jeanne, i l la conçoit comme n'étant pas comme les autres: "-Jeanne? Ça se discute pas. Une vraie amour, une grande, une catholique, rien que du coeur, pas de cochon-neries.1I19 Clest la femme qu'il cherchait, sa reine qu'il veut servir jusqu'à la fin de ses jours. Bien qu'il y ait

entre elle et lui un amour platonique IItranquillell

, i l nlen demeure pas moins que clest probablement le seul véritable amour, le seul amour "bénéfique" dans toute l'oeuvre de

Lemelin. Entendons par cette affirmation que Jeanne ne sera pas associée au péché ni à la déchéance.

Voulant inviter Jeanne à regarder une parade du balcon de sa maison et s'étant vu refuser la permission de sa mère, la pensée de sa bien-aimée lui donne le courage d'insister: "-Vous garderez une place pour mon amie Jeanne Duplessis.

20

J'ai dit." Napoléon étant bel et bien épris de Jeanne, tient à poursuivre son bonheur de peur de le voir s'enfuir.

19Lemelin, Les Plouffe, p. 322. 20

r

bid., p. 161.

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En choisissant d'aller visiter Jeanne au sanatorium où elle se fait soigner, au lieu d'aller à la partie de baseball où Guillaume doit faire ses preuves devant des juges américains, Napoléon arrive enfin à se détacher de la famille, ou mieux, à faire passer son bonheur en premier lieu.

Son bonheur, i l y travaille fermement car i l sait que c'est la seule chose qui puisse le sortir de son état de

stagnation. Il se marie avec Jeanne, malgré la prédiction de malheur futur que lui lance sa mère. Il a des enfants,

con-tinue une petite vie calme avec, le soir, l'achat du cornet de crème glacée pour toute la famille. Il aime sa femme et est heureux; i l a eu le temps de s'habituer à la présence de sa femme, de sorte que la transition entre Jeanne-amie et Jeanne-épouse ne l'a pas effrayé.

Là s'arrête le pôle positif de sa tentative d'affirma-tion, de sa tentative de libération. Le pôle négatif inter-vient au moment où, pour atteindre son bonheur, Napoléon ne s'est pas révolté contre la présence inhibitrice de sa mère mais l'a tout simplement ignorée. Or, ce n'est qu'en affron-tant le mal qu'on peut le vaincre. Napoléon a opté pour une vie paisible, sans avoir eu besoin de lutter: i l se dissout

(27)

dans son milieu d'origine et créera probablement une famille semblable à celle contre laquelle i l a da combattre.

Un "héros" infantile

Guillaume, tout comme Napoléon et Ovide, n'est pas du tout à la hauteur du grand nom qu'il porte. (Le destin des membres de la famille Plouffe est d'autant plus tragi-comique que "cette famille se présente caricaturalement conune une famille de héros".2l) Il ne rejette pas la main dictato-riale de sa mère, pas plus qu'il ne l'ignore: i l se complaît

à vivre sous sa poigne, très heureux de jouer le rôle de bébé innocent. Par exemple, sa mère lui interdisant de se raser, Guillaume se soumet à ses désirs: parfaitement conscient du despotisme maternel, i l s'y fait aisément. Il avoue à Rita qui le trouve assez dégourdi malgré son allure angélique à la maison: "-Je le sais. C'est chez nous qui me prennent pour un enfant. Je connais bien des choses. J'ai dix-neuf

ans, oubliez-le pas. Mais quand je rentre dans la maison, quand j'entends la voix de la mère, je me sens comme engourdi, tout nu avec une petite couche. Oui je connais des

21Jean- Charles Falardeau, Notre société et son roman (Montréal: H.M.H., 1967), p. 201.

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choses. Pis les femmes aussi. 1I22 Cependant, i l ne faut pas se leurrer; connaître les femmes signifie, pour

Guillaume, savoir IIcomment c'est fait.1I23

Parce qu'il a été écrasé par sa mère et n'a donc pu accéder à la maturité tant affective que sexuelle, i l a développé ses muscles, par un processus de compensation, de sorte qu'à vingt ans, i l est le champion sportif de son quar-tier. D'ailleurs, i l faut voir avec quelle adresse i l accom-plit tous ses exercices physiques: IIGuillaume, au milieu de la cuisine, s'adonnait calmement à ses exercices de gyrn-nastique. Il réussissait les plus difficiles contorsions sans effort, avec la nonchalance d'un poisson dans l'eau.,,24

En dehors du temps consacré au développement de sa musculature athlétique, Guillaume passe ses journées à la maison en compagnie de son chat: IIGuillaume, assis par terre près du poêle, caressait son chat. 1I25 , IIIl frottait

22Lemelin, Les Plouffe, p. 119. 23Ibid.

24Ibid ., p. 82. 25Ibid., p. 19.

. '.

