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Le raisonnement dialectique : préparation à la philosophie

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Le raisonnement dialectique : préparation à la

philosophie

Mémoire

Laurence Godin-Tremblay

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Résumé

Dans les Topiques, Aristote soutient que son traité, et par extension la dialectique, sert à la saisie des principes et des conclusions des différentes disciplines philosophiques. Mais cela surprend, puisque le raisonnement dialectique tire sa matière d’opinions admises, tient sa forme des lieux et dépend d’un répondeur et d’un demandeur, d’agents dialogiques. Or, l’opinion semble par nature trop déficiente pour mener à la vérité, le lieu, trop lâche pour respecter les règles du syllogisme valide et le dialogue tourne visiblement le plus souvent à la dispute. Cela a conduit de nombreux commentateurs à déconsidérer grandement le rôle de la dialectique chez Aristote : celle-ci, loin de constituer l’activité à laquelle se livrerait naturellement la raison aux prises avec un problème, s’assimilerait plutôt à un simple jeu, dont les règles auraient été déterminées arbitrairement.

À l’encontre de ces différents commentateurs, ce mémoire entend montrer que, malgré leurs fragilités, la matière, la forme et les agents du raisonnement dialectique possèdent les puissances nécessaires pour préparer le travail du philosophe. Plus encore : la dialectique est le seul chemin pour progresser vers la philosophie. Qui rejette les opinions d’autrui, n’accepte que les démonstrations et refuse de dialoguer se condamne à errer d’idée en idée, incapable de trouver le point de départ de sa recherche et de résoudre les problèmes qui occupent son esprit. Celui qui vit en dehors de toute société, affirme Aristote dans les Politiques, n’est pas un homme, mais une bête. De même en va-t-il pour celui qui se prive de dialectique, car elle est en quelque sorte la cité de notre intelligence.

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Table des matières

Résumé ... iii

Table des matières... iv

Remerciements ... vi

Introduction ... 1

Chapitre 1 : une matière endoxale ... 4

1. Son nom ... 7

2. Sa définition ... 9

2.1 « Tous, ou la plupart, ou les sages... » ... 9

2.2 « Ce qui est admis » ... 12

3. Son autorité ... 16

3.1 Son rapport avec le vrai ... 18

3.2 Jugement de la raison en tant que nature ... 22

Conclusion du chapitre 1 ... 27

Chapitre 2 : une forme topique... 30

1. Le lieu ... 31 1.1 Sa définition ... 32 1.2 Ses noms ... 40 1.2.1 Τόπος ... 40 1.2.2 Στοιχεῖον ... 42 1.3 Ses formulations... 43 1.3.1 La maxime ... 44 1.3.2 La différence ... 46 1.3.3 Le précepte ... 46 1.4 Ses espèces ... 47

2. Les pouvoirs du lieu ... 51

2.1 Sa rigueur ... 51

(4)

2.1.2 Apparentes incohérences entre Premiers analytiques et Topiques ... 57

2.1.3 Solutions ... 60

2.2 Sa fécondité ... 64

Conclusion du chapitre 2 ... 67

Chapitre 3 : des agents dialogiques ... 68

1. Dialogue : lieu naturel de la dialectique ... 69

1.1 Dialogue : situation conventionnelle ou naturelle ? ... 69

1.2 Endoxe et dialogue ... 72

1.1.1 Endoxe : point de départ de la dialectique ... 72

1.1.2 Deux opérations distinctes ... 75

1.3 Dialogue à deux ou solitaire ... 77

1.3.1 Entre deux personnes ... 77

1.3.2 Dans une réflexion solitaire ... 79

1.3.3 Être deux comme si on était un et être un comme si on était deux ... 82

2. Agressivité : condition nécessaire de la dialectique ... 84

2.1 Agressivité de la dialectique ... 85

2.2 L’investigatoire : attaquer une position ... 88

2.2.1. Son but ... 89

2.2.2 Son déroulement ... 95

2.3 La probatoire : attaquer un interlocuteur ... 99

Conclusion du chapitre 3 ... 105

Conclusion ... 107

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Remerciements

En un certain sens, mon mémoire insiste sur notre besoin incessant des autres. Même dans le domaine de la pensée, nous sommes des êtres éminemment sociaux. Après deux ans de recherche, cette conclusion m’apparaît inéluctable : mes réflexions et mes lectures pointent en cette direction, mais, surtout, mon expérience même l’indique, puisque ce mémoire n’aurait jamais pu voir le jour sans l’aide et le support de nombreuses personnes. Je veux remercier en tout premier lieu mon directeur de recherche, Victor Thibaudeau. D’abord, mon intérêt et mon amour de la logique ont été grandement accrus par l’opportunité qu’il m’a offerte de travailler pour Principes de logique. Mes discussions avec lui et les étudiants de ce cours ont été pour moi une source intarissable d’inspiration. Ensuite, évidemment, je le remercie d’avoir annoté, commenté et lu les différentes versions du présent mémoire. Enfin, je lui suis reconnaissante de m’avoir tout simplement endurée, dans mes élans d’enthousiasme et dans mes excès de déprime.

Je tiens à remercier également le professeur Yvan Pelletier, qui ne se lasse pas de répondre à mes « dernières questions ». Sa rigueur et son dévouement m’impressionnent sans cesse.

J’aimerais aussi exprimer toute ma gratitude envers Emmanuel Vachon, mon premier professeur de philosophie. Merci de m’avoir tirée du long sommeil dans lequel j’étais plongée depuis trop longtemps. Merci d’avoir allumé en moi un feu immense. Merci de m’avoir fait renouer avec mes rêves d’enfant. Merci de m’avoir révélé combien la réalité est plus riche, plus belle et plus grande que mon monde propre : « there are more things in heaven and earth, Horatio, than are dreamt of in your philosophy. »1 J’espère sincèrement

voir un jour s’ouvrir l’école d’Héraclite !

En terminant, je voudrais remercier mes parents, pour leur soutien et leur affection. Particulièrement, je n’aurais pas pu terminer la rédaction de ce mémoire sans les encouragements de ma mère. Merci de me laisser pourchasser ma passion et de croire en moi : je t’aime du plus profond de mon cœur.

(6)

Introduction

Le mot « dialectique » ne s’évoque pas sans susciter un halo de significations plus ou moins contradictoires2. Dès même ses débuts en philosophie, le terme acquiert de Platon à

Aristote un sens profondément distinct. Platon a vu dans la dialectique la reine des sciences. D’elle dépendent toutes les autres disciplines, affirme Socrate dans la République3. L’art

du dialogue, seul entre tous, ne procèderait pas d’hypothèses ; ses principes ne recevraient pas leur démonstration d’une science supérieure. Chez Platon, dialectique et sagesse se confondent.

Aristote, de son côté, modère les ardeurs du dialecticien. Loin de la faire régner sur toutes les sciences, il met plutôt la dialectique au service de la philosophie. La dialectique, de fait, manque de puissance rationnelle en comparaison avec la philosophie. Une déficience en elle la garde incapable de procurer le savoir véritable, objet du philosophe. Cette fragilité tient d’abord à la matière de son raisonnement, puis s’étend à sa forme et à ses agents.

La dialectique, aux dires d’Aristote, procède d’ἔνδοξων, c’est-à-dire d’opinions admises, alors que la philosophie, qu’il appelle « science », prend appui sur des évidences4.

Or l’évidence dit nécessairement vrai, mais pas l’opinion. Celle-ci vacille : elle atteint tantôt le vrai, tantôt le faux. Aussi Thomas d’Aquin, en commentant les Seconds analytiques, qualifie-t-il l’opinion comme « aliquid debile et incertum »5. Voilà la faiblesse

première de la dialectique, effet de sa matière : une incapacité d’atteindre la vérité à tout coup.

L’hémorragie ne s’arrête pas là ! La forme même du raisonnement dialectique se trouve contaminée par sa matière déficiente. Si certains lieux ne paraissent qu’expliciter le principe dici de omni, dici de nullo, et, en ce sens, comporter une parfaite rigueur, plusieurs reposent sur des impressions, des vraisemblances. Que les semblables partagent les mêmes

2 Cf. Fouliquié, La dialectique, « Conclusion ». 3 Cf., entre autres, 510a à 511e et 533c. 4 Topiques, I, 1, 100a27-100a30.

