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Epistémologie historique de l'étude du comportement animal

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Academic year: 2021

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Université de Montréal

Epistémologie historique de l’étude du comportement animal

par

Jean-Sébastien Bolduc

ED 491 – « Langages, Idées, Sociétés, Institutions, Territoire » (LISIT) Université de Bourgogne

Département de Philosophie Faculté des Arts et des Sciences

Université de Montréal

Thèse présentée à la Faculté des Arts et des Sciences en vue de l’obtention du grade de docteur

en philosophie

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Université de Montréal

Faculté des Arts et des Sciences

Université de Bourgogne

ED 491 – « Langages, Idées, Sociétés, Institutions, Territoire » (LISIT)

Cette thèse intitulée :

Epistémologie historique de l’étude

du comportement animal

a été évaluée par un jury composé des personnes suivantes :

Frédéric Bouchard (ass. prof. à l’Université de Montréal) Président du jury

Gérard Chazal (prof. émérite à l’Université de Bourgogne) Directeur de recherche

François Duchesneau (prof. à l’Université de Montréal) Directeur de recherche

Frank Cézilly (prof. à l’Université de Montréal) Directeur de recherche

Jean Gayon (prof. à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) Rapporteur

Thierry Hoquet (maître de conférences et HDR à l’Université Paris Ouest Nanterre) Rapporteur

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Résumé

Dans cette enquête nous entreprenons d’explorer la notion de comportement animal telle que l’exprime une discipline contemporaine, l’écologie comportementale. Afin de procéder à l’examen d’une notion aussi complexe, positionnée dans un contexte étroit, nous développons et utilisons un outil d’investigation : l’épistémologie historique. De façon générale, cet outil consiste à intégrer en une seule démarche les perspectives d’investigation diachronique et synchronique sur un même thème. Ainsi, pour procéder à l’examen de la notion de comportement animal, nous puisons d’abord dans l’histoire récente de l’écologie comportementale. Nous nous intéressons plus particulièrement à sa filiation avec l’éthologie classique et, après avoir reconstitué la trame historique qui unit les deux disciplines, nous procédons à leur comparaison. Cette seconde étape de notre épistémologie contribue à mettre en évidence plusieurs différences critiques dans la conception du comportement animal qu’endosse chacune des disciplines. Ces distinctions, en faisant ressortir la spécificité de l’écologie comportementale, nous permettent ensuite de nous intéresser à la notion de comportement animal à travers les approches principales que cette discipline mobilise. Ultimement, nous élaborons deux définitions de la notion de comportement animal. La première reflète le statut ontologique du comportement dans la discipline, alors que la seconde correspond à la conception qui se dégage de la pratique des écologues.

Mots clés : écologie comportementale, éthologie, comportement animal, instinct, Tinbergen, Lorenz, philosophie, biologie

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Summary

In this inquiry I undertake to explore the notion of animal behaviour as it is expounded in a contemporary field of inquiry: behavioural ecology. In order to carry out an analysis of such a complex notion, localized in a very narrow context, I design and use a specific tool of investigation called “historical epistemology”. Simply understood, this tool consists in the integration of diachronic and synchronic perspectives of investigation into a single approach to investigate a circumscribed theme. So, in order to proceed to the analysis of the notion of animal behaviour, I first draw into the recent history of behavioural ecology. I take special interest in its filiation with classical ethology and, after having reconstructed the historical frame that links the two fields together, I proceed to compare them. This comparison, the second step of my epistemology, is used to highlight the characteristics of the animal behaviour conceptions put forward by the two scientific disciplines. These distinctions, bringing to the fore the specificity of behavioural ecology, then allow me to scrutinize the notion of animal behaviour as it is instantiated in the main approaches mobilized by the discipline (especially what I identifies as the “phenotypic adaptationist”, the “phenotypic structural”, the “comparative” and the “by reduction” approaches). Last, I design two definitions of the notion of animal behaviour. The first one reflects the ontological status of the notion in this field of investigation, whereas the second corresponds to the conception underlying behavioural ecologist practices.

Key words: behavioural ecology, ethology, animal behaviour, instinct, Tinbergen, Lorenz, philosophy, biology

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Table des matières

RESUME...i

TABLE DES MATIERES...iii

LISTE DES TABLEAUX... v

LISTE DES FIGURES...vi

REMERCIEMENTS...viii

CHAPITRE I INTRODUCTION... 1

1.1 Le thème de l’investigation ... 1

1.2 Le plan de la démarche ... 5

1.3 Précisions d’ordre lexical ... 10

CHAPITRE II PERSPECTIVE HISTORIQUE... 16

2.1 Introduction... 16

2.2 Institution et premiers modèles ... 17

2.3 Critiques... 23

2.4 Transformations et transition... 33

2.5 L’événement Sociobiology... 46

2.6 Démarcation... 51

2.7 Domaine de transition... 54

CHAPITRE III ELEMENTS D’EPISTEMOLOGIE... 60

3.1 Introduction... 60

3.2 Les modes d’investigation ... 63

3.3 La classification ... 70 3.4 L’expérimentation ... 78 3.5 La modélisation... 91 i. Le modèle 93 ii. La modélisation 104 CHAPITRE IV ETUDES DE CAS... 123

4.1 Introduction... 123

4.2 Cas 1: L’étude de la danse des abeilles par Karl von Frisch ... 128

4.3 Cas 2: L’étude de l’enlèvement des fragments de coquilles d’œuf par Nikolaas Tinbergen ... 135

4.4 Cas 3 : Les travaux sur l’imprégnation de Konrad Z. Lorenz ... 140

4.5 Cas 4 : L’étude des décisions dans l’exécution d’une séquence de mouvements par Marian et Richard Dawkins ... 147

4.6 Cas 5 : L’étude de la distribution spatiale associée à la reproduction par Geoffrey A. Parker ... 159

4.7 Cas 6 : L’étude de la manipulation parasitaire par Manuel Berdoy ... 169

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CHAPITRE V OBJETS ET METHODES... 183

5.1 Introduction... 183

5.2 Distinctions d’ordre technique... 183

5.3 Distinctions d’ordre épistémologique ... 187

5.4 Les représentations du comportement... 190

5.5 Les hypothèses de travail ... 194

5.6 La structure des modélisations... 198

CHAPITRE VI PRINCIPES ARCHITECTONIQUES... 214

6.1 Introduction... 214

6.2 Le comportement en regard de l’environnement de l’organisme... 215

6.3 La démarche anthropocentrique de l’étude du comportement animal... 219

6.4 Le schème causal et l’étude du comportement ... 229

6.5 L’individuation dans l’étude du comportement animal... 250

6.6 La notion de comportement animal... 271

CHAPITRE VII L’ECOLOGIE COMPORTEMENTALE... 278

7.1 Introduction... 278

7.2 L’approche phénotypique mécaniste... 279

7.3 L’approche phénotypique adaptationniste... 285

7.4 L’approche phénotypique structurale ... 299

iii. La sélection sexuelle 300

iv. L’optimisation 308 v. Les stratégies d’histoire de vie et les syndromes comportementaux 315 7.5 L’approche comparative ... 322

7.6 L’approche par réduction ... 328

7.7 Quelle définition pour le comportement animal ?... 337

CHAPITRE VIII CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES... 344

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Liste des tableaux

Tableau 1 : Petit lexique déclinant le vocabulaire utilisé pour traiter des modes d’investigation dans la suite de ce travail.... 70

Tableau 2 : Décomposition des modalités d’étude du comportement selon deux axes : la conception traditionnelle et la conception causale.... 232

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Liste des figures

Figure 1 : Représentation schématique des principales démarches ayant contribué à la constitution de l’écologie comportementale. ...44 Figure 2 : Représentation schématique du modèle verbal de la communication des

abeilles. ...131 Figure 3 : Courbes représentant la hauteur des yeux du poussin (cm) en fonction du

temps (sec.) au cours de séances d’abreuvement. A. Courbe théorique dans laquelle sont décrites les quatre phases (I-IV) de la séquence : I le temps de latence entre deux séquences, II la descente du bec, III l’abreuvement et IV la montée du bec. B. Courbe théorique sur laquelle sont superposées deux courbes représentant chacune une observation réelle.. ...150 Figure 4 : Courbes représentant la hauteur des yeux du poussin (cm) en fonction du temps

