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Cas 2: L’étude de l’enlèvement des fragments de coquilles d’œuf par Nikolaas

Dans une série de papiers, Tinbergen et son équipe présentent leurs travaux sur la capacité de la mouette rieuse (Larus ridibundus) à distinguer ses œufs de simples coquilles vides ou d’objets étrangers247. Bien que le début de ces travaux apparaisse quelque peu fortuit, assez rapidement, l’objectif de l’équipe se précise et devient double : élucider les mécanismes contrôlant le comportement d’enlèvement des coquilles vides, et comprendre la fonction évolutive de ce comportement248. La méthode utilisée est relativement rudimentaire et consiste, pour l’essentiel, à exposer des individus à différents objets (leurs propres œufs, des œufs peints de la même espèce, des coquilles vides, ou des objets présentant une cavité) pour ensuite comparer les différentes réactions observées249. Comme pour les travaux de Von Frisch, il s’agit bien là d’une approche phénotypique mécaniste. Cependant, à elle seule, cette série d’expériences n’est pas suffisante pour apprécier la fonction anti-prédation dont Tinbergen fait l’hypothèse. Pour attester du caractère adaptatif de ce comportement, il est impératif de le mettre à l’épreuve de situations de prédation. C’est le type d’expérimentations que l’équipe a au préalable entrepris, comparant la vulnérabilité d’œufs ayant subi différents traitements (camouflage naturel, camouflage artificiel, peints en blanc, accompagnés de fragments de coquille, accompagnés de divers objets, etc.) à la prédation par la corneille noire (Corvus corone) et par le goéland argenté (Larus argentatus)250. Les expérimentations montrent que la présence de fragments de coquille augmente effectivement la prédation des œufs.

247 Tinbergen, N., Broekhuysen, G. J., et al., 1962, Tinbergen, N., Kruuk, H. et Paillette, M., 1962a, et

Tinbergen, N., Kruuk, H., et al., 1962b.

248 Tinbergen, N., Broekhuysen, G. J., et al., 1962, p. 75. 249 Expériences 8 à 22, Ibid., pp. 89-105.

Cette démonstration est complémentaire à celle qui établit que l’oiseau reconnaît, avec un certain succès, ses propres œufs. Plus précisément, l’effet anti-prédation du comportement d’enlèvement et les mécanismes de détection des fragments de coquille peuvent être intégrés en une seule explication de type adaptationniste. La mouette rieuse détecte et enlève les fragments de coquille parce que cela contribue à la survie de sa progéniture. Pour confirmer qu’il y bel et bien adaptation, Tinbergen montre que la séquence d’actions est dirigée (que l’oiseau enlève certains objets et en laisse d’autres) et qu’elle diminue le nombre d’œufs prélevés par les prédateurs. C’est ainsi que, selon un schème qui devient omniprésent dans les études ultérieures du comportement animal, et plus particulièrement en écologie comportementale, entrent en jeu des considérations évolutives jusque-là négligées dans l’étude du comportement animal. L’approche phénotypique mécaniste ouvre la voie à une approche phénotypique adaptationniste, où les phénomènes sont investigués à l’aide de l’hypothèse de la sélection naturelle.

Contrairement à ce qui est observé dans le cas d’étude précédent, les travaux de Tinbergen sur l’enlèvement des fragments de coquille par la mouette rieuse ne sont concomitants d’une forme de modélisation que dans un sens restreint et particulier. L’indice qui permet d’entrevoir l’usage implicite d’une modélisation est le fait que la représentation du comportement d’intérêt admet davantage que les résultats indépendants des deux séries d’expérimentations réalisées. Articulées comme elles le sont dans les travaux de Tinbergen, ces deux séries permettent d’identifier une adaptation. C’est du côté de cette opération singulière, et non pas de celui d’un éventuel réusage d’une méthodologie pionnière, qu’il est possible d’inférer une modélisation.

Comme nous en avons discuté au chapitre précédent, toutes les modélisations ne se donnent pas avec la même originalité. La plupart d’entre elles sont même des ré-usages de modèles élaborés antérieurement, soit à travers un changement dans l’interprétation de certaines des entités originales (transposition), soit à travers la modification, plus fondamentale, de certaines des relations entre ces entités (remodélisation, au sens propre). C’est notamment parce que ces ré-usages contribuent à la recherche que nous avons insisté sur l’importance de considérer la modélisation comme étant un mode d’investigation à part

entière, et non l’expression plus ou moins simplifiée d’une théorie. Ainsi, si un modèle se trouve implicitement à la base de la démarche de Tinbergen, celui-ci peut fort bien ne pas être original, tout en possédant la valeur heuristique nécessaire pour fonder une investigation inédite. Reprenons l’explication du comportement étudié sous une forme verbale et simplifiée :

« La mouette rieuse retire les fragments de coquille de son nid, ou d’un certain périmètre autour de celui-ci, parce que ceux-ci, trop visibles, attirent l’attention de certains prédateurs, et augmente le risque de prédation des œufs ou de la progéniture. »

Dans cette description, il est assumé que le comportement d’enlèvement des fragments de coquille chez la mouette rieuse n’est pas sans motif, qu’il ne s’agit pas que d’un caprice de la nature. Plus précisément, cette description fait l’hypothèse que le comportement de l’oiseau permet une plus grande survie de la progéniture, qu’il s’agit d’une fonction adaptative, du résultat d’un processus de sélection naturelle. En fait, le modèle sous-jacent que Tinbergen utilise, après l’avoir interprété selon les termes du système de phénomènes qui l’intéresse, est celui de l’adaptationnisme. La meilleure façon de nous intéresser à la place qu’occupe ce modèle dans le présent cas d’étude est de considérer le rapport de la modélisation de Tinbergen avec le système de phénomènes observé.

