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Chapitre 3 : des agents dialogiques

2. Agressivité : condition nécessaire de la dialectique

2.2 L’investigatoire : attaquer une position

2.2.2 Son déroulement

Détailler le déroulement d’une discussion dialectique est nécessaire pour montrer qu’Aristote entend cerner la structure naturelle et inaliénable de l’investigation d’un problème, et non décrire un simple jeu, dont les règles seraient arbitrairement déterminées. La discussion dialectique débute toujours par un problème, une question. N’importe quoi, aux yeux d’Aristote, ne peut prétendre au titre de problème. Les évidences sensibles ou ce à quoi devrait normalement adhérer une personne de bonne moralité sont notamment exclues, comme je le signalais au premier chapitre de ce mémoire. Par ailleurs, pour susciter une véritable investigation, un problème doit idéalement mettre les interlocuteurs dans l’embarras : aucune des contradictoires ne doit leur sembler plus endoxale, plus vraisemblable ; leur intelligence ne doit pencher d’aucun côté. Cette situation est cependant assez rare. Les dialecticiens investiguent souvent des problèmes pour lesquels une des contradictoires emporte plus facilement l’adhésion que l’autre296. Pour autant que les

dialecticiens décident d’y voir tout de même un problème méritant examen, cette contradictoire, bien que plus endoxale que l’autre, sera remise en question, sera traitée comme faisant l’objet d’un doute. Les interlocuteurs renoncent alors à son mérite d’être acceptée immédiatement, spontanément.

Une fois le problème formulé et compris par les deux interlocuteurs, le demandeur somme le répondeur d’opter pour l’une des contradictoires, qui deviendra la position initiale. En contexte investigatoire, le répondeur ne choisit pas en prétendant détenir la vérité. Idéalement, si les deux interlocuteurs tiennent un réel problème, le répondeur ne préfère aucune des contradictoires : il opte de façon aléatoire pour l’une des deux. Si l’une

des contradictoires du problème est toutefois plus endoxale, il choisira sans doute plus naturellement celle-là, car la contradictoire à laquelle on adhère plus spontanément est généralement celle que l’on souhaite le plus tester, éprouver.

Dès que le répondeur a choisi la position initiale, le demandeur passe à l’attaque. Pour éprouver la position, pour la tester, le demandeur cherche les lieux qui suggèrent les endoxes les plus agressifs contre la position initiale, ceux qui lui permettront de conclure son propos, à savoir l’opposé de la position initiale. Il doit par ailleurs demander au répondeur de juger ses propositions, de les accorder ou les refuser. Le jugement du répondeur, idéalement, se résume à un « oui » ou à un « non »297. Mais s’il ne comprend

pas la demande, le répondeur doit le faire savoir et exiger du demandeur des explications298.

Au fond, le répondeur examine essentiellement les propositions du demandeur selon trois aspects : la clarté, la pertinence et l’endoxalité.

La proposition du demandeur doit être claire et ne pas contenir d’équivocité. Car une proposition contenant un terme équivoque s’assimile en réalité à une demande multiple299.

Or, en acceptant sans nuances une demande multiple, le répondeur risque d’autoriser ce qui ne devrait pas l’être. Pour éviter ces difficultés, le répondeur peut exiger du demandeur qu’il distingue les différents sens des termes de sa proposition et qu’il indique plus clairement celui qu’il pense invoquer dans son attaque.

Après s’être assuré de bien comprendre la proposition du demandeur, le répondeur peut juger de sa pertinence. Une proposition est pertinente, de l’avis d’Aristote, quand elle est nécessaire ou paranécessaire (αἱ δὲ παρὰ τὰς ἀναγκαίας)300. Une proposition nécessaire

permet de conclure le propos initial et une proposition paranécessaire peut par exemple viser à clarifier ou à conclure une proposition nécessaire.

Le répondeur doit aussi examiner l’endoxalité de la proposition. Il doit d’abord considérer sur quel « plan » se situe la discussion : faut-il juger de la proposition selon

297 Cf. Ibid., 7, 160a33-34. 298 Cf. Ibid., 160a17-19. 299 Cf. Ibid., 160a23-29. 300 Cf. Ibid., 1, 155b18-20.

l’endoxe absolu ou relatif, propre à un certain groupe301 ? Aristote affirme que cela ne

change pas fondamentalement le déroulement de la discussion : simplement, les interlo- cuteurs doivent s’entendre sur le type d’endoxes qui les intéresse302.

Après s’être accordé avec le demandeur sur le type d’endoxes recherché, le répondeur doit vérifier si la proposition du demandeur est plus endoxale que son propos. Le propos du demandeur mesure toujours, en effet, les propositions. Si la position initiale choisie par le répondeur est endoxale, alors le propos du demandeur est adoxal. Dès lors, le demandeur peut difficilement trouver des prémisses plus endoxales que la position initiale ou même simplement endoxales. Il est alors seulement tenu de proposer des prémisses moins adoxales que son propos. Aristote décrit cela plus en détail au chapitre cinq du huitième livre des Topiques.

Si le répondeur refuse une proposition, le demandeur a le droit d’exiger de lui qu’il explique son refus, qu’il présente une objection303. Qu’est-ce exactement qu’une

objection ? Dans ses Premiers Analytiques, Aristote définit l’objection comme « une proposition contraire à une proposition. »304 Pourtant, il affirme au même endroit que

l’objection se présente sous la forme d’un raisonnement de première ou de troisième figure305. Qu’est-ce à dire ? L’objection est-elle un énoncé ou un raisonnement ? En fait,

l’objection est d’abord, dans l’idée d’Aristote, une prémisse immédiate, forte, permettant de conclure l’opposé d’une autre prémisse, faisant partie de l’argument à l’examen. Plus largement, toutefois, on peut nommer l’argument complet « objection », à savoir celui qui conclut la contradictoire d’une prémisse. Objecter, au fond, c’est empêcher la marche d’un raisonnement. Ce n’est pas repousser sa conclusion, mais c’est interdire qu’on se serve de ses prémisses.