(29)

26

amoureusement sa joue contre la fourrure du chat." Il est évident que ce chat est un substitut de la femme. Nous nous permettons de rappeler ces explications de Marie Bonaparte qui dit que le chat est un symbole classique de l'organe gé-nital féminin: "Le chat a d'ailleurs réellement en commun

avec l'organe féminin le poil fourni, chaud, voluptueux et irritant au toucher: la femme a un chat là-même où l'homme a un pénis~ de plus toute l'allure du petit félin est fémi-nine Il faut croire que ce chat ne suffit pas à défouler complètement sa libido puisqu'il en vient à embras-ser à coeur de jour son père et sa mère. Mme Plouffe est bien heureuse de son attitude enfantine et a l'intention de

le conserver toujours aussi sage: "-Entendez-vous ça, s'in-dignait Joséphine. Dix-neuf ans, et ça parle des femmes.,,28 Elle préfère de beaucoup que son fils l'embrasse au lieu d'embrasser les autres femmes. Contrairement à sa femme,

Théophile Plouffe, lui, ne redoute rien autant que les baisers sournois de Guillaume. Bien qu'il se rende compte que ce

26Lemelin, Les Plouffe, p. 22.

27Marie Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son oeuvre, II (Paris: P.U.F., 1958), p. 561.

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22

n'est pas une attitude normale pour un garçon de vingt ans, i l ne le dit jamais. Une fois seulement i l tentera de "mettre fin à un règne de terreur: les baisers dans le cou",29 mais Guillaume ne tardera pas à reprendre ses vieilles habitudes. Peut-être après tout Théophile est-il content que son fils le remplace ainsi auprès de sa femme.

Non seulement Mme Plouffe est-elle fière de Guillaume, mais tous les membres de la famille l'estiment aussi à cause de son titre de champion sportif (Cécile néanmoins le trouve très hypocrite). Si ses muscles sont très développés, son intelligence l'est moins. En voici la preuve. Notre champion méprise l'Angleterre, non par sentiment nationaliste, mais parce qu'en Angleterre, on ne connaît pas le baseball. Pour cette raison, i l lance une de ses magnifiques balles sur l'auto royale, lors de la visite de la reine dans son quar-tier. Assumera-t-il au moins la pleine responsabilité de son acte? Nullement. Sa mère et le curé devront intervenir pour le protéger contre les agents de la Gendarmerie Royale:

"-Allez-vous

l~cher

mon Guillaume, • • • 11,30 "-Voyons, il n'est pas dangereux. Il a fait ça pour jouer. 1I31

29Lemelin, Les Plouffe, p. 128. 30 I bid ., p. 186.

(31)

Après cet événement dans lequel i l a épuisé toute son audace, i l redevient tout petit et tremble chaque fois qu'il Y a quelqu'un à la porte, redoutant que ce ne soit la police qui vi~nt le chercher. Mais ne nous affolons pas: sa mère est là pour l'encourager: "Occupe-toi pas de personne. On va faire notre petite vie tous les deux. Demain on

par-tira de bonne heure. Les fraises commencent à mUrir."32 Et lui-même n'est pas à court de divertissements; lorsque son père, paralysé, est obligé de rester à la maison, i l est

tout heureux à l'idée d'avoir un copain avec qui jouer.

Malgré son apparente béatitude, i l en vient à ne plus pouvoir endurer l'atmosphère suffocante de la cuisine. C'est pour cette raison que, en apprenant que le club de baseball américain qui avait requis ses services ne peut te-nir sa promesse à cause de l'instabilité occasionnée par la guerre, i l décide de s'enrôler, ne pouvant se faire à l'idée de continuer de vivre enfermé comme i l le fait depuis vingt ans: "Pis je vas rester ici dans la cuisine? Non! Je suis

trop habitué à penser que je vas partir. Faut que je parte. Je m'enrôle."33 Ce n'est qu'en quittant son pays qu'il

32Lemelin, Les Plouffe, p. 259. 33Ibid., p. 429.

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(32)

parviendra à vivre sa propre vie, momentanément du moins, et finalement à connat tre d'autres femmes que s a mère. Néan-moins, on peut facilement supposer qu'à son retour de la

guerre, i l se laissera de nouveau dorloter par sa maman, très préoccupée du bien-être de ses fils.

Une femme oubliée

Mme Plouffe est malheureusement beaucoup moins préoc-cupée du bien-être de sa fille Cécile qui, à quarante-et-un ans, découvre l'amour au moment même où i l est inaccessible~

parce que sa mère a voulu la garder avec elle à la maison, elle se retrouvera seule, totalement seule: "-C'est de votre faute. J'me suis pas mariée avec Onésime parce que vous vou-liez que je reste avec vous.,,34

Le destin des "enfants"

Nous pouvons maintenant conclure que la tentative d'émancipation des "enfants" Plouffe aboutit à un cul-de-sac. La tentative de réalisation de l'amour "entratne frayeur et culpabili té • La femme est un être ou à sauver (Jeanne

34Leme lin, Les Plouffe, p. 159.

, '.

