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Quelles approches pour l’étude du comportement animal en milieu naturel ?

naturel ?

Notre analyse de ces six cas d’étude a permis d’exposer des approches suffisamment différentes pour nécessiter des appellations distinctes. Il n’est sans doute pas inutile d’effectuer un retour sur les critères que nous avons utilisés pour identifier les façons d’étudier le comportement animal. D’autant plus que les étiquettes que nous avons attribuées n’ont de véritable raison d’être que dans un contexte épistémologique élargi. Ainsi, bien qu’elles ne servent que très accessoirement notre descriptions des cas d’étude, ces étiquettes s’avèrent indispensables pour ordonner les différentes approches utilisées dans l’investigation du comportement animal. Il ne s’agit bien sûr pas de procéder à l’élaboration d’une classification de ces approches à partir de seulement six exemples de travaux. La démarche serait aussi prétentieuse qu’incomplète. Par contre, en rendant plus explicites les critères de partition auxquels nous avons eu recours, nous espérons mettre en évidence des types d’investigation complémentaires, mais néanmoins indépendants les uns des autres. Cette démarche d’identification et de mise en ordre des approches doit être appréciée pour ce qu’elle est : l’ébauche d’un outil qui nous servira à appréhender la notion de comportement animal dans la pratique de l’écologie comportementale.

D’abord, le résultat de notre attribution d’étiquettes aux cas d’étude analysés impose un premier constat fort : cinq exemples sur six ont été associés à l’approche phénotypique. Le sixième exemple, celui impliquant Lorenz, a été associé à l’approche comparative au prix d’une légère distorsion, et pour une fin bien précise. Nous y reviendrons. Dans l’immédiat, il semble opportun de nous intéresser à la classe la plus importante d’un point de vue numérique, et aux déclinaisons qu’elle comporte. En première approximation, l’étiquette « approche phénotypique » regroupe les démarches dédiées à la compréhension des interactions de traits comportementaux d’un organisme avec des éléments de son environnement. Le trait comportemental, au même titre que la couleur du plumage, est une caractéristique identifiée par abstraction depuis un phénomène plus complexe. Ce trait est dit phénotypique parce qu’il désigne l’expression d’une caractéristique spécifique de l’organisme. Comme nos cas d’étude l’ont illustré, il n’y a pas de niveau d’organisation, ou de degré de complexité, privilégié pour identifier des traits comportementaux. L’approche phénotypique inclut donc toutes les démarches qui visent à comprendre les relations dans lesquelles des entités comportementales sont impliquées, qu’il s’agisse d’interactions entre un individu et des éléments de son environnement naturel (Von Frisch, Tinbergen, les Dawkins et Berdoy), d’interactions entre individus (Von Frisch), des conséquences de l’interactions entre des éléments d’une population (Parker) ou autres.

Néanmoins, au fil de notre analyse des cas d’étude, il est apparu assez rapidement que plusieurs des démarches rangées sous l’étiquette d’approche phénotypique portent en fait sur des types différents d’interactions comportement-environnement (naturel ou social). Celles qui sont le plus simplement appréhendées restent certainement les interactions de type mécaniste. Dans ces cas, une caractéristique de l’environnement déclenche un effet sur l’organisme (le trait comportemental) et, lorsque l’investigation est imposante comme celle de Von Frisch, il est possible d’introduire un troisième élément à la chaîne causale (l’abeille qui observe la danse effectuée et qui réagit à ce qu’elle perçoit). D’une façon générale, l’approche phénotypique mécaniste n’a pas d’autres objectifs que de décrire le comportement en termes de successions réglées de causes et d’effets.

