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Réécrire le libertinage aux lendemains de la Révolution. «Point de lendemain» de Vivant Denon: 1777 et 1812

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Academic year: 2021

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RÉÉCRIRE LE LIBERTINAGE AUX LENDEMAINS DE LA RÉVOLUTION. POINT DE LENDEMAIN DE VIVANT DENON :1777 ET 1812

par

LUBA MARKOVSKAIA

Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal

Mémoire soumis à l’Université McGill en vue de l’obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises

Août 2012

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TABLE DES MATIERES

RESUME / ABSTRACT iii

REMERCIEMENTS iv

INTRODUCTION 1

CHAPITRE I : LE LIBERTIN AUX PREMIERES LOGES DU SPECTACLE DES MŒURS

IRE PARTIE : ÉCRITURE LIBERTINE ET CONSCIENCE HISTORIQUE

1. Auteurs libertins, historiographes des mœurs 16 2. Le libertinage, miroir de la mondanité 19

3. L’intimité publicisée 21

IIE PARTIE : LES LIEUX, TEMOINS DU TEMPS 23

1. L’Opéra 25

2. Le château 29

3. Le boudoir 32

IIIE PARTIE :LE THEATRE DE LA MONDANITE 43

CHAPITRE II

LE CHARME DISCRET DE L’ARISTOCRATIE 51

IRE PARTIE : UN NARRATEUR METAMORPHOSE 52 IIE PARTIE : UN REGARD CHANGE

1. Variations sur la décence 56

2. La conscience mondaine 61

3. La lucidité perdue 62

4. Un libertinage plus allusif 65

IIIE PARTIE : ÉCRIRE LE LIBERTINAGE APRES LA REVOLUTION 68

CONCLUSION : VIVANT DENON, ANTIMODERNE? 75

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RÉSUMÉ

La version de 1812 du conte libertin Point de lendemain de Dominique Vivant Denon est généralement considérée comme une réédition de la version écrite en 1777. Elle est le plus souvent éditée et citée comme la version la plus achevée du texte, sans égard particulier pour les différences entre les deux versions. Or, Denon réécrit son conte dans un contexte social, historique et politique entièrement différent lorsqu’il reprend Point de lendemain en 1812, et la portée en est donc distincte. De plus, l’auteur apporte un certain nombre de changements à son texte, qui deviennent significatifs lorsqu’analysés à la lumière du changement de contexte historique. Ce mémoire étudie les deux versions et examine les variantes apportées au texte par l’auteur en 1812 afin de démontrer qu’elles témoignent d’un regard nouveau sur l’Ancien Régime et d’un souci d’en laisser une image adoucie et moins cynique aux générations à venir.

ABSTRACT

The 1812 version of Dominique Vivant Denon’s libertine tale Point de lendemain is generally considered to be the second edition of his 1777 original. It is the most frequently published version, cited as the more accomplished one, without particular consideration of the differences between the two versions. However, in 1812 Denon rewrote the tale in an entirely different social, historical and political context, and its significance is thus completely distinct. Furthermore, Denon modified certain aspects of the text, and these changes prove to be significant when analyzed in light of the new historical context. This thesis examines both versions and analyzes the changes made to Point de lendemain by its author in 1812 in order to show that they reveal a change in his perspective on the Ancien Régime and his desire to present a toned-down and less cynical image of this period to the future generations.

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REMERCIEMENTS

Mes remerciements vont tout d’abord à mon directeur de recherche, Frédéric Charbonneau, qui a accueilli mon projet avec un enthousiasme inespéré et qui a guidé mon travail avec une confiance indéfectible et une remarquable patience. Je le remercie de tout cœur pour sa conversation passionnante, son sens de l’humour et son humanité.

J’aimerais également remercier Diane Desrosiers pour m’avoir initié à la recherche avec une vitalité débordante et contagieuse, et Isabelle Arseneau qui, tout en tentant de me « convertir » tout au long de mes études universitaires, a élargi ma vision de la littérature et m’a enseigné le plaisir de la rigueur.

Merci à l’équipe du TSAR de m’avoir permis de discuter de mes recherches en toute collégialité, et au Département de langue et littérature françaises pour toutes les possibilités et le soutien qu’il m’a offerts.

Merci à mon amie Marie-France Guénette pour sa relecture de dernière minute et à tous ceux qui, à l’extérieur de l’université, ont poliment enduré mes tentatives de réponse à la fatidique question : « Tu travailles sur quoi? » et qui m’ont souvent, sans le savoir, aidé à préciser mes idées.

Je tiens également à souligner le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et du Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).

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POINT DE LENDEMAIN DE VIVANT DENON :1777 ET 1812

INTRODUCTION

En 1777, au début du règne de Louis XVI, Dominique Vivant Denon fait paraître de façon anonyme un conte libertin intitulé Point de lendemain. Mis à part Julie ou Le bon père, comédie de jeunesse reçue froidement par la critique, il s’agit de sa première œuvre littéraire. Suivra un silence de la part de l’auteur, dont la vie publique mouvementée (il est diplomate pour Louis XV et Louis XVI, graveur officiel pour Robespierre, puis conservateur du Louvre sous Napoléon) ne semble pas laisser de place à l’exercice privé de l’écriture, et ce silence littéraire, à l’exception des récits de voyage qu’il publie à la suite de son séjour en Égypte, ne sera rompu qu’en 1812, lorsque Vivant Denon écrit… Point de lendemain, une seconde fois, et toujours sans signature.

Sexagénaire, Vivant Denon réécrit en effet, après avoir traversé la Révolution et le Consulat, son petit conte licencieux. Denon n’adapte pas le texte au goût du jour, puisque la société aristocratique désormais désuète qui y est dépeinte demeure la même, et que les mœurs qui y sont décrites ne correspondent plus à celles de la bourgeoisie d’après la Révolution. Une bonne partie du texte demeure également intouchée. C’est ce qui fait qu’on considère généralement cette réécriture de Point de lendemain comme une simple réédition par l’auteur.

Or, si on y regarde de plus près, on constate que si le récit demeure sensiblement le même, c’est le ton, le regard porté par l’auteur sur cette société

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somme toute disparue, sur l’époque révolue qu’est l’Ancien Régime, qui se colore de nostalgie et d’indulgence, dans un texte qui a pu, au départ, être porteur d’une certaine ironie et même de cynisme. Les auteurs libertins de la fin du XVIIIe siècle ont pour particularité, nous le verrons, la volonté de décrire les usages de leurs contemporains dans une sorte de tableau moral de l’époque dont ils constatent la singularité, leur conscience historique aigüe sans doute aiguisée par le pressentiment de la déchéance imminente du régime. Vivant Denon s’inscrit dans cette mouvance avec sa première version de Point de lendemain. Le regard du narrateur est acéré, sans pourtant être lourd de morale. Il se positionne simplement en observateur lucide et en acteur conscient de sa société.

