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Recontextualiser les trajectoires individuelles : mesure des carrières et biographie collective dans le monde de l'art

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Academic year: 2021

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Recontextualiser les trajectoires individuelles : mesure

des carrières et biographie collective dans le monde de

l’art

Séverine Sofio

To cite this version:

Séverine Sofio. Recontextualiser les trajectoires individuelles : mesure des carrières et biographie collective dans le monde de l’art. L’étude des devenirs biographiques. Techniques et concepts., Nov 2010, Limoges, France. �hal-02874152�

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mesure des carrières et biographie collective dans le

monde de l’art

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Séverine SOFIO

CNRS, CRESPPA-CSU

Les sources lacunaires sont, par définition, le lot de la sociologie historique2. La reconstitution de biographies – exercice nécessaire s’il en est,

pour baliser un terrain éloigné dans le temps – s’impose donc souvent comme une tâche complexe qui consiste d’abord à identifier quelques parcours susceptibles d’être à la fois utiles et mieux renseignés que d’autres, puis à en combler autant que possible les « trous », parallèlement à une réflexion générale sur le statut de l’étude de cas ou sur la question de la généralisation dans les sciences sociales3.

Peu de travaux ont toutefois été consacrés au problème inverse, qui serait celui de la confrontation à un terrain aussi saturé de biographies que peut l’être un espace de production culturelle lorsque celui-ci est trop ancien pour que l’on puisse encore y recourir aux témoignages oraux, tout en étant assez récent pour que l’existence d’une presse relativement abondante ou la conservation systématique d’archives – notamment administratives – permettent d’en dessiner les structures et le fonctionnement de manière plus ou moins précise.

Je me propose ainsi, dans ce texte, de revenir sur les différentes facettes de ce problème rarement abordé dans les études sur les usages de la biographie en sociologie historique. Je proposerai ensuite une méthode pour gérer l’abondance des données biographiques, fondée sur un triple usage de la recontextualisation des parcours individuels et élaborée de la manière la plus pragmatique qui soit, au cours d’une recherche que j’ai menée sur la division sexuelle du travail au sein du monde des beaux-arts au tournant du

XIXe siècle4.

1 Ce texte est tiré d’une communication présentée au colloque L’étude des devenirs

biographiques. Techniques et concepts, organisé à l’université de Limoges le 15

novembre 2010, dont les actes ont été publiés in Stéphane Chantegros, Sophie Orange, Adrien Pégourdie et Cyrille Rougier (dir.) La fabrique biographique, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2012 (p. 177-190 pour le présent texte). 2 Voir, par exemple : Lorraine Duchesne, Yves Lepage, « Les données manquantes multiples : un problème. Une solution pour une recherche sur les communautés religieuses », Sociologie et sociétés, vol. 25, n° 2, 1993, p. 47-51.

3 Voir, par exemple : Jean-Louis Fabiani « La généralisation dans les sciences historiques. Obstacle épistémologique ou ambition légitime ? », Annales. Histoire,

Sciences sociales, n° 1, 2007, p. 9-28.

4 Il s’agit de ma recherche de thèse (« L’art ne s’apprend pas aux dépens des

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De David à Delacroix, de Girodet à Géricault, d’Ingres à Chassériau, l’histoire de l’art de cette époque est saturée de monographies d’artistes consacrés. Il reste pourtant extrêmement difficile de connaître l’organisation globale de l’espace de production et de diffusion de l’art de ce temps, dans la mesure où non seulement les études des conditions sociales de la création, mais aussi les parcours des artistes ordinaires n’ont traditionnellement (et, dans une certaine mesure, légitimement) suscité que peu d’intérêt chez les historien·ne·s de l’art en France jusqu’à récemment5. En outre, au sein de ce

« petit peuple de l’art », je m’intéressais en particulier à une catégorie réputée absente des sources : les femmes, actives comme artistes, que ce soit en leur nom propre ou au sein d’un atelier. Les premières années de mon travail de thèse ont donc été consacrées à la recherche intensive de sources et à l’anticipation des données manquantes et des « silences de l’histoire »6.

Quelle ne fut donc pas ma surprise lorsque je constatai progressivement que c’est, au contraire, à la prolifération de sources et à l’abondance de données – notamment biographiques – que j’étais confrontée sur un tel sujet de recherche. De plus, je découvrais au fur et à mesure, grâce à ces sources documentaires inattendues, que, loin de constituer une population marginale, minoritaire et stigmatisée, les artistes femmes actives à l’époque qui m’intéressait étaient, en réalité, des centaines7.

Je constituai ainsi peu à peu un corpus de données biographiques de différentes provenances sur les artistes hommes et femmes de la fin du XVIIIe

et du début du XIXe siècle. Ce corpus était composé de trois grands types de

sources. On peut citer, en premier lieu, les récits autobiographiques produits

(1789-1848), thèse de sociologie dirigée par Frédérique Matonti et soutenue en 2009 à

l’EHESS), à paraître aux éditions du CNRS début 2012.