La déclinaison adaptationniste de l’approche phénotypique consiste à étudier le caractère adaptatif d’un trait. Pour procéder, l’investigateur formule une hypothèse adaptationniste et, afin de la vérifier, il entreprend d’établir une relation entre la forme particulière du trait et l’aptitude phénotypique de l’organisme. Pour ce faire, l’investigateur doit mettre en place une stratégie expérimentale lui permettant de tester la contribution du trait à la reproduction et à la survie de l’organisme. En utilisant des hypothèses contrefactuelles, l’investigateur peut démontrer, d’une part, que l’adaptation présumée participe vraiment à l’augmentation de l’aptitude phénotypique et, d’autre part, qu’elle augmente effectivement l’aptitude phénotypique en regard des conditions environnementales appropriées308. Dans les cas d’étude que nous avons abordés, Tinbergen et Berdoy montrent tous deux que l’adaptation présumée par leurs travaux est dirigée afin de contribuer à l’augmentation de l’aptitude (la mouette rieuse enlève de son nid les objets susceptible d’attirer l’attention des prédateurs ; le parasite modifie le comportement du rat afin d’augmenter la fréquence de rencontre de l’hôte définitif. Comme nous avons vu, seuls les travaux de Tinbergen confirment expérimentalement que le comportement étudié augmente effectivement l’aptitude. Pour démontrer l’une et l’autre facette d’une adaptation, l’investigateur traduit son raisonnement adaptatif dans les termes de l’approche mécaniste. C’est le contraste entre les mécanismes causaux observés dans la nature et les mécanismes causaux résultant d’un travail « d’ingénierie phénotypique »309 –l’instanciation d’hypothèses contrefactuelles en fait– qui confirme ou infirme le caractère adaptatif du trait. Pour schématiser, l’approche phénotypique adaptationniste est une approche mécaniste dirigée par une hypothèse adaptationniste.

Contrairement aux versions mécaniste et adaptationniste, les phénomènes qui sont appréhendés avec l’approche phénotypique structurale ne sont pas des traits comportementaux directement observables chez l’organisme. Ce sont plutôt des

308 Nous reviendrons longuement sur cette question à la section 6.4

309 L’ingénérie phénotypique désigne « […] la manipulation expérimentale de génotypes ou de phénotypes

pour modifier les valeurs naturelles de la distribution de la variance et de la covariance phénotypiques. » L’usage de l’ingénérie phénotypique permet 1° d’augmenter une variance phénotypique qui serait trop faible pour la détection de certains types d’effets sélectifs et 2° de séparer la variation de deux traits de manière à ce qu’elles ne soient pas confondues et qu’il soit possible de séparer le rôle causal de chaque trait sur l’aptitude phénotypique (Travis, J. et Reznick, D. N., 1998, p.450).

phénomènes qui structurent les comportements observés. Par exemple, dans le travail des Dawkins, l’étude des mouvements d’une séquence a pour objectif d’éclairer la structure du processus décisionnel impliquée dans l’abreuvement des poussins. Dans celui de Parker, la distribution libre et idéale des mâles montre la structure économique du processus décisionnel impliquée dans la reproduction. Dans les deux cas, il s’agit d’étudier une structure d’interactions entre les éléments d’un système afin d’être en mesure de comprendre les règles présidant à son organisation. En ce sens, cela importe peu que l’approche structurale s’intéresse à la structure de systèmes neurophysiologiques ou écologiques. Ce qui compte, c’est qu’elle confère à l’investigateur une perspective cohérente sur le comportement, et qu’elle permette de concevoir un ensemble de relations difficilement accessibles avec l’étude des seuls éléments individuels du comportement.

Pour le deuxième grand type d’approche que nous avons identifié au cours de ce chapitre, l’approche comparative, l’écologue s’intéresse à la même interaction comportement-environnement chez plus d’une espèce. De fait, puisqu’il est essentiel de circonscrire de façon appropriée une interaction avant de procéder à sa comparaison, cette approche s’appuie massivement sur une démarche de type phénotypique. Néanmoins, et malgré cette relation de dépendance qui les associent, il ne semble pas approprié de considérer ces approches comme deux variations autour d’un même thème. D’abord, ce ne sont pas toutes les observations phénotypiques particulières qui engendrent des résultats pouvant être utilement comparés. Puisque la comparaison interspécifique a pour projet soit d’identifier des adaptations soit d’apprécier la coévolution de deux ou plusieurs traits, le choix des phénomènes à comparer est contraint par leur pertinence phylogénétique et par les objectifs de l’investigateurs. Aussi, les outils de comparaison imposent certaines contraintes quant aux phénomènes pouvant être comparés. Plus les traits comportementaux étudiés sont complexes, sujets à être modifiés par un nombre important de variables, et plus les exigences sur la méthode de comparaison sont élevées. Si l’approche comparative utilise des phénomènes comportementaux qui sont aussi étudiés à travers l’approche phénotypique, les inférences évolutionnistes qu’elle rend possibles sont inaccessibles à cette dernière.

