• Aucun résultat trouvé

Cas 6 : L’étude de la manipulation parasitaire par Manuel Berdoy

Bien que les cycles parasitaires complexes soient des systèmes de phénomènes connus depuis longtemps, et qu’il paraît indéniable que la succession d’événements qu’ils impliquent est issue d’un processus évolutif, la démonstration que la sélection naturelle peut effectivement avoir prise sur le cycle du parasite demeure relativement récente. L’un des premiers mécanismes de nature adaptative à avoir été mis en évidence est celui de la

294 Gross, M. R., 1994, p. 359, et Perry, G. et Pianka, E. R., 1997, p. 361. 295 Perry, G. et Pianka, E. R., 1997, p. 361.

manipulation parasitaire297. De façon schématique, il s’agit du fait qu’un parasite altère le phénotype d’un hôte intermédiaire de sorte que les rencontres de celui-ci avec un hôte définitif (l’hôte dans lequel se reproduit le parasite) soient augmentées. La manipulation du comportement ou du phénotype de l’hôte par le parasite engendre donc un gain en aptitude phénotypique, comme le postule le principe du phénotype étendu, présenté par Dawkins298. Dans le cas classique présenté par William Bethel et John Holmes, l’hôte intermédiaire, une crevette d’eau douce (Gammarus lacustris) voit sa tendance à la photophobie altérée lorsqu’il est parasité par une larve d’acanthocéphale (genre Polymorphus)299. Il en résulte un changement de distribution du gammare infecté dans l’environnement aquatique, augmentant ainsi les risques de prédation par des oiseaux. Une fois ingérée, la larve d’acanthocéphale atteint sa maturité et se reproduit dans l’intestin de l’hôte définitif. Les œufs sont alors évacués dans les fèces, pouvant ainsi être à leur tour ingérés par des crevettes d’eau douce saines.

Figure 5 : Représentation schématique du cycle de reproduction complexe d’un parasite dans le système Polymorphus – Gammarus lacustris – oiseaux.

297 Danchin, E., Giraldeau, L.-A. et Cézilly, F., 2005b, p. 487.

298 La notion de phénotype étendu désigne la fabrication ou l’altération d’éléments avec lesquels interagit

l’organisme, et grâce auxquels le gène égoïste augmente le nombre de ses copies. Autrement dit, le phénotype étendu regroupe des caractères qui, bien qu’ils ne fassent pas partie de l’organisme en question, n’en contribuent pas moins à son aptitude phénotypique. La toile de l’araignée, le barrage des castors ou le nid d’un oiseau constituent des exemples classiques de phénotypes étendus. Dawkins aborde directement la question de la manipulation parasitaire (Dawkins, R., 1999, pp. 216-220).

299 Bethel, W. M. et Holmes, J. C., 1973. œufs larves adultes eau hôte intermédiaire (Gammarus lacustris) hôte définitifs (oiseaux)

ingestion ingestion relargage dans les fèces manipulation parasitaire

Par rapport à ces travaux historiques de Bethel et Holmes, le cas de manipulation parasitaire investigué par Manuel Berdoy et ses collaborateurs présente un attrait supplémentaire pour une étude de cas. D’abord, parce qu’ils concernent des vertébrés supérieurs, ces travaux situent le thème de la manipulation parasitaire en plus étroite proximité avec une espèce particulière, qu’il ne faut surtout pas perdre de vue dans nos considérations au sujet du comportement animal, l’homme. Ensuite, ce cas d’étude présente l’avantage de pouvoir être exposé de façon simple et intuitive pour le lecteur. Même s’il importe de demeurer prudent à leur égard, les images possèdent un caractère didactique indéniable.

Le parasite auquel s’intéresse Berdoy, la toxoplasmose (Toxoplasma gondii), est un protozoaire intracellulaire à cycle complexe qui peut infecter tous les mammifères. Cependant, en dépit de ce réservoir important d’hôtes, il s’avère que seul le chat (Felis

catus) constitue l’hôte définitif du parasite. Plus précisément, le chat, qui peut être infecté