5 La situation semble, en effet, en train de changer de ce point de vue au sein de la discipline, avec des publications (voir, par exemple, le travail de Sébastien Allard et Claude Chaudonneret dont le dernier ouvrage – Sébastien Allard, Marie-Claude Chaudonneret, Le Suicide de Gros. Les peintres de l'Empire et la génération

romantique, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2010 – est une monographie d’artiste

extrêmement novatrice tant dans sa forme que dans ses conclusions), des thèses (voir par exemple, Michaël Vottero, La peinture de genre en France sous le Second Empire

et les premières années de la Troisième République (1852-1874), thèse d’histoire de

l’art, Paris IV Sorbonne, soutenue en 2009) ou des colloques (citons deux colloques internationaux organisés en juin 2011 : Apprendre à peindre. Les ateliers privés à

Paris de la fin du XVIIIe siècle à 1863, colloque organisé par Alain Bonnet et France

Nerlich à l’Université François-Rabelais de Tours, 16-17 juin 2011 ; sur la formation des peintres et Art et sociabilité au XVIIIe siècle, organisé à l’INHA, 23-25 juin 2011)

qui prennent plus ou moins explicitement le parti de se rapprocher des sciences sociales.

6 Cf. Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, Flammarion, coll. Champs, 1998.

7 Sur ce sujet, voir Séverine Sofio, « Des discours aux pratiques, comment approcher la réalité des rapports de sexe ? Genre et professions artistiques au XIXe siècle »,

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par les artistes eux/elles-mêmes, dans le cadre soit de leur correspondance avec l’administration, soit dans les « encarts publicitaires » publiés dans la presse pour annoncer la tenue d’une exposition en atelier, l’achèvement d’un tableau important, l’ouverture d’un cours de peinture pour les amateurs, la publication d’un recueil de gravures, d’un manuel de dessin, etc. Il y avait, ensuite, les récits de carrière produits par un tiers du vivant des artistes, dans la presse spécialisée contemporaine, c’est-à-dire, en somme, les articles que l’on pourrait dire « critiques-biographiques » à propos de tel·le ou tel·le artiste reconnu·e à un moment donné mais (et c’est là un intérêt majeur pour les chercheurs) n’ayant pas toujours franchi le filtre de la postérité8. Enfin, on

peut mentionner les biographies posthumes, généralement rédigées en plusieurs vagues, correspondant aux moments spécifiques auxquels l’art de cette période a pu susciter l’intérêt des critiques puis des historiens de l’art. Ainsi pour les périodes dites « néoclassique » (fin du XVIIIe et tout début du

XIXe siècle) et « romantique » (autour des années 1820-1840), les biographies

posthumes de la première vague sont composées des nécrologies, écrites immédiatement après la mort des artistes ; celles de la deuxième vague ont souvent été publiées dans le dernier tiers du XIXe siècle par des connaisseurs

et des critiques ayant eu accès aux témoignages oraux des contemporains de l’artiste étudié·e, à un moment où l’on se penche volontiers sur ceux que l’on considère comme les précurseurs du modernisme ; enfin, la troisième vague recouvre les multiples monographies produites par les historien·ne·s de l’art dans la seconde moitié du XXe siècle, qui, bien souvent, offrent une synthèse

(plus ou moins « raisonnée ») des données biographiques relevant de deux premières vagues9.

Il s’avère dès lors essentiel de mener une réflexion sur ces différentes sources, en comparant les données qui en sont issues et, sans aller forcément jusqu’à reconstituer la biographie des biographes, en les situant a minima dans leur contexte de production. Car si ces biographies – plus ou moins canoniques – sont évidemment nécessaires à une meilleure connaissance des parcours des plasticien·ne·s comme de leur carrière posthume, elles présentent néanmoins un certain nombre d’obstacles à une analyse aussi objective que possible des conditions sociales de la production artistique à un moment donné.

8 Sur ce sujet, voir Daniel Milo, « Le phénix culturel : de la résurrection dans l'histoire de l'art. L'exemple des peintres français (1650-1750) », Revue française de sociologie, vol. 27, n° 3, p. 481-503 ; et Gladys et Kurt Lang, Etched in Memory. The Building

and Survival of Artistic Reputation (1990), Urbana & Chicago, University of Illinois

Press, 2001.

9 Je considère comme appartenant à cette troisième vague biographique, les études consacrées aux plasticiennes « oubliées » de cette époque par les chercheuses anglophones puis francophones qui se réclament du mouvement féministe, à la suite de la grande exposition organisée à Los Angeles par Linda Nochlin et Ann Sutherland Harris (Linda Nochlin, Ann Sutherland Harris, Women Artists: 1550-1950, New York, Alfred A. Knopf, 1976 ; trad. fr. : Femmes peintres 1550-1950, Editions des Femmes, 1981).