(sec.) au cours de séances d’abreuvement. La zone ombrée représente les instants où l’incertitude tombe sous un certain seuil.. ...153 Figure 5 : Représentation schématique du cycle de reproduction complexe d’un parasite

dans le système Polymorphus – Gammarus lacustris – oiseaux. ...170 Figure 6 : Représentation schématique des types de cohérence structurelle pouvant être

associés aux modélisations...209 Figure 7 : Représentation d’un centre d’énergie spécifique dans lequel trois stimuli

hypothétiques peuvent être intégrés. L’énergie spécifique s’accumulant dans le centre est susceptible d’être dissipée par une « activité standard » ou une « activité de déplacement »...226 Figure 8 : A. Illustration de l’emphase de Tinbergen sur l’importance de l’investigation

de certaines facettes du comportement. B. Extension des idées de Tinbergen. En noir : description de la méthode éthologie. En bleu : intégration des données taxonomiques (pour les éthologues) ou phylogénétiques (pour les écologues) dans l’étude d’une séquence. En rouge : introduction de l’approche adaptationniste. Le sens des flèches s’accorde avec le schème causal de l’investigation du comportement, et non pas l’orientation effective des investigations particulières...239

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Remerciements

La rédaction d’une thèse implique un parcours scientifique et humain exigeant. Tout au long des quatre dernières années, plusieurs personnes ont contribué à ce que mon cheminement soit ce qu’il a été et, ultimement, qu’il culmine en un examen de doctorat. Il m’est difficile de spéculer sur ce qu’aurait été le résultat de mon travail si, par quelque concours de circonstance, ma trajectoire n’avait pas croisé celle de certaines d’entre elles. Je me plais à penser qu’il eut été non seulement différent, mais aussi moins riche. Quoi qu’il en soit, j’ai reçu de ces personnes beaucoup plus que ce dont pourront attester ces quelques lignes de remerciements.

Les professeurs Frank Cézilly, Gérard Chazal et François Duchesneau sont les personnes à qui ce travail est le plus redevable. Ce n’est ni par révérence pour leur fonction, ni par respect pour la tradition universitaire que je désire leur adresser mes remerciements les plus sincères. Plutôt, je souhaite souligner la générosité avec laquelle ils m’ont encadré, les encouragements qu’ils m’ont prodigué tout au long de cette aventure et les formidables opportunités qu’ils m’ont offertes. A plusieurs égards, j’ai été un doctorant chanceux. Je tiens aussi à remercier les professeurs Frédéric Bouchard, pour les conseils judicieux qu’il m’a offerts lorsque je l’ai sollicité, et Pierre Guénancia, pour le soutien indéfectible qu’il m’a apporté pendant toute la durée de mon séjour à Dijon.

Sans les structures qui m’ont accueilli, aussi bien à l’Université de Montréal qu’à l’Université de Bourgogne, mon travail n’aurait sans doute pas été ce qu’il est sans leur support. A ce titre, je tiens à remercier tout particulièrement l’UMR Biogéosciences de l’Université de Bourgogne. L’accueil qui m’y a été offert est inestimable. Mes remerciements, donc, au directeur de l’unité, Pascal Neige, et au chef du laboratoire dans lequel j’ai été intégré, Thierry Rigaud. Mes pensées amicales vont bien sûr à mes camarades de rigolade, de ripaille et de discussion (selon un ordre topologique) : Maria, Alouex, Seb, Thierry, Marie-Jeanne, Rémi, Loïc, Jérôme, Karine, Morgan, Yannick, Stéphane, Paul. Un clin d’œil tout particulier pour FX qui a héroïquement partagé son bureau avec moi. Merci à vous tous.

Je remercie également mes camarades dijonnais de longue date, injustement négligés dans la dernière année : Nuria, Luigi, Damien, Delphine, Gérald et Aurélien. Votre amitié précieuse a souvent été un baume.

Finalement, mes remerciements les plus tendres et les plus affectueux vont à celle que j’aime le plus au monde. Nadège, ta patience, ton humour et ton sourire ont été pour moi le plus sûr des soutiens.

Ce projet a pu être réalisé grâce aux soutiens financiers suivants (par ordre d’importance) : FQRSC, fond de recherche du Prof. François Duchesneau, UMR Biogéoscience de l’Université de Bourgogne, Ministère des affaires étrangères du Québec, l’Université de Montréal et le Centre Georges Chevrier de l’Université de Bourgogne.

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And it is my conviction, based on some personal experience, that there is no other discipline which gives the student such an insight and grasp of fundamentals in the philosophy of biology as does the first-hand study of animal behavior. Raymond Pearl (1922)

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Chapitre I

Introduction

1.1 Le thème de l’investigation

Dans ce travail de réflexion, nous entreprenons l’analyse d’un phénomène naturel qui n’a rien de trivial. Avec des ramifications dans les domaines de la morale, de la métaphysique et de la science, la notion de comportement animal se déploie sur un territoire d’une immensité intimidante. Considérant que le fait d’aborder cette notion revient, en quelque sorte, à nous intéresser à ces nombreux traits qui caractérisent l’espèce humaine, nous ne pouvons guère nous laisser surprendre par la complexité et la difficulté de l’entreprise. A vrai dire, si la possibilité de saisir l’ensemble de ce qu’implique le comportement animal n’est pas en soi une vaine prétention, elle soulève d’importantes questions au sujet des conditions de sa réalisation éventuelle. Dans tous les cas, l’analyse de la notion de comportement animal impose à qui s’y engage une certaine circonspection.

Bien avant d’éprouver les limites de notre propre connaissance, de nos investissements cognitifs, il semble donc indispensable que nous adoptions une perspective pour notre investigation. Ne pouvant embrasser d’un seul mouvement de la pensée le territoire sur lequel se déploie la notion de comportement animal, il importe de nous positionner, de prendre la mesure de ce qu’implique cette option et, finalement, de procéder à notre analyse de ce paysage restreint qui s’offre à nous.

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La perspective que nous privilégions pour cette réflexion est celle de la science. De façon prévisible, l’approche que nous envisageons doit impérativement être précisée. En effet, de toutes les disciplines susceptibles de satisfaire à la qualification « science du comportement », c’est en regard de l’une seule d’entre elles que nous comptons diriger notre enquête : l’écologie comportementale. Notre choix peut sembler arbitraire car, a priori, plusieurs autres domaines d’investigation auraient sans doute permis de circonscrire la notion de comportement animal. Il suffit de songer à des champs de recherche tels que la neurophysiologie ou la psychologie expérimentale. Il semble donc indispensable que nous justifiions sommairement notre parti pris en faveur de l’écologie comportementale.

En fait, la mise en place de ce projet –et l’adoption de notre perspective particulière– ne repose pas sur une évaluation rationnelle et exhaustive de l’ensemble des options disponibles pour traiter de la notion de comportement animal. Pour justifier notre choix, il faut d’abord mentionner la formation en toxicologie environnementale que nous avons reçue avant de nous initier à la réflexion philosophique. Cette formation a directement contribué à limiter les thèmes d’investigation qui s’ouvraient à nous pour un travail de thèse de doctorat. Notre maîtrise des sciences biologiques et, avouons-le, nos importantes lacunes en histoire de la philosophie et en métaphysique, ont fortement déterminé l’angle selon lequel nous étions susceptible d’élaborer un travail de réflexion. Pour autant, ces contraintes ne suffisent pas à expliquer pourquoi nous nous sommes intéressés à la notion de comportement animal et à l’écologie comportementale. Pour le comprendre, il faut admettre la contingence d’une rencontre sur le campus de l’Université de Bourgogne. En effet, c’est au détour d’activités consacrées à l’histoire et à la philosophie des sciences que nous avons rencontré le Prof. Frank Cézilly, écologue du comportement animal. A travers son enthousiasme pour l’écologie comportementale et l’épistémologie, il a su nous faire entrevoir toute la richesse philosophique d’un thème comme celui du comportement animal. Cette rencontre n’aurait certainement pas eu le même impact sur notre choix si elle n’avait pas été accompagnée par ce que nous estimions à l’époque être un impératif méthodologique fondamental pour mener à bien notre projet : la possibilité de bénéficier de la proximité d’une équipe scientifique performante. A notre sens, il n’était pas envisageable d’entamer une démarche sur un objet que nous considérons a priori comme

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scientifique, sans un contact étroit avec l’une des disciplines qui en conduisent l’étude. L’écologie comportementale était donc une option pragmatique, et une préoccupation supplémentaire nous a confortés dans ce choix.