(33)

Duplessis) ou dont i l faut se sauver (Rita Toulouse). Une réussite, même vacillante, n1est possible qu1à la condi-tion de réintégrer le milieu d10rigine et de revenir sans trop y penser aux valeurs traditionnelles.,,35 Ainsi se résume le destin des membres de la famille Plouffe: "après llinsuccès de leur demi-affranchissement,,36 viendra "leur réabsorption finale par les puissances et les conventions maternelles-paroissiales.,,37

35Falardeau, Notre société et son roman, p. 207. 36Ibid.

37 I bid.

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(34)

L'ABSENCE DU PERE

En passant en revue l'existence de ses enfants, nous avons pu vérifier à quel point l'emprise de Joséphine Plouffe est forte, son pouvoir, illimité. Que faisait donc son mari alors qu'elle s'affairait de la sorte? Très peu de choses. Nous pourrions ne pas en parler tant son rôle est minime dans la vie familiale.

Son premier geste, en entrant dans la cuisine, est de se débarrasser de quelques objets qui semblent bien l'en-combrer: "Théophile, suivi de sa femme, se rendit accrocher ses bracelets de cycliste au clou du mur auquel i l suspendait sa montre, son canif et la courroie de cuir sur laquelle i l ai-guisait son rasoir.1I38 Le canif, la courroie de cuir servant

38Lemelin, Les Plouffe, p. 14. C'est nous qui souli-gnons.

(35)

à l'aiguisage du rasoir, voilà des objets masculins et aussi des symboles phalliques. Or ces objets gênent Théophile, l'incommodent, tout comme la montre qui, elle, est un objet bien féminin, les montres et leur tic-tac étant "des symboles classiques de l'organe féminin et des pulsations de l'excita-tion féminine du petit clitoris caché dans ses replis. 1I39 Théophile abdique donc sa virilité, sous les regards de sa femme. Mais cette dernière saura compenser: Joséphine Plouffe se virilisera, c'est elle qui maniera les couteaux:

" . • . une poignée de couteaux à la main, la tête haute, les épaules tirées à l'arrière • • • 1140 Cette mère se fait à la

fois la femme et l'homme du foyer.

Théophile n'a donc pas sa place à la maison. Bien qu'il aime s'abriter (contre la vie, i l va sans dire) dans la cuisine, il ne s'y sent pas à l'aise parce que la vue de sa femme virile lui donne mauvaise conscience et c'est pourquoi i l préfère passer son temps sur la "galerie", assis sur son banc vert, fumant sa pipe. Quand i l rentre dans la cuisine,

i l s'installe dans sa chaise berçante, près du poêle, fumant

39Bonaparte, Edgar Poe, sa vie, son oeuvre, III, p. 603. 40Lemelin, Les Plouffe, p. 81.

(36)

sa pipe ou essayant de boire une bouteille de bière en

ca-chette. Tout comme Amable dans Le Survenant de Germaine Guèvremont, i l sait retrouver, près du poêle, un bien-être

pré-natal auquel i l aspire sans cesse.

Pour ne pas devoir penser qu'il est un étranger

.,

dans sa propre maison, pour ne pas être obligé de parler à sa femme, pour s'échapper du réel, Théophile se trouvera un alibi: l'alcool, ce qui confirme que l'ivrognerie "est

d'a-bord une dérivation énergique, un palliatif, une compensa-tion, un essai de solution à un problème subjectivement

in-soluble.

,Al

L'alcool ouvre à Théophile le chemin de la fuite, lui permet de se libérer de la présence accaparante

de sa femme, de lever les refoulements des instincts agres-sifs cachés. Pendant qu'il boit, i l peut rêver qu'il est

maître, se sentir viril et tout-puissant, se rappeler le "bon temps" où i l était champion cycliste, et celui, plus

loin encore, de la douceur du lait maternel. Et comme une mère nourrissant son enfant, l'alcool lui permet de retrouver

le calme. Or, on peut le deviner, sa femme ne le laisse pas s'échapper si facilement. Elle se plaît à le "rabattre", à

le diminuer, à l'humilier.

4lLe Moyne, Convergences, p. 86.

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(37)

Le seul instant où Théophile ·commande dans sa

(?)

maison est lors des discussions politiques, et lorsqu'il y a bris inattendu des relations familiales. Ainsi, au mo-ment où Napoléon se révolta contre sa mère qui voulait l'em-pêcher de recevoir un pasteur protestant à la maison et qu'il s'ensuivit un drame, Théophile "profita du désarroi général pour coiffer le casque de chef qu'il portait le jour de son mariage et commanda d'un ton bourru: -Ça va, ça va, tout le monde! A table! Qu'on mange à la fin. 1I42 Egale-ment quand Ovide rentrera ivre, Théophile tiendra le haut du pavé.

Ces deux occasions auraient pu lui permettre d'impo-ser à la famille le rôle de chef qui devrait lui revenir normalement. Il aurait pu tous les "haranguer". Or, i l ne s'y essaie même pas. Il ne veut pas s'embarrasser du titre de père de famille, préférant l'habitude pacificatrice de père à l'écart de tout.