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Premier obstacle : l’illusion biographique

Centrés sur des parcours présentés comme hors du commun (qu’ils le soient réellement ou pas, d’ailleurs), les biographies, monographies et autres catalogues raisonnés, quoiqu’utiles et souvent fort bien documentés, tendent à ignorer le « tout-venant » des artistes d’une époque, selon le principe de l’arbre (le sujet de la biographie) qui cache la forêt (les artistes « ordinaires »). Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas là d’une incompétence du biographe, mais bien – me semble-t-il – d’un défaut intrinsèque à l’exercice lui-même10. En effet, comment montrer autrement

qu’en ombres chinoises un environnement fait d’individus, de collectifs, d’institutions, d’événements… lorsque le projecteur est braqué sur la vie et l’œuvre d’une seule personne ? Par ailleurs, lorsqu’elles concernent des artistes femmes, les biographies présentent un biais supplémentaire, marquées qu’elles sont par une dialectique de la réhabilitation, liée à la volonté – plus ou moins consciente – des biographes de démontrer que, à une époque donnée et contre toute attente, des femmes ont été capables de « faire de l’art ». En restant dans ce régime de la justification, ces travaux contribuent dès lors, paradoxalement, à maintenir les plasticiennes en dehors de l’histoire d’un monde de l’art dynamique, dans lequel les luttes qui traversent tant l’espace social que le monde de l’art lui-même, orientent les choix, les relations, le travail des artistes autant, sinon plus, que leur sexe.

Deuxième obstacle : la sélectivité des données

Les biographies d’artistes tentent de resituer ces dernier·e·s dans une généalogie de maîtres et de disciples. Pour cette raison, elles impliquent une focalisation sur le rapport de ceux/celles-ci avec les œuvres du passé et sur leurs relations à leurs pairs, généralement sous l’angle des influences possibles – mutuelles ou non. En revanche, l’histoire de l’art, pour des raisons bien compréhensibles, ne s’intéresse que très secondairement aux détails biographiques perçus comme n’ayant aucune répercussion immédiate sur l’œuvre des artistes étudié·e·s : il est ainsi extrêmement difficile de trouver, pour celles et ceux dont la carrière n’a pas suscité de bibliographie pléthorique tels David, Géricault ou Delacroix, des précisions aussi indispensables pour une étude sociologique, que l’origine géographique précise, la profession du père, le fait d’avoir eu des enfants ou non, etc.

Troisième obstacle : la biographie comme savoir situé

Enfin, les biographies d’artistes – comme toute production scientifique – tendent à refléter les préoccupations de l’époque à laquelle elles sont

10 Evidemment, il ne s’agit pas là de condamner la pratique de la monographie d’artiste, car cet exercice est aussi ardu que précieux, et absolument indispensable à la connaissance de l’art d’une époque. Il ne peut, néanmoins, qu’offrir un point de vue partiel sur l’espace de production artistique d’une époque – ce dont il convient d’avoir conscience.

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produites. Il convient donc d’abord de mettre au jour les contextes de rédaction ou de réception de ces biographies et les éventuels biais que ceux-ci ont pu introduire soit dans leur écriture soit dans leur interprétation. La période qui m’intéresse est ainsi le moment où émergent un certain nombre de mythes, encore totalement structurants dans notre perception de la création, tels que la bohème, autrement dit l’idée de la vie d’artiste comme antithèse de la vie bourgeoise et du génie comme créature asociale. De la bohème découle donc l’idée du romantisme comme « proto-avant-garde », c’est-à-dire comme mouvance homogène, consciente d’elle-même, marginale et exclue des commandes officielles par une Académie réactionnaire. Ces mythes sont autant de thématiques sur lesquelles la fréquentation de la presse et des archives administratives de l’époque permet de revenir assez vite. Ils sont, en fait, fondés sur une réalité qui est celle du dernier tiers du XIXe siècle,

c’est-à-dire au moment où ils sont fixés, soit à une époque où la jeune modernité se construit des « pères » et des racines, par le truchement des critiques et des historiens de l’art qui consacrent alors des centaines d’articles et d’ouvrages aux artistes du début du siècle. Parce qu’elles utilisent des sources qui ne sont plus disponibles aujourd’hui (notamment des témoignages oraux) et parce que, faute de réactualisation, elles font encore référence un siècle plus tard, ces études sont encore aujourd’hui la base des travaux sur le romantisme pictural11. Or, au début du XXe siècle, l’intérêt des

historiens de l’art pour cette période est, plus ou moins explicitement, marqué par un triple agenda : la constitution de l’histoire de l’art en discipline – c’est-à-dire sa légitimation à la fois face au discours des critiques et des amateurs, et face à celui des historiens12; la volonté de démontrer la

supériorité et surtout l’autonomie du mouvement romantique français par rapport à son équivalent allemand13 ; la création de racines, de « pères »

prestigieux pour l’Ecole française contemporaine qui parvient alors sur le marché international et dont ils sont souvent proches14.

11 Je pense notamment aux travaux de Léon Rosenthal, dont la thèse Du romantisme

au réalisme : essai sur l’évolution de la peinture en France de 1830 à 1848, Paris,

H. Laurens, 1914, est un tel classique qu’elle a été réédité en fac-similé par Macula en 1987, avec une présentation de Michael Marrinan.

12 Sur la naissance de l’histoire de l’art, voir les travaux de Lyne Therrien L'histoire

de l'art en France, genèse d'une discipline universitaire, Editions du C.T.H.S., 1998.

