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Dialogue : situation conventionnelle ou naturelle ?

Chapitre 3 : des agents dialogiques

1. Dialogue : lieu naturel de la dialectique

1.1 Dialogue : situation conventionnelle ou naturelle ?

C’est au livre VIII des Topiques qu’Aristote traite de l’activité dialectique. Dès le premier chapitre, il caractérise les agents de celle-ci : ils sont deux et ils dialoguent. Par contraste, Aristote affirme que le philosophe mène seul sa recherche202.

201 Cf. Réfutations sophistiques, 34, 183a37-b1. – J’expliquerai, dans la deuxième partie de ce chapitre, pourquoi j’utilise le terme « investigatoire » pour renvoyer à « la dialectique en elle-même » et pourquoi je traduis « πειραστική » par « probatoire ».

202 Le début de ce chapitre, en apparence simple, recèle toutefois plusieurs nuances, qu’il faudra éclaircir plus loin. Le philosophe dont il est question au premier chapitre du livre VIII des Topiques n’est pas le détenteur de la sagesse, mais son investigateur. Aux fins de sa recherche, il met à profit les lieux, formes propres au raisonnement dialectique. Dans ce contexte, Aristote englobe donc sous le nom de « philosophe » jusqu’au dialecticien.

De fait, dialectique et dialogue paraissent profondément liés. L’étymologie même des deux mots d’origine grecque le laisse apercevoir. Les deux termes sont composés du préfixe « διά », voulant dire « trier, choisir », et d’un suffixe tiré du terme grec « λέγω », qui signifiait à l’origine, à la forme active, « rassembler, cueillir, choisir » et qui a pris plus tard un sens plus abstrait : « énumérer », « débiter des injures » et, à la forme moyenne, « bavarder, discourir »203. « Ainsi est né l’emploi au sens de "raconter, dire". »204 Le dérivé

« διάλεκτος » signifiait « conversation, langage, discussion », etc., d’où « διαλεκτικός », qui qualifiait celui « doué pour la discussion »205. Selon son étymologie, en somme, la

dialectique est un talent pour discuter, dialoguer.

Ce lien entre dialogue et dialectique se trouve aussi souligné par Platon dans quelques- uns de ses textes. Dans la République, par exemple, il affirme que « ce chant que chante l’exercice du dialogue »206 n’est rien d’autre que la dialectique. Et le chant du dialogue

consiste à « rendre raison et à suivre un raisonnement »207, c’est-à-dire à produire une

argumentation et à juger de celle-ci, à demander et à répondre. Selon plusieurs commentateurs toutefois, ce lien entre dialogue et dialectique chez Platon tient seulement à un accident historique :

It is useless to look for sufficient reasons for the Platonic doctrine that the supreme method entails question and answer, because there is none. The presence of this doctrine in Plato cannot be explained as a logical conclusion, but only as an historical phenomenon208.

Certains auteurs appliquent la même remarque à Aristote. La discussion faisait partie intégrale de la culture grecque : Aristote, héritier de cette tradition, ne pouvait pas encore concevoir autrement la recherche intellectuelle au moment d’écrire les Topiques. Ce ne serait qu’à la rédaction des Analytiques que le Stagirite aurait mesuré pleinement la

203 Chantraine, Dictionnaire étymologiques de la langue grecque, p. 600. 204 Ibid.

205 Ibid.

206 Platon, République, VII, 532a, trad. G. Leroux. 207 Ibid., 531e.

faiblesse et l’inconsistance du dialogue209, qu’il aurait pris conscience que celui-ci n’est

pas véritablement « au cœur de la vocation de l’animal raisonnable »210.

Par ailleurs, beaucoup de commentateurs affirment qu’il existe plusieurs types de dialectique chez Aristote, dont au moins une ne prendrait pas la forme d’un dialogue211.

D’après certains, en effet, la dialectique dont use le philosophe dans ses traités majeurs ne correspond pas à celle qu’il décrit au huitième livre des Topiques212. Car dans ses traités

philosophiques, Aristote ne semble discuter avec personne, mais paraît examiner par lui- même et de façon solitaire les opinions de ses prédécesseurs. D’ailleurs, d’aucuns ont soutenu qu’Aristote ne baserait plus alors ses raisonnements sur des endoxes, mais examinerait plutôt certains endoxes à la lumière de ses propres expériences. Autrement dit, selon ces auteurs, l’endoxe n’entrerait plus comme prémisse dans un argument, mais deviendrait le problème à investiguer213.

Dans la même ligne, Brunschwig soutient que le dialogue dépeint par Aristote au livre VIII des Topiques ne correspond pas à une situation naturelle, à ce qui se produit spontanément entre deux personnes aux prises avec un problème et y cherchant une solution. Les Topiques ne présenteraient pas la discussion libre et normale du quotidien, mais un simple jeu, une activité artificielle.

L’entretien dialectique, en effet, n’est pas une libre conversation, ni une discussion anarchique. L’échange verbal y est pris dans un réseau de conventions et de règles qu’il est très éclairant de concevoir sur le modèle des codes institutionnels qui règlementent la pratique d’un sport ou d’un jeu214.

Or, si la dialectique présentée au livre VIII correspond à un simple jeu, alors la dimension dialogique se trouve liée à la dialectique seulement accidentellement et par convention : on pourrait pratiquer la dialectique en dialoguant, mais on pourrait aussi le faire autrement. Tout, au fond, dépendrait des règles qu’on se donne ; tout reposerait sur des conventions.

209 Ross, Aristote, « La dialectique », p. 87.

210 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. xi.

211 Cf. Irwin, « Aristotle’s first principles », p. 476-480, pour sa fameuse distinction entre une « strong dialectic » et une « weak dialectic ».

212 Cf. Brunschwig, « Remarques sur la communication de Robert Bolton », p. 242 et 262. 213 Cf. notamment Spranzi, The Art of Dialectic between Dialogue and Rhetoric, p. 20. 214 Brunschwig, « introduction », dans Topiques, p. xxiii.

Pourtant, en réalité, la matière dont procède la dialectique rend au contraire le dialogue essentiel et inéluctable. Cette déclaration, bien sûr, réclame des justifications détaillées.