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attributs, par exemple, ne comporte pas la nécessité du syllogisme pur, objet d’études des Premiers analytiques. Dans bon nombre de cas, le raisonnement par le semblable se justifie, mais dans certains, non. Ainsi, Brunschwig voit dans le lieu, forme du raisonnement dialectique, un pis-aller, la plupart du temps acceptable, mais parfois douteux6.

Cette matière déficiente et cette forme lâche se voient par la suite maniées par des agents paraissant à première vue plus ou moins compétents. Les prémisses dialectiques, à cause de leur manque d’évidence, commandent deux actes distincts : leur proposition et leur acceptation. Il faut d’abord les découvrir et ensuite les juger correctes ou non, endoxales ou pas. Ces deux opérations, enracinées dans des talents distincts, appellent naturellement un dialogue, deux interlocuteurs. Mais cet aspect social occasionne son lot de travers : dissimulation, orgueil, passions, malentendus, erreurs, manque d’objectivité… La collaboration, loin d’assurer la marche rationnelle, paraît y faire obstacle. C’est, du moins, le constat exprimé par Brunschwig, traducteur des Topiques aux Belles Lettres :

Le dialogue ne semble pas être, pour Aristote, au cœur de la vocation de l’animal raisonnable ; gagner l’assentiment de l’autre n’est en principe ni la fin suprême de la pensée, ni même le moyen privilégié d’atteindre cette fin ; l’accord de l’interlocuteur n’est pas pour elle la condition d’un progrès, mais le risque, peut-être inévitable, d’un freinage7.

C’est un fait d’expérience que la discussion alimente plus souvent la dispute qu’elle ne résout des problèmes. On ne se surprend pas de voir Descartes préférer méditer seul dans son poêle.

Tout cela considéré, Aristote peut donner l’impression de non seulement descendre la dialectique de son piédestal platonicien, mais de la déposséder en outre de toute utilité rationnelle.

S’il est vrai qu’au cours de son histoire mouvementée, le mot de dialectique a reçu bien des significations différentes, il semble avoir connu peu de vicissitudes aussi brutales que celle qu’il a subie en passant des mains d’un maître nommé Platon à celles d’un disciple nommé Aristote8.

6 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. lii. 7 Ibid., p. xi. Je souligne.

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Différente de la philosophie, la dialectique paraît même trop inepte pour la servir. Comment préparer la science à partir de jugements vacillants, disposés de manière plus ou moins rigoureuse par des interlocuteurs souvent intellectuellement et moralement déficients ? Pareil projet semble aussi absurde que vouloir traverser l’Atlantique sur un bateau troué, fait de bois pourri et conduit par un pilote souffrant du mal de mer. Les moyens dialectiques ne semblent pas convenir à la fin qu’Aristote leur assigne !

Beaucoup de commentateurs modernes se résignent ainsi à ne voir dans la dialectique, telle que présentée par Aristote, qu’un simple exercice, qu’un simple jeu intellectuel. Cela renforce, par ailleurs, la théorie selon laquelle les Topiques décriraient non pas une activité naturelle de la raison humaine, mais un phénomène historique bien précis : la tenue de joutes dialectiques. Le traité logique d’Aristote présenterait les règles d’un « art de gagner auquel personne ne joue plus ». La dialectique se réduirait à un « jeu d’échecs », ancien et désuet9. Amusante à étudier pour les antiquaires et les archéologues de la philosophie, elle

n’aiderait en rien l’intellectuel sérieux, en quête du savoir véritable.

Mon mémoire vise à montrer que, chez Aristote, la dialectique dépasse en réalité le simple jeu. Pour ce faire, j’entends examiner le raisonnement dialectique, essence de la dialectique et sujet des Topiques. Plus précisément, je me pencherai sur sa matière, sa forme et ses agents. Malgré leurs fragilités, j’entends manifester que ces trois moyens fondent naturellement la recherche intellectuelle féconde, conduisent à l’intuition des principes de science et pointent souvent avec justesse la conclusion où aboutira le démonstrateur. La dialectique n’est pas encore la philosophie, mais qui s’en passe ne devient jamais philosophe.

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Chapitre 1 Une matière endoxale

Dans l’introduction de mon mémoire, j’ai souligné le fait que pratiquer la dialectique, c’est essentiellement raisonner dialectiquement. Dès lors, pour manifester que la dialectique prépare à la philosophie, comme le soutient Aristote, il faut montrer que le raisonnement dialectique est un outil cohérent en vue de cette fin. Or, le raisonnement dialectique ne diffère pas en genre du raisonnement scientifique, objectif du philosophe véritable10. Tout raisonnement, d’après Aristote, est « un discours dans lequel, certaines

choses étant posées, autre chose que celles qui ont été posées s’ensuit nécessairement à cause de ce qui a été posé »11. Raisonner, en effet, c’est poser ce qu’on sait déjà et en tirer

autre chose, une connaissance nouvelle, ignorée au départ, la solution à un problème. « Le plaisir est-il un mouvement ? » Peut-être n’est-on pas immédiatement en mesure de répondre. Mais la réflexion fait jaillir une voie vers la solution : la notion de « vitesse ». On le sait déjà : tout mouvement possède une vitesse, mais aucun plaisir n’en possède. Donc aucun plaisir n’est un mouvement12 !

Le raisonnement dialectique et scientifique, toutefois, sont deux espèces distinctes du raisonnement en tant qu’ils se distinguent par leur matière, c’est-à-dire par la qualité de leurs prémisses respectives. Les prémisses, en effet, composent le raisonnement13. Plus

précisément, elles correspondent, dans la définition d’Aristote, aux « choses étant posées ». Quel sens donner exactement à cette expression ? Peut-on « poser » n’importe quoi ? Non. Raisonner ne donne pas dans l’arbitraire. Tout énoncé ne peut servir de prémisse. Pour prétendre à ce titre, un énoncé doit être plus connu que celui auquel cherche à parvenir le raisonnement, en plus d’en concerner les termes, évidemment. La prémisse est immédiatement acceptée par l’intelligence, soit parce qu’elle n’a elle-même besoin d’aucun raisonnement pour la supporter, soit parce qu’elle a été conclue antérieurement. Du fait d’être déjà connue, elle peut faire connaître ce qu’on ignore. La prémisse éclaire

10 Cf. Premiers analytiques, I, 1, 24a25. 11 Topiques, I, 1, 100a25-27, ma traduction.

12 Pour cet argument, cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1173a30-1173b5. 13 Cf. Physique, II, 3, 18-19.

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un autre énoncé, qui de ce fait sera appelé « conclusion ». Dans l’exemple précédent, « tout mouvement possède une vitesse » et « aucun plaisir ne possède une vitesse » font figures de prémisses et « aucun plaisir n’est un mouvement », de conclusion.

Tout ce que l’intelligence pose immédiatement, c’est-à-dire reconnaît déjà connaître, ne présente toutefois pas la même fermeté, la même assurance. Aristote oppose différents types de prémisses. Celle que l’intelligence préfère pose une vérité connue avec évidence. Elle fonde, dira le philosophe, le raisonnement scientifique :

C’est une démonstration lorsque les principes du raisonnement sont des principes vrais et premiers, ou du moins des principes tels que la connaissance qu’on en a prend naissance par l’intermédiaire de certains principes vrais et premiers14.

Ce raisonnement, sommet de la connaissance, s’obtient cependant difficilement. On connaît rarement de science. Mis à part en mathématiques, les principes de démonstration se présentent la plupart du temps seulement après une longue recherche, parsemée de raisonnements plus ou moins concluants. Aristote soutient que les raisonnements dialectiques – et même parfois sophistiques – jalonnent immanquablement la quête du savoir. De quoi le Stagirite fait-il procéder le raisonnement dialectique ? Il l’enracine dans lesἔνδοξα, les idées admises.

Διαλεκτικὸς δὲ συλλογισμὸς ὁ ἐξ ἐνδόξων συλλογιζόμενος – Est raisonnement dialectique celui qui raisonne à partir d’idées admises15.