Cette préoccupation, de nature épistémique –c’est-à-dire en rapport direct avec la connaissance de notre objet–, concernait le statut accordé à la notion de comportement animal. Si au départ nous n’avions qu’une vague intuition quant à la façon dont devait être abordée son investigation scientifique, notre propre curiosité allait certainement du côté de l’étude du comportement d’organismes « entiers », et non pas uniquement de mécanismes biochimiques de la cognition. A notre sens, c’était là l’une des approches les plus pertinentes pour comprendre le comportement animal en tant que caractéristique spécifique d’organismes intriqués à leur milieu, parties d’un système plus complexe d’entités. La perspective conférée par l’écologie comportementale permettait non seulement cette conception mais, encore, elle imposait que notre réflexion à prétention scientifique intègre la question de l’évolution du comportement. Parce qu’elle rassemble et articule les thèmes fondamentaux du comportement, de l’environnement et de l’évolution, la discipline nous est apparue comme étant un formidable champ d’investigation philosophique.

L’origine de notre projet en partie éclairée, nous ne pouvons faire abstraction de l’importante difficulté épistémologique à laquelle nous avons été confrontés. En effet, dès la mise en place de notre analyse, et quelle que soit la discipline pour laquelle nous aurions pu opter, une question de choix méthodologique s’est rapidement imposée à nous : comment aborder la notion complexe de comportement animal, et être exhaustif à ce sujet, dans le cadre d’une discipline qui nous est contemporaine ? Deux approches générales étaient accessibles. La première, que nous avons écartée, aurait consisté en un examen rigoureux du corpus théorique de la discipline, des méthodes d’investigation utilisées, ainsi que des résultats générés. Cette approche méthodologique, requérant des analyses serrées de textes scientifiques contemporains, aurait tablé sur la seule discursivité : nulle possibilité de laisser de côté certaines régions de l’écologie comportementale puisque l’analyse de la notion de comportement animal se veut a priori dirigée par la discipline. Afin de comprendre l’approche alternative que nous avons choisie, il importe de méditer un instant

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cette contrainte, moins banale qu’il n’y paraît. D’abord, l’éventuelle prétention de pouvoir circonscrire la discipline et ses régions se heurte rapidement au problème de la définition. Comment, en effet, choisir le portrait le plus représentatif de l’écologie comportementale sans effectuer une coupe artificielle dans le temps ? La discipline est active et féconde, si bien que ses cadres théoriques, aussi bien que les thèmes d’investigation privilégiés, évoluent avec rapidité. Il semble donc risqué de spéculer au sujet des éventuelles similitudes entre le portrait actuel de la discipline et celui de demain. De façon corrélée, il n’est pas aisé d’entreprendre la démarche inverse, et de nous intéresser à l’écologie comportementale dans la structure de son évolution historique. En fait, si la discipline est active et féconde c’est, notamment, parce qu’elle est de constitution récente. Ainsi, à la difficulté de saisir la discipline sous son organisation et son orientation actuelle s’ajoute celle d’établir un « acte de naissance » à partir duquel pourrait être fondé l’analyse de la discipline et de son objet. La possibilité même de cerner la notion de comportement animal au sein de l’écologie comportementale apparaît donc interdire l’usage du portrait, d’une épistémologie synchronique.

Cette option écartée, il nous reste encore la seconde démarche, à savoir celle qui s’intéresse au caractère dynamique de la discipline. C’est précisément la voie que nous entreprenons avec l’approche méthodologique que nous comptons développer dans ce travail. A plusieurs égards, il serait sans doute possible de qualifier notre démarche d’historique. Toutefois, une telle qualification ne saurait rendre justice à notre projet, non plus qu’à ceux de l’historien ou du philosophe versé à l’épistémologie. La première partie de l’intitulé de notre travail, Epistémologie historique, ne traduit pas autant un malaise que la difficulté à inscrire notre réflexion sous une étiquette plus limpide et plus modeste. Notre approche tablera donc sur une partie très limitée de l’histoire de l’étude du comportement animal. En fait, toute la démarche que nous entreprenons s’appuie sur une hypothèse méthodologique précise, à savoir que la possibilité de saisir la notion de comportement animal dans la pratique de l’écologie comportementale, tout en prenant en considération la dynamique qui anime actuellement ce champ d’investigation, repose, dans une large mesure, sur la compréhension de l’histoire récente de l’élaboration du comportement

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animal comme objet scientifique. Cette histoire récente, nous l’entendons dans un sens précis : il s’agit de l’histoire locale et relativement bien développée de l’éthologie.

1.2 Le plan de la démarche

Ainsi donc, l’approche la plus directe de la notion de comportement animal, du moins telle qu’elle est aujourd’hui incarnée dans l’écologie comportementale, demeurerait de nature rétrospective ? Pour étayer cette hypothèse, et apporter quelque sommaire justification à notre démarche, il importe de souligner la filiation, à la fois historique et épistémologique, de l’écologie comportementale et de l’éthologie. Bien que ce lien entre les deux disciplines puisse être envisagé selon différents angles, il suffit, dans un premier moment, d’en souligner le rôle central dans notre démarche d’investigation. D’ailleurs, l’idée de la filiation n’est pas une remarque d’une très grande originalité puisque plusieurs auteurs en ont déjà apprécié certains éléments1. De façon plus explicite, E. O. Wilson, dans son opus de 1975, a même formulé une prophétie voulant que l’éthologie soit amenée à être subsumée sous deux domaines scientifiques indépendants, mieux circonscrits et complémentaires2. Selon cette prédiction, pour l’essentiel réalisée depuis, l’éthologie devait progressivement être intégrée, d’une part, au sein de l’étude mécanistique des systèmes nerveux, socles physiologiques des comportements individuels et, d’autre part, au sein de l’étude des relations entre comportement et environnement, aussi bien d’un point de vue social que strictement écologique, individuel que populationnel. Ainsi, selon cette hypothèse, la discipline devait progressivement céder le pas à la neurobiologie et à la sociobiologie, tout en demeurant l’outil apte à maintenir une passerelle entre ces deux vastes domaines3. Quant à l’écologie comportementale, à peine constituée comme discipline à l’époque, et en tant qu’elle incarnait l’étude du comportement en fonction de paramètres écologiques, elle se trouvait positionnée dans la même « bulle » que la

1 Par exemple, voir Krebs, J. R. et Davies, N. B., 1997, p. 4, et Cézilly, F., 2008, pp. 19-21. 2 Wilson, E. O., 2000, p. 5.

3 Le célèbre diagramme des « bulles » de Wilson (2000, p. 5) illustre efficacement cette transformation

progressive. Pour une analyse de l’hypothèse de l’absorption de l’éthologie par la sociobiologie, voir Barlow, G. W., 1989.

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sociobiologie. Cette portion de la prédiction de Wilson, la moins provocante4, a été en grande partie vérifiée au fil des ans. L’investigation du comportement animal s’est en effet polarisée autour de noyaux mécaniste et évolutif. Est-ce à dire, pour autant, que la totalité de l’éthologie s’y trouve résorbée ? Deux thèmes permettent de légitimement poser la question : celui du développement du comportement et celui de la subjectivité animale. D’abord, les travaux portant sur l’ontogenèse et le développement du comportement permettent-ils d’envisager, comme certains l’ont suggéré5, une voie d’investigation propre à la pratique éthologique ? Difficilement à notre sens. Tout ce que révèle le malaise de ranger le thème de l’ontogenèse du comportement sous les « bulles » de la neurobiologie ou de la sociobiologie/l’écologie comportementale, c’est la difficulté à intégrer en un tout cohérent les explications de types mécaniste et évolutif. L’éthologie, même si elle accordait une place aux deux systèmes d’explication (ce qui sera nuancé au Chapitre II), n’a jamais réellement permis leur intégration. Il ne peut donc s’agir d’une appellation appropriée pour désigner l’étude actuelle de l’ontogenèse du comportement. Ensuite, certains champs d’activités se réclament ouvertement de l’étiquette « éthologie ». C’est le cas, principalement, de l’éthologie appliquée et de l’éthologie cognitive. Il est difficile de statuer si ces domaines utilisent l’étiquette par simple nostalgie ou comme gage de scientificité. Il est vrai que les deux domaines d’investigation poursuivent une certaine tradition éthologique en fondant leur approche sur l’observation minutieuse des actions animales. Néanmoins, le fait qu’ils évoquent des expériences animales subjectives –le bien-être et les émotions de l’animal domestiqué et exploité comme ressource et les émotions et processus cognitifs animaux au sens large, respectivement– les écartent radicalement de la démarche éthologique originale. En fait, il semble bien que le seul élément qui permette de rapprocher ces activités de l’éthologie classique se résume à l’usage d’une « méthode éthologique » (dont nous discutons à la section 6.4) que partage aussi l’écologie

4 Wilson positionne la sociobiologie dans un programme plus vaste que la simple cannibalisation d’une partie

du tandem formé par la psychologie comparative et l’éthologie. Il écrit : « It may not be too much to say that sociology and the other social sciences, as well as the humanities, are the last branches of biology waiting to be included in the Modern Synthesis. One of the functions of sociobiology, then, is to reformulate the foundations of the social sciences in a way that draws these subjects into the Modern Synthesis. Whether the social sciences can be truly biologicized in this fashion remains to be seen. » (Wilson, 2000, p. 4).