13 Sur l’engagement socialiste et le nationalisme de Rosenthal, voir sa biographie par M. Marrinan dans la réédition du Romantisme au réalisme, op.cit., p. I-XIX ; voir aussi la recension de Pierre Georgel (in Romantisme, 1991, n° 71, p. 111-112) autour de ce dernier ouvrage, ainsi que la notice « Léon Rosenthal » dans le Dictionnaire

biographique du mouvement ouvrier français, t. XV, Éditions ouvrières, 1977, p. 89.

Plus récemment, citons la journée d’étude organisée par le Centre Paul Chevrier (Université de Dijon) autour de Léon Rosenthal qui fut critique d’art à L’Humanité entre 1910 et 1917 (22 septembre 2011).

14 C’est par exemple le cas du collectionneur Paul Marmottan, proche des Impressionnistes et auteur de nombreuses études sur l’art français du tout début du XIXe siècle, telles que L'Ecole française de peinture (1789-1839), H. Laurens, 1886.

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Cette réflexion sur les sources, notamment biographiques, fut donc le préalable nécessaire à un pragmatisme méthodologique, qui devait m’aider, concrètement, à faire le tri dans la masse de données dont je disposais. En effet, collecter le plus grand nombre possible d’informations sur toutes les artistes que je croisais ne suffisait pas, une biographie collective n’étant évidemment pas la somme de biographies individuelles15. Etudier les

conditions de vie des artistes hommes et femmes au cours du premier XIXe

siècle impliquait, en effet, de mener une analyse globale des conditions sociales de production artistique sur ce demi-siècle, dans laquelle réinsérer les carrières de chacun·e. Sans cette compréhension globale, impossible de comprendre les motivations et les choix des artistes de ce temps, impossible de saisir les configurations dans lesquelles ils/elles étaient pris·e·s, les bouleversements (particulièrement nombreux, en cette période, sur le plan social et politique) auxquels ils/elles étaient confronté·e·s et la manière dont ils/elles y ont réagi.

Concrètement, il s’agissait donc appréhender la façon dont « fonctionnait » alors l’espace de production culturelle, la nature des relations des artistes entre eux/elles, avec les écrivains, les journalistes ou la sphère politique, leur position et la perception dont ils/elles font l’objet, c’est-à-dire, en d’autres termes, cette « “expérience sociale” du monde, entendue comme l’expérience pratique qui s’acquiert dans la fréquentation d’un univers social particulier »16.

La méthode que j’ai alors « bricolée » est, en fait, la combinaison de trois usages complémentaires de la biographie, fondés à chaque fois sur un type particulier de recontextualisation des données disponibles.

I. La biographie collective : une recontextualisation prosopographique

Cette première recontextualisation est fondée sur le séquençage des parcours individuels et sur leur comparaison à grande échelle. La première étape consiste donc dans la sélection d’une population de référence clairement définie, et d’un certain nombre de variables à renseigner aussi systématiquement que possible. Il ne s’agit pas de faire un travail biographique individuel extensif, mais d’utiliser des données biographiques minimales pour « proposer cette histoire des masses, des anonymes, en un mot de ceux qui n’ont jamais pu se payer le luxe d’une confession, si peu que ce soit littéraire : les exclus, par définition, de toute biographie »17. Cette

méthode permet donc de prendre en compte le plus grand nombre possibles

15 Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue

française de sociologie, n° 31, janvier-mars 1980, p. 3-22.

16 Pierre Bourdieu, Yvette Delsaut, « Pour une sociologie de la perception », Actes de

la recherche en sciences sociales, n° 40, 1981, p. 5.

17 Michel Vovelle, « De la biographie à l’étude de cas », Problèmes et méthodes de la

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de parcours en ne s’intéressant qu’à une séquence d’éléments censément significatifs : parce qu’elle permet d’aller au-delà de quelques cas individuels arbitrairement choisis ou particulièrement bien documentés, la prosopographie s’impose comme une manière d’éviter le soupçon de généralisation abusive, tout en s’accommodant du mieux possible de la distribution inégale des données biographiques disponibles selon les individus18.

La population de référence, dans mon cas, est constituée de l’ensemble des artistes hommes et femmes ayant exposé au moins une fois entre 1791 et 1848 au Salon19. En raison de la centralité de cette instance – seule occasion

pour les artistes de se faire connaître du public – le Salon devient une étape incontournable dans toutes les carrières artistiques de l’époque (les contemporains en parlent comme d’un « diplôme d’artiste »). Je suis ainsi partie du postulat que tout artiste exposant au Salon pouvait être, au moins au moment de son exposition, qualifié d’artiste, qu’il/elle persiste ou non dans la carrière par la suite. Cette population s’élevant à environ 6000 personnes, j’ai travaillé, d’une part, à partir de la population des artistes femmes (environ 1200 personnes) et, d’autre part, à partir d’un échantillon d’artistes hommes tel qu’il a été constitué au cours d’une étude précédente sur les exposants du Salon20. Par précaution, en outre, j’ai constitué une « population de contrôle »

d’artistes n’ayant pas exposé au Salon, grâce au fichier des copistes du musée du Louvre et aux commandes d’œuvres par le ministère de l’Intérieur, qui était alors chargé de centraliser les commandes puis de répartir les œuvres achevées sur le territoire national.