Voilà la matière, les prémisses, du raisonnement dialectique : des opinions spéciales, attendues, admises. Cette matière déçoit, au premier abord. Surtout que la conclusion dialectique, nécessairement de même nature que ses prémisses, paraîtra dénuée d’intérêt, au moins au philosophe véritable, amoureux du savoir. Comment pareille matière pourrait-elle assurer la finalité du raisonnement dialectique ? Étant donné ce de quoi il est composé, comment le raisonnement dialectique peut-il demeurer un instrument précieux en vue de la connaissance et de l’intuition philosophique ?

14 Topiques, I, 1, 100a27-30, trad. J. Brunschwig, légèrement modifiée. Toutes les fois qu’une traduction sera dite « modifiée » au cours de ce mémoire, elle le sera par moi.

15 Ibid., 100a27-30, ma traduction. Je traduis pour le moment « ἔνδοξα » en calquant la traduction de Brunschwig. Cependant, je proposerai, dans la prochaine section de ce chapitre, une traduction plus concise.

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Ce premier chapitre voudrait apprécier précisément quelle autorité Aristote reconnaît à la matière dialectique et, par suite, quelle utilité il peut lui prêter dans la découverte de la science. En d’autres mots, d’où Aristote tient-il que les ἔνδοξα, simples opinions communes, puissent conduire à la certitude et la vérité ? Répondre à cette question requiert d’abord de revoir attentivement sa définition de l’ἔνδοξον et de traduire adéquatement ce terme.

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1. Son nom

L’étymologie d’« ἔνδοξον » est digne d'intérêt. Le plus spontané et simple est d’y retrouver en composition « ἐν » et « δόξα », comme le résume Bailly après avoir élaboré sur sa traduction16 : l’ἔνδοξον, c’est l’opinion commune, celle qui se trouve déjà dans les esprits. L’adjectif qualifie le plus souvent les gens illustres, ceux qui méritent qu’on en pense du bien ; il s’étend aux pensées déjà admises.

En creusant davantage, on découvre que l’idée de base est celle d’attente. C’est le sens fondamental du verbe dont « δόξα » dérive : « δοκέω ». Le complément de ce verbe est ce à quoi on s’attend. Déjà chez Homère, « ἀπὸ δόξης » marque ce qui surprend, ce qui contrarie l’attente17. L’énoncé ἔνδοξος est donc celui dont on s’attend qu’il corresponde à la réalité, celui qu’on admet donc sans réticence. « Δοκέω » dérive d’ailleurs de « δέχομαι », qui renvoie à l’acte de recevoir, d’admettre18. Chantraine signale un lien intéressant avec le latin « doceo », qui signifie « enseigner », c’est-à-dire « faire admettre », « faire recevoir ».

Ce qu’Aristote nomme ἔνδοξον, donc, c’est une opinion, oui, mais l’opinion à son meilleur, celle à laquelle on adhère déjà, celle dont on s’attend que tout homme sensé l’admette, la reçoive sans faire de façons. On le sent spécialement, par contraste, dans le paradoxe, cette opinion bizarre, farfelue, choquante, inattendue, qu’on rejette spontané-ment.

Comment alors traduire ce mot grec « ἔνδοξον » ? Inspirés par la tradition latine, plusieurs commentateurs modernes optent pour « probable ». Pourtant, le mot français ne convient pas tout à fait. « Probable », effet, désigne originellement ce que l’on peut approuver19. Or l’ἔνδοξον s’identifie plus strictement à ce qui est approuvé de fait, comme

le remarque Brunschwig.

16 Cf. Dictionnaire Grec-Français, p. 674.

17 Cf. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, p. 291.

18 Cf. Ibid. : « le rapport de δοκέω, δοκάω, δοκεύω avec le thème de δέχομαι/δέκομαι dont ils sont des déverbatifs est hors de contestation ».

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Il faut souligner que le caractère « endoxal » d’une opinion ou d’une idée n’est pas, en son principe, une propriété qui lui appartient de droit, en vertu de son contenu intrinsèque (ce qui interdit les traductions par probable, vraisemblable, plausible, et les autres adjectives comportant un suffixe analogique), mais une propriété qui lui appartient de fait : comme le précisera la définition donnée en 100 b 21-23 (cf. aussi 104 a 8-37), les énoncés « endoxaux » sont ceux qui ont des garants réels, qui sont autorisés ou accrédités par l’adhésion effective20.

Pire : « probable » renvoie aujourd’hui aussi à ce qui peut être démontré, prouvé. Cette signification conduit plusieurs auteurs à un grave contresens : l’ἔνδοξον, prémisse de l’argument dialectique, plutôt que connaissance immédiate accessible à tous, indiscutable, serait conclusion, connaissance médiate, fruit d’argumentations antérieures plus ou moins valides21.

Devant ces difficultés, Brunschwig propose la traduction « idée admise ». Toutefois, cette expression entraîne de lourdes périphrases. Pour les éviter, le meilleur choix, me semble-t-il, serait plutôt d’accueillir la timide suggestion du même Brunschwig dans son introduction et d’utiliser, sur le modèle de son antonyme « paradoxe », le terme simple « endoxe »22. Ce mot a en outre l’avantage de posséder un champ lexical fécond : on peut

dériver de ce nom l’adjectif « endoxal », contraire de « paradoxal », et former les termes « adoxe » et « adoxal ». Ces mots de même famille facilitent la compréhension du texte aristotélicien, car ils permettent de concevoir plus aisément les liens entre les diverses notions.

20 Brunschwig, notes complémentaires, note 3, p. 113-114. 21 Notamment Régis et Le Blond.

« L’ἔνδοξον serait ce qui n’est pas encore prouvé apodictiquement, ou ce qui ne peut pas l’être. Si l’on traduit ἔνδοξον par probable, probable doit être pris au sens de probabilité intrinsèque, objective : est probable, en ce sens, ce qui a pour soi des raisons sérieuses, mais non contraignantes. » (Le Blond, Logique et méthode, p. 10. Je souligne.) En affirmant que l’ἔνδοξον a pour lui des raisons sérieuses, Le Blond en fait le résultat d’un raisonnement.

« Ainsi, on sait que, pour Aristote, la dialectique est par excellence le domaine de la connaissance probable, et que les Topiques, véritable somme dialectique, ne sont autre chose que le procédé infaillible pour y arriver. Or, maintes fois nous voyons le Philosophe affirmer que les conclusions dialectiques résultent de prémisses κατὰ δόξαν. Et comme il y a causalité formelle des prémisses par rapport à la conclusion, il faut que l’opinion participe de quelque façon à la nature du probable puisqu’elle l’engendre. » (Régis, L’opinion selon Aristote, p. 82. Je souligne.) En réalité, c’est tout à fait l’inverse : l’ἔνδοξον engendre l’opinion.

22 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. xxxv. C’est aussi la solution qu’emprunte Pelletier dans son livre La dialectique aristotélicienne.

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2. Sa définition

Alors, qu’est-ce au juste que l’endoxe dont Aristote fait procéder la dialectique ? Nous venons de parler du nom qu’Aristote lui donne, mais quelle nature lui attribue-t-il ? Il en présente une définition dès le début des Topiques : « est endoxal ce qui est admis par tous, ou la plupart, ou les sages, et, parmi ces derniers, tous, ou la plupart, ou les plus reconnus et endoxaux »23. Cette définition, peut-être trop simple, déconcerte. En tout cas, elle commande précision et développement. L’endoxe serait-il d’abord et principalement, ce que tous admettent ? L’opinion des sages ne devrait-elle pas l’emporter ? Et plutôt qu’aux sages renommés et « endoxaux », ne devrait-on pas se fier aux sages véritables ? Comment hiérarchiser les opinions ? Et puis, que représente au juste ce « δοκοῦντα » ainsi traduit comme admission24 ? À quoi reconnaître qu’une opinion soit « admise », et qu’elle le soit

de « tous » ou de qui que ce soit ?

Aristote n’explique pas sa définition. Elle lui paraît sans doute déjà manifeste, mais il y a aussi qu’il accorde aux Topiques une visée plus pratique que théorique, comme le remarque Brunschwig :

[La portée des Topiques] se veut exclusivement pratique ; ils fournissent une méthode de dialectique, non une théorie de la dialectique. Toutes choses s’y mesurent à l’aune de l’utile, et ce critère est intentionnellement choisi parce qu’il est moins exigeant que celui du vrai ; la détermination des objets et l’analyse des formes n’y sont pas poussées au-delà de l’esquisse sommaire, pour peu que celle-ci suffise à guider efficacement l’action.25

Pour entendre plus précisément comment Aristote conçoit cet endoxe, il convient d’aller au-delà des Topiques, de jeter un regard sur la littérature secondaire, mais surtout sur l’usage qu’Aristote fait de l’endoxe dans ses traités majeurs.