La paix, c'est ce qu'il recherche. Pour l'obtenir cette paix, pour échapper aux gros yeux de Joséphine qui ne peut plus l'endurer à la maison, i l se rendra à des réunions

42

Lemelin, Les Plouffe, p. 90.

(38)

de grévistes. Il y va, bien sUr, pour essayer de ravoir son emploi, mais surtout pour se divertir. Comme des gamins, ses compagnons de travail et lui brandissent leurs bannières de grévistes, jouant à la révolution'. C '~st un moyen de se prouver qu'ils sont en vie; cela leur permet de se venger de l'état de silence auquel leurs femmes les ont assujet-tise Théophile se laisse même emporter jusqu'à dénoncer publiquement sa haine des Anglais (bouc émissaire si utile):

"C'est eux autres qui mènent L'Action, c'est eux autres qui nous font crever de faim. ,,43

Cet effort, que l'on pourrait qualifier de surhumain si on le compare au silence habituel de Théophile, est ré-compensé par une paralysie, laquelle fait de lui un végétal.

(La paralysie ~st la suite naturelle de son impuissance.) Toute la famille se débarrasse alors de sa présence "en le remisant comme un vieux colis sur le banc de tramway de la

44

galerie," et Théophile meurt, comme i l a vécu, c'est-à-dire sans bruit, en cachette.

43Lemelin, Les Plouffe, p. 276. 44Ibid ., p. 283.

(39)

CHAPITRE IV

LES FAMILLES MATRICENTRIQUES DE LA BASSE-VILLE

Nous retrouvons ce même type de domination maternelle et d'effacement paternel dans toutes les familles décrites par Roger Lemelin.

Nous pouvons même présager cette situation dès les pre-mi ères lignes du roman Au pied de la pente douce: ilLe sifflet strident des policiers alerta les coeurs. Les commères et les gamins de Saint-Joseph interrompirent, les uns leur lessive,

les autres leurs jeux, tandis que les flâneurs, dans les res-taurants, hissaient leurs faces de taupes 'au soleil.1I4S Dans ce court paragraphe, nous avons, en gros, les trois éléments de la société québécoise: les ·commères, les gamins, et les

4SRoger Lemelin, Au pied de la pente douce (Montréal: Les Editions de L'Arbre, 1944), p. 9.

31

' \

(40)

flâneurs qui sont, du moins sommes-nous portée à le supposer, les hommes, les maris de ces commères. Les femmes sont à leur lessive, donc actives. Une pr:euve tangible de leur ac-tivité est fournie par la ribambelle d'enfants qui les entou-rent. Nous pouvons donc deviner qu'il Y aura dans le roman une imposante présence de femmes, telles que Mme Lévesque, Mme Colin, Mme Boucher. Toutes ces femmes sont des avatars de Joséphine Plouffe, le type de la mère couveuse et domina-trice.

Une mère ambitieuse

Mme Lévesque tient les rênes de l'autorité, a le plein contrôle de son mari et de sa fille, Lise. Avec la précision d'un comptable, elle a fait le décompte des possibilités

d'avancement de sa famille et en a conclu que ce n'est que par l'entremise de sa fille, récemment diplômée du couvent, qu'elle pourrait obtenir ce qu'elle veut. Que convoite-t-elle? "-Ma Lise revenue du couventt C'est trop beau, ma ché-rie. Quelle belle petite vie nous allons nous organiser. Avec ton instruction, la présidence des Enfants de Marie t'est assu-rée. Et puis j'en ai assez de cette Eugénie 'Clichoteux qui fait la pluie et le beau temps aux veillées et à l'église.

(41)

46

Avec ta voix, ce sera l'éclipse complète." Ce désir de vengeance "par les enfants" est ce qui caractérise également Mesdames Colin et Boucher. Ces femmes se croient toujours blessées, pensent que tous leur veulent .. QU mal.

Une mère rancunière

Mme Colin (Féda), surnommée la Barloute à cause d'aven-tures amoureuses pré-maritales, veut se venger de sa voisine Mme Boucher qui, lo~s d'une séance de bingo, s'est emparée,

in-justement, d'une lampe torchère qui aurait dû lui revenir.

. . ,

Pour se dédommager, elle accepte l'idée émise par son mari qui, revenant ivre d'une bataille où i l a reçu un coup de poing de Denis Boucher, décide d'ouvrir un restaurant pour faire con-currence aux Boucher: "_y ont fini de rire de nous autres, de nous manger l'herbe sous le pied. C'est un envaleur, Jos Boucher. C'est pas content de gagner $25 par semaine. Allo, ma petite Mamaine! Je vas t'acheter une petite robe bleue pareille à celle des grandes grilles.1I47 Tit-Blanc ne tardera

46Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 11. 47

rbid., p. 49.