En 1812, son regard a changé et l’œuvre revêt une portée tout à fait distincte. Le texte est teinté d’une nostalgie pour cette époque, devenue l’Ancien Régime, et passe donc du ton de la critique à celui de l’apologie discrète. Il est dès lors intéressant de questionner la réécriture du point de vue historique. Comment les bouleversements qu’a connus la société française entre les deux moments d’écriture informent-ils la rédaction de la seconde version? Quelles sont les traces du passage de l’histoire dans celle-ci ? Jusqu’ici, l’œuvre n’a pas été interrogée à cette lumière, sans doute parce que la réécriture n’est généralement pas considérée comme une œuvre en soi mais bien comme une réédition.

Alors que la vie romanesque, la figure énigmatique de Denon a fasciné et a fait couler beaucoup d’encre, quelques articles seulement portent sur Point de lendemain en tant qu’œuvre littéraire. Nous écarterons ici les ouvrages biographiques sur Vivant Denon, dont le plus connu est certainement le fantasmé

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Cavalier du Louvre de Philippe Sollers1, ainsi que les études provenant de domaines comme l’égyptologie et la muséologie (domaines dont Denon est le précurseur), pour nous concentrer sur la critique littéraire de Point de lendemain.

Catherine Cusset a consacré un article, « Lieux du désir, désir du lieu dans Point de lendemain de Vivant Denon2 », ainsi qu’un chapitre de son livre Les romanciers du plaisir, « Mme de T…, ou la décence3 », à Point de lendemain. Dans son article, elle rend compte de l’indissociabilité des lieux et du désir dans le conte de Denon, tandis que dans le chapitre de son livre dédié à Point de lendemain, elle étudie l’importance de la décence qu’incarne le personnage de Mme de T...

Jan Herman s’est également intéressé aux lieux et à leur rapport au désir dans le conte de Denon avec son article « Topologie du désir dans Point de lendemain de Vivant-Denon4 [sic] », ainsi qu’aux procédés narratifs dans « Topique et incipit. Le cas de Point de lendemain de Vivant Denon5 ». Byron R. Wells a écrit sur l’objet et son rapport au désir dans Point de lendemain dans « Objet/Volupté : Vivant Denon’s Point de lendemain6 ». Point de lendemain est souvent étudié ou cité à titre d’exemple dans les études sur la spatialité sous l’Ancien Régime (jardins, décor) ou sur l’espace en général, comme chez Lloyd R. Free avec son article « Point of View and Narrative Space in Vivant Denon’s Point de lendemain7 ».

1 Voir P. Sollers, Le Cavalier du Louvre. Vivant Denon (1747-1825).

2 Voir C. Cusset, « Lieux du désir, désir du lieu dans Point de lendemain de Vivant Denon ». 3 Voir C. Cusset, « Mme de T…, ou la décence ».

4 Voir J. Herman, « Topologie du désir dans Point de lendemain de Vivant-Denon ». 5 Voir J. Herman, « Topique et incipit. Le cas de Point de lendemain de Vivant Denon ». 6 Voir B. R. Wells, « Objet/Volupté : Vivant Denon’s Point de lendemain ».

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Sjef Houppermans s’est penché sur les procédés descriptifs à l’œuvre dans le conte dans son article « La description dans Point de lendemain de Vivant Denon8 » et Marie-Françoise Luna s’interroge sur la narration et ses ambiguïtés dans « Effets de clair obscur dans Point de lendemain9 ». L’ambiguïté et l’incertitude ont également retenu l’attention de Allan H. Pasco dans « Vivant Denon’s Point de lendemain and the Uses of Uncertainty10 » et plus récemment celle de Benjamin Hoffmann dans son article « Le non-dit dans Point de lendemain11 ». Deux textes défendent l’idée que Point de lendemain signe la mort de l’écriture du libertinage : un chapitre du livre La mort du libertin. Agonie d’une identité romanesque de Ludovic Michel intitulé « Point de lendemain, ou le devenir du personnage face à l’emballement libertin12 » et l’article « Point de lendemain : le crépuscule de la galanterie13 », de Anne Richardot.

On peut donc retenir dans cette revue de la littérature un intérêt de la critique pour les lieux et les objets représentés dans le conte de Denon, ainsi que pour sa place dans l’histoire littéraire. Des études de réception existent également : Nelson Guilbert a travaillé sur la réception de Point de lendemain à la fin du XXe siècle, dans ses articles « Vivant Denon, vir magister vitæ : rhétorique de l’exemplarité chez Philippe Sollers14 » et « Madame de T. et Milan Kundera,

8 Voir S. Houppermans, « La description dans Point de lendemain de Vivant Denon ». 9 Voir M.-F. Luna, « Effets de clair obscur dans Point de lendemain ».

10 Voir A. H. Pasco, « Vivant Denon’s Point de lendemain and the Uses of Uncertainty ». 11 Voir B. Hoffmann, « Le non-dit dans Point de Lendemain ».

12 Voir L. Michel, « Point de lendemain, ou le devenir du personnage face à l’emballement libertin ».

13 Voir A. Richardot, « Point de lendemain : le crépuscule de la galanterie ».

14 Voir N. Guilbert, « Vivant Denon, vir magister vitæ : rhétorique de l’exemplarité chez Philippe Sollers ».

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ou “l’aimable amie du plaisir15” ». Un autre article, celui de Veronika Altachina, intitulé « Le lendemain du roman de Vivant Denon Point de lendemain16 », porte sur les réécritures modernes du conte, tandis qu’un mémoire de maîtrise, celui d’Aurélie Deconchas, à l’Université de Limoges, porte sur « Le libertinage dans la transposition de Point de lendemain dans La lenteur de Milan Kundera17 ».

Aucune de ces critiques n’aborde toutefois la question de la réécriture de l’œuvre par son auteur même. Alors qu’on date généralement l’œuvre de 1777, marquant du coup l’appartenance de l’auteur à l’Ancien Régime, on édite et on cite le plus souvent la version de 1812. Cela crée tout d’abord des particularités du point de vue de l’édition. Ainsi, l’édition des Belles-Lettres annonce la version de 1777 du texte, mais donne celle de 1812. L’édition de René Démoris chez Desjonquères donne uniquement la version de 1812, comme la plupart des éditions modernes, en suggérant toutefois qu’il pourrait y avoir eu une évolution des sensibilités entre les deux versions. L’édition Gallimard préparée par Michel Delon est la seule à donner les deux versions, mais en ordre chronologique inversé : celle de 1812 en premier, puis celle de 1777, pour des raisons de préférence18.