Les variables à renseigner avaient trait à la carrière professionnelle des artistes (type de formation suivie, nombre d’expositions, nombre de commandes officielles obtenues, durée de l’activité, genre pictural ou technique pratiquées…), mais aussi à leur carrière extra-professionnelle

18 Cette méthode peut également être le préalable à un traitement statistique un peu plus élaboré que la simple étude prosopographique, avec l’analyse de séquence par exemple, qui fonctionne particulièrement bien sur un terrain historique. Cf. pour un exemple de ce type de traitement : Claire Lemercier « Les carrières des membres des institutions consulaires parisiennes au XIXe siècle », Histoire & Mesure, vol. XX, n° 1/2, 2005, pp. 59-95, ainsi que, plus généralement, Claire Lemercier et Claire Zalc,

Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008.

19 Il s’agit de l’exposition des « artistes vivants » organisée tous les deux ans puis tous les ans par le pouvoir politique dans les salles prestigieuses du Louvre, dont la Révolution venait de faire un musée. Le Salon permet de mesurer l’augmentation continue de la population des plasticien·ne·s tout au long de la période : ainsi la population des artistes hommes a été multipliée par un peu moins de cinq (on est passé de 224 exposants au Salon de 1791, à 1108 au Salon de 1847) et celle des artistes femmes l’a été par un peu plus de six (de 23 exposantes en 1791, à 142 en 1847).

20 Andrée Sfeir-Semler, Die Maler am Pariser Salon 1791-1880, Frankfurt-am-Main ; New York, Campus Verlag ; Editions de la Maison des sciences de l'homme, 1992.

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(origines sociale et géographique, parcours résidentiel, situation matrimoniale, profession des enfants…).

La mise en œuvre de la technique de la biographie collective m’a permis de mieux connaître une population qu’on n’envisage jamais dans son ensemble, mais toujours au miroir déformant des parcours consacrés. Cette comparaison à grande échelle des itinéraires d’artistes, quels que soient leur sexe, leur appartenance générationnelle ou le degré de consécration atteint, permet de démythifier l’histoire du monde de l’art – c’est-à-dire de dégager les biographies des artistes de cette rhétorique de l’exceptionnalité qui tend à masquer tout ce qui fait alors la culture professionnelle des artistes de ce temps21. Par conséquent, j’ai pu revenir sur un certain nombre d’idées reçues

sur cette période, telle l’idée, encore répandue (y compris parmi les historiens de l’art), selon laquelle l’Ecole des Beaux-Arts serait, dès le premier XIXe

siècle, le lieu de formation des artistes (hommes) par défaut.

En fait, celle-ci n’est alors fréquentée que par un petit pourcentage d’artistes, dans la mesure où il s’agissait d’un cursus d’élite, très spécialisé, uniquement destiné à former les candidats au concours du Prix de Rome22.

Ce constat présente deux conséquences fondamentales pour la réévaluation de la situation des artistes femmes à cette époque : 1/ elle permet de relativiser quelque peu le pouvoir discriminant de leur exclusion de cette Ecole qui n’est, de fait, accessible qu’à un nombre extrêmement réduit de leurs confrères ; 2/ vu que l’essentiel de la formation au métier d’artiste (apprentissage à la fois technique et social – on apprend à « être artiste » à tous les sens de la formule) se fait non à l’Ecole, mais au sein des ateliers de formation dont les plus prestigieux ont tous une section féminine, à un moment où le pouvoir du « nom du maître » est fondamental dans toute carrière artistique, on comprend plus facilement le fait que nombre d’artistes femmes aient pu bénéficier, dans ce domaine, de ressources équivalentes à celles des hommes.

II. La mesure des carrières : une recontextualisation diachronique

Il s’agit d’affiner les données récoltées au cours de la première étape en se posant la question de leur évolution dans le temps. La recontextualisation est ici fondée sur le recours au traitement statistique (d’où l’idée de « mesure ») et à la prise en compte de l’évolution dans le temps. C’est, ici, le concept de carrière, c’est-à-dire l’idée de processus à l’échelle individuelle mais aussi à l’échelle collective, qui pourrait être mise en avant23.

21 J’entends par culture professionnelle, l’identité collective issue d’une socialisation identique et qui est à l’origine d’une « vision du monde » commune de celles et ceux qui exercent une même activité.

22 Sur ce sujet, voir le travail fort complet d’Alain Bonnet : L’Enseignement des arts

au XIXe siècle. La Réforme de l’École des Beaux-Arts de 1863 et la fin du modèle académique, Rennes, PUR, 2006.

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Pour cette étape, j’ai repris mon corpus d’artistes en le divisant en cinq cohortes générationnelles : ces cohortes, toutefois, n’ont pas été constituées en fonction de l’année de naissance des artistes, mais en fonction de l’année d’entrée en atelier de formation. En effet, non seulement l’année de naissance – sur ce terrain, du moins – n’est pas toujours une donnée extrêmement fiable, mais en outre la formation demeure une étape tout à fait cruciale qui marque l’entrée de l’apprenti.e artiste dans le monde de l’art et conditionne durablement sa carrière, quel que soit l’âge auquel il/elle s’y soumet.