(42)

pas à regretter ce sursaut d'autorité: "-C'est moi, le chef, ici! ,.48, et essayera de calmer sa femme emportée par sa ran-cune: "-T'as donc pas su qu'on s'ouvrait le restaurant? Viens me voir ça au plus vite. La vue te noircit, la Boucher,

éclaire-toé avec ta lampe 'torchère'. Voleuse! -Chut! Elle peut nous poursuivre, siffla Tit-Blanc, prudent. 1I49

Une mère possessive

Mme Flora Boucher devra donc faire face à la concur-rence des Colin qui, grâce au charme aguichant de leur fille Germaine, tenteront de voler ce qui revient à son fils infirme,

-,

Gaston. Comment, peut-on se demander, réagiront les autres femmes du quartier devant cette usurpation? "Quand elles apprirent la concurrence de Barloute, elles furent presque heureuses, au fond, car Flora allait passer chez les Soyeuses

avec ses profits.IISO, liOn craignait surtout que Flora devint riche, ce qui n'aurait fait l'affaire ni des Mulotes, ni des

48 Leme 1n, Au p1ed de la pente douce, p. 48. l ' ,

49rbid ., p. 127. SOrbid.

(43)

35

Soyeuses, ses ennemies."Sl Leur réaction prouve que ce qui domine chez ces femmes est la haine du prochain. Elles s'é-pient avec des yeux de renardes; rien ne passe inaperçu, car c'est un combat où l'enjeu est la vie et personne ne veut rester derrière les autres. C'est pourquoi elles ne font rien pour les autres et pourquoi elles se réjouissent du "coup croche" de Féda.

Mme Boucher ne se laissera pourtant pas abattre -,sans lutter. Elle a plusieurs cordes à son arc. Si le restaurant n'obtient pas le succès prévu, elle a toujours cet avantage que les voisines nlont pas: son fils Denis. Elle lia fait éduquer (il a étudié la sténographie) dans l'espoir que, lui étant reconnaissant, il remontera le niveau social de sa famille. Car, d'après Flora Boucher, Denis ne se doit qu'à sa famille, c'est-à-dire, à sa mère. Il ne lui entre aucune-ment dans l'esprit qu'après ses études, Denis veuille s'éta-blir ailleurs, ou se marier. Non! Denis appartient à sa mère qui espère le garder près d'elle jusqu'à la fin de ses jours, ou, ce qui revient au même, jusqu'à ce qu'elle ait atteint son but • . • être recônnue officiellement comme faisant partie du

51

Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 141.

(44)

36

clan des Soyeuses: "Elle était arrivée, c'est-à-dire qu"elle faisait partie de cette classe d'ouvriers qui, à St-Sauveur, sont susce~tibles de devenir marguilliers, de connaître le grand jour de gloire. 1I52

La tyrannie maternelle

Nulle femme, mieux que Flora Boucher, ne pourrait nous faire comprendre l'instinct de possession presque animale

qu'éprouvent les mères en face de leurs enfants, car elle est encore plus agressive que Mme Plouffe, ce qui n'est pas peu dire. (Il est à noter auparavant que ce ne sont pas les

fil-les qui préoccupent fil-les parents: elles sont entièrement libres et le demeurent pourvu qu'elles ne fassent pas de "bêtises". Ce sont les garçons qui inquiètent les mères.)

En face des amours de leurs fils, les femmes ont une attitude ambiguê. D'une part, elles veulent se vanter auprès de leurs voisines des talents de conquérants qu'ont leurs fils, d'autre part, elles ne veulent pas qu'ils mettent en pratique ces talents. Somme toute, ils doivent attirer les

52 Lerne l ' ~n, Au p~e , d d e 1 a pente ouce, p. d 21 •

\

(45)

37

filles, mais ne pas y toucher, ne pas tomber dans leurs griffes.

Ainsi, Mme Boucher surveille avec hantise les allées et venues de Denis, s'acharnant à le voir damné au moindre contact féminin. Elle lui fait bien comprendre que le corps de la femme est un attrape-nigaud, que la femme est péché. En effet, ce sont les mères qui enseignent elles-mêmes Q leurs fils que le sexe féminin est un sexe trompeur, décevant.

Fernande, du roman pierre le magnifique, résume bien l'éduca-tion que reçoivent les hommes québécois: "-On vous éduque à croire qu'en dehors des sentiers battus, nous sommes des bê-tes à plaisir dont les ébats sont marqués de luxure."S3

Lorsque Mme Boucher est informée par les vieilles fil-les Latruche que Denis a été vu avec Lise Lévesque qui "vou-lait l'emmener dans la cour de Clichoteux"S4, elle ne pense nullement à féliciter son fils d'avoir pu plaire à une fille

aussi "huppée" que Lise. Au contraire, elle est peinée et

blessée car Denis lui a fait le pire affront possible en sortant

S3ROger Lemelin, pierre le magnifique (Québec: Insti-tut Littéraire du Québec, 1952), p. 74.

S4Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 164.

'.