Le fait de considérer la seconde version non pas comme une réécriture, au sens propre du terme (reprise, ou deuxième écriture), mais bien comme une réédition ne comportant que de légères retouches, a pour effet d’éclipser les changements sociohistoriques qui se sont produits entre les deux moments

15 Voir N. Guilbert, « Madame de T. et Milan Kundera, ou “l’aimable amie du plaisir” ». 16 Voir V. Altachina, « Le lendemain du roman de Vivant Denon Point de lendemain ».

17 Voir A. Deconchas, « Le libertinage dans la transposition de Point de lendemain de Dominique Vivant Denon dans La lenteur de Milan Kundera ».

18 M. Delon, « Note sur le texte » : « On trouvera d’abord le texte de 1812, qui nous paraît le plus subtil, le plus ambigu, et esthétiquement le plus réussi. », V. Denon, Point de lendemain, p. 165.

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d’écriture. Dans l’édition qu’en donne Raymond Trousson, dans les Romans libertins du XVIIIesiècle, il situe l’œuvre en 1777, mais donne la version de 1812, en précisant, dans une note de bas de page : « Le texte de 1812, reproduit ici, présente quelques variantes de peu de conséquence avec le texte de la première édition19 ». Il donne tout de même la variante de l’incipit et précise que le narrateur a vingt-cinq ans dans la première version et qu’il est rajeuni dans la seconde, mais tranche sur le sens de la réécriture en affirmant à deux reprises que le changement a été fait « pour donner plus de vraisemblance à l’aventure20 ».

Cette incertitude sur la nature de la réécriture, ou le manque de précision dans la distinction entre les deux versions, pose certains problèmes dans la manière d’appréhender l’œuvre de Denon d’un point de vue critique. Stéphanie Genand, dans son livre Le libertinage et l’histoire. Politique de la séduction à la fin de l’Ancien Régime, issu de sa thèse de doctorat, prétend que Louvet, dans Les aventures du Chevalier Faublas, « reproduit une écriture sous le signe de la parataxe, à l’image du célèbre incipit de Point de lendemain21 ». Or, ce célèbre incipit en parataxe, qu’elle cite par la suite, est celui de la version de 1812 (celui de 1777 a une structure différente), ce qui rend la reproduction quelque peu anachronique, puisque Genand affirme que :

ce style, qui supprime les liaisons logiques pour épouser la mobilité des personnages, représente pour Louvet l’archétype de l’esthétique libertine. L’imiter équivaut à pousser son roman vers le libertinage, comme pour ressusciter une dernière fois, en 1788, cette rhétorique et cet art de vivre22.

19 R. Trousson, Romans libertins du XVIIIe siècle, note 2 p. 1299.

20 R. Trousson, Romans libertins du XVIIIe siècle, p. 1299 et note 3, p. 1295.

21 S. Genand, Le libertinage et l’histoire. Politique de la séduction à la fin de l’Ancien Régime, p. 160.

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Genand date, dans sa note de bas de page, sa citation de l’incipit de Point de lendemain de 1777. Ludovic Michel, dans le livre issu de son mémoire de maîtrise, intitulé La mort du libertin. Agonie d’une identité romanesque, se base sur la version de 1812 pour témoigner d’un changement qui survient, selon lui, dans la seconde moitié du XVIIIesiècle. Anne Richardot, dans son article « Point de lendemain : le crépuscule de la galanterie », analyse la version de 1812 pour étayer la même thèse, soit celle de la passivité du personnage principal comme symptôme de la mort du libertinage, alors que le personnage est, nous le verrons, beaucoup moins passif dans la version de 1777.

Enfin, dans son livre Le roman du libertinage, 1782-1815. Redécouverte et réhabilitation, issu de sa thèse de doctorat, Valérie van Crugten-André recense tous les romans libertins parus durant la période révolutionnaire, dans le but de réhabiliter ces œuvres, dont on a longtemps occulté l’existence afin de simplifier le découpage chronologique des genres littéraires : le roman libertin disparaîtrait avec l’aristocratie au moment de la Révolution et serait immédiatement remplacé par des genres littéraires bourgeois. La thèse de van Crugten-André montre qu’il y a en fait un assez grand nombre de publications libertines jusqu’en 1815, grâce à un recensement exhaustif des écrits libertins de cette période. Toutefois, la version de 1812 de Point de lendemain n’y figure pas. C’est dire que le texte de 1812 est considéré comme une simple réédition du conte de 1777. Il semble donc être grand temps de redonner à l’œuvre de Vivant Denon son historicité, afin d’éviter de telles méprises factuelles, mais également pour mesurer la portée que peut avoir une réécriture lorsqu’elle est envisagée du point de vue historique.

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Il y a une seconde raison pour laquelle on ne lit généralement pas la réécriture de Point de lendemain à la lumière de son contexte historique. Cette deuxième raison, qui tient davantage à la théorie, c’est que les études qui portent sur la réécriture, et particulièrement la réécriture de soi,abordent la question d’un point de vue strictement formel. En effet, lorsqu’on évoque la notion de réécriture dans la recherche en littérature, cela renvoie généralement à deux grands types de réécriture : la réécriture d’autrui et la réécriture de soi23.

La réécriture d’autrui comprend notamment les réécritures modernes qui actualisent les grands mythes, par exemple, comme il est coutumier de le faire dans le théâtre contemporain, ou encore les réécritures ludiques d’ouvrages classiques dans des registres plus bas de manière à opérer un renversement du statut des œuvres, comme on l’a souvent fait au XVIIe siècle dans le feu de la Querelle entre les Anciens et les Modernes. On parle aussi des multiples réécritures des romans médiévaux qui présentent souvent d’importantes variantes selon le scribe qui transcrit le texte du roman. Puisque le contexte social et culturel peut varier entre chacun des moments d’écriture, les réécritures d’autrui peuvent être, et sont souvent, étudiées du point de vue du cadre historique qui dicte la réécriture.