2.1 « Tous, ou la plupart, ou les sages... »

Entre l’opinion de tous et celle des sages, laquelle Aristote fait-il prévaloir ? Car les deux, quand elles se contredisent, ne peuvent prétendre également au titre d’endoxe. Sinon,

23 Topiques, I, 1, 100b21-23, ma traduction : « Ἔνδοξα δὲ τὰ δοκοῦντα πᾶσιν η ̀ τοῖς πλείστοις η ̀ τοῖς σοφοῖς, καὶ τούτοις η ̀ πᾶσιν η ̀ τοῖς πλείστοις η ̀ τοῖς μάλιστα γνωρίμοις καὶ ε νδόξοις. »

24 L’idée d’attente, relevée dans « δοκοῦντα », implique l’admissibilité. Chantraine le remarque pour le nom « δόξα », dérivant de ce verbe : « le mot signifie d’abord "attente" […] ; d’où ce qu’on l’on admet, opinion. » (Op. cit., p. 278).

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l’activité dialectique tomberait dans l’absurde et l’arbitraire. La foule identifie le bonheur avec le plaisir ; les philosophes le placent plutôt dans l’activité intellectuelle. Pour la plupart des gens, l’être est multiple ; Mélissos soutient l’inverse. D’après Héraclite, tout subit un mouvement perpétuel ; les gens du commun voient là du délire, de l’exagération manifeste. Si toutes ces opinions comportaient le même degré d’endoxalité, alors le dialecticien pourrait poser n’importe quoi et son contraire, au gré de ses envies et fantaisies. La dialectique, dès lors, s’assimilerait davantage à un jeu qu’à une préparation sérieuse à la science.

Une hiérarchie s’impose. Toutes les opinions ne se valent pas. Aristote rejette, par exemple, l’opinion de l’idiot, de l’original à qui personne ne prête autorité26. « Il ne faut

pas discuter avec tout le monde, ni s’entraîner avec le premier venu. »27 Dans l’Éthique à

Eudème, au moment d’examiner la nature du bonheur, Aristote exclut d’emblée plusieurs opinions :

Il est certes inutile d’examiner toutes les opinions qui portent sur ce que certaines gens tiennent au sujet du bonheur : il y a beaucoup d’idées en effet que se forgent des enfants, des malades et des fous et sur lesquelles aucun homme sain d’esprit ne voudrait se poser de problèmes28.

Les insensés sont donc exclus. Mais ensuite, comment procéder ? Faut-il préférer la compagnie des savants à celle de la majorité des hommes ? L’opinion d’Héraclite, par exemple, vaut-elle davantage que celle des gens du commun ? Au chapitre dix, Aristote reprend sa définition de l’endoxe, en ajoutant toutefois une précision apte à éclairer cette question :

Une prémisse dialectique est la mise sous forme interrogative d’un endoxe pour tous les hommes, ou pour presque tous, ou par ceux qui représentent l’opinion éclairée, et pour ces derniers, par tous, ou par presque tous, ou par les plus connus, exception faite cependant des paradoxes ; car une idée propre à l’opinion éclairée a toutes chances d’être acceptée, pourvu qu’elle ne contredise pas celles de l’opinion moyenne29.

26 Le terme « idiot », grave insulte aujourd’hui, possède une origine fascinante. Ce mot vient du grec « ἴδιος », qui signifie à l’origine « le particulier », « le propre ». (Voir Bloch et Wartbug, Dictionnaire étymologique de la langue française, p. 324). L’idiot, c’est l’isolé, celui incapable de penser comme tout le monde, de suivre ce qui est commun.

27 Topiques, VIII, 14, 164b8-9, trad. J. Brunschwig, légèrement modifiée. 28 Éthique à Eudème, I, 3, 1214b30-35, trad. J. Tricot.

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L’opinion des sages, lorsqu’elle contredit l’opinion de tous, fait figure de paradoxe, contraire de l’endoxe. « Tout se meut » ou « tout est un », bien que soutenus respectivement par Héraclite et Mélissos, s’érigent en thèses paradoxales30. Loin de

mériter de servir comme prémisses dialectiques, ces thèses suscitent plutôt des problèmes, des questions. En effet, Aristote aperçoit dans l’opposition entre l’opinion moyenne et l’opinion éclairée la source possible d’un problème dialectique : « une thèse est donc un problème. »31

Aristote, il faut le voir, privilégie comme endoxe l’opinion que tous partagent. L’opinion majoritaire ne se qualifie qu’en l’absence d’unanimité. Pareillement, l’autorité du sage ne vaut que devant un problème assez subtil pour ne pas avoir généré d’opinion chez tous ; et ainsi de suite jusqu’à l’opinion du sage le plus endoxal.

Chose vraiment frappante, plutôt paradoxale, pourrait-on dire, c’est qu’aux yeux d’Aristote, c’est le grand nombre qui mesure l’endoxe ; c’est même lui qui détermine l’autorité des sages. Car, dans le domaine de l’endoxal, ne comptent comme sages que ceux que le grand nombre reconnaît pour tels. Voilà le sens de la fin déroutante à première vue de sa définition : « ou les plus reconnus ou endoxaux », précision qui fait d’abord soupçonner quelque circularité. Pourtant, Aristote devait terminer ainsi la définition pour lui donner cohérence. Sans cet élément, comment coordonner l’opinion de tous et celle de sages ? Si chacun devait décider de l’autorité des sages, la dialectique deviendrait toute subjective et arbitraire ; si par contre il était strictement exigé de recevoir l’avis des véritables sages, il faudrait présupposer la science à la dialectique, car seul le savant peut reconnaître avec certitude son semblable. En outre, les thèses paradoxales valent la peine d’être citées seulement lorsqu’elles trouvent autorité chez des sages renommés. La thèse « tout être est un » mérite notre considération parce qu’elle provient de Mélissos. Si cette idée venait d’un parfait inconnu, Aristote soutient qu’il serait absurde d’y prêter attention32.

Comme je l’expliquerai dans la prochaine section de chapitre, bien que surprenant au premier abord, l’intérêt que porte Aristote au grand nombre n’a rien du caprice, de la

30 Cf. Ibid., 11, 104b19-22.

31 Ibid., 104b29, trad. J. Brunschwig. 32 Cf. Ibid., 104b22-24.

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fantaisie ou de l’arbitraire. L’opinion commune qui l’intéresse n’est pas celle, plus superficielle, de la foule lorsqu’elle s’oppose aux sages. Il s’agit plutôt de celle qui s’enracine dans l’espèce humaine, dans la nature première de l’homme, dans ce qui est véritablement commun.

2.2 « Ce qui est admis »

Ceci dit, on est loin d’avoir totalement dissipé le mystère qui entoure cette définition de l’endoxe. Car qu’implique cela, qu’une opinion soit attendue, et donc admise ? Admet-on, par exemple, tout ce qu’on dit et écrit ? Non. La situation intellectuelle est plus complexe, car on peut proférer des pensées que l’on n’admet pas véritablement. Si le grand Héraclite refuse en mots le principe de non-contradiction, ni lui ni personne ne le nie pourtant en pensée, dira Aristote dans la Métaphysique : « il n’est pas possible, en effet, de concevoir jamais que la même chose est et n’est pas, comme certains croient qu’Héraclite le dit : « car tout ce qu’on dit, on ne le pense pas nécessairement »33. Admettre, c’est recevoir

comme vrai, c’est adhérer34. Mais personne ne peut admettre la contradiction. Rien n’est

une chose et sa négation : l’intelligence ne peut le penser. Elle se trouve comme forcée par la vérité35.

Certains cas, toutefois, s’analysent plus difficilement. « Le bonheur réside dans les richesses », semble une opinion communément admise, au moins par les hommes d’affaires36. Les gens d’action, quant à eux, paraissent penser que « le bonheur se trouve

dans les honneurs »37. Ces deux opinions semblent bel et bien admises et endoxales, à

l’époque d’Aristote comme à la nôtre. Ne dit-on pas, aujourd’hui, que l’argent mène le monde ? Puis, tout le monde ne cherche-t-il pas au plus haut point l’amour et la considération ? Et à éviter la haine et le mépris ?