(46)

avec une jeune fille qui a tous les· attributs physiques de la jeune fille qu'elle était elle~même avant de se marier:

"Perdue aussi sa supériorité, à elle, sur les mères Mulotes. Denis s'alignait avec leurs fils dans les rangs des 'embras-seurs' de filles.,,55 "Son" Denis n'est plus le sien. Il ap-partient à une autre femme: "Entre eux, l'explication était

impossible. Il n'était plus le petit qu'elle avait allaité."SS Cette constatation faite, elle en oublie vite les conséquen-ces pour affirmer fièrement, bravement: "Eh bien! oui, je t'aurai, mon fils, je te préserverai des filles.,,57

L'oeuvre de sa vie sera de mettre son fils à l'abri de toute souillure féminine:

Ce fils, elle l'avait élevé dans le droit chemin, en lui inculquant le culte du célibat, car elle avait encore des petits pour suffire à son instinct maternel. Ce n'était pas le temps de recourir à une autre génération. Jusqu'à hier, quelle fierté elle avait eue de penser que son Denis ne fréquentait pas le. bois Gomin avec les "trousses" de St-Sauveur, qu'il dédaignait les soirées d'amour au monument des Braves. Et voilà que son instruction,

55 Leme lin, Au pied de la pente douce, p. 164. 56Ibid., p. 151.

(47)

sa science de la sténographie, qu'ils lui avaient payée de leurs sueurs pour lui per-mettre d'atteindre les sommets, faisaient de lui une proie facile pour une couventine à la voix "ratoureuse", camouflée de poésie fleurie, et dont le coeur fourmillait de serpents tordus par l'impureté, luisants de séduction. 58

(La bourgeoise Mme Letellier, dans Pierre le magnifique, aura

exactement les mêmes préoccupations:

Veuve et riche à trente-cinq ans, • • • elle s'était refermée sur lui comme une coquille. Repoussant les prétendants nombreux, les

aventures galantes, elle s'était toute donnée à cet enfant dont, un jour, elle partagerait la gloire. Il ne deviendrait pas seulement un homme supérieur, i l prouverait à cette population québécoise qu'il était de la race des grands hommes. 59 )

Lise Lévesque, c'est la femme qui remplacerait Mme

Boucher auprès de son fils, qui la délogerait de sa place de

choix. Oui! la fessée est ce que mérite cette "étrangère, dont le péché consistait à être aimée par un Denis qui

n'em-brassait jamais sa mère.,,60

58 .

Lemel~n, Au pied de la pente douce, p. 252. C'est nous qui soulignons.

59Lemelin, Pierre le magnifique, p. 31.

60Leme lin, Au pied de la pente douce, p. 270.

, \

(48)

Mme Boucher qui, depuis longtemps, a renoncé à la femme en elle, le regrette amèrement et est aigrie. C'est une des raisons pour lesquelles elle voudra garder son fils pour elle afin qu'aucune femme ne puisse en jouir. Bien que Denis s'aperçoive à quel point il est influencé par sa mère: "11 fut près de lui" crier qu'il laissait la place à d'autres, cette place qu'on obtenait avec tant de facilité. Mais i l

, ~, d;t 61

se tut, car ~l pensa que sa mere aura~t ... ces choses.1I , i l n'en résulte pas moins qu'il ne parvient pas à se défaire du fantôme maternel qui le suit partout: "Il ne pouvait donc se débarrasser de l'emprise de cette femme qu'il considérait

si 'petite paroisse'? Ah! oui, c'était sa mère, il tenait encore à elle par les liens que la mort ne pourrait briser.,,62

Denis est donc réellement prisonnier de sa mère. Une telle possession à contre-coeur lui nuira grandement. (Nous verrons au prochain chapitre qu'il est incapable d'aimer, tant i l déteste "la" femme, tant i l en a peur aussi.) L'action fu-neste de sa mère le marquera pour toujours.

61 Leme l ' ~n, Au p~e . d d e 1 a pente ouce, p. d 146 62 Ibid ., p. 189.

", \

(49)

L'absence des maris

Devant la soif de grandeur de leurs femmes, les

époux, fatigués avant même d'avoir agi, demeurent silencieux. zéphirin Lévesque est marguillier de la paroisse, poste con-voité par plusieurs, mais les honneurs, au fond, intéressent plus sa femme que lui-même. Tit-B1anc Colin est un raté, un ivrogne qui peut à peine se tenir debout et qui est toujours prêt à en venir aux poings. Il ne peut pas s'occuper de ses enfants parce qu'il est encore plus jeune qu'eux mentalement. Jos Boucher travaille aux entrepôts du port d'où il vole cha-que jour du grain pour nourrir les poules de son fils Gaston. Il nia pas envie de se faire écouter ni par sa femme ni par ses enfants. Tous ces hommes sont des instables qui mènent une existence fade et monotone. Les honneurs, ce nlest pas pour eux. -''La vie ne les attire guère. Le bonheur? Ils n'y croient pas.