La réécriture de soi est une réécriture d’un texte par son auteur. Elle tombe sous l’égide de la critique génétique, puisqu’elle est d’emblée considérée comme un exercice formel de la part de l’auteur. On pense notamment à des auteurs

23 Nous employons ici les termes « réécriture de soi » et « réécriture d’autrui » tels qu’ils sont définis dans l’article d’Éric Bordas dans le Dictionnaire du littéraire : « La réécriture peut être distinguée selon qu’elle est réécriture de soi (cas des brouillons, variantes, reprises) ou réécriture d’autrui (usage de sources et emprunts) », Le dictionnaire du littéraire, p. 501.

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comme Flaubert, dont les brouillons constituent un champ d’étude en soi, ou au travail formel de Francis Ponge, qui publie ses brouillons afin de rendre compte du travail d’invention qu’implique l’écriture. Cette conception binaire de la réécriture est résumée dans le Dictionnaire du littéraire :

Dans le premier cas [réécriture de soi], elle relève de la philologie ou de la génétique textuelle. Dans le second [réécriture d’autrui], ses usages varient de l’aménagement ou de la remise d’un texte au goût d’une époque à toutes les reprises de l’ordre de la citation. Elle peut alors être distinguée selon qu’elle est avouée, explicite, comme dans le cas de la parodie et du pastiche, ou masquée, implicite, et pas forcément décelable comme telle par tous les lecteurs (comme dans la mystification24).

Le fait de concevoir la réécriture de soi comme un simple exercice formel ne laisse pas de place à l’étude de la réécriture de soi du point de vue du contexte historique qui l’a engendrée. La seconde version de Point de lendemain étant une réécriture de soi, on ne l’a pas considérée du point de vue historique jusqu’ici.

Or, pour qu’il y ait réécriture, même « de soi », même avec très peu de variantes entre les deux textes, il faut nécessairement qu’il y ait eu passage du temps entre les deux moments d’écriture. C’est la question que pose paradoxalement et par l’absurde le Pierre Ménard25 de Borges, dont le protagoniste réécrit mot pour mot le Quichotte de Cervantès, tout en déclarant qu’il s’agit d’un texte distinct : que s’est-il passé entre les deux versions d’un texte pour que, même identique, le texte soit devenu différent de lui-même ? La réécriture interroge donc l’histoire par son existence même. Ainsi, si la portée de Point de lendemain diffère dans les deux versions en fonction du contexte historique, comme nous chercherons à le démontrer, cela appelle une lecture de la réécriture non pas comme comparaison d’éléments formels isolés, mais bien

24 É. Bordas, entrée « Réécriture », Le dictionnaire du littéraire, p. 501. 25 Voir J. L. Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » dans Fictions.

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comme analyse globale qui tient compte du cadre social où les textes ont été produits.

En d’autres mots, une telle étude nécessite une conception historique, plutôt que théorique et formelle, de la réécriture, en dépit de la fortune que celle-ci a connue jusqu’ici dans les champs théoriques de la textique et des études transtextuelles. Ainsi, nous éviterons le « concept inopérant26 » d’intertextualité pour parler de la réécriture de Vivant Denon, puisque l’approche intertextuelle est souvent caractérisée par le mépris de toute chronologie, et que c’est bien la chronologie que nous souhaitons restituer dans le cadre de ce mémoire.

Bernard Beugnot, spécialiste de la génétique littéraire, illustre la tension entre ces deux pôles interprétatifs de la réécriture dans son article « La réécriture : entre théorie et histoire » : « La réécriture répond au besoin de réintroduire le temps et l’histoire dans la forclusion du texte, mais se cherche un statut critique à l’ombre de la théorie27 ». Beugnot démontre que la théorisation de la réécriture est une entreprise peu féconde, étant donné que la notion renvoie à une réalité variable :

Les travaux récents montrent que les modalités [de la réécriture] sont innombrables, touchant à l’histoire des mythes et des thèmes, aux genres et aux formes ; l’inventaire n’en est sans doute encore qu’amorcé ; mais elles obéissent à deux séries de variables, les modes et pratiques propres à chaque époque et les tempéraments individuels. En quoi la réécriture passe sous la juridiction de l’histoire plus que de la théorie28.

C’est cette perspective historique de la réécriture que nous souhaitons convoquer pour l’analyse de la réécriture de Point de lendemain par Vivant Denon, en

26 Voir M. Angenot, « L’intertextualité : enquête sur l’émergence et la diffusion d’un champ notionnel ».

27 B. Beugnot, « La réécriture : entre théorie et histoire », p. 278. 28 Ibid., p. 282.

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accordant une attention particulière à ce que Bernard Beugnot a appelé dans le passage cité « les modes et pratiques propres à chaque époque ».

Un mot, enfin, sur le terme de « réécriture ». Anne-Claire Gignoux, dans son article « De l’intertextualité à l’écriture29 » se sert de la coexistence de deux orthographes, « réécriture » et « récriture » « pour distinguer entre la “réécriture” génétique et la “récriture” intertextuelle ». Pour Gignoux, la réécriture tient donc du travail sur le texte préalable à la publication de l’œuvre, ce qui tombe sous l’égide de la critique génétique, alors que la récriture est toute reprise d’une version antérieure, déjà publiée. Ce critère de la publication au sens moderne ne nous satisfait pas dans l’application à un texte comme Point de lendemain, dont le contexte de publication est fort complexe et dont le tirage, très restreint, n’est pas aussi définitif qu’il le deviendra au XXe siècle. Ainsi, le conte a été publié dans divers recueils et à plusieurs reprises sous le nom de Dorat. Aussi nous contenterons-nous de l’orthographe « réécriture », malgré la distinction faite par Gignoux, orthographe qui par ailleurs est la seule acceptée par le Petit Robert.

Nous tenterons de vérifier dans ce mémoire l’hypothèse que la seconde version de l’œuvre devrait être lue non pas comme une simple réédition, à rebours du commentaire critique qui a entouré l’œuvre jusqu’ici, mais comme un texte littéraire à part entière, dont la portée diffère de celle du premier et qui témoigne d’un nouveau regard jeté par l’auteur sur l’époque de Louis XVI. Michel Delon est l’un des seuls à suggérer que le changement de ton qui caractérise la réécriture peut être lu comme un regard nouveau porté sur l’époque qui précède la Révolution, devenue désormais l’Ancien Régime.