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comportementale. Comme le suggérait Wilson, l’éthologie, comme discipline scientifique dédiée à l’étude descriptive du comportement des animaux n’existe plus6.

Que l’hypothèse de Wilson en regard de la niche qu’occupe l’écologie comportementale se soit ou non vérifiée n’est pas ici de prime importance pour notre propos. En revanche, ce qui requiert notre attention est le fait que la publication de

Sociobiology –The New Synthesis ait clairement mis en évidence la position difficile dans

laquelle se trouvait alors l’éthologie7. Certes, l’exposition de ce diagnostic n’avait rien de véritablement novateur : Nikolaas Tinbergen (1907-1988) et Konrad Lorenz (1903-1989) étaient aussi arrivés à un constat similaire à cette époque8. Néanmoins, l’ouvrage de Wilson, par son exhaustivité, son accessibilité et son caractère autorisé, a fortement contribué à l’orchestration d’un requiem pour l’éthologie9. Bien que cette fin de l’éthologie soit exagérée pour certains –nous traiterons de la postérité de sa méthode–, son évocation suffit à illustrer la période d’agitation ayant parcouru un courant majeur des sciences du comportement. Cette période d’agitation, puisqu’elle est à l’origine de la constitution de l’écologie comportementale, représente un moment charnière de notre approche historique de la notion de comportement animal. Il apparaît donc impératif de nous interroger à propos

6 Nous traitons de l’éthologie cognitive dans la section 6.2. Pour un aperçu du type de questions traitées par

l’éthologie cognitive, voir, notamment, Dawkins, M. S., 1989, pp. 52-53, ou Désiré, L., Boissy, A. et Veissier, I., 2002.

7 Barlow, G. W., 1989, p. 3.

8 Lorenz avait certaines appréhensions en ce qui a trait à la transformation de l’éthologie. Ce qu’il écrit à

propos de l’emphase placée sur l’expérimentation témoigne en faveur de la prédiction de Wilson : « Even those scientists who are quite aware of the nature of systems and of the strategy of approach thereby imposed upon us, tend to regard any experimental procedure as scientifically superior to any description. In my own field of ethology this has led to a rather grotesque situation: while experimental and analytical research has progressed, during the last decades, in a really satisfactory manner, the number of animal species which have been investigated has hardly increased at all. […] The preference for experimentation has simply strangled the indispensable growth of description. There is an immense amount of purely descriptive work still to be done. » (emphase originale, Lorenz, K. Z., 1973, p. 4).

Dans une lettre à Hinde (1978), à la fois un ancien disciple et un important critique du cadre théorique de l’éthologie, Tinbergen écrivait : « But one can already see that a more or less integrated Biology of Behaviour would be far too wide a complex of science for Ethology to parade as a name for it. In other words, I feel that ‘Ethology’ is the name of a phase in the evolution of the behavioural sciences... The more I think about this, the more I feel that the idea of a phase is helpful, provided it is linked to the idea of the ethological fashion not having passed or disappeared, but incorporated into the behavioural sciences. » (cité par Kruuk, 2003, p. 329).

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non seulement de ce qui précède cette période de crise, mais aussi à propos de ce qui lui succède immédiatement.

Le fait d’accorder de l’importance à cette crise de l’éthologie, à son déclin pouvons-nous même anticiper, apporte le dernier élément à l’épistémologie historique que nous comptons mettre en œuvre dans ce travail. Le cadre de notre approche épistémologique peut être schématisé de la manière suivante. D’abord, notre point de départ est d’utiliser l’écologie comportementale pour analyser certaines des facettes de la notion de comportement animal. Parce que nous considérons que cette discipline ne peut être complètement cernée par l’analyse de son état actuel, nous utiliserons son histoire récente afin d’en mieux éclairer les particularités. De cette histoire récente, nous exploiterons plus particulièrement la filiation de la discipline avec l’éthologie. Enfin, nous utiliserons la crise ayant entraîné la fin d’une certaine éthologie pour distinguer plus nettement ce qui caractérise l’écologie comportementale.

La première question à laquelle nous devons nous intéresser pour progresser dans notre analyse est celle des principales étapes ayant conduit à l’institution de l’écologie comportementale comme discipline scientifique à part entière. La mise en place de cette chronologie sommaire nous permettra de séparer, dans le temps, les deux disciplines que sont l’éthologie et l’écologie comportementale. Puisque le développement de l’écologie comportementale sur les bases de l’éthologie a été progressif, et aucunement marqué par une rupture de type kuhnien, il semble prudent d’anticiper une plage de transition, une période où l’étude du comportement animal peut difficilement être rangée sous l’une ou l’autre des deux disciplines. C’est cette étape, pendant laquelle le cadre théorique de l’éthologie est peu à peu démonté, vidé de ses intuitions initiales sans pour autant que s’impose immédiatement un cadre de substitution, qui nous servira à distinguer de façon nette les deux disciplines. Il importe de le souligner à l’attention du lecteur, l’usage d’une histoire locale pour conduire notre épistémologie historique ne va pas sans contraindre la forme que prendra notre enquête. En effet, si notre usage d’une histoire maîtrisée permet de retracer avec clarté et simplicité une succession d’étapes déterminantes, il demeure néanmoins insuffisant pour analyser la prégnance de certains éléments théoriques dans

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l’étude du comportement. Cela ne doit guère surprendre : l’éthologie a certainement été le principal moteur dans l’institution de l’écologie comportementale, mais elle n’a pas pour autant été le seul. En conséquence, nous devrons avoir ponctuellement recours à des éléments historiques supplémentaires.

Après avoir utilisé une analyse historique pour l’individuation des deux disciplines (Chapitre II), la question qui s’impose ensuite à nous concerne les similitudes, et surtout les différences, qui caractérisent ces deux champs d’investigation. Le fait d’identifier des éléments propres à la pratique de l’écologie comportementale nous permettra de cheminer vers une meilleure compréhension de son objet d’investigation. Néanmoins, parce que la comparaison de deux disciplines, de surcroît non contemporaines l’une de l’autre, est une démarche épistémologique périlleuse, il nous faudra procéder avec méthode. Pour cette raison, et avant même de songer à quelque comparaison que ce soit, nous nous efforcerons de développer deux outils indispensables à notre analyse. Dans un premier temps, nous devrons identifier les éléments d’épistémologie sur la base desquels peut être menée la comparaison des deux disciplines (Chapitre III). Bien avant de comparer, il importe de prendre la mesure de ce qui peut utilement l’être, et de la meilleure façon de procéder. Ensuite, dans un deuxième temps, nous exposerons le matériau sur lequel s’appuiera en grande partie notre comparaison des deux disciplines. Dans le but de conserver une certaine maîtrise des nombreux éléments distinguant l’éthologie de l’écologie comportementale, nous limiterons a priori le nombre d’approches expérimentales, ainsi que leurs implications théoriques respectives, entrant dans le domaine de ce qui est comparé. De façon plus précise, nous travaillerons à partir de trois cas d’études pour chacune des deux disciplines (Chapitre IV). Ces outils en mains, l’un épistémologique et l’autre essentiellement factuel, nous serons alors en mesure de procéder à la comparaison. Celle-ci se déroulera en deux temps, certes complémentaires, mais qu’il nous apparaît utile de distinguer pour plus de clarté. D’abord, nous nous intéresserons à comparer les méthodes déployées par chacune des disciplines dans leurs investigations (Chapitre V). Ensuite, nous porterons notre attention sur cette connaissance d’arrière-plan à l’aide de laquelle les disciplines dirigent leur pratique scientifique respective (Chapitre VI).