On s’aperçoit ainsi de l’évolution de la morphologie et des caractéristiques de la population des artistes, hommes ou femmes, actifs entre la période révolutionnaire et la Monarchie de Juillet. Les évolutions suivent les mêmes tendances pour les hommes et pour les femmes, même si ces tendances apparaissent plus nettement chez ces dernières.

Je peux, ici, évoquer rapidement deux exemples de phénomènes mis au jour par la mesure diachronique des carrières de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle : la chute de l’âge à la première exposition et celle du niveau social moyen des artistes.

II.1. La chute de l’âge à la première exposition

Révélatrice des changements du monde de l’art, la place de l’exposition au Salon dans les carrières évolue nettement et s’impose de plus en plus, pour les artistes des deux sexes, comme un véritable passage obligé dans le monde de l’art : perçu par les générations formées sous l’Ancien Régime ou la Révolution, comme un espace mis à disposition des artistes par l’État, où l’on n’expose qu’après avoir fait ses preuves, le Salon devient un véritable passage obligé pour les artistes formé⋅e⋅s après la fin de l’Empire, avec pour conséquence une baisse notable de la moyenne d’âge des primo-exposant⋅e⋅s et une croissance exponentielle du nombre des candidat⋅e⋅s à l’exposition. Les artistes, hommes et femmes tendent donc à effectuer leur première exposition de plus en plus tôt au cours du siècle, les commentateurs du Salon y voyant d’ailleurs une raison de la (supposée) moindre maîtrise des techniques académiques des artistes. Sous l’effet conjugué du « goulot d’étranglement » que représente la consécration académique et de l’engorgement du marché du travail artistique (le nombre d’artistes, c’est-à-dire l’offre en matière de beaux-arts, ayant plus augmenté que la demande au cours des années 1820-1830), les stratégies de carrière se sont profondément modifiées en l’espace de deux générations. Le Salon n’est plus un moyen parmi d’autres de se faire connaître : il est définitivement l’espace où l’on fait ses preuves, que l’on ait achevé ou non sa formation. Pour les seules plasticiennes, cette tendance générale au rajeunissement des primo-exposants

carrière : un instrument interactionniste d’objectivation », Politix, n° 82, 2008, p. 149-167.

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est particulièrement accentuée, ce qui peut s’expliquer par le fait que, débutant déjà leur carrière précocement, elles suivent ainsi une tendance qui est générale et se poursuit tout au long du siècle.

II.2. La chute du niveau social moyen des artistes

Les dernières décennies de l’Ancien Régime ont été le moment d’une valorisation considérable des beaux-arts, l’investissement des classes privilégiées dans la pratique artistique redoublant ce mouvement, en rendant prestigieuse – donc attractive – la condition d’artiste. Le rôle politique de premier plan de J.-L. David pendant la Révolution est à la fois l’apogée et la dernière expression de cette prééminence des beaux-arts dans le domaine des productions symboliques. La mise sous tutelle du monde de l’art à partir du Directoire, ainsi que la confirmation de la tutelle de l’État sur le Salon et l’École des Beaux-Arts contribuent à une certaine « fonctionnarisation » des artistes les plus consacrés, en même temps que ces derniers subissent une forme de discrédit collectif. Les années 1810-1820 sont ainsi marquées par un basculement fondamental, l’écrivain se substituant peu à peu au peintre dans l’incarnation du créateur idéal-typique. Cette domination durable de la peinture par la littérature (dont le processus d’autonomisation est bien plus avancé) se traduit notamment par le fait que les beaux-arts apparaissent clairement « à la traîne » de la création littéraire jusque dans la seconde moitié du siècle, la position « dominée » des artistes plasticiens les incitant à chercher dans les grilles de lecture et les thèmes adaptés du champ littéraire, une importante source de légitimité en même temps qu’une garantie de succès. Dominés sur le plan symbolique, les beaux-arts connaissent également, à partir de la Restauration, un processus d’éloignement de la part des élites – ceux des héritiers des classes dominantes qui aspirent alors à une carrière artistique, choisissant de préférence le domaine littéraire (et en son sein, le genre le plus valorisé : la poésie). J’ai, en outre, pu montrer le rôle essentiel des réformes pédagogiques sous l’Empire (qui privilégient l’apprentissage du dessin « linéaire » à celui du dessin d’art24) dans le

désintérêt croissant des jeunes garçons issus des milieux privilégiés pour la pratique du dessin, tandis qu’au même moment et à l’inverse, dans les pensionnats de jeunes filles, cet enseignement conserve une place prépondérante. Dès lors, si, dans les premières décennies du XIXe siècle, le

prestige de la pratique des beaux-arts est déclinant au sein des fractions dominantes de la société, il est néanmoins resté intact pour les hommes et les femmes issus des « classes moyennes » (petite bourgeoisie commerçante ou artisanale, professions libérales, employés des services administratifs,

24 Le dessin linéaire correspond grosso modo à ce que l’on appelle aujourd’hui le « dessin technique », c’est-à-dire que seules les arêtes des objets à reproduire sont dessinées, en perspective et sans ombres. Dessin d’art et dessin linéaire n’obéissent évidemment pas aux mêmes principes, la maîtrise du dessin linéaire (nettement associé, dès cette époque, aux arts appliqués et aux métiers de l’industrie) n’étant que difficilement « convertible » dans les beaux-arts.