33 Métaphysique, IV, 3, 1005b23-25, trad. J. Tricot. Je souligne.

34 « Non enim sufficit ad probabilitatem, ut propositio habeat quamdam speciem et imaginem probabilitatis, sed requiritur ulterius, ut videatur vera plerisque vel sapientibus, ut explicatum est. » (Sylvester Maurus, In octo libros topicorum, I, 1, #140. Je souligne.).

35 Expression commune chez Aristote. Cf., par exemple, Physiques, I, 5, 188b30. 36 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 2, 1096a5.

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Ces deux opinions, toutefois, doivent susciter la méfiance. « Tout ce qui a l’air endoxal ne l’est pas de ce fait. »38 Le dialecticien véritable, en quête de la meilleure opinion, doit

éviter les endoxes apparents, gagne-pain des sophistes : « c’est un raisonnement éristique que celui qui procède de ce qui a l’air endoxal sans l’être réellement » 39. Mais comment

distinguer le simple apparent de l’endoxe légitime ?

Au sujet des endoxes apparents, Hamelin écrit que « le plus léger examen découvre d’ordinaire que personne ne saurait sérieusement les professer »40. Dans la même ligne,

Aristote souligne au sujet de ces principes de raisonnements éristiques : « c’est sur le champ, en effet, et la plupart du temps, pour les gens capables d’apercevoir aussi les subtilités, qu’est très évidente la nature de la fausseté »41.

Reprenons nos exemples : le plus léger examen montre que le bonheur ne réside ni dans les richesses ni dans les honneurs. Les richesses sont un moyen et le bonheur, une fin42.

Personne ne désire les richesses pour elles-mêmes : on les veut pour le confort, la santé, les voyages, etc. Quant aux honneurs, Aristote fournit plusieurs raisons de ne pas les identifier au bonheur. D’abord, tout le monde conçoit le bonheur comme « un bien personnel à chacun et qu’on peut difficilement nous ravir »43. Or recevoir des honneurs

dépend essentiellement d’autrui. En outre, on recherche les honneurs en vue de se convaincre de son mérite. Dès lors, la vertu importe plus que l’honneur44.

Autre source d’étonnement : on croit parfois admettre un énoncé, alors que c’est l’énoncé contradictoire, en fait, qu’on admet. Par exemple, Aristote rapporte, dans

38 Topiques, I, 1, 100b26, ma traduction. 39 Ibid., 100b23-25, ma traduction.

40 Hamelin, Le système d’Aristote, « La dialectique et la science », p. 231. Pelletier, dans la même ligne, écrit que « tout n’est pas endoxal qui le paraît au premier abord, comme tout n’est pas vrai et nécessaire qui le semble à première vue. Certains énoncés, tant qu’on ne porte pas trop attention à leur sens, paraissent admis ou facilement admissibles de tous, à cause du ton d’autorité avec lequel ils sont prononcés, ou en raison d’un vocabulaire familier, ou pour un autre motif léger ; mais dès qu’on y porte attention, si on est doué de quelque capacité rationnelle, on en aperçoit tout de suite la radicale fausseté. » (La dialectique aristotélicienne, p. 78-79. Je souligne).

41 Topiques, I, 1, 100b29-101a1, ma traduction. 42 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 3, 1096a5. 43 Ibid., 1095b25-26, trad. J. Tricot 44 Cf. Ibid., 109526-32.

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l’Éthique à Nicomaque que des Platoniciens prétendent qu’« aucun plaisir n’est bon »45.

Toutefois, soutient Aristote, ils ne le pensent manifestement pas véritablement, puisqu’ils en cherchent eux-mêmes quelques-uns.

Quand il s’agit des sentiments et des actions, les arguments sont d’une crédibilité moindre que les faits, et ainsi lorsqu’ils sont en désaccord avec les données de la perception ils sont rejetés avec mépris et entraînent la vérité dans leur ruine. Car, une fois qu’on s’est aperçu que le contempteur du plaisir y a lui-même tendance, son inclination au plaisir semble bien indiquer que tout plaisir est digne d’être poursuivi46.

Les Platoniciens montrent par leurs actions qu’ils admettent comme tout le monde que « certains plaisirs sont bons ». Pourquoi alors prétendre le contraire ? Ne faut-il pas le penser au moins d’une certaine manière ? De fait, les Platoniciens soutiennent pareil paradoxe pour certaines raisons : leur définition du bien, le fait que la majorité des plaisirs sont sensibles et détournent de la vertu, etc. Ils n’énoncent pas sans motif qu’« aucun plaisir n’est bon », sans raison, sans le penser sous un certain angle. Ils s’expriment toutefois de manière si confuse que leurs mots en arrivent, sans qu’ils en prennent pleinement conscience, à dépasser leur propre pensée.

Les paroles et les actions fournissent ainsi des signes plus ou moins clairs de ce qu’on reconnaît. À la scruter davantage, la manière même de parler trahit les convictions profondes. Par exemple, Aristote pourra dire que tous admettent au fond que le mouvement dépend de deux contraires et d’un sujet, en examinant la manière dont ils s’expriment à son propos47. Aussi, le Stagirite s’appuie sur le langage pour manifester la perfection du

nombre trois : « des choses qui sont deux nous disons "l’une et l’autre", de deux personnes nous disons "l’une et l’autre personne", mais nous ne disons pas "toutes", et nous n’appliquons ce prédicat qu’à partir de trois »48.

Ce bref tour d’horizon, visant à distinguer le véritable endoxe de l’apparent, ne présente rien d’exhaustif. Cependant, il suffit pour établir le constat suivant : les gens ne pensent

45 Cf. Ibid., X.

46 Ibid., X, 1, 1172a34-1172b3, trad. J. Tricot. Je souligne.

En fait, cela montre strictement que le contempteur pense que certains plaisirs sont dignes d’être poursuivis. Mais Aristote, ici, rapporte le regard de la foule : « les distinctions à faire ne sont pas à la portée du grand public. » (Ibid., 1172a3, trad. J. Tricot, légèrement modifiée).

47 Cf. Physique, I, 7.

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pas toujours ce qu’ils croient penser et pensent parfois ce qu’ils ne croient pas penser ! Ce brouillard intellectuel entraîne pour la prémisse dialectique une particularité importante : elle doit être demandée. La découvrir ne suffit pas : il faut en plus juger de son endoxalité ou de sa non-endoxalité. L’évidence, principe du raisonnement scientifique, ne nécessite pas la séparation de ces deux actes : la découvrir et la juger vraie se fait simultanément, comme voir le mur qui est jaune et juger qu’il est jaune. C’est pourquoi le scientifique ne demande pas ses prémisses : il les pose. « Sont didactiques les arguments qui concluent à partir des principes propres à chaque discipline, et non des opinions de celui qui répond (car le disciple doit adhérer) » 49. La prémisse dialectique, quant à elle,

se présente sous la forme d’une question : « une prémisse dialectique est la mise sous forme interrogative d’un endoxe »50. Elle est demandée.

Certes, au contraire du problème, la prémisse dialectique suggère l’une des contradic-toires : elle demande s’il est admis que tel attribut se dit ou ne se dit pas de tel sujet. « Thus a dialectical proposition seems to be inbetween the indetermination of the mind with respect to both parts of a contradiction in a question, and the determination of the mind to one half in the premiss of a demonstration. »51 C’est cette indétermination qu’Aristote

souligne dans les Seconds analytiques :

Une proposition est l’une des deux parties [l’affirmation ou la négation] d’une énonciation, une seule chose étant dite d’une seule autre ; est dialectique celle qui admet de la même manière n’importe laquelle des deux, démonstrative celle qui admet de manière déterminée l’une des deux parce qu’elle est vraie52.

Le contexte ne doit pas dérouter. Les deux contradictoires, l’affirmation et la négation, ne sont jamais également endoxales. Mais, si on la compare à la science, la prémisse

49 Réfutations sophistiques, 2, trad. J. Tricot, légèrement modifiée. Je souligne.

Le disciple n’a pas à apprécier le degré d’endoxalité des prémisses qui lui sont proposées ; il doit simplement s’assurer de comprendre. S’il comprend, il ne peut ensuite qu’adhérer, étant donné l’évidence des prémisses scientifiques. C’est aussi le sens de cette remarque de Thomas d’Aquin : « Non interrogat, sed sumit, qui demonstrat, quasi notum. » (In Posteriorum analyticorum, I, 5, #47).