À la fin de la recherche dialectique, les interlocuteurs peuvent évaluer leur discussion. Si la position initiale a été réfutée, l’a-t-elle été par de bons arguments ou non ? Si, au

301 Cf. Ibid., 5, 159a38-b1. 302 Cf. Ibid., 159b1-4.

303 Cf. notamment Ibid., 2, 157a34-35.

304 Premiers analytiques, II, 26, 69a37, ma traduction. 305 Cf. Ibid., 69b1-5.

contraire, elle a tenu bon, est-ce parce que les objections du demandeur étaient insurmon- tables ou parce que le demandeur n’a pas su proposer les endoxes les plus agressifs contre la position ? Aristote présente dans les chapitres onze à treize différents points à examiner. Il n’est pas requis, pour le but de ce mémoire, de détailler toutes les considérations d’Aristote. Il importe toutefois de noter que, au contraire de ce que pense Brunschwig, point n’est besoin d’un juge externe pour analyser une discussion dialectique306. La

remarque de Socrate dans le Protagoras me paraît bien traduire l’esprit aristotélicien de la recherche dialectique : si le juge est plus compétent que les interlocuteurs, alors il aurait dû participer à la recherche. S’il est égal ou moins compétent, de quel droit pourrait-il juger la discussion ?

Callias déclara qu’il ne me laisserait pas partir, et ils me demandèrent de choisir un arbitre. Je dis pour ma part qu’il serait malvenu de choisir un juge pour nos discours : « Soit en effet la personne choisie sera inférieure à nous, et il n’est pas correct que l’inférieur juge les supérieurs, soit elle sera de même valeur, ce qui n’est pas correct non plus ; en effet, le semblable agira également de manière semblable, et le choix sera inutile. « Choisissez-vous donc quelqu’un qui soit supérieur à vous », dira-t-on ? La vérité, c’est qu’il est impossible, à mon sens, de choisir quelqu’un qui soit supérieur à Protagoras ici présent307.

Répondeur et demandeur investiguent un problème, cherchent une solution. Si le juge est inférieur ou égal, il ne peut en rien les aider. S’il est supérieur, qu’il discute avec eux ou, mieux, qu’il leur enseigne. Cachée derrière la pointe d’ironie qu’il lance à Protagoras, c’est, me semble-t-il, ce que veut souligner Socrate. S’il discute avec Protagoras, c’est qu’il a la réputation d’être le plus compétent, le plus sage. Si un autre dans la maison avait cette réputation, c’est avec lui que Socrate discuterait.

Certes, le déroulement de la discussion dialectique décrit dans les Topiques peut sembler sclérosé et artificiel. Comme je l’ai souligné plus haut, certains se plaignent du fait qu’Aristote ne présenterait pas les discussions normales, spontanées et quotidiennes308.

Mais, en réalité, le philosophe cerne très adéquatement l’essence de ces discussions. Simplement, il s’en tient à ce qui est commun, universel à toutes. Et il présente la discussion idéale, pour mieux voir les différentes étapes nécessaires à son bon déroulement. Évidemment, quand on discute, ces étapes se mélangent, se confondent : on change de rôle,

306 Cf. Brunschwig, « Aristotle on Arguments without Winners and Losers », p. 39. 307 Protagoras, 338b-c, trad. F. Ildefonse, légèrement modifiée.

on décide d’examiner une nouvelle position initiale, on confond le sens des mots, on s’attarde trop longtemps sur une proposition inutile à la discussion, etc. Mais toutes ces péripéties, dans une méthode dialectique, n’ont pas à être mentionnées et expliquées, auquel cas la tâche deviendrait infinie. Il en va en fait comme dans le sport. En pratique, un entraîneur de basketball apprend à ses joueurs des jeux idéalisés, qui ne se heurtent à aucun imprévu. Évidemment, en match, ces jeux devront s’incarner de diverses façons et rencontreront peut-être des obstacles auxquels personne n’avait pensé. L’entraîneur ne peut enseigner ni prévoir toutes ces situations. L’auteur d’un ouvrage dialectique se trouve dans une situation semblable : il donne les principes généraux et laisse au praticien le soin de les appliquer au mieux de ce que permet chaque discussion.

Au fond, ce que doit retenir le dialecticien apprenti réside surtout en cela : chercher ensemble l’opinion la plus sensée en attaquant la position initiale à l’aide de propositions endoxales, pertinentes et claires. C’est cela que doivent viser en tout premier lieu répondeur et demandeur en contexte investigatoire. Toute leur agressivité concerne une position, un énoncé. Aucune attaque personnelle n’a court, personne ne cherche à tromper l’autre, à l’embarrasser. L’investigatoire ne comporte rien de sophistique.

Une interrogation demeure toutefois : quel rôle attribuer aux techniques de dissimulation et aux ruses décrites au livre VIII des Topiques ? Pourquoi Aristote recommande-t-il d’attaquer parfois son interlocuteur, et donc d’entrer en contexte probatoire ? Cette nouvelle forme de dialectique peut-elle se distinguer elle aussi de la sophistique ? Peut-elle préparer à la philosophie ? C’est ce qu’il faut examiner à présent. Car tant que ce problème demeurera en suspens, on ne pourra comprendre distinctement les Topiques d’Aristote et le déroulement de la majorité de nos discussions. On ne pourra distinguer avec évidence dialectique et sophistique.