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Finalement, au terme de ce travail de comparaison de l’éthologie et de l’écologie comportementale, une dernière question se posera encore à nous avec force : qu’est-ce que le comportement animal ? C’est en exploitant les caractéristiques spécifiques de l’écologie comportementale, mises en évidence tout au long de notre démarche, que nous espérons pouvoir y répondre. Plus précisément, nous comptons nous intéresser à ce qu’étudie cette discipline pour établir en quoi consiste la notion de comportement animal (Chapitre VII).

1.3 Précisions d’ordre lexical

Avant même d’entamer notre travail, et afin de ne pas laisser la variabilité terminologique obscurcir certaines analyses ou simples distinctions, il nous faut d’abord préciser l’usage que nous comptons faire de certains termes. Les précisions que nous souhaitons apporter concernent deux difficultés qui, si elles ne sont pas maîtrisées dès maintenant, risquent de rendre notre propos ambigu. La première difficulté à laquelle nous devons faire face concerne les nombreux noms de discipline s’intéressant à l’étude du comportement animal. La seconde concerne les expressions utilisées pour désigner le comportement et les actions de l’animal.

Quiconque s’intéresse à l’étude scientifique du comportement animal tout au long du 20e siècle est rapidement confronté à la multiplication des perspectives de recherche et, par conséquent, à celle des étiquettes associées à ces perspectives. D’autant plus que, pour les trois ou quatre dernières décades du 20e siècle, les ruptures méthodologiques et conceptuelles qui ponctuent l’étude du comportement animal apparaissent beaucoup moins franches que celles présentes au siècle précédent. Déjà, au 18e siècle, en dépit d’une complémentarité certaine, une importante coupure existe entre les

naturalistes de terrain, ou naturalistes voyageurs, et les naturalistes de muséum ou de cabinet10. Les premiers s’intéressaient essentiellement à la forme des organismes, alors que les seconds aspiraient à comprendre le dynamisme et la structure associés à celle-ci, chacun

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revendiquant une plus grande autorité sur le sujet11. De la même façon, la distinction entre l’histoire naturelle du comportement, essentiellement descriptive, anecdotique et spéculative comme l’exemplifie Georges Romanes (1848-1894), et l’approche expérimentale comme celle de Pierre Flourens (1794-1867), et plus tard d’Edward Lee Thorndike (1874-1949), est, de fait, tout aussi marquée et importante. Une autre rupture explicite, plus près de nos préoccupations actuelles celle-là, peut être repérée dans la bifurcation empruntée par les premiers éthologues pour se distancier de la psychologie comparative, et plus particulièrement de l’école béhavioriste. Ces deux courants dans l’étude du comportement animal possèdent suffisamment de caractéristiques distinctes pour y voir une réactualisation de l’opposition entre histoire naturelle et physiologie expérimentale12. Ces disjonctions marquées, cette relative limpidité dans l’identification de démarches scientifiques parallèles, voire concurrentes pour certains interprètes13, ne se retrouvent guère dans les développements de l’éthologie après les années 1950. Il en découle une certaine confusion dans l’étiquetage des disciplines. Peut-être la spécialisation du travail scientifique, doublée du recours à des connaissances et à des méthodes appartenant à plusieurs disciplines traditionnellement indépendantes (morphologie, taxonomie, physiologie, psychologie, écologie, etc.), concourent-ils à cette situation particulière. Quoi qu’il en soit, nous devons ici nous intéresser à ces nombreux termes désignant l’investigation du comportement animal dans la littérature contemporaine. Il en va de l’intelligibilité même de tout ce qui suit.

Sans nous aventurer dans une narration historique, non plus que dans une recension ou un examen à caractère sociologique, le fait d’adopter un ordre de présentation chronologique permet d’aborder simplement cette question de lexique. Le terme éthologie étant utilisé de longue date14, il importe de préciser l’usage que nous comptons en faire.

11 Pearl, R., 1922, pp. 586-587. 12 Jaynes, J., 1969, pp. 604-605. 13 Burkhardt, R. W., 1999, pp. 504-505.

14 Le terme découle du Grec ethos qui, si nous en simplifions les usages, peut être traduit par le terme

caractère. L’ethos désigne autant l’un des traits caractéristiques d’une personne ou d’un animal, qu’une vertu

morale (avoir un grand caractère) (Jaynes, J., 1969, p. 601). Au 17e siècle, l’éthologie est la représentation du

caractère de quelqu’un par des mimiques gestuelles («Ethologie», 1989). Au 18e siècle, le terme désigne à la

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Pour des fins de simplicité, nous considérons l’éthologie classique comme désignant, de façon rétrospective, l’éthologie telle qu’elle fut développée par ses principaux fondateurs : Lorenz, Tinbergen et leurs écoles15. Nous caractériserons cette appellation de façon plus exhaustive à la section 2.6 du chapitre suivant. La sociobiologie est un terme récent rendu populaire par l’ouvrage largement médiatisé d’Edward O. Wilson, Sociobiology -The New

Synthesis, paru en 197516. Sous la plume de Wilson, le terme a été amené, à l’époque, à identifier une discipline regroupant l’ensemble des modes d’investigation des comportements sociaux animaux, incluant ceux de l’homme. Contrairement à ce que pourrait laisser penser la vive réaction de certains milieux intellectuels et académiques17, la plupart des sociobiologistes s’intéressent aux comportements sociaux animaux non-humains18. Aussi, dans la préface de la réédition anniversaire de Sociobiology, en 2000, Wilson souligne lui-même que la discipline, dans sa déclinaison anthropocentrique, est parfois aussi appelée psychologie évolutionniste. Nous n’aurons pas à nous préoccuper de distinguer ces deux approches19. Toujours en relation avec cette étiquette popularisée par Wilson, certains auteurs, notamment les incontournables Geoffrey A. Parker et John Krebs, considèrent la sociobiologie animale et l’écologie comportementale comme étant des

«Ethologie», 1762). Au 19e siècle, deux définitions indépendantes l’une de l’autre voient le jour. Pour John Stuart Mill (1806-1873), l’éthologie est la science hypothétique qui permettra de comprendre les causes, physiques et morales, du caractère individuel, social et national (Mill, J. S., 1843, pp. 522-523, et, sur l’échec du projet de Mill, voir Ward, J., 1891). Isidore Geoffroy-St-Hilaire (1805-1861) n’emploie pas le mot

éthologie, mais utilise l’adjectif éthologique pour qualifier ce qui est relatif au naturel, aux instincts et aux

habitudes (Geoffroy-St-Hilaire, I., 1859, pp. 291, Geoffroy-St-Hilaire, I., 1862, pp. 388-389 et pp. 480-481, où le point de vue, les conditions et les variations sont éthologiques, respectivement).

15 L’appellation est suggérée dans Klopfer, P. H., 1973, p. xii.

16 Wilson avait lui-même fait usage du terme sociobiologie dans The Insect Societies de 1971 (Wilson, E. O.,

2000, p. v). Selon Griffiths, P. E., 2008 (p. 7), le terme était déjà employé dans les années 1940.

17 Les détracteurs de l’étude empirique des facteurs biologiques à la racine de l’organisation sociale et des

comportements humains y ont vu un retour aux tentatives de justification des inégalités sexuelles, ethniques et socio-économiques. Pour une analyse minutieuse du débat entourant la sociobiologie, voir Segerstråle, U., 2000.

18 Alcock écrit : « The chapter on humans in Wilson’s Sociobiology constitutes a mere 5 percent of his book,

and the very large majority of today’s sociobiologists conduct their research on species other than humans. » (Alcock, J., 2001, p. 9).

19 Wilson, E. O., 2000, p. vii ; Driscoll, C., 2004, a cependant démontré que les domaines d’investigation des

deux disciplines sont distincts. Elle écrit (p. 17) : « Sociobiology is primarily concerned with the origins of human social behavior, whereas evolutionary psychology is interested in providing evolutionary histories for particular human psychological mechanisms. » D’autres distinguent les deux disciplines sur la base du mode de génération de leurs hypothèses. La sociobiologie résonne selon la perspective du gène, la psychologie évolutionniste se fonde sur des inférences à partir de la synthèse darwinienne et de l’histoire (Laland, K. N. et Brown, G. R., 2002, p. 300).