Le couple devant la vie

Cette brève esquisse nous démontre que ce qui car ac-térise les femmes est leur agressivité, leur détermination à

1

(50)

42

ne pas sombrer. Face à cette femme forte, l'homme se fait tout petit, disparaît presque. Il y a donc un abîme qui les sépare.

L'homme et la femme ne se rejoindront, finalement, que dans le malheur qui aplanira leurs différences, et les pla~

cera sur le même palier. Ils deviendront alors deux enfants se réconfortant l'un l'autre.

Evoquons, à titre d'exemple, la scène où nous est dé-peinte la mort de Jean Colin. (Jean souffre de tuberculose au genou, suite d'une chute pour l'amour d'une fille qui ne sait même pas qu'il existe, Lise Lévesque. La méningite l'empor-tera. )

En face de la mort de son fils, Tit-Blanc Colin sent renaître en lui sa qualité de père. Il se rend faire un pèle-rinage à ste-Anne-de-Beaupré qui, i l en est sOr, guérira son fils, et prend toute une nuit pour franchir la distance du re-tour à pied. Féda, sa femme, lui ouvre la porte et se jette dans ses bras: "-Mon Dieu! Tit-Blanc. Pourquoi que t'es parti? Jean a perdu connaissance. Mais là, i l comprend. -,Je le sentais. Il ilL 'homme converti à la foi, cares-sait la nuque de son épouse, d'un geste absurde. Il la traîna

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dans la cuisine.1I63 Les deux époux doivent alors affronter le diagnostic du médecin: Jean ne guérira pas: liMais

Barloute interrogeait Tit-Blanc de ses yeux avides, y cher-chait une négation. Et ils étaient là, les deux époux, hé-bétés d'une vérité qu'ils espéraient rebuter par

l'obstina-tion à ne pas la comprendre. • . • Tit Blanc éclata: '-y va donc mourir! 1 Le voile se déchirait, la vérité apparaissait, terrible. Féda enleva la blouse de son mari comme à un

en-64

fant." Sous ce choc, Tit-Blanc, en face du l i t de son fils, lui avoue: "Aujourd'hui, je file comme quand t'es né, je me sens ton père. 1I65 Il faudra un coup de cette nature pour que le père de l'enfant saisisse, pour la première fois de sa vie, l'importance du mot "père". Or i l le découvre trop tard, à l'instant même où il perd son enfant.

Cette torpeur en face de la vie s'explique par le fait que ces personnages de Lemelin prennent pour acquis que le bon-heur n'est pas à leur portée, que leur bonbon-heur, ils ne le

trouveront que dans l'autre monde. liOn sera heureux .1166

63Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 314. 64 Ibid ., pp. 314-15.

65Ibid., p. 316.

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Il semble que le malheur soit inhérent à leur vie, que ce soit un élément aussi constant que le ciel, l'air et l'eau. D'où cette léthargie que l'on remarque chez tous: ils n'ont vraiment pas envie de vivré. Ils savent d'avance ce que la vie leur apportera~ ils n'ont aucune curiosité à

(53)

CHAPITRE V

LES ADOLESCENTS: VICTIMES DESORIENTEES

Les parents acceptent la vie et ses revers avec une résignation désarmante. Comment leurs enfants, les parents de demain, affronteront-ils la vie?

A part les membres de la famille Plouffe que nous avons étudiés précédemment et qui ont gaché leur vie, trop fusionnée à celle de leur mère, nous allons maintenant aborder

la vie de quelques adolescents, Denis Boucher, Pierre Boisjoly,

Jean Colin, Lise Lévesque et Germaine Colin, afin d'évaluer

quelles ressources ils possèdent pour leur permettre

d'accé-der au monde adulte.

(54)

Le rêve brisé

Denis Boucher, à dix-huit ans, se lance à la conquête

du monde:

Ah! quelle fierté d'être la bête noire de ces Mulots! les voir trembler comme des rats devant ses yeux! Et i l en serait de même pour les Soyeux, les pâmés de la ri-chesse et de l'intellectualisme. Son esprit les aplatirait comme les feuilles de ces livres dont ces beaux esprits se paraient. Et les femmes donc! Il n'en aimerait aucune, mais les tra1nerait toute sa vie dans ses bras, comme des arbres.

• . • La conquête du monde commencerait aux frontières de ce "faubourg-tuyau" dont i l se disait le roi. 67

Vaincre la paroisse qui l'entoure, voilà son plus cher dési~.

(Nous avons pu voir, au chapitre précédent, sa lutte contre un ennemi encore plus redoutable et qui, en s'immisçant dans sa vie, est arrivé, petit à petit, à en avoir le contrôle: sa mère.) Pour atteindre son but, même s'il se sent supérieur à

tous, Denis s'entoure de sa bande, composée des frères Colin et des jumeaux Langevin. Denis a besoin de cette bande, pour

ne pas se sentir seul, pour pouvoir se projeter sur d'autres qui deviennent alors son double, son reflet. Ces jeunes se

67 .