soit en ingérant directement des œufs soit en consommant une proie contaminée, est le seul mammifère répertorié dans lequel les œufs du parasite sont évacués à travers les fèces300. Ce qui est particulièrement intéressant avec le cas de manipulation étudié par Berdoy est le fait que le parasite semble altérer de façon radicale un nombre restreint de traits phénotypiques de l’un de ses hôtes intermédiaires, le rat surmulot (Rattus norvegicus). En effet, alors que les rats sains affichent une nette aversion pour l’odeur des chats, évitant les zones où ils en perçoivent la présence, les individus parasités semblent au contraire y être attirés301. C’est précisément l’hypothèse qu’ont entrepris de tester Berdoy et ses collaborateurs. Le dispositif expérimental mis en place est d’une grande simplicité. Il s’agit de mesurer la différence, entre des individus sains et des individus parasités, de préférences et d’aversions envers des stimuli olfactifs. Les investigateurs exposent donc les rats à quatre odeurs simultanément : l’odeur de la litière de l’animal, l’odeur de litière fraîche, l’odeur de litière fraîche traitée avec de l’urine de chat diluée et l’odeur de la paille fraîche traitée avec de l’urine non diluée de lapin302. L’hypothèse de la manipulation phénotypique du rat a

300 Berdoy, M., Webster, J. P. et Macdonald, D. W., 2000, p. 1591. 301 Ibid., p. 1591.

ainsi pu être confirmée par la préférence marquée des individus parasités pour l’odeur du chat.

Ce sixième cas illustre bien, une nouvelle fois, l’intrication des deux modes d’investigation que sont l’expérimentation et la modélisation dans la démarche expérimentale. Comme pour les cas d’étude qui précèdent, nous allons maintenant nous intéresser à la place qu’occupe la modélisation dans l’étude de la manipulation parasitaire. D’abord, le modèle à la racine de cette investigation est celui du cycle parasitaire complexe, déjà fort étudié au cours des dernières décennies. Il est généralement admis que, pour un parasite, le fait de posséder un hôte intermédiaire représente une formidable contrainte sur le plan évolutif. La manipulation d’un trait phénotypique ou comportemental de cet hôte est l’un des mécanismes qui ont évolué au cours de la mise en place du cycle parasitaire303. Etant donné que la toxoplasmose est un protozoaire à cycle complexe, il est donc légitime que Berdoy s’intéresse à l’éventuelle manipulation de l’un des hôtes intermédiaires importants du cycle. Un deuxième modèle, celui de la manipulation comportementale, intervient alors dans l’investigation. Berdoy l’interprète selon les termes du système de phénomènes toxoplasmose-rat-chat.

Dans la représentation que confère le modèle, toutes les entités impliquées correspondent à des entités du monde naturel. En revanche, bien qu’il soit possible d’attribuer un caractère causal à toutes les relations entre ces entités, le statut de l’une d’elles demeure problématique. En effet, la manipulation du comportement de l’hôte intermédiaire par le parasite se présente comme une relation complexe, dont la définition même demeure au centre de l’investigation des cycles parasitaires complexes304. Bien que des efforts aient été effectués afin de cerner en quoi consiste cette manipulation, ou pour définir des conditions minimales permettant d’attester de sa présence effective dans un cycle complexe305, la relation causale ne se laisse pas aisément démontrer. C’est pour cette

303 Poulin, R., 1995, p. 1371.

304 Voir, par exemple, les discussions de Combes, C., 1991, Webster, J. P., Gowtage-Sequeira, S., et al., 2000,

et Edelaar, P., Drent, J. et de Goeij, P., 2003.

305 Poulin identifie quatre conditions nécessaires pour que le système soit considéré comme un cas de

raison que les investigateurs intéressés par le sujet s’efforcent de discriminer l’effet de la manipulation par le parasite de l’effet de sa seule présence. Il importe de distinguer si l’altération du comportement, à travers l’augmentation de la prédation par exemple, doit être attribuée à un mécanisme adaptatif du parasite, ou aux perturbations de l’organisme de l’hôte parasité. Dans le cas de l’investigation de Berdoy, il semble néanmoins évident que le protozoaire cause une altération du comportement du rat surmulot et ce, même si le mécanisme neurophysiologique de l’altération n’est pas complètement élucidé. L’usage du modèle de la manipulation parasitaire par ces auteurs ne permet pas le moindre doute.

De la même façon que pour les autres modélisations dont nous avons jusqu’ici traité, la représentation de leur système toxoplasmose-rat-chat montre, aussi bien qu’elle le synthétise, un système de phénomènes naturels complexe. En fait, la représentation accomplit si bien les fonctions de monstration et de synthèse qu’elle paraît pouvoir être citée comme cas d’école. Cependant, la représentation ne semble pas pouvoir être manipulée afin de générer une représentation de second ordre.