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synonymes20. D’autres, sur la base d’une différence quant au support postulé de l’hérédité, maintiennent une franche distinction entre les deux disciplines21. Puisque notre travail est centré sur la notion de comportement animal, et pour éviter les ambiguïtés ou les formules trop lourdes, nous considérerons les deux appellations comme renvoyant à des démarches distinctes.

En ce qui a trait à l’écologie comportementale, les premiers indices de cette appellation semblent remonter aux années 6022 et désignent, de façon extrêmement simplifiée, l’étude des relations entre le comportement, l’écologie et l’évolution23. Plus précisément, la discipline s’intéresse à l’histoire évolutive et aux fonctions adaptatives du comportement animal. Ces deux composantes constituent ce qui est parfois amalgamé, encore aujourd’hui, sous l’étiquette de mécanismes ultimes du comportement animal24. L’étiquette d’écologie comportementale n’a pas fait immédiatement l’unanimité puisque certains, notamment William Homan Thorpe (1902-1986) et Patrick Bateson, ont défendu l’usage du terme « éthologie » pour regrouper l’ensemble des approches expérimentales, et ce, longtemps après l’éclatement des perspectives d’investigation25. Le terme, réactualisé en une appellation à aspiration fédératrice, par ailleurs conforme à l’utilisation qu’en préconisait Tinbergen26, ne s’est pas réellement imposé. Son usage, dans l’intitulé d’activités telles l’éthologie cognitive et l’éthologie appliquée, ne va pas sans poser des

20 Parker, G. A., 2006, p. 24 et Krebs, J. R., 1985, p. 40, respectivement.

21 Pour Laland et Brown, la sociobiologie se distingue par son recours à l’hypothèse d’une transmission

héréditaire essentiellement génétique (Laland, K. N. et Brown, G. R., 2002, pp. 70-71). Selon ces auteurs, l’écologie comportementale demeure agnostique quant à la nature de ce qui est hérité, nécessitant l’héritabilité sans devoir lui postuler un support génique (Laland, K. N. et Brown, G. R., 2002, p. 300).

22 Bien qu’il ne s’agisse probablement pas de la première occurrence de l’expression, Burkhardt (2005, pp.

439-440) relève que Tinbergen l’utilise dans une lettre adressée à Ernst Mayr, datée de 1968.

23 Danchin, E., Giraldeau, L.-A. et Cézilly, F., 2005b, p. 28.

24 Par opposition aux mécanismes proximaux, à savoir ceux du développement et de la physiologie des

comportements animaux (Tinbergen, N., 1974 [1951], p. 152 ; Mayr, E., 1961 ; Dewsbury, D. A., 1999, p. 191).

25 Thorpe, W. H., 1979, p. 169, Bateson, P. P. G. et Klopfer, P. H., 1989, pp. vii-viii, ou pour une déclinaison

plus récente, voir : van Staaden, M. J., 1998 ou Manning, A., 2005.

26 Dans On aims and methods of ethology (1963), Tinbergen insiste précisément sur l’importance pour

l’éthologie de considérer l’ensemble des aspects associés au comportement animal. Comme nous le verrons plus loin, il envisage ces facettes selon les quatre types de causalité déterminant un tel phénomène biologique (Tinbergen, N., 1963, p. 411).

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questions de pertinence et de légitimité. Aujourd’hui, l’expression biologie

comportementale tient lieu de bannière pour l’ensemble des approches biologiques du

comportement animal, tous profils épistémologiques confondus27. Elle regroupe l’écologie comportementale, la psychologie animale et une certaine part de la neurobiologie. Parce que l’expression est générale, voire peut-être même indéterminée, elle ne présuppose ni objet d’étude, ni outils conceptuels, ni fondements théoriques prioritaires dans l’investigation du comportement. Aussi, la biologie comportementale représente-t-elle une dénomination neutre, consensuelle, en regard de l’histoire de l’étude du comportement animal : elle ne laisse rien filtrer au sujet de la postérité de l’éthologie, de celle de la sociobiologie, ou même de la place de la psychologie expérimentale.

Avant de poursuivre, il importe d’insister encore sur l’usage que nous comptons faire de ces noms de discipline au cours des sections qui suivent. Dans un premier temps, le terme éthologie désignera en fait la discipline spécifique, et non son usage élargi et en partie indéterminé. Plus précisément, « éthologie » réfèrera toujours à l’éthologie classique comme constituant un tout cohérent, même si, il est vrai, d’importantes distinctions épistémiques se font jour entre les protagonistes anglophones et les protagonistes germanophones de la discipline28. La sociobiologie, dont il sera par ailleurs peu question, sera le terme réservé à l’étude des comportements sociaux dans un cadre génocentrique. Finalement, l’ensemble des champs d’investigation contemporains du comportement animal, dans son approche évolutive, sera placé sous l’expression écologie comportementale.

Le deuxième thème dont il nous faut préciser au moins sommairement le vocabulaire est celui du comportement animal. Déjà, l’expression comportement animal prête à une certaine confusion puisqu’elle désigne autant un type qu’un élément particulier de ce type. Un exemple permet d’éclairer cette ambiguïté. D’abord, le comportement d’une mouette rieuse (Larus ridibundus) constitue l’une des caractéristiques de l’espèce qui, notamment, permet de la distinguer d’une autre espèce. Ensuite, cette caractéristique

27 Martin et Bateson utilisent cette appellation pour la simplicité (Martin, P. et Bateson, P., 2007, p. 6). 28 Dewsbury, D. A., 1995, p. 1650.

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spécifique de l’espèce est accessible à l’analyse, et peut par-là être décomposée en un ensemble de phénomènes d’un ordre inférieur de complexité. Ces phénomènes sont aussi désignés par l’expression de comportement animal (comme dans le comportement anti-prédateur, ou d’approvisionnement). Pour l’essentiel, la difficulté qu’implique ce double usage s’estompe si nous prenons en considération le contexte dans lequel l’expression est évoquée. Cependant, pour lever toute indétermination, nous préfèrerons utiliser les termes « activité » et « conduite » pour désigner les comportements particuliers d’un organisme.

Cette remarque demeure valable pour la notion d’instinct qui, elle aussi, peut être évoquée en référence à un type ou à un élément particulier. Dans ce cas, nous évoquerons le terme « instinct » quand il sera question du type, de l’instinct d’une espèce au sens général, et « activité instinctive » pour désigner les éléments particuliers de ce type. Pour ce qui a trait à la distinction entre « instinct » et « comportement animal », nous considèrerons le premier comme étant une variété particulière du second. Puisqu’il réfère à un comportement dont la détermination est interne et inhérente à l’organisme (un comportement inné diront les éthologues), « instinct » est une dénomination plus contraignante et moins générale que celle de comportement animal. Bien sûr, cette distinction n’est donnée qu’en première approximation. Nous y reviendrons. Dans tous les cas, le fait que la notion d’instinct ne participe guère plus aux explications de l’écologie comportementale contribue à la distinguer franchement de celle de comportement animal.

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Chapitre II

Perspective historique

2.1 Introduction

Dans ce chapitre, il ne s’agit pas d’établir une liste exhaustive des événements, personnages et travaux fondateurs ayant joué quelque rôle dans la mise en place et la transformation de l’éthologie. Plutôt que d’établir l’esquisse d’une chronique méritant de plus amples développements, il importe de rassembler une partie du matériau nécessaire à notre épistémologie historique. En ce sens, l’évocation de certains repères temporels nous permettra de préciser le cadre de notre discussion. Non seulement ces repères nous permettront de circonscrire les limites de notre examen mais, aussi, ils s’avèrent indispensables pour que nous puissions identifier une plage de transition entre les deux disciplines qui nous intéressent. Par ailleurs, afin de comprendre la période de crise ayant marqué la fin de l’éthologie, il nous est impossible d’ignorer certains de ces facteurs ayant d’abord contribué à la mise en place de l’éthologie. Plusieurs des éléments sur lesquels a été fondée l’éthologie classique permettent de mieux saisir les transformations ultérieures de la discipline.