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Delon écrit, dans la préface à son édition de Point de lendemain : « Denon lui-même, vieillissant, semble jeter un regard attendri sur sa jeunesse et sur une époque que la Révolution a définitivement close30 ». Il reprend cette idée dans son ouvrage Le savoir-vivre libertin, où il écrit : « En 1812, Vivant Denon sexagénaire récrit Point de lendemain pour teinter son ironie d’un peu de mélancolie31 ». Ou encore : « selon les versions, Point de lendemain apparaît comme un récit élégamment immoral ou comme le souvenir nostalgique d’une innocence perdue32 ». Il écrit également, dans L’invention du boudoir : « Le ton en 1777 était ironique et libertin, la réédition de 1812 gomme le cynisme au profit de la naïveté et de la mélancolie33 ». Nous développerons cette intuition et lirons le conte à la lumière du contexte sociohistorique dans lequel chacune de ses deux versions a vu le jour.

L’écart historique entre elles est immense. La France passe, entre les deux rédactions, du règne de Louis XVI à la période révolutionnaire, puis à l’Empire napoléonien. Vivant Denon est loin d’être étranger à tous ces bouleversements politiques : issu de la bourgeoisie, il accède rapidement à la cour de Louis XV, devient secrétaire d’ambassade, est nommé graveur national par Robespierre en pleine Terreur, accompagne Bonaparte dans ses expéditions en Égypte... On note souvent le caractère rocambolesque de la vie et de la carrière du personnage, mais on omet de situer chacune des versions de Point de lendemain dans son contexte.

30 M. Delon, préface pour Point de lendemain, p. 27. 31 M. Delon, Le savoir-vivre libertin, p. 46.

32 Ibid., p. 43.

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Or, il est très différent d’écrire et de publier un conte libertin sous Louis XVI et de le faire à la fin de l’Empire napoléonien.

Nous chercherons donc à interpréter les modifications que l’auteur a apportées à l’œuvre, trente-cinq ans après la parution de la première version, et de comprendre ce que ces changements disent du regard que porte l’auteur sur les bouleversements historiques et moraux qui ont secoué le tournant du XVIIIe siècle. Il ne s’agira pas de voir l’œuvre comme entièrement déterminée par son contexte sociohistorique en diminuant ainsi le rôle dévolu à l’auteur, mais de montrer en quoi la modification de la mise en scène du narrateur dans la seconde version permet à l’auteur de poser un regard a posteriori sur la société d’Ancien Régime. Une telle lecture nous apparaît pertinente pour parler d’un genre littéraire particulier – le roman libertin de la fin de l’Ancien Régime – dont on verra qu’il servait fréquemment à porter un regard sur les mœurs.

Nous suggérerons que le regard de l’auteur de la seconde version comporte une nostalgie qui dénote une discrète position contre-révolutionnaire, chose surprenante chez un homme qui a si bien servi tous les régimes progressistes, mais dont l’allégeance sentimentale à une époque révolue transparaît dans sa principale œuvre littéraire, à laquelle il revient dans sa vieillesse. Nous émettrons enfin l’hypothèse que Vivant Denon est, dans la remarquable densité de son œuvre littéraire, un « antimoderne » au sens où l’entend Antoine Compagnon. Il incarne d’ailleurs à lui seul la paradoxale dynamique décrite par Compagnon, à la suite de Thibaudet, celle de l’esthétique conservatrice des œuvres littéraires qui font contrepoids au progressisme politique : alors que le personnage historique de Denon file vers l’avant avec les changements qu’a entraînés l’époque

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révolutionnaire, qu’il s’emploie à pérenniser, l’écrivain Denon pose un regard nostalgique et indulgent sur la société d’Ancien Régime, qu’il avait jadis dépeinte de manière plus cynique, posant de ce fait un geste discrètement contre-révolutionnaire.

Nous chercherons tout d’abord à démontrer en quoi Point de lendemain comporte un commentaire sur la société sous Louis XVI dans la première version. Nous partirons de trois prémisses pour étudier cette question. Tout d’abord, que les auteurs libertins de la fin du XVIIIe siècle faisaient preuve, dans leurs écrits, d’une conscience particulière de la spécificité historique de leur époque et répondaient à l’impératif de saisir leur siècle pour témoigner du présent, comme le montre Stéphanie Genand. Ensuite, que le roman libertin tend à la peinture de mœurs au XVIIIe siècle, comme le montrent notamment les écrits de Raymond Trousson et de Michel Delon. Et enfin, qu’un renversement des paradigmes public/privé se produit à partir de la Régence, qui fait que l’intimité contient désormais une part publique, tandis que les affaires publiques n’intéressent plus guère que si elles dévoilent le privé, de préférence scabreux, comme le montrent les travaux de Péter Nagy et Jean Marie Goulemot.

Puis, nous étudierons les divers éléments représentés dans la version de 1777, tels que les lieux, les objets, leur esthétique et leur symbolisme, ainsi que les modalités de la sociabilité décrites par le narrateur, afin d’en dégager un point de vue sur la société mondaine qui y est dépeinte. Nous nous inspirerons des travaux sur les lieux dans le roman du XVIIIe siècle de Henri Lafon et de ceux de Jean Weisgerber sur l’esthétique rococo, ainsi que des ouvrages sur le code mondain du libertinage, comme Le savoir-vivre libertin de Michel Delon. À la

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lumière de cette étude, il nous sera possible de comprendre le regard que jette l’auteur sur l’époque qu’il dépeint et qui est la sienne.

Ensuite, dans un deuxième chapitre, nous analyserons les changements apportés au texte dans la version de 1812, afin de démontrer que la réécriture de Point de lendemain témoigne d’un regard rétrospectif sur l’Ancien Régime, un regard qui a changé par rapport à la première version. Nous étudierons dans ce chapitre les changements relatifs au ton du narrateur et au discours qu’il tient sur ce qu’il observe. Nous analyserons les variantes qui tiennent du social, et tenterons d’interpréter leur portée sociohistorique. Nous poserons l’hypothèse que le retour à ce conte constitue en soi un geste de nostalgie, le ton attendri que prend le texte sous la plume de l’auteur en 1812 n’étant certainement pas en phase avec l’esprit qui règne sous l’Empire.

Nous nous appuierons, pour l’étude de la seconde version, sur les travaux de Péter Nagy, de Stéphanie Genand et de Valérie van Crugten-André qui ont porté sur les textes libertins de la fin de l’Ancien Régime et de la période révolutionnaire et sur leurs rapports avec la politique et l’histoire. Nous espérons ainsi montrer dans ce mémoire que le statut et la portée de Point de lendemain changent entièrement d’une version à l’autre, au point que la réécriture mérite d’être envisagée comme une nouvelle écriture à l’aube du XIXe siècle, en tension avec la première version du texte, comme un écho en mode mineur par-delà la Révolution.