Finalement, un troisième et dernier type d’approche utilisé dans l’étude du comportement animal doit encore être introduit : l’approche par réduction. Dans cette approche, les variations d’un aspect du comportement sont corrélées à des variations observées à un niveau biologique inférieur, sans qu’il ne soit possible d’établir, au moment où l’investigation est conduite, le réseau de relations causales qui unit les deux niveaux. A toute fin pratique, tous les niveaux inférieurs à celui de l’activité neuro-motrice ne peuvent être reliés causalement aux mouvements, actions et activités animales que de façon partielle et schématique. C’est l’approche par réduction qui intègre ces niveaux « causalement éloignés » à l’investigation du comportement animal. Puisque nous n’avons pas inclus de cas d’étude présentant ce troisième type d’approche, il semble indispensable de d’introduire un exemple simple et parlant.

Il concerne la sélection artificielle de la polyandrie (l’appariement avec plus d’un mâle) chez le lepidoptère Spodoptera exigua310. Dans cette étude, les auteurs ont exploité la variation naturelle du degré de polyandrie pour sélectionner deux lignées, l’une affichant un haut niveau d’appariement des femelles, l’autre affichant un bas niveau. Après six générations de sélection, les niveaux de polyandrie des lignées atteignent 90% et 25%, respectivement. Par la suite, des expériences d’hybridation avec ces lignées permettent de montrer que la polyandrie chez cette espèce est un trait autosomal, polygénique et héritable. Bien que ces travaux n’identifient aucun des gènes impliqués, ils n’en démontrent pas moins la corrélation d’un trait du comportement avec le génotype de l’espèce et, surtout, ils attestent de l’héritabilité de ce trait.

A notre avis, il s’agit cependant d’une erreur de confiner l’approche par réduction à l’investigation de la relation entre le génotype et certains traits comportementaux. D’autres relations entre le phénotype et des éléments non strictement géniques peuvent également être considérées dans une approche par réduction. Nous pensons ici à certains patrons de méthylation de l’ADN qui, contrairement à la majorité des formes de marquage épigénétique, ne sont pas perdus lors de la méiose (la division d’une

310 Torres-Vila, L. M., Rodríguez-Molina, M. C., et al., 2001. L’article a été porté à notre attention dans

cellule germinale en quatre gamètes). Bien que cela n’ait pas encore été démontré pour un comportement animal, plusieurs modifications des patrons de méthylation qui affectent le phénotype d’un organisme se sont avérées héritables d’une génération à l’autre311. Par exemple, la transmission héréditaire d’un patron de méthylation induit artificiellement a été associée à une augmentation importante de l’infertilité chez des rats mâles312. Il ne peut donc être exclu que ce type de modification phénotypique héritable procure une base sur laquelle la sélection naturelle opère.

Avant de nous détourner du thème des approches, il apparaît instructif de nous intéresser à la façon dont certains auteurs apprécient la diversité des démarches utilisées dans l’investigation du comportement animal. Nous nous attarderons sur trois exemples. Le premier de ceux-ci est le texte fondateur de la discipline, la première édition de

Behavioural Ecology: an Evolutionary Approach, de Krebs et Davies (1978). Dans ce

recueil de contributions, les auteurs ne s’attardent pas à identifier explicitement des types de démarche dans l’investigation du comportement animal. Néanmoins, du chapitre d’introduction à l’ouvrage, il est possible d’inférer des types distincts d’approches. Krebs et Davies considèrent que l’écologie comportementale a émergé de quatre écoles de pensée : l’approche comparative, les idées de sélection de parentèle et d’aptitude phénotypique inclusive, les expériences de terrain s’intéressant à la valeur de survie des comportements et la théorie de l’approvisionnement optimal313. Bien que leur importance soit soulignée au passage, l’approche comparative et les expériences portant sur la valeur de survie (l’approche phénotypique adaptationniste selon notre classification) sont traitées de façon secondaire dans l’ouvrage. Pour les deux auteurs, et c’est en fait ce qui apporte une certaine unité à Behavioural Ecology, ce que nous avons désigné par l’épithète d’approche phénotypique structurale constitue l’approche essentielle de l’écologie comportementale. Le fait que cette approche soit déclinée en deux facettes, l’une d’inclinaison génétique (la

311 Richards, E. J., 2006, p. 397.

312 Anway, M. D., Cupp, A. S., et al., 2005, p. 1466. L’induction du patron de méthylation a été réalisée avec

le vinclozolin, un fongicide utilisé dans l’industrie du vin. Le composé antiandrogénique a été administré à la femelle pendant la gestation de la génération F1. Les mâles des générations F1 à F4 (dernière génération testée) affichent des diminutions similaires de l’infertilité.

sélection de parentèle et la sélection sexuelle) et l’autre d’inclinaison économique (l’approvisionnement optimal), mobilisera plus loin notre attention. Dans la quatrième et dernière édition de l’opus (1997), l’ensemble des approches que nous avons décrites sont utilisées et, à plusieurs égards, l’approche phénotypique structurale occupe une place réduite par rapport à la première édition.