Le premier élément de ce rapport, l’adéquation de la modélisation avec le système de phénomènes, pose la question de la possibilité d’attester empiriquement du résultat d’un processus de sélection naturelle. En effet, s’il est possible de considérer le développement de l’individu et la succession des générations comme effectivement observables dans la nature, il en va autrement pour les entités que sont les adaptations et les pressions de sélection. Puisqu’une adaptation est par définition le produit d’un processus passé, elle ne peut être appréhendée que de façon indirecte, soit à travers une approche comparative, soit à l’aide d’hypothèses contrefactuelles concernant la forme actuelle du

trait251. Tinbergen élabore sa représentation du comportement de la mouette rieuse, et dirige ses deux séries d’expérimentations, en regard de cette dernière option. Il postule une fonction adaptative au comportement, pour ensuite manipuler certains paramètres des pressions de sélection (la détection des fragments et la prédation) qui auraient contribué à sa mise en place. Dans une section ultérieure, nous verrons que la notion de pression de sélection est également utilisée dans les travaux sur les phénomènes d’évolution en cours.

Aspect intéressant de ce type de modélisation de la sélection naturelle, et bien que son adéquation à un système naturel soit parfois moins évidente qu’il n’y paraît comme en témoigne le débat sur l’adaptationnisme252, le statut ontologique des entités qu’il comporte s’avère aisé à établir. D’abord, rappelons un point essentiel mentionné au chapitre précédent : une modélisation doit être considérée indépendamment de la vérification empirique qu’elle permet éventuellement. Ainsi, qu’une interprétation (générale ou plus particulière) du modèle de la sélection naturelle constitue une hypothèse de travail, un fait effectivement observé dans la nature ou une erreur grossière, n’a ici aucune importance. Les pressions de sélections, comme les traits adaptatifs, correspondent bien à des entités matérielles, pouvant être individuées plus ou moins précisément selon l’état des connaissances du système. Par exemple, Tinbergen étudie le comportement d’enlèvement des fragments de coquille (l’adaptation) et la prédation de la progéniture (la pression de sélection). Si quelque chose constitue une pression de sélection ou un trait adaptatif, il peut nécessairement être inscrit dans la matière.

Parallèlement à la question de la correspondance des entités de la modélisation avec le système de phénomènes, se pose celle de l’éventuelle correspondance entre les relations impliquées par la modélisation et les relations effectives dans le système naturel. Dans une modélisation verbale de l’adaptationnisme, la pression de sélection est ce qui a causé le caractère adaptatif d’un trait. Ainsi, c’est la prédation des œufs de la mouette

251 A la section 7.5, nous verrons que les travaux sur l’enlèvement des fragments de coquille ont sollicité les

deux perspectives.

252 Ce débat, lancé voilà près de trente ans (Gould, S. J. et Lewontin, R. C., 1979), demeure d’une importance

épistémologique considérable. Pour un aperçu de son actualité et des divers arguments ou compromis qui ont été avancés depuis, consulter (Resnik, D. B., 1996, Godfrey-Smith, P., 1999, Pigliucci, M. et Kaplan, J., 2000, Sansom, R., 2003 et Barker, G., 2008).

rieuse qui a contribué, dans le passé, à la mise en place du comportement d’enlèvement des fragments de coquilles. La modélisation décrit une relation causale entre la pression de sélection et l’adaptation. En revanche, dans le système de phénomènes naturels, le comportement et la prédation ne sont pas lié par une relation causale puisque la prédation n’est pas effective. Considérant qu’il est inapproprié d’établir une relation causale entre un terme observé (l’enlèvement) et un terme qui ne peut être observé que de façon expérimentale (la prédation), il semble judicieux de considérer que les deux termes sont simplement corrélés dans la nature. Ce passage de l’observation d’une corrélation à la représentation d’une relation causale est l’un des éléments fort de la critique originale de l’adaptationnisme. En fait, à partir de l’observation de corrélations, il serait possible d’élaborer toute une gamme d’explications faisant intervenir des relations causales253.

Comme l’illustrent les travaux de Tinbergen, le recours au modèle adaptationniste est justifié par sa capacité à engendrer des manipulations. En interprétant le modèle selon une adaptation particulière, il est possible de formuler des hypothèses quant aux pressions de sélection qui l’ont engendrée. La manipulation de la représentation issue du modèle, essentielle à la prédiction, est cette fois établie par l’investigateur à travers la corrélation de certaines pressions de sélection à un trait, et la vérification expérimentale d’au moins une hypothèse contrefactuelle. Dans le cas qui nous intéresse, la démarche de manipulation prend la forme suivante. La mouette rieuse enlève les fragments de coquille pour augmenter le taux de survie de sa progéniture (interprétation du modèle adaptationniste). Envisageons que la mouette puisse reconnaître les objets susceptibles d’être repérés par des prédateurs, et envisageons que le risque de prédation de la progéniture soit effectif (représentation du premier ordre). Logiquement, si l’oiseau ne retire pas un objet susceptible d’être repéré par un prédateur, il y aura une augmentation de la prédation (représentation du second ordre/manipulation 1). De façon corrélée, si la présence d’un œuf est plus évidente pour les prédateurs, il devrait y avoir une augmentation de la prédation (manipulation 2).

Nous l’avons mentionné, l’approche phénotypique adaptationniste connaîtra une grande fortune dans les décennies suivantes. Les hypothèses testées seront raffinées, et une plus grande attention sera portée aux contraintes (développementales, morphologiques, perceptives, etc.) pouvant éventuellement fausser l’interprétation du modèle adaptationniste. Dans la pratique actuelle de l’écologie comportementale, ce type d’approche demeure de rigueur dans les investigations à caractère économique du comportement.