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C

HAPITRE

I

L

E LIBERTIN AUX PREMIERES LOGES DU SPECTACLE DES MŒURS

À la manière des anthropologues, les romanciers cernent une société et le jeu des interrelations qui la constituent. Singulière société cependant, au biotope artificiel, dépourvue d’activité économique, prolongée par l’endogamie et qui épuise ses forces inutiles dans la futilité34. - Raymond Trousson, Libertins, libertinage

I ÉCRITURE LIBERTINE ET CONSCIENCE HISTORIQUE

1. Auteurs libertins, historiographes des mœurs

Point de lendemain paraît pour la première fois en 1777, dans la revue Les mélanges littéraires ou Journal des dames, dirigée cette année-là par le chevalier Dorat, auteur prolifique qui signe notamment Les malheurs de l’inconstance, et à qui le conte de Vivant Denon, paru anonymement dans la revue, sera rapidement attribué. Dorat accompagne le texte d’une note liminaire, qui se lit comme suit :

La narration de ce conte m’a paru piquante, spirituelle et originale. Le fond d’ailleurs en est vrai, et il est bon, pour l’histoire des mœurs, de faire contraster quelquefois avec les femmes intéressantes dont ce siècle s’honore, celles qui s’y distinguent par l’aisance de leurs principes, la folie de leurs idées et la bizarrerie de leurs caprices35.

Même badins, ces propos rendent compte d’une conscience propre aux auteurs dits libertins de la fin du XVIIIe siècle, celle d’une histoire des mœurs en train de se faire et de s’écrire, et de la volonté qu’ont ces auteurs de contribuer à l’historiographie officielle par leurs écrits, qui dépeignent des mœurs plus légères que celles « dont ce siècle s’honore », pour reprendre la formule de Dorat.

34 R. Trousson, Libertins, libertinage. Consulté le 13 août 2012.

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La note de Dorat n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui figure en tête de l’ouvrage d’un autre auteur d’écrits libertins, Charles Pinot Duclos, qui écrit, en guise d’avertissement à ses Mémoires pour servir à une histoire des mœurs du XVIIIe siècle :

L’amour, la galanterie et même le libertinage ont de tout temps fait un article si considérable dans la vie de la plupart des hommes, et surtout des gens du monde, que l’on ne connoitroit qu’imparfaitement les mœurs d’une nation, si l’on negligeoit un objet si important36.

L’entreprise historique de Duclos, qui inclut également des Considérations sur les mœurs, parues en 1750, année où il est nommé historiographe de France, témoigne de cette même volonté propre aux auteurs libertins du XVIIIe siècle, celle de dépeindre les mœurs de leur siècle telles qu’ils les observent, et de contribuer en cela à l’écriture de l’histoire d’une époque dont ils perçoivent la spécificité et sans doute aussi la déchéance imminente. Comme l’écrit Stéphanie Genand dans Le libertinage et l’histoire. Politique de la séduction à la fin de l’Ancien Régime : « Le dix-huitième siècle accède progressivement à une conscience de sa spécificité : il revient sur lui-même, sur les différentes étapes de son évolution, afin de comprendre sa situation et les causes de cet état37 ». Les auteurs libertins n’échappent pas à cette interrogation, bien au contraire.

Marmontel s’étonne même, dans son Essai sur les romans considérés du côté moral, de ce que la plupart des auteurs qui ont cherché à dépeindre les mœurs du XVIIIe siècle aient donné dans le genre libertin. Il y écrit : « Il est étrange que, parmi tant d’écrivains qui, dans leurs romans, ont voulu nous peindre leur siècle,

36 C. P. Duclos, « Avertissement », Mémoires pour servir à une histoire des mœurs du XVIIIe

siècle, p. 7.

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il y en ait eu si peu qui soient sortis du cercle des mœurs libertines38 ». L’auteur déplore par ailleurs dans son ouvrage que ladite peinture de mœurs soit non pas édifiante ou morale, mais bien complaisante et légère :

On sait quelles furent les mœurs de la Régence. Du long ennui qu’avait causé la dignité d’une cour vieille et triste, on se précipita dans tous les excès du dérèglement et de la licence. Le vertige et l’ivresse d’une fausse opulence avait gagné tous les esprits, la masse des mœurs était corrompue dans toutes les classes de l’État. […] Tous les romans de ce temps-là copiaient les scènes qui s’y passaient, mais de manière à inspirer pour la licence de ces mœurs bien moins de mépris que d’envie. L’enjouement qui les animait, avait tout l’esprit de l’auteur. La coquetterie y était vive et piquante, le libertinage y était du meilleur ton ; et si quelqu’un, dans ces intrigues, jouait un rôle ridicule, c’était l’amant trompé ou le mari jaloux39.

En effet, les observations des auteurs libertins ont la particularité d’être dénuées de morale, car contrairement à leurs précurseurs, les philosophes libertins du XVIIe siècle, qui revendiquaient une moralité en marge de la morale chrétienne40, les romanciers libertins du XVIIIe siècle proposent rarement une morale autre que celle du plaisir, du culte de l’instant présent et de l’obéissance aux caprices du corps, du désir et du goût.

Stéphanie Genand montre dans son ouvrage que la fin du XVIIIe siècle est une période où les auteurs libertins ont une conscience particulièrement aiguë de l’histoire : « Les récits de séduction qui paraissent à la fin du siècle revendiquent de plus en plus une spécificité chronologique. C’est là leur premier ancrage dans l’histoire : la conscience d’appartenir à une époque originale, et de s’inscrire dans le passage du temps41 ». Une grande partie des auteurs libertins du XVIIIe siècle avait ainsi pour visée consciente, dans leurs écrits, la peinture des mœurs de leur

38 J.-F. Marmontel, Essai sur les romans. Consulté le 19 décembre 2011. 39 Ibid.

40 Voir R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle.

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siècle, et en particulier de leur fin de siècle. Il ne s’agit toutefois pas d’un portrait moraliste, mais bien d’un regard tantôt amusé tantôt cynique sur l’immoralisme que ces auteurs observent chez leurs contemporains, et qu’ils grossissent et exagèrent sans doute à plaisir par le biais de la fiction, qui n’en constitue pas moins un commentaire sur la société. Dans Point de lendemain, qui met en scène un libertinage léger, dit « de bonne compagnie », une telle peinture morale des rapports mondains apparaît en filigrane.