(55)

distinguent des autres du quartier parce qu'ils sont

ins-truits, c'est-à-dire qu'ils lisent un peu, et aussi parce que, de par le conseil de leur chef, ils professent de ne pas aimer les filles.

Même si Denis se fait gaillard et se vante auprès de ses copains de ne pas avoir besoin du sexe féminin, i l n'en demeure pas moins qu'il a une conception bien romantique de l'amour. Il est tout surpris et blessé lorsqu'il est informé que sa mère a eu d'autres amoureux avant de choisir son père: "Il se rappela son désespoir quand on lui avait appris que ce gardien de rues désertes [Noré, le gendarme] avait été pen-dant quatre ans le prétenpen-dant de sa mère. Où était la belle légende d'amour exclusif qu'il avait cru exister entre ses

68

parents?" D'autre part, lorsqu'il découvre dans le tiroir de son père des lettres d'amour que ce dernier avait

en-voyées à sa mère: "Ma bien-aimée Flora, ma petite pauvre chérie, un jour, nous partirons loin de cet endroit, assassin des plus belles délicatesses de ton rune ,,69 , i l s'indigne, ne peut croire que son père se soit laissé "embobiner" par une

68Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 19. 69Ibid., p. 152.

(56)

femme jusqu'au point de lui déclarer son amour. A son grand désespoir, i l est forcé de conclure que son père avait été un sentimental: "C'était fini, pour Denis, l'illusion que

son père avait toujours été l'homme mûr et digne qu'il

con-. .. ,,70'

na~ssa~~ .

Cette constatation, en plus de lui offrir un instru-ment de chantage lorsque son père menace de vendre sa

bicy-clette, lui fournit l'occasion de donner un but à sa vie: "Enfin, son père ne l'écraserait plus de son autorité d'homme d'expérience. Il marmotta: -Pauvre Jos, ton fils fera ce que tu as raté. J'écrirai, moi.,,71

Monsieur Jean-Charles Falardeau voit, dans cette affir-mation de Denis, un moment très important dans l'histoire de la littérature: celui du "meurtre du père": "Non seulement Denis a fait chanter son père mais, dans une scène à laquelle

je ne trouve d'équivalent dans aucun autre roman, i l s'oppose radicalement à lui pour affirmer ses prérogatives d'homme.,,72 L'on doit concéder que ce rejet est quelque peu malsain si

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Lemelin, Au pied de la pente douce, p. 191. 71 I bid ., p. 153.

72Fernand Dumont et Jean-Charles Falardeau, Littérature et société canadiennes-françaises (Québec: Les Presses de l'Uni-versité Laval, 1964), p. 128.

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l'on considère que ce qui l~ déclenche est la découverte d'une chose très normale, c'est-à-dire de mots d'amour écrits par un homme à sa fiancée.

Il est bien évident, par les citations antérieures, que Denis envisage la femme comme responsable de l'avilissement de

l'homme. A aucun moment i l ne voit la femme comme un être com-plet, son égale, indépendante de l'homme et ayant sa propre personnalité. Pour lui, les femmes ne sont que des ensorce-leuses qui se cramponnent à l'homme et l'empêchent de réussir dans la vie. Au lieu de conjuguer leurs efforts vers un idéal commun, ils sont divisés: l'homme marche vers le ciel, alors que la femme le tire vers l'enfer: vision manichéenne!

C'est avec un tel désir de vengeance et un tel degré de haine pour les femmes que Denis se lance à la quête de "sa" place au soleil. L'existence monotone de ses parents et

sur-tout l'esclavage, la nullité de son père, cet homme caractérisé par son "attitude lassée,,73, lui répugne. Au "je veux la paix,,74 de son père, i l répondra: "C'est la vie que je veux.,,75

7.3Leme lin, Au pied de la pente douce, p. 187. 74Ib id., p. 190.

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Or, qu'est la vie sans amour? Nous avons vu que, d'après les propos de Denis, l'amour n'est qu'une affaire de femme, que c'est elle qui tente l'homme, qui fait les pre-miers pas. Comme si l'homme que veut être Denis n'était pas capable d'assumer ce rôle, comme s ' i l ne voyait aucune néces-sité d'aimer, comme si l'amour était damné d'avance.

Denis s'est aperçu que l'amour, tel que vécu par ses parents et voisins, n'était qu'une diminution de la person-nalité. Une fois définies les relations de ses parents, i l

aurait dU être capable de vivre sa propre expérience avec une femme, de telle sorte que leurs relations fussent intelligen-tes et affectueuses.

Ce n'est pas le cas. Malheureusement (ou heureuse-ment) pour ses principes, i l finit par remarquer la jolie Lise Lévesque dont lui parle tant Jean Colin. Au début, i l veut faciliter les amours de ces deux jeunes puis, une fois l'oc-cas ion présentée, se résout à faire la cour à cette jeune fille. Il est quelque peu troublé d'être tombé lui aussi dans l'embUche tendue à tous les hommes •.•• celle du corps féminin, mais i l chasse cette inquiétude par de subtils

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