50 Topiques, I, 10, 103b9-10.

51 Berquist, « Descartes and Dialectis », p. 188. Cet article de Berquist, bien qu’il porte à strictement parler sur Descartes, s’inspire largement de la tradition aristotélicienne. En fait, l’auteur cherche à y montrer que Descartes, même s’il prétend se passer de la dialectique, est contraint comme par « la vérité elle-même » de reconnaître, au moins confusément, l’utilité de cette discipline.

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dialectique comporte une certaine indifférence par rapport aux deux contradictoires, puisque discerner laquelle est véritablement endoxale ne se fait pas toujours avec facilité53.

3. Son autorité

Après ces quelques remarques sur la définition de l’endoxe donnée dans les Topiques, on peut s’interroger sur cette autorité, cette force, qu’Aristote reconnaît à cette opinion spéciale pour toute la démarche dialectique. Car l’endoxe semble à première vue incapable de garantir quoi que ce soit. Tout dans la définition donnée par Aristote paraît accuser la prémisse dialectique davantage que d’en faire un outil précieux pour le philosophe.

D’abord, l’endoxe est parfois vrai, parfois faux. En effet, est dialectique le raisonnement s’appuyant sur des endoxes, peu importe que ceux-ci coïncident ou non avec le faux : « si un raisonnement part de prémisses fausses mais endoxales, alors il est dialectique (λογικός) ; s’il part de prémisses réelles mais contraires aux endoxes, c’est un piètre raisonnement »54. Comme Berti, je pense que le terme « λογικός » renvoie ici à la

dialectique55. Brunschwig a soutenu que le terme désignait plutôt un autre type de

raisonnement, celui qui est logique, mais vide, selon la célèbre formule utilisée parfois par Aristote, surtout lorsqu’il critique Platon56. Pour justifier sa thèse, Brunschwig prétend que

le Stagirite verrait dans la vérité et la fausseté un critère pour juger du raisonnement « logique ». Or, toujours selon le commentateur, le raisonnement dialectique ne s’évaluerait jamais en regard du vrai et du faux : la mesure, ce serait toujours le degré d’endoxalité. Cependant, ce passage, loin de faire de la vérité ou de la fausseté le critère de l’argument logique, les exclut justement. Un raisonnement dialectique est mauvais si ses prémisses ne sont pas endoxales, peu importe qu’on en montre ou non ensuite la vérité. De même, un raisonnement dialectique est bon si ses prémisses sont endoxales, quand bien même on découvrirait ensuite qu’elles sont fausses. Ce constat a toutefois de lourdes

53 Voir aussi : « la prémisse démonstrative diffère de la prémisse dialectique en ce que, dans la prémisse démonstrative, on prend l’une des deux parties de la contradiction (car démontrer, ce n’est pas demander, c’est poser), tandis que, dans la prémisse dialectique, on demande à l’adversaire de choisir entre les deux parties de la contradiction. » (Premiers analytiques, I, 1, 24a20-25, trad. J. Tricot).

54 Topiques, VIII, 12, 162b27-28, trad. J. Brunschwig, modifiée. 55 Cf. Berti, « L’utilité de la dialectique pour les sciences », p. 33. 56 Cf. Brunschwig, dans Topiques, notes complémentaires, n°5, p. 298.

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conséquences : car du faux, tout s’ensuit : la vérité comme l’erreur57. Dès lors, le

dialecticien conclut inévitablement parfois le faux, situation qui ne peut guère intéresser le philosophe, lui qui recherche la vérité.

Puis, même lorsque le dialecticien argumente à partir d’endoxes qui non seulement sont admis de tous mais aussi se trouvent vrais, il demeure cependant toujours incertain de la conclusion auquel il aboutit, puisqu’il n’a pas l’évidence de la vérité de ses prémisses. Peut-être la réalité n’est-elle pas comme il la conçoit. Or, d’après Aristote lui-même, l’intelligence humaine cherche la connaissance claire et certaine58. Ainsi, le philosophe

devrait semble-t-il rejeter l’opinion, comme l’a fait Descartes59.

En tant qu’il est parfois faux et parfois vrai, tout comme l’opinion, l’endoxe semble en somme se présenter comme un piètre matériau en vue de la connaissance. Le statut spécial que lui accorde Aristote pourra-il le rescaper ? Rien n’est moins sûr, car le philosophe identifie de préférence l’endoxe à l’opinion admise par tous, comme je l’ai rappelé. Or l’opinion commune est perçue comme la plus déficiente des opinions ! La foule est divisée, comme le remarque Socrate dans le Premier Alcibiade60. Ces disputes constituent le signe

certain de son ignorance. Plus déconcertant encore : Aristote lui-même affirme dans l’Éthique à Eudème que l’opinion de la masse est sans intérêt ! « Il est inutile d’examiner l’opinion de la foule (car elle parle au hasard sur presque tout). »61

Ce dernier problème contamine inévitablement les endoxes des spécialistes, car si la masse erre la majorité du temps, alors elle nomme « sages » et « savants » plus souvent des imposteurs que des spécialistes. De fait, n’est-ce pas là le douloureux constat de Platon ? La foule applaudit les sophistes et condamne – parfois à mort ! – les philosophes.

Pour quelle raison alors Aristote garde-t-il foi en l’opinion et en la dialectique ? Pourquoi, dans ses différents traités, appuie-t-il toujours ses recherches sur la tradition

57 Cf. Topiques, VIII, 12, 162b12-13.

58 Aristote, épris de savoir, qualifie de plus noble la science plus certaine et plus claire. Cf. De l’âme, I, 1, 402a1.

59 Cf. Discours de la méthode, IV. 60 Cf. 111d-112a.

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philosophique antérieure et les opinions communes ? Même après avoir trouvé la solution du problème qui l’occupait, il a le souci d’harmoniser celle-ci avec les opinions courantes. Pourquoi ce zèle ? Dans l’Éthique à Nicomaque, il justifie ainsi cette pratique :

L’examen du bonheur ne doit pas consister seulement à offrir la conclusion et les prémisses que réclame le raisonnement. Au contraire, il doit encore considérer les propos que l’on tient à son sujet. Avec la vérité, en effet, toutes les données sont en accord, tandis qu’avec l’illusion, on constate vite leur désaccord62.

Cette remarque témoigne de l’importance qu’accorde Aristote à toute pensée. D’après lui, les opinions s’harmonisent toujours avec la vérité ! Thomas d’Aquin dans son commentaire ira jusqu’à ajouter : même celles qui sont fausses ! « Omnia falsa concordant vero, inquantum aliquid retinent de similitudine veritatis. Non enim est possibile, quod intellectus opinantis aliquod falsum totaliter privetur cognitione veritatis. »63 C’est en

raison de cette similitude avec la vérité que l’endoxe, même faux, comporte autorité, légitimité. Comprendre d’abord la force de ce rapport entre le vrai et l’endoxe et ensuite son origine naturelle permet ainsi de résoudre les difficultés soulevées plus haut, comme on le verra à l’instant.

3.1 Son rapport avec le vrai

Aristote reconnaît à l’endoxe un étroit rapport avec le vrai, comme il le souligne, en termes qui l’ont fait soupçonner de relativisme :

Ἃ γὰρ πᾶσι δοκεῖ, ταῦτ' εἶναί φαμεν. — Ce qui semble à tous, nous concédons que c’est ainsi64.

Ce passage choque par sa ressemblance avec la thèse célèbre de Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles sont, de celles qui ne sont pas, au sens où elles ne sont pas. »65 Le vent est froid pour celui qui frissonne, mais ne l’est

pas pour celui qui ne frissonne pas66. Aucune impression ne serait plus vraie qu’une autre.

Ce principe s’étendrait à tout sujet. Par exemple, si le bonheur me paraît résider dans les

62 Éthique à Nicomaque, I, 8, 1098b10-12, trad. R. Bodéüs. Je souligne. La traduction De Bodéüs, ici, me paraît plus juste que celle de Tricot.

63 Thomas d’Aquin, In libros ethicorum, I, 12, #140. Je souligne. 64 Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173a1, ma traduction.