2. Le libertinage, miroir de la mondanité

Le libertinage passe, du XVIIe au XVIIIe siècle, d’une lutte pour la libération des mœurs en marge de la société à un jeu mondain avec les codes aristocratiques, le libertin devenant ainsi une figure sociale essentielle qui détermine les règles de la bienséance mondaine. Comme l’écrit Péter Nagy dans Libertinage et Révolution, « le libertinage, à partir de la Régence, ne sera plus une extravagance : en perdant ses titres d’école de pensée, il gagne des titres mondains. L’extravagance devient bienséance, le libertinage une phase presque inéluctable de l’éducation du “Corteggiano” à la mode42 ».

La littérature libertine devient donc le genre par excellence pour décrire et mettre en scène la société mondaine qui est à la base de son existence. Raymond Trousson décrit ainsi ce phénomène, dans son article Libertins, libertinage :

Ce principe de la mondanité demeure ainsi celui d’une société close, régentée par des règles impératives. Le libertin lui-même n’a d’être que social, il n’existe que dans et par le groupe et n’a de psychologie que du comportement social. La

42 P. Nagy, Libertinage et Révolution, p. 24.

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mondanité est donc à la fois une réalité sociale et une projection de l’imaginaire, un mythe et un sujet littéraire43.

C’est cette société close qui est décrite dans le roman libertin, avec un impératif spécifique au XVIIIe siècle, celui de saisir par écrit les mœurs de son siècle. Cette société dont on fait le tableau est une société restreinte à l’élite aristocratique, homogène, oisive et mondaine. Toujours selon Raymond Trousson :

Les romanciers […] trouvent matière dans la mise en scène d’une société de la fête galante dont la permissivité et l’immoralité élective les fascinent. Le milieu évoqué se donne pour homogène, celui d’une haute aristocratie attentive à se démarquer de la bourgeoisie enrichie, d’une élite qui se réclame de ses origines et de ses liens avec la Cour44 […].

Cette société devenue un petit cercle clos est représentative de la manière dont, vers la fin du XVIIIe siècle, les frontières entre le public et le privé se brouillent, de sorte que les affaires privées deviennent l’affaire du public.

3. L’intimité publicisée

Jean Marie Goulemot montre en effet dans son article « Tensions et contradictions de l’intime dans la pratique des Lumières », que si le XVIIIe siècle voit naître et s’épanouir la notion d’intimité, c’est que cet épanouissement passe par la paradoxale publicisation de l’intime : « On affirme l’existence de l’intime, comme un droit, et on le cultive ; mais c’est pour mieux l’exhiber, le décrire ou le fouiller45 ». C’est ainsi, par exemple, que la vogue du roman épistolaire, qui traduit l’intérêt des contemporains pour l’intimité, donne à la lettre un caractère éminemment public. C’est donc en valorisant l’intime qu’on le publicise.

43 R. Trousson, Libertins, libertinage. Consulté le 29 janvier 2012. 44 Ibid.

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Ainsi, la sphère publique fait désormais place à l’intime, aux intrigues (du roi, en l’occurrence, qui deviennent celles de la Cour), tandis que la sphère privée, à laquelle appartiennent les textes libertins, situés généralement dans des lieux clos, comme des boudoirs, devient l’univers où résonnent les tendances et les caractéristiques du monde extérieur. Comme l’écrit Péter Nagy,

Conquêtes et revers se suivent, des alliances se nouent et se renversent, des empires coloniaux s’élèvent et se défont, mais le « monde » ne s’intéresse vraiment qu’aux potins de la Cour ; tout ce qui touche à la politique ou à l’armée semble être affaire privée, à traiter avec la discrétion qui s’impose, à moins que le sexe ne joue un rôle dans les choses de l’État qui deviennent seulement ainsi affaire publique, […] les affaires publiques deviennent l’apanage des spécialistes, sans que le « public » qui est le synonyme du « monde » s’y intéresse, sauf dans les cas de sensation ou de scandale, tandis que les affaires privées, surtout les relations de cœur et de lit (de préférence les dernières) deviennent la chose publique et suscitent un intérêt passionné46.

La conscience du « monde » dans les boudoirs conditionne donc le roman libertin, qui apparaît comme une sorte d’observatoire de cette société où mœurs libertines et mœurs mondaines se fondent, les unes étant le plus souvent l’expression des autres. Les libertins sont donc aux premières loges du spectacle des mœurs qui se déploie en cette fin de siècle.

Selon Goulemot, le genre même des écrits libertins témoigne de ce statut contradictoire de l’intime et peuvent être lus comme son reflet :

Le siècle est rempli de ces secrets forcés, de ces cœurs et de ces consciences mis à nu, ou, par une logique évidente, acceptant tout simplement de se livrer pour être. Il faut sans doute se demander si le développement de la littérature érotique ne relève pas aussi de cette tendance profonde tout autant que d’un libertinage ambiant, dont elle ne serait que le reflet littéraire47.

Que le libertinage ait véritablement été ambiant ou non, l’intérêt que nous portons à cette littérature concerne le type de témoignage littéraire qu’elle laisse. Comme

46 P. Nagy, Libertinage et Révolution, p. 91-92.

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l’écrit Élisabeth Bourguignat dans Le siècle du persiflage : « sans être les reproductions exactes de personnages existants, petits-maîtres et roués cristallisent certaines des tensions qui traversent la société mondaine, et servent à les exprimer48 ». Ce sont ces cristallisations que nous interrogerons pour mieux comprendre l’époque, cette mise en fiction des relations mondaines, dont l’étude servira à dévoiler l’empreinte du public dans une sphère supposément privée. Péter Nagy écrit :

C’est ainsi qu’une vogue de la mondanité s’instaure dans le roman français qui, tout en affinant et en raffinant ses moyens d’expression et sa vision particulière d’un monde clos totalement assimilé au beau monde de l’époque, traduit le sentiment du monde (Weltgefühl) de ses protagonistes et de leur entourage, et ses modulations et variations en fonction de l’époque49.

Ainsi, on pourra lire dans le libertinage mondain de Point de lendemain un prolongement de la société sous Louis XVI et des lois mondaines qui la régissent jusque dans le boudoir, qui devient l’extension du salon, d’autant plus que les écrivains libertins de cette époque répondent au nouvel impératif de saisir à tout prix le présent historique par les mœurs de leur société.

II LES LIEUX, TEMOINS DU TEMPS

Nous chercherons à comprendre, dans cette partie, comment l’auteur de Point de lendemain perçoit la société qui est la sienne lorsqu’il rédige son conte en 1777. Nous étudierons pour ce faire la description qu’il fait des lieux dans cette première version du conte, ceux-ci occupant une place primordiale dans Point de lendemain, dont la narration dense et rapide ne se suspend que pour décrire le

48 É. Bourguignat, Le siècle du persiflage. 1734-1789, p. 15. 49 P. Nagy, Libertinage et Révolution, p. 50.