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militaires, etc.), d’autant que ces derniers voient leur accès au champ littéraire limité par la nature informelle des ressources et des titres qui sont requis pour s’y faire connaître. Ces enfants de la bourgeoisie urbaine, qui ont vu une garantie d’ascension sociale dans les études qu’ont permises les bouleversements sociaux de la Révolution et la politique éducative de l’Empire, choisissent à leur tour massivement les carrières artistiques. Le mouvement de désertion des élites que connaissent les beaux-arts, s’accompagne donc d’une augmentation du nombre d’artistes des deux sexes et d’une baisse de leur niveau social moyen.

III. La reconstitution des trajectoires : une recontextualisation structurelle

La recontextualisation par la comparaison de parcours séquencés, puis par la mesure des carrières, ont permis l’élaboration d’un portrait collectif des artistes actifs au tournant du XIXe siècle. Il s’agit maintenant de revenir aux trajectoires individuelles et de restaurer, pour le monde de l’art de la fin du XVIIIe au milieu du XIXe siècle ce qu’il est possible et impossible de faire ou de penser à un moment donné du temps dans un espace social particulier. On peut recourir ici à la notion d’ « espace des possibles », telle que Pierre Bourdieu la définit : « Cet espace des possibles est ce qui fait que les producteurs d’une époque sont à la fois situés et datés, et relativement autonomes par rapport aux déterminations directes de l’environnement économique et social [...] [Il] fonctionne comme une sorte de système de coordonnées commun qui fait que, même lorsqu’ils ne se réfèrent pas consciemment les uns aux autres, les créateurs contemporains sont objectivement situés les uns par rapport aux autres. »25.

Concrètement, la reconstitution de l’espace des possibles recouvre plusieurs types d’opérations possibles, parmi lesquelles on peut citer la prise en compte de multiples points de vue – synchroniques et/ou diachroniques – sur un même événement26 ; la prise en compte des cadres normatifs

(pratiques attendues, discours dominants…) valables à un moment donné dans un lieu donné de l’espace social, afin d’identifier plus aisément les comportements ou les discours minoritaires, éventuellement déviants27 ; une

attention particulière aux moments qui peuvent être identifiés comme des « ruptures biographiques » impliquant une recomposition de l’identité sociale des individus ; la distinction de ce qui relève de l’expérience concrète des artistes et de ce qui participe des représentations collectives et du discours sur l’art, tout en s’efforçant de rétablir le « jeu » permanent de l’une sur les

25 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : pour une théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p.70, et p.61.

26 Sur la notion d’événement et son usage pour les sciences sociales, voir : Alban Bensa, Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 6-20.

27 Je développe ce point dans Séverine Sofio, « Des discours aux pratiques, comment approcher la réalité des rapports de sexe ? », Sociétés et représentations, op.cit.

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autres, et réciproquement, dans la mesure où une étude pour ainsi dire

sérielle des biographies est bien, pour reprendre une phrase de Giovanni

Levi, « le lieu idéal pour […] observer concrètement des systèmes normatifs qui ne sont jamais exempts de contradictions. »28

Pour un certain nombre de raisons (la relative dévaluation de l’activité picturale par rapport à la littérature, l’état d’anomie de l’espace de production artistique qui s’autonomise lentement, un contexte social qui, jusqu’aux années 1850-1860, n’est pas foncièrement défavorable au travail des femmes dans les classes où se recrutent les plasticiennes, etc.), le monde de l’art est caractérisé, sur la période que j’ai étudiée, par un relâchement tout à fait exceptionnel des contraintes liées au sexe, au point qu’il est alors le seul espace professionnel de l’époque où les femmes bénéficient à la fois d’une formation similaire à celle des hommes, de lieux de travail et d’exposition mixtes, d’une rémunération équivalente pour un même travail, des mêmes modes et des mêmes critères de reconnaissance, mais aussi, et surtout, de l’honorabilité considérable fournie par une profession aussi prestigieuse. Cette similitude de la formation reçue par les artistes des deux sexes joue un rôle fondamental dans la situation sociale relativement favorable des plasticiennes jusqu’au milieu du XIXe siècle. C’est sur ce « fond » commun de

ressources techniques, cognitives, sociales et symboliques, acquises au cours d’une longue formation en atelier, que se greffent ensuite les dispositions et les ressources propres à chacun·e – que ce soit la condition d’héritier ou d’héritière, un capital social ou un entregent qui facilite l’obtention de commandes auprès de l’administration, le choix d’une spécialité plus ou moins prestigieuse ou lucrative (peinture d’histoire, gravure, paysage, peinture sur porcelaine, etc.), la persistance dans la carrière et l’obtention de titres et d’honneurs (Prix de Rome, médailles au Salon, présence au musée du Luxembourg…) « monnayables » sur le marché des commandes privé ou public, etc.