65 Platon, Théétète, 152a, trad. M. Narcy. 66 Cf. Ibid., 152c.

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richesses, tel il serait pour moi, et s’il te semble plutôt se trouver dans les honneurs, tel il serait pour toi. Ce qui semble à tous, c’est ainsi, affirme au fond Protagoras. Aristote et le sophiste paraissent tout à fait s’accorder.

En réalité, toutefois, Aristote ne pèche là par aucun relativisme. « Tous », chez le philosophe, ne doit pas s’entendre au sens de « chacun », comme dans la thèse de Protagoras. Plutôt, le terme renvoie à la totalité des hommes, au groupe des hommes. Ce qui semble à tous ne s’identifie pas à ce que pensent Marie, Paul et Jacques individuellement. Il s’agit plutôt de ce sur quoi tout le monde s’accorde : « le bonheur est le but de la vie »67 ; « le mouvement nécessite deux contraires »68 ; etc. Aristote et

Protagoras se distinguent donc foncièrement. Alors que le Stagirite, recommande, comme Héraclite, de suivre ce qui est commun69, Protagoras isole chaque homme dans son monde

particulier, comme l’endormi se trouve enfermé dans son propre rêve. « Pour les éveillés il y a un monde un et commun, mais parmi ceux qui dorment, chacun s’en détourne vers le sien propre. » 70 Ceux qui ne discutent pas, ne confrontent pas leur pensée avec d’autres,

dorment d’une certaine manière : ils sont en quelque sorte pris à l’intérieur d’eux-mêmes. En outre, Aristote n'affirme pas que quoi que ce soit se trouve vrai parce que tous le pensent, mais plutôt l’inverse : le fait que ce soit vrai impose normalement à tous de le penser. La réalité demeure la mesure et elle s’impose à l’intelligence humaine la majorité du temps.

Ces distinctions permettent de résoudre une des difficultés soulevées plus haut : Aristote et Socrate, en accusant la foule, récusent les opinions individuelles, non l’opinion commune. Beaucoup d’individus parlent au hasard, mais pas l’espèce. Le hasard, en effet, s’oppose à la constance. Or l’opinion commune est constante, fréquente. Ces remarques valent aussi pour déterminer adéquatement la réputation d’un savant : en dialectique, est sage qui est reconnu tel par tous, non par chacun, pris individuellement. Les sophistes,

67 Cf. Éthique à Nicomaque, I, 6, 1097b20. 68 Cf. Physiques, I, 7.

69 « Aussi il faut ce qui est commun. » (Héraclite, DK22 B2, trad. J.-P. Dumont). 70 Héraclite, DK22 B89, trad. J.-P. Dumont.

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certes, convainquent de nombreuses personnes, mais rarement, voire jamais, la totalité des hommes.

La menace relativiste écartée, un problème demeure : beaucoup d’opinions communes se sont révélées fausses par la suite : à une certaine époque, tous les hommes admettaient que la terre était plate, que l’air, l’eau, le feu et la terre constituaient les éléments ultimes de la matière, que les astres étaient éternels, etc. Toutes des opinions aujourd’hui reconnues comme fausses !

Répondre à cette difficulté commande d’abord de préciser encore davantage le sens du mot « tous » dans la définition aristotélicienne de l’endoxe. « Tous », au sens fort, désigne tous les êtres humains de toutes les époques et de toutes les régions. Il ne s’agit pas premièrement de la foule71 opposée aux sages, ou de tous les habitants d’un même pays

sans considérer les autres, ou de toutes les personnes d’une même époque en opposition à leurs ancêtres, etc. L’opinion qui intéresse d’abord le Stagirite est celle à laquelle adhèrent tous les hommes universellement. À ce stade d’universalité, on ne peut même pas concevoir que l’endoxe soit faux. Personne ne peut penser autrement : comment proposer une meilleure opinion ? « Ce qui semble à tous, nous concédons qu’il en aille ainsi : et celui qui s’attaque à cette conviction trouvera lui-même difficilement des vérités plus croyables. »72 Tricot fait d’ailleurs une remarque intéressante en commentant ce passage

de l’Éthique à Nicomaque, sur la recherche universelle du plaisir.

Dira-t-on que, chez les ᾰλογα […], la recherche spontanée du plaisir par chacun des individus se traduit en manifestations désordonnées et anarchiques, exclusives de toute idée du bien ? Ce serait méconnaître le « génie de l’espèce », facteur naturel et bon […], qualifié ailleurs de τι θεîον (VII, 12, 1153b32, et note), qui veille en chacun des représentants de l’espèce, et qui les pousse à leur insu à réaliser le bien spécifique, c’est-à-dire le bien tout court73.

71 En grec, « οἱ πολλοί » est équivoque. Parfois, le terme désigne tous les hommes, d’autres fois, il désigne la masse, le vulgaire, en opposition aux sages et aux savants. « Tous » en français comporte une équivocité semblable. Cette ambiguïté, si elle n’est pas remarquée, conduit beaucoup d’interprètes à mépriser la dialectique : le philosophe ne s’en servirait que pour vulgariser ses thèses, lors de ses rencontres quotidiennes avec l’homme de la rue. Brunschwig, par exemple, écrit dans son introduction aux Topiques : « La dialectique est un moyen pour le philosophe de rencontrer le non-philosophe, de retrouver avec lui un langage commun, et d’agir éventuellement sur lui en épousant ses propres présupposés. » (Brunschwig, op. cit., p. xii.) Tricot et bien d’autres commentateurs vont dans le même sens.

72 Éthique à Nicomaque, X, 2, 1173a1, trad. J. Tricot, légèrement modifiée. Je souligne. 73 Tricot, dans Éthique à Nicomaque, note 3, p. 516. Je souligne.

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Comme je le montrerai, la force de l’endoxe tient effectivement davantage au génie de l’espèce qu’aux talents individuels.

Cette situation d’admissibilité universelle de l’endoxe peut se comparer à l’induction : si une multitude de cas ont été énumérés et qu’on se trouve même incapable d’imaginer un contre-exemple, alors on se rend ridicule en refusant la conclusion universelle74.

Semblablement, si personne ne pense autrement et si aucune autre manière de penser n’est même envisageable, alors on doit accorder l’opinion en question, sous peine de se faire accuser de mauvaise foi.

L’opinion universelle, en somme, ne trompe pas. L’erreur, en ce domaine, survient plutôt lorsqu’on prend pour unanime le dogme propre seulement à la communauté dans laquelle on évolue. C’est le problème du chauvin : comme il n’a pas voyagé, pas lu, pas varié son cercle d’amis, il se retrouve enfermé dans son petit monde. N’ayant jamais vu de différences, il prend le particulier pour le commun, l’opinion pour la vérité certaine75.

Par ailleurs, même lorsque l’endoxe n’atteint pas ce haut degré d’universalité, il ne cesse pas de contenir une part de vrai, de ressembler au vrai. Il est remarquable que les énoncés faux anciennement endoxaux, comme « la terre est plate » ou « les astres sont éternels » comportent un aspect de vérité. La terre, de fait, tient beaucoup du disque plat, assez pour renvoyer une image plate à quiconque la regarde. Sa grosseur est vraiment telle que sa rondeur n’apparaisse pas à l’œil nu. Voilà l’aspect de vérité sous-jacent à l’ancien endoxe « la terre est plate ». De même, les astres tiennent beaucoup de l’éternel : leur existence dure du moins assez pour laisser faire figure d’éternité en comparaison de la vie humaine et leur laisser imaginer une substance spéciale, quasi « divine ». C’est ainsi qu’Aristote, en appui à ses propos sur les astres, fait spontanément appel aux témoignages :

74 Cf. Topiques, VIII, 2, 157a35.

75 Hérodote donne un bon exemple de cela quand il rapporte l’étonnement des Grecs devant les pratiques mortuaires des Indiens, et vice versa. Voici : « Darius, du temps qu’il régnait, appela les Grecs qui étaient près de lui et leur demanda à quel prix ils consentiraient à manger leurs pères morts. Tous répondirent qu’ils ne le feraient jamais, quelque argent qu’on pût leur donner. Il fit venir ensuite les Calaties, peuples des Indes, qui mangent leurs pères ; en présence des Grecs qui, par le canal d’un interprète, comprenaient ce qui se disait, il leur demanda à quel prix ils accepteraient de brûler leurs pères décédés. Les Indiens, se récriant à cette question, le prièrent de ne pas tenir un langage si odieux. » (Hérodote, Histoires, III, 39, trad. J. Romilly, légèrement modifiée). N’ayant jamais vu d’autres pratiques mortuaires, les deux peuples se scandalisent devant les différences.