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2.2 Institution et premiers modèles

Comme le souligne Durant (1986), l’année 1936 fut une bonne année pour l’éthologie. D’une part, ce fut l’année de la fondation des deux sociétés qui allaient contribuer, dans les décennies suivantes, à l’organisation et au rayonnement de l’investigation du comportement animal. Bien que leur influence n’ait pas été simultanée – quasi immédiate pour la Deutsche Gesellschaft für Tierpsychologie (DGT) allemande, et différée après la Seconde Guerre Mondiale pour l’Institute for the Study of Animal Behaviour (ISAB) britannique29–, ces deux structures ont véritablement rendu possible la constitution et l’institution d’une éthologie européenne30. D’autre part, ce fut aussi l’année où, après un certain nombre d’échanges écrits, Lorenz et Tinbergen se rencontrent pour la première fois31. Bien que chacun des deux hommes ait déjà publié un certain nombre d’articles à l’époque, cette rencontre infléchit considérablement leurs façons de s’intéresser au comportement animal. Non seulement l’approche théorique de Lorenz s’avère cohérente mais, encore, elle est compatible avec le travail expérimental ingénieux de Tinbergen. Leur seule publication conjointe32, sur l’activité de roulement de son œuf par l’oie cendrée (Anser anser), marque l’adhésion du second au système explicatif du premier et, surtout, un tournant important dans l’approche éthologique du comportement animal33. Sous l’impulsion des deux hommes, la pratique continue certes d’être descriptive, mais elle accorde dorénavant une part importante à la manipulation des phénomènes, à l’expérimentation34. De plus, et dans le même sens que la psychologie expérimentale

29 Durant, J. R., 1986, p. 1601.

30 Dans les sections et chapitres qui suivent, nous ne nous intéresserons pas aux racines plus anciennes de

l’éthologie classique. Néanmoins, le portrait de cette histoire que nous brosse Thorpe, l’un des pionniers britanniques de l’éthologie, est suffisamment succinct et informatif pour faire office d’ébauche. Thorpe, W. H., 1979 (pp. 10-17), identifie trois protagonistes déterminants dans le développement de l’observation du comportement animal. 1° Charles Georges Leroy (1723-1789) aurait inauguré l’analyse comparative du comportement animal en Europe. 2° Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) a présenté une conception du transformisme fondée sur la transmission des caractères acquis mais, surtout, sur la motivation, la pulsion des organismes à lutter pour atteindre de nouveaux objectifs ou pour occuper de nouvelles niches. 3° Isidore Geoffroy-St-Hilaire a défendu l’idée que le point de vue éthologique constitue un élément important des sciences biologiques.

31 Burkhardt, R. W., 2005, pp. 201-203. 32 Lorenz, K. Z. et Tinbergen, N., 1938.

33 Kruuk, H., 2003, pp. 93-95 ; Radick, G., 2007, p. 570.

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américaine, l’approche éthologique exclut de ses explications le recours à des causes de type vitaliste. Déjà, en 1935, Lorenz effectue un plaidoyer en faveur d’une psychologie animale qui s’intéresserait prioritairement aux comportements instinctifs, plus fondamentaux et moins susceptibles de changer, que les autres types de comportements35. Dans le même exposé, il insiste également sur l’importance, pour les biologistes, de ne pas s’intéresser seulement à la causalité physiologique des comportements mais, aussi, à leur caractère dirigé, à leurs rôles dans l’ensemble des activités naturelles de l’animal et à leurs histoires évolutives36. Pour l’essentiel, les études du comportement animal par les premiers éthologues demeurent limitées essentiellement à l’observation de traits instinctifs chez un nombre restreint d’espèces, principalement des oiseaux. C’est progressivement que la méthode comparative est appliquée aux comportements, et qu’elle acquiert l’importance qu’on lui connaît en éthologie. A ce titre, Lorenz se présente comme l’un des premiers éthologues à défendre l’utilité des activités instinctives (instinctive behaviour patterns37) pour reconstruire des taxonomies38. Néanmoins, cette approche ne se développe réellement que plus tardivement, au début des années 195039. Hinde (1975) souligne les études de Lorenz (1941) sur les Canards et les Oies, de Tinbergen (1959) sur les Mouettes, de Crane (1949, 1952) sur les Araignées et les Mantes, de Baerends et Baerends-van Roon sur les Cichlidés (1950) et de Jacobs (1953) et Faber (1953) sur les Sauterelles, comme étant les

35 Conférence datée de 1935 et publiée l’année suivante. Une traduction anglaise est disponible dans Lorenz,

K. Z., 1970 [1937]. (Lorenz, K. Z., 1984[1978], p. 16 ; voir aussi Burkhardt, R. W., 2005, p. 179 ; p. 520, note 120).

36 Burkhardt, R. W., 2005, p. 184.

37 En ce qui concerne notre usage du vocabulaire de l’éthologie, nous accolons, entre parenthèses, leur

traduction en langue anglaise afin de concilier qualité de l’expression écrite et facilité de recoupement avec la terminologie anglo-saxonne. Dans tous les cas, nous nous référons à l’exhaustif Vocabulaire éthologique de Heymer, A., 1977.

38 Lorenz écrit : « Aux alentours de 1900, Charles Otis Whitman et, quelques années après lui, Oskar Heinroth

avait découvert qu’il est des comportements moteurs dont les similitudes ou les différences d’une espèce à l’autre, d’un genre ou même d’un groupe taxonomique plus important à l’autre, se présentent exactement de la même manière que celles des caractères morphologiques. Autrement dit, ces comportements moteurs constituent des caractères spécifiques des groupes en question au même titre que la forme des dents, des plumes, ou d’autres caractères dont l’utilisation a fait ses preuves en morphologie comparée. » (emphase originale, Lorenz, K. Z., 1984[1978], p. 13).

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plus détaillées en matière d’approche comparative40. L’approche elle-même sera analysée en détails à la section 4.4.

Dans sa conférence au Harnack-Haus de Berlin41, Lorenz expose les bases d’un premier système explicatif visant à encadrer le comportement instinctif animal. Lors de cet exposé, il présente sa propre conception de l’accomplissement des activités instinctives, identifiant une certaine catégorie d’activités innées, accomplies en des circonstances incongrues, les activités à vide (vacuum activities). A ce stade précoce de notre démarche, il semble ici indispensable de présenter dans ses grands traits la théorie lorenzienne de l’instinct42. Le détour, en sept points, permettra d’éclairer un certains nombre de développements ultérieurs. D’abord, la théorie se situe entre les deux courants importants de la psychologie de l’époque, la psychologie expérimentale d’inspiration béhavioriste d’une part, et une psychologie que nous pourrions qualifier de holiste (à la William McDougall)43. Explicitement, Lorenz récuse à la fois la réduction mécaniste des instincts à un petit nombre d’actions réflexes, assemblés en activités adultes par l’apprentissage associatif ; et la construction de catégories vitalistes visant à exprimer l’intentionnalité et le caractère téléologique des activités comportementales. Deuxièmement, et spécifiquement contre le courant béhavioriste, la théorie considère que les activités instinctives peuvent être réduites à des mécanismes neuraux, mais celles-ci demeurent néanmoins plus complexes que le simple arc réflexe. Ensuite, elle maintient que les activités instinctives sont les unités comportementales minimales, ne pouvant être décrites plus simplement. Quatrièmement, dans la théorie lorenzienne, les comportements instinctifs et les comportements appris ont non seulement des mécanismes d’ontogenèse disjoints mais, aussi, une histoire phylogénétique indépendante. Selon cette conception, les activités apprises et flexibles ne résultent pas de l’évolution graduelle des instincts. Par ailleurs, le fait que certaines

40 Hinde, R. A., 1975, p. 792. 41 Voir la note 35.

42 L’exposé qui suit peut aisément être reconstruit à partir de Heymer, A., 1977, pp. 110, 178, 183-184,

Griffiths, P. E., 2004, pp. 610-614, Brigandt, I., 2003, pp. 581-596.

43 Pour comprendre dans quelle mesure la théorie lorenzienne des instincts se positionne entre le béhaviorisme

et la psychologie intentionnaliste, il importe de mesurer l’opposition très forte de ces deux courants à l’époque. Pour avoir une idée de la violence du débat, voir Watson, J. B. et McDougall, W., 1928 (également disponible en ligne).