Ainsi, parmi la multiplicité des identités qui orientent les types de trajectoires des artistes (identités liées entre autres à l’atelier de formation, à la spécialisation dans un genre ou une technique, à la pratique de la copie

28 Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales. Economies, sociétés,

civilisations, vol. 44, n° 6, 1989, p. 1333-1334. « Il y a une relation permanente et

réciproque entre biographie et contexte (…). L’intérêt de la biographie est de permettre une description des normes et de leur fonctionnement effectif, celui-ci n’étant plus présenté seulement comme le résultat d’un désaccord entre règles et pratiques, mais tout autant comme celui des incohérences structurelles et inévitables entre les normes elles-mêmes, incohérences qui autorisent la multiplication et la diversification des pratiques. Il me semble qu’on évite ainsi d’aborder la réalité historique à partir d’un schéma unique d’actions et de réactions et que l’on montre, au contraire, que l’inégale répartition du pouvoir, aussi grande et aussi coercitive soit-elle, n’est pas sans offrir une certaine marge de manœuvre aux dominés ; ces derniers peuvent dès lors imposer aux dominants des changements non négligeables. » (Ibid., p. 1334)

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institutionnelle, à l’appartenance à l’Académie, à l’origine géographique), l’identité sexuée ne « joue » que combinée aux autres – et non « en soi », sous la forme d’une conscience de groupe ou d’une quelconque identité collective qui aurait été propre aux plasticiennes.

La mise en série de biographies et leur réinscription systématique dans l’histoire et la sociologie d’un milieu particulier impliquent ainsi un « jeu d’échelles » permanent, du micro au macro puis du macro au micro29. Cette

gymnastique – exigeante, mais extrêmement heuristique – m’a ainsi permis, plus globalement, de mettre au jour des « moments clés », des tournants fondamentaux dans la genèse du champ artistique, qui étaient jusque-là passés plus ou moins inaperçus des historiens de l’art.

L’année 1777 m’est, par exemple, apparue comme un véritable tournant sur lequel peu de chercheurs avaient insisté – probablement parce que les événements de cette année n’ont que très indirectement concerné les artistes consacrés qui font l’objet de monographies. En 1776, un édit royal, préparé par l’intendant des finances (Turgot), abolit les corporations. Devant les protestations et la désorganisation du monde économique qui s’ensuit, un second édit rétablit les corporations l’année suivante… à l’exception d’une poignée, dont la maîtrise des peintres, graveurs et sculpteurs qui n’est jamais rétablie. La conséquence de cette suppression est l’ouverture soudaine et officielle du métier d’artiste à tou·te·s, fils et filles d’artistes ou non, quelles que soient leurs origines sociales, à partir du moment où ils/elles produisent et vendent des œuvres. Hommes et femmes, héritier·e·s ou non, sont dorénavant pareillement soumis aux aléas de la carrière artistique qui est, pour la première fois, perçue comme une profession « libérale »30. Cette

situation de (relative) égalité de facto entre les sexes (sur laquelle la Révolution ne revient réellement que pendant la Terreur en associant la possibilité d’être reconnu comme artiste à la citoyenneté) est tout à fait essentielle pour saisir la situation globale des artistes tout au long de la première moitié du XIXe siècle, depuis la valorisation de la pratique des

beaux-arts, en passant par l’arrivée massive d’outsiders non issu·e·s de familles d’artistes dans le monde de l’art, jusqu’à la banalisation de la figure de la plasticienne31.

29 Jacques Revel (dir.), Jeux d'échelles. La micro-analyse à l'expérience, Gallimard/Seuil, 1996.

30 On parle d’ailleurs, à cette époque, des « artistes libres » pour les différencier des artistes de l’Académie royale de peinture et de sculpture, placés sous la tutelle du Roi. 31 En témoignent par exemple les multiples gravures de mode qui, dans les périodiques spécialisés tels que le Journal des dames et des modes (le plus lu d’entre eux, fondé à la fin des années 1790), mettent en scène des femmes en train de dessiner ou bien à leur chevalet, parées des dernières robes à la mode, brosses et palette à la main.

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A partir de 1848 néanmoins, un mouvement de bascule s’amorce, qui s’actualise dans le déménagement du Salon (l’exposition quitte le Louvre pour le nouveau « Palais de l’Industrie ») et l’apparition d’un marché de l’art contemporain dont les bénéficiaires – encore très minoritaires au milieu du

XIXe siècle – sont les artistes dits « indépendants », c’est-à-dire ceux qui

affichent comme une qualité distinctive la poursuite de la carrière hors du Salon et du système académique. Or, dans cette nouvelle catégorie d’artistes qui marque l’ouverture de l’ère moderne, les femmes sont désormais… absentes32.

32 Au niveau des représentations, le modèle des avant-gardes s’accompagne d’une version revirilisée de la figure de l’artiste, dont l’existence marginale, passionnée et incertaine se veut une antithèse d’un « féminin » assimilé à la vie rangée et bourgeoise. Au niveau des pratiques, le mode de vie communautaire, la fréquentation de lieux publics comme les cafés ou les grands boulevards, et les voyages pour les expositions à l’étranger qu’implique une internationalisation de plus en plus importante de la production artistique au tournant du XXe siècle, la nécessité de savoir se vendre auprès des puissants marchands – tous ces aspects qui font la « vie d’artiste » excluent alors les plasticiennes du pôle des avant-gardes aussi efficacement que le font les discours.

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