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Cela suit aussi suffisamment de l’observation sensible, dans la mesure, certes, où l’on peut se fier aux témoignages humains ; en effet, dans toute l’étendue du temps écoulé, selon la tradition que les hommes se sont transmise les uns aux autres, aucun changement n’a été constaté ni dans la totalité la plus extérieure du ciel, ni dans aucune des parties qui lui sont propres76.

Dans la même ligne, des Présocratiques constituent l’âme de feu, d’autres de particules sphériques, d’autres encore d’air, certains même d’eau, mais personne ne la fait de terre. Aristote dénonce toutes ces opinions comme fausses, puisque l’âme n’est pas matérielle. Mais, remarque-t-il, en un certain sens elles reflètent justement ce fait vrai qui s’impose à tous confusément : l’âme n’est pas matérielle. Tous, en effet, s’efforcent de ne mettre en l’âme que les éléments les plus ténus qu’ils puissent imaginer, et personne ne choisit la terre, l’élément le plus consistant, le plus manifestement matériel77. C’est pourquoi Aristote

est allé jusqu’à dire : « tous définissent […] l’âme par l’incorporéité »78.

En somme, l’endoxe est, pour Aristote, la majorité du temps vrai et, lorsqu’il est faux, ne l’est pas complètement. Ce dernier point a été illustré par l’exemple de la terre, des astres et de l'incorporéité de l’âme. Mais, plus profondément, qu’est-ce qui assure cette fidélité générale de l’endoxe à la réalité ? Qu’est-ce qui garantit à l’homme de former le plus souvent des jugements vrais ? À quoi tiendrait pareil phénomène ? Et pourquoi cette insistance sur la nature humaine dans son universalité ?

3.2 Jugement de la raison en tant que nature

De quelle autorité Aristote fait-il dépendre cette force de l’endoxe ? Pour le déterminer, retournons à la conception qu’il se fait de la nature. La nature, d’après lui, est ordonnée : « selon nous, il n’y a rien de désordonné dans les choses qui sont par nature et conformes à la nature ; car la nature est, en toutes, cause d’ordre »79. Ainsi, elle atteint,

écrit-il dans la Physique, toujours ou presque toujours sa fin80. Or la nature de l’homme

consiste essentiellement dans sa raison, et la fin de la raison humaine, c’est la vérité. Dès

76 Du ciel, I, 3, 270b11-16, trad. C. Dalimier et P. Pellegrin.

77 Cf. De l’âme, I, 2, 405b8. Quant à l’eau, le second élément le plus matériel, seul Hippon en fait le constituant de l’âme. Toutefois, Aristote qualifie de superficielle la pensée du philosophe.

78 Ibid., 405b10, ma traduction.

79 Physique, VIII, 1, 252a11-12, trad. H. Carteron 80 Cf. Ibid., II, 8, 198b34-ss.

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lors, la raison humaine devrait toujours ou presque toujours atteindre la vérité81. C’est le

sens des propos d’Aristote dans la Rhétorique : « les hommes sont assez bien doués par nature (πεφύκασιν) pour le vrai et ils atteignent le plus souvent (τὰ πλείω) la vérité. »82

Y a-t-il là naïveté ? Optimisme exagéré ? Notre expérience voudra-t-elle le confirmer ? Notre impression ne rejoint-elle pas plutôt celle du Socrate de l’Apologie : la sagesse humaine est bien peu de chose ? Comment expliquer les incessants désaccords entre les hommes s’ils atteignent tous le plus souvent la vérité ? Pourquoi mettre tant d’effort à l’enseignement de la science et de la philosophie si tous parviennent déjà par nature à la vérité ?

Aristote ne repousse pas ces objections. Il les replace à leur échelle : « [les Présocratiques] auraient dû cependant traiter en même temps de l’erreur, car celle-ci est plus familière aux animaux et l’âme y demeure plus de temps ».83 Comment Aristote

réconcilie-t-il cette affirmation pessimiste du traité De l’âme avec celle si optimiste de la Rhétorique citée plus haut ? N’y a-t-il pas contradiction flagrante ? La solution tient dans la distinction entre l’expérience commune et l’expérience particulière.

La raison humaine est indéterminée au départ, elle est une tabula rasa, affirme le Aristote dans le traité De l’âme84. Toute sa connaissance provient de l’expérience85, et ses

premiers jugements s’appuient sur des observations communes, accessible à tous. De là deux effets marquants : tous forment les mêmes premiers jugements et la nature garantit à la raison de ne se pas se tromper. Ainsi, tous reconnaissent que « le tout est plus grand que la partie », que « le bonheur est le but de la vie », que « le plaisir est un bien », qu’« il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport », etc. Tous ces jugements s’enracinent dans l’expérience commune et se trouvent assurés par la nature de la raison.

81 « La raison et l’intellect sont la fin de notre nature. » (Politiques, VII, 15, 1334b15, trad. P. Pellegrin). 82 Rhétorique, I, 1, 1355a15-16, ma traduction.

83 De l’âme, III, 3, 427b1-2, ma traduction. 84 Cf. Ibid., 4, 429b31-430a2.

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Cependant, à mesure qu’on s’éloigne de l’expérience commune, on perd en certitude. Tous savent de manière très certaine que le bonheur constitue le but de la vie humaine, mais peu arrivent à le définir exactement, sans le confondre avec ses moyens et ses effets obligés86. Tous savent avec certitude que le mouvement existe, peu encore sont capables

de le définir adéquatement. Etc. C’est que des énoncés plus précis dépendent d’une expé-rience plus précise, pas nécessairement accessible à tous. La vérité, en matière particulière, se fait plus rare. Elle constitue un lot réservé à quelques sages. C’est pour cette raison, d’ailleurs, qu’en l’absence d’expérience suffisante, on se fie spontanément à l’autorité des spécialistes87. Le quidam préfère l’opinion du savant à la sienne au sujet des atomes, car il

se sait insuffisamment expérimenté pour juger adéquatement de la vérité en ce domaine. Ainsi, l’endoxe, à son meilleur, correspond au jugement que forme naturellement la raison, en présence d’observations sensibles suffisantes. Son autorité, ultimement, s’enracine dans l’expérience – tellement que Le Blond ira jusqu’à qualifier avec justesse l’endoxe d’expérience indirecte88 – et dans une raison naturellement faite pour connaître la

réalité. Sa garantie, son autorité lui vient de la nature même, qui a bien fait la raison en vue de la vérité : ce que l’on pense naturellement, dont on a le signe dans la constance et l’unanimité avec laquelle il est pensé, a toutes chances de se trouver conforme à la réalité. Un dernier soupçon peut demeurer encore : bien des opinions paraissent naturelles à certains, et pas à d’autres. Aristote souligne, par exemple, que les démocrates adhèrent très naturellement à l’opinion que le juste est l’égal, alors que les oligarques pensent spontanément que le juste consiste en l’inégal89. Les opinions auxquelles adhèrent

86 « La nature du bien dans la vie échappe à l’attention des hommes. » (Éthique à Eudème, I, 5, 1216a10, trad. J. Tricto).

87 Ou, en tout cas, on devrait en ces cas-là se fier à leurs opinions plutôt qu’aux siennes. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, renvoie aux paroles suivantes d’Hésiode : « Celui-là est absolument parfait qui de lui-même réfléchit sur toutes choses. Est sensé encore celui qui se rend aux bons conseils qu’on lui donne. Quant à celui qui ne sait ni réfléchir par lui-même, ni en écoutant les leçons d’autrui, les accueillir dans son cœur, celui-là en revanche est un homme bon à rien. » (Éthique à Nicomaque, I, 2, 1095b10-15). Le mieux, c’est d’avoir fait soi-même les observations suffisantes pour porter un jugement. Si ce n’est pas possible, on doit recevoir les conseils des sages.

88 Cf. Logique et méthode chez Aristote, chapitre 2, « L’expérience indirecte ». 89 Cf. Politiques, III, chapitre 9.

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