Le second exemple, dans l’ordre chronologique, est une courte réflexion épistémologique publiée deux ans après l’ouvrage de Krebs et Davies. Dans un article méconnu, Jacques Gervet présente une classification tripartite des approches du comportement dans la pratique qui lui est contemporaine314. D’abord, ce qu’il définit comme l’approche réductive désigne la neurophysiologie et la physiologie du comportement. Ensuite, l’approche fonctionnelle concerne l’étude de la valeur adaptative du comportement, et prend ainsi en considération les facteurs écologiques pertinents. Finalement, l’approche structurale procède en établissant la description des relations entre les entités d’un système naturel. Gervet range dans cette classe les investigations s’appuyant sur une conception économique de l’évolution par la sélection naturelle. Il est intéressant de noter que cette tripartition des approches déployées pour l’étude du comportement correspond exactement aux trois types d’approche phénotypique que nous distinguons. En revanche, Gervet ne fait aucune mention de l’usage des comparaisons interspécifiques (l’approche comparative) et de l’élaboration de corrélations entre des aspects du comportement et le génotype de l’espèce (l’approche par réduction).

Pour terminer et clore ce chapitre, le troisième exemple qu’il importe de souligner est celui, proposé par Frank Cézilly, qui a directement inspiré le schème de notre propre classification315. Notre conception présente cependant deux différences importantes par rapport à celle de cet auteur. La première concerne ce que nous identifions avec lui sous l’appellation d’approche phénotypique. Alors que Cézilly ne considère que la déclinaison structurale de l’approche phénotypique, nous avons souhaité y introduire aussi un aspect strictement mécaniste et un autre strictement adaptationniste. Cette différence de traitement,

314 Gervet, J., 1980, pp. 307-310.

à notre avis, découle essentiellement d’une différence dans les objectifs de nos analyses respectives de la démarche écologique. A certains égards, l’identification des déclinaisons mécanistes et adaptationnistes ne sert que l’investigation historique et épistémologique de l’étude du comportement. Ces déclinaisons ne sont plus présentes à l’ « état pur » dans l’écologie comportementale contemporaine, mais au contraire intégrées dans les autres types d’approches. Il est donc aisé de comprendre pourquoi le coauteur d’un manuel sur le domaine a choisi de ne pas les distinguer. Le second élément qui différencie notre classification de celle de Cézilly concerne la catégorie « approche par réduction », que l’auteur identifie par l’expression d’approche génétique. Cette emphase sur la sphère génétique n’est pertinente que dans la mesure où il n’est question que de l’héritabilité des déterminants du comportement. Or, il nous semble que l’approche par réduction ne doit pas spécifier une ontologie des entités qu’elle permet d’étudier, mais plutôt une méthodologie. Sur ce plan, il n’y a pas de raison de considérer distinctes les corrélations du comportement avec des éléments du génotype, de la régulation épigénétique (dont certains éléments sont héritables316), de la sécrétion hormonale, voire même avec des éléments de l’activité électrique d’un système nerveux. Il va de soi que ces différents paliers peuvent aussi être corrélés avec le niveau génétique, mais cette seconde étape n’est indispensable que dans l’investigation des processus évolutifs en cours. Elle n’est pas requise a priori pour l’étude du comportement animal.

Chapitre V

Objets et méthodes

5.1 Introduction

A la suite de ces analyses de travaux types effectués dans chacune des disciplines, il convient maintenant de nous intéresser aux similitudes et aux différences épistémologiques principales qui distinguent l’éthologie classique de l’écologie comportementale. Ces distinctions peuvent être entrevues selon deux dimensions complémentaires, l’une technique et l’autre épistémologique. Ainsi, il importe de nous attarder, d’une part, à l’aspect technique et technologique de l’investigation pour chacune des disciplines. Considérant que l’une d’entre elles s’est dissoute près de deux décennies avant que l’autre ne prenne forme, d’importantes innovations sont attendues en ce qui a trait à l’usage des dispositifs scientifiques. D’autre part, au regard des avancées qui ont eu lieu dans l’ensemble des domaines scientifiques, plusieurs motifs incitent à rechercher une inflexion significative dans le recours à l’expérimentation et à la modélisation pendant cette période. L’essentiel de cette section sera consacrée à étayer cette hypothèse.