Avant de quitter cet ultime cas d’étude, il nous faut encore nous pencher sur le type d’approche auquel il participe. Il importe de mentionner que l’investigation de Berdoy porte sur des individus, et non pas sur un système de relations entre des entités abstraites, comme les mouches scatophages de Parker. Berdoy s’efforce de montrer que le comportement du rat surmulot est altéré lorsqu’il est infecté par la toxoplasmose. Il ne s’agit pas d’arriver à une description de la structure du système, mais seulement d’attester de la présence d’un effet, d’une conséquence du cycle parasitaire complexe. Ce cas d’étude ne participe donc pas d’une approche phénotypique structurale. Si l’approche demeure néanmoins de type phénotypique, doit-elle être considérée mécaniste ou adaptationniste ? La question est délicate à trancher puisque, bien que Berdoy s’intéresse à un trait adaptatif du protozoaire, il en démontre la présence par la seule altération des préférences et aversions de l’hôte intermédiaire. Même s’il est admis que certains parasites manipulent

être considérées comme adaptatives si : 1° elles sont complexes ; 2° elles affichent des signes d’une conception, ou d’un design, téléologique ; 3° Ces modifications sont plus certainement adaptatives si elles sont apparues de façon indépendantes dans plusieurs lignées de différents hôtes ou de parasite ; 4° Elles augmentent l’aptitude phénotypique de l’hôte ou du parasite (Poulin, R., 1995, p. 1371). Les conditions 1°, 2° et 4° semblent remplies dans l’investigation de Berdoy.

leurs hôtes afin d’augmenter leur aptitude phénotypique, l’expérimentation effectuée ne permet pas de confirmer que la toxoplasmose retire le moindre avantage (meilleure transmission par exemple) du fait que les rats infestés sont attirés par l’urine de chat. Cette partie ne figure pas dans l’investigation et, à notre sens, son absence affaiblit considérablement la démonstration de l’auteur. En fait, celui-ci se revendique d’une approche phénotypique adaptationniste, alors qu’en réalité, son approche demeure essentiellement mécaniste. Ce cas d’étude semble donc plus proche de celui de Von Frisch que de celui de Tinbergen. Attardons-nous un instant sur ce point, il nous permettra de mettre en évidence l’une des démarches de la pratique contemporaine de l’écologie comportementale.

Des travaux récents ont montré que l’attirance des rats et des souris aux phéromones du chat est spécifique, c’est-à-dire que les capacités physiques et cognitives de ces organismes ne sont pas affectées, et que leur comportement à l’égard d’autres stimuli aversifs n’est pas non plus altéré306. Ces résultats confirment donc ceux de Berdoy, mais sans pour autant démontrer l’éventuel gain en aptitude phénotypique du parasite. Pour que ce gain soit directement attesté, il faudrait observer une augmentation de la transmission du parasite en comparant les taux de prédation de rats sains et de rats infectés307. Puisque cette expérimentation présente une contrainte éthique importante (est-ce que la confirmation de l’hypothèse justifie la mise en scène du sacrifice des rats ?), il est possible que la confirmation empirique ne soit jamais obtenue par cette voie. Est-ce pour autant assumer que la manipulation comportementale du rat par la toxoplasmose est destinée à demeurer une simple hypothèse ? Dans le même sens, est-ce aussi assumer qu’il ne sera pas possible, pour des raisons éthiques entre autres, de confirmer des hypothèses de manipulation comportementale chez d’autres espèces de mammifères, et notamment chez l’homme ? Rien n’est moins certain car de plus en plus de cas de manipulation parasitaire sont démontrés (aussi bien l’altération du comportement de l’hôte que le gain en aptitude phénotypique du parasite), et la meilleure compréhension des mécanismes neurophysiologiques impliqués permettra d’effectuer des projections et des comparaisons

306 Vyas, A., Kim, S.-K., et al., 2007, p. 6445. 307 Ibid., p. 6445.

interspécifiques. La congruence des mécanismes et phénomènes impliqués dans la manipulation comportementale ne constitue pas, à proprement parler, une confirmation empirique. Mais elle permet néanmoins de construire la plausibilité d’une hypothèse, de la faire cheminer vers le statut de fait scientifique. C’est en ce sens que les travaux sur le thème de la manipulation parasitaire sont représentatifs de la démarche de l’écologie comportementale, comme de celle de l’ensemble de la biologie évolutive. La capacité de l’écologue à démontrer une fonction adaptative repose sur la compréhension des mécanismes (biochimiques, physiologiques, neurophysiologiques, comportementaux, populationnels et autres) impliqués par celle-ci. Il semble approprié d’inscrire le travail de Berdoy dans cette veine, et de considérer que celui-ci participe d’une approche phénotypique adaptationniste.