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activités n’apparaissent qu’au terme d’une période parfois longue de maturation ne contredit en rien leur caractère instinctif ou, à tout le moins, la présence d’une composante innée dans le comportement. Sixièmement, si les activités instinctives sont les unités comportementales minimales, elles peuvent néanmoins être décortiquées en unités de mouvements, les coordinations héréditaires (fixed action patterns)44. Ces unités de mouvement, caractéristiques des espèces ou des groupes, peuvent être exécutées selon des intensités variables, mais elles ne peuvent en aucun cas être modifiées par des stimuli extérieurs. Finalement, pour schématiser le déroulement d’une activité instinctive selon la théorie lorenzienne, une pulsion interne de l’organisme (drive) entraîne le comportement appétitif (appetitive behaviour) qui, à la rencontre du ou des stimuli extérieurs appropriés, déclenche l’acte consommatoire (consummatory act). Les coordinations héréditaires étudiées par les éthologues appartiennent essentiellement à cette dernière phase de l’activité instinctive.

Un étudiant de Tinbergen, Gerard Baerends (1916-1999), complète et enrichit considérablement la conception de l’activité instinctive de Lorenz en ajoutant une notion d’ordre. En effet, Baerends publie un modèle, sous forme de schéma, dans lequel sont hiérarchisées les pulsions associées à la ponte et aux soins parentaux chez la guêpe fouisseuse Ammophila campestris45. Brièvement, la guêpe creuse un trou dans le sable et y dépose une chenille sur laquelle elle pond un œuf. L’entrée de la chambre est ensuite obturée. Quelques jours plus tard, l’individu revient inspecter l’état d’approvisionnement de la chambre et, à la suite de cette évaluation, effectue un certain nombre de visites de réapprovisionnement. Ce qui s’avère intéressant dans l’investigation de Baerends, ce n’est pas le fait que chaque guêpe fouisseuse puisse se souvenir de l’emplacement exact de ses trous –elle peut en entretenir jusqu’à cinq à la fois–, mais plutôt qu’elle accomplisse son approvisionnement selon certaines déterminations strictes. En effet, lors de la première visite, celle de l’inspection, l’individu évalue le nombre de chenilles qui seront nécessaires au développement de la larve. Le nombre de visites suivantes, pour l’approvisionnement

44 L’expression « schèmes moteurs d’action fixe » est parfois aussi utilisée comme traduction. Par souci

d’uniformité, nous nous en tenons à la traduction d’Heymer (1977), pp. 61-62.

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cette fois, demeure déterminé par cette évaluation initiale, et reste indépendant du niveau effectif de stockage au moment de chacune des visites d’approvisionnement. Baerends le vérifie en ajoutant et en supprimant des chenilles entre chacune des visites d’approvisionnement. Chez cette espèce, les activités particulières (forage, ponte, évaluation, approvisionnement, etc.) associées à une activité d’un niveau hiérarchique plus élevé (la reproduction) sont exécutées selon un ordre auquel l’organisme ne semble pouvoir se soustraire. Tinbergen, en 1942, publie son propre diagramme de l’organisation hiérarchisée des instincts participant au comportement reproducteur de l’épinoche à trois épines (Gasterosteus aculeatus), et contribue ainsi à rendre plus visible ce type d’approche du comportement46. Dans cet article, l’éthologue entreprend aussi de clarifier le statut épistémologique de l’éthologie, et souligne, entre autres choses, que l’approche éthologique consiste en l’étude des relations causales sous-jacentes au comportement animal. Tout au long de sa carrière universitaire, Tinbergen se penchera de façon récurrente sur le statut changeant de l’éthologie, ainsi que sur les perspectives futures de la discipline47.

Les efforts de conceptualisation déployés en éthologie deviennent plus explicites lors du symposium international de 1949 intitulé « Physiological Mechanisms in Animal Behaviour », organisé par la British Association for the Study of Animal Behaviour (ISAB devenue ASAB) et sponsorisé par la Society for Experimental Biology (SEB)48. Cet événement, fruit de la collaboration entre Tinbergen, toujours installé à Leiden, aux Pays-Bas, et Thorpe de l’Université de Cambridge, s’avère être un effort décisif pour consolider une éthologie européenne, mal en point dans le contexte de l’Après-guerre. C’est au cours de cette rencontre que Tinbergen et Lorenz produisent devant l’assemblée des participants leurs modèles graphiques, illustrant leurs conceptions complémentaires des phénomènes instinctifs49. Tinbergen reformule et généralise le modèle de l’organisation hiérarchique du système nerveux et des pulsions qu’il avait développé pour l’épinoche. Lorenz, pour sa

46 Burkhardt, R. W., 2005, pp. 223-226 ; (Tinbergen, N., 1942).

47 Plus particulièrement dans les publications suivantes : Tinbergen, N., 1942, Tinbergen, N., 1974 [1951], et

Tinbergen, N., 1963.

48 Durant, J. R., 1986, p. 1611.

49 Les modèles présentés lors du symposium ont été publiés dans des actes : Tinbergen, N., 1950 et Lorenz, K.

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part, présente son modèle de la libération du potentiel d’action spécifique (specific action

potential) des instincts50. Celui-ci sera mieux connu comme étant le modèle psycho-hydraulique de l’action instinctive, plus tard illustré comme un réservoir muni d’une valve à ressort à sa base51. Dans l’un et l’autre cas, les représentations n’accordent aucune place aux boucles de rétroaction, comme le souligne plus tard Tinbergen à propos de ses propres travaux52.

Au tournant des années 40 et 50, l’éthologie s’établit comme une véritable discipline, s’institutionnalise. Avec la fondation d’un nouveau journal international,

Behaviour, par Tinbergen en 1945 et la métamorphose du modeste Bulletin de l’ISAB en le British Journal of Animal Behaviour en 1953, l’éthologie européenne dispose alors

d’organes de communication de langue anglaise. Ceux-ci allaient bientôt ravir leur position dominante au Zeitschrift für Tierpsychologie et au Journal für Ornithologie, considérablement fragilisés par la Seconde Guerre Mondiale53. De la même façon, avec le développement institutionnel de l’étude du comportement animal dans les deux plus prestigieux établissements anglais, les universités de Cambridge et d’Oxford, la discipline s’inscrit durablement dans la tradition universitaire. Avec James Gray (1891-1975), Thorpe et Robert A. Hinde à Cambridge, et Alister Hardy (1896-1985), David Lack (1910-1973) et Niko Tinbergen à Oxford, l’éthologie devient à la fois un domaine de recherche

50 Burkhardt, R. W., 2005, pp. 311-320 ; Griffiths affirme que ce modèle a sans doute été emprunté par

Lorenz à un psychologue américain, William Douglas (Griffiths, P. E., 2004, p. 615).

51 Ce modèle est présenté verbalement dans Lorenz, K. Z., 1937c, p. 325. Sa version graphique est publiée

dans Lorenz, K. Z., 1950. Brièvement, la pulsion qui dirige l’exécution d’une activité instinctive (comportement appétitif et acte consommatoire) n’est pas considérée comme étant une unité discrète qui serait présente ou absente selon que l’activité est exécutée ou non. C’est la notion de potentiel d’action spécifique qui confère à la pulsion son caractère continu. Dans le but de rendre compte d’un certain nombre d’observations, notamment de la latence entre deux effectuations d’une même activité, Lorenz conçoit le potentiel d’action spécifique comme s’accumulant dans un réservoir muni d’une valve. La valve s’ouvre, et déclenche l’exécution de l’activité sous l’action de deux forces complémentaires : 1° la pression hydrostatique du contenu du réservoir poussant sur le ressort de la valve ; 2° l’action de stimuli externes, imagée comme la progressive accumulation de poids sur le plateau d’une balance. Lorsque la masse nécessaire est atteinte, le basculement du plateau entraîne le ressort et l’ouverture de la valve. Ainsi, lorsque le réservoir est plein, des stimuli de très faible ampleur peuvent entraîner le déclenchement d’une action instinctive (Hinde, R. A., 1956, pp. 321-322).

52 Tinbergen, N., 1974 [1951], préface à la réédition de 1969, p. viii. 53 Durant, J. R., 1986, p. 1611.

Figure

Figure 1 :  Représentation schématique des principales démarches ayant contribué à la  constitution de l’écologie comportementale
Tableau 1 :  Petit lexique déclinant le vocabulaire utilisé pour traiter des modes  d’investigation dans la suite de ce travail
Figure 2 :  Représentation schématique du modèle verbal de la communication des  abeilles
Figure 3 :  Courbes représentant la hauteur des yeux du poussin (cm) en fonction du temps  (sec.) au cours de séances d’abreuvement
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