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décor et le paysage. Dans leur succession, les lieux semblent guider le cours même du récit, qui débute avant le lever du rideau à l’opéra, se précipite dans le carrosse de Mme de T..., pour se nouer et se dénouer au château de M. de T…, lui-même sectionné en plusieurs balises spatio-temporelles : les salons, le jardin, le pavillon, puis le boudoir, véritable « temple de l’amour », mais aussi de l’artifice propre à l’esthétique libertine.

Selon Catherine Cusset, « analyser les lieux dans Point de lendemain, c’est poser la question du désir, et d’un certain type de désir : le désir libertin50 ». Les lieux dans Point de lendemain ont été analysés sous cet angle à plusieurs reprises. Comme nous l’avons constaté en faisant l’état de la critique, ceux-ci ont retenu l’attention des commentateurs pour leur rapport avec le désir, au point où le désir est déplacé du corps de la femme vers le décor, avec cette phrase troublante : « ce n’était plus Mme de T... que je désirais, c’était le cabinet51 ». Ce sont donc les passages relatifs à l’érotisation des lieux qui ont fait couler le plus d’encre jusqu’ici. Sans nous détourner entièrement de cette approche, qui consiste à voir dans les lieux de Point de lendemain l’objet même du désir des personnages, nous tenterons plutôt de faire dire aux lieux du récit ce qu’ils peuvent nous apprendre sur la période que décrit l’auteur et sur ses modalités de socialisation.

Car si Denon décrit peu ses personnages, il fait en revanche du décor de son conte un véritable tableau. Un peu à la manière du chronotope, dont Mikhaïl Bakhtine se sert comme métaphore de « l’indissolubilité de l’espace et du

50 C. Cusset, « Lieux du désir, désir du lieu dans Point de lendemain de Vivant Denon », p. 31. 51 V. Denon, Point de lendemain, p. 56. Désormais, les renvois à cette œuvre seront désignés par la mention PdL1 pour la version de 1777 et PdL2 pour la version de 1812.

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temps52 » dans l’œuvre littéraire et qui veut que « [l]es indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci [étant] perçu et mesuré d’après le temps53 », les lieux de Point de lendemain recèlent un sens propre à leur époque. Henri Lafon décrit ainsi l’analyse des espaces dans le roman du XVIIIe siècle :

Essayer de saisir [l]es espaces qui se représentent dans les romans, dans des formes à la fois fixes et souples, qui voyagent d’une œuvre à l’autre, c’est chaque fois, à chaque étape, voir se profiler l’ombre d’un homme, dans ses rapports avec le monde matériel et les autres hommes. L’espace paraît la dimension où se projette naturellement la rencontre du sujet avec l’autre, sa loi, ses interdits54.

Nous chercherons donc à comprendre les rapports sociaux de l’époque décrite dans Point de lendemain tels qu’ils s’inscrivent dans les lieux du récit.

Nous tenterons de lire dans cette toile de fond une sorte de paysage historique de l’œuvre qui témoignerait de la société qui y gravite. Comme l’écrit Raymond Trousson, dans Libertins, libertinage :

Parcourant des cercles concentriques, de la périphérie lointaine d’une loge à l’Opéra ou de la promenade des Tuileries, l’aventure aboutit là. Peinture d’un petit monde circonscrit, d’une société élitiste. Le romancier évoque une entité nommée « le monde » ou « l’extrêmement bonne compagnie » pour en étudier le fonctionnement, le système de relations et les valeurs. Il s’occupe moins de décrire une société que de transmettre l’image que cette société prétend présenter d’elle-même55.

L’auteur de Point de lendemain peint en effet le petit mode circonscrit de sa société en dépeignant la succession des lieux où elle gravite, de la loge de l’Opéra jusqu’à l’intimité du boudoir. Voyons donc ce que les lieux du récit peuvent nous dire sur la société aristocratique de la fin du règne de Louis XV, dont l’image est transmise dans le conte de Vivant Denon.

52 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 238. 53 Ibid.

54 H. Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle. 1670-1820, p. 8.

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1. L’Opéra

Point de lendemain s’ouvre dans une loge de l’Opéra, avant le début de la représentation. Situé d’entrée de jeu dans un lieu où règnent le décor et le factice, le récit commence sous le signe de l’artifice. Le narrateur, arrivé bien avant le lever du rideau, est honteux de contrevenir ainsi à l’usage : « Un jour que j’allais attendre la Comtesse dans sa loge à l’Opéra, j’arrivai de si bonne heure, que j’en avais honte : on n’avait pas commencé56 ». Ce passage révèle le fait que le théâtre, à l’Opéra, n’est pas que sur scène, mais aussi et surtout dans le public. On est soucieux de la manière dont on apparaît aux yeux des autres, qui jugent leurs pairs selon le strict code des usages mondains, qui stipule dans ce cas-ci : ne pas arriver à une représentation à l’Opéra avant qu’« on » n’ait commencé. Raymond Trousson écrit en effet, au sujet des acteurs de l’univers libertin de la fin du XVIIIe siècle :

Chacun y connaît tout le monde, chacun y est sous le regard des autres: on ne se demande pas si telle action est louable ou non, mais ce qu’en pensera le "public" omniprésent. L’homme du monde est sous son œil comme jadis le dévot sous celui de Dieu. Les mêmes désœuvrés se rencontrent bien aussi à la Comédie, à l’Opéra ou à la promenade des Tuileries, voire dans une partie de campagne, mais ces lieux n’ont pas de réalité topographique ni même décorative, ils sont de simples extensions du salon originel57.

Ce regard extérieur, celui du public, est assuré ici par Mme de T..., qui aperçoit le jeune homme dans sa loge : « À peine entrais-je, je m’entends appeler de la loge d’à côté. N’était-ce pas encore la décente Mme de T... ! Quoi ! déjà, me dit-on, quel désœuvrement ! Venez donc près de moi58 ».

56 PdL1, p. 73.

57 R. Trousson, Libertins, libertinage. Consulté le 30 janvier 2012. 58 PdL1, p. 73-74.

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L’Opéra est un lieu de choix pour une rencontre « fortuite » entre deux futurs amants. Le lieu est public, mais réservé à une société restreinte, régie par les mêmes codes mondains, comme l’explique Henri Lafon :

Plus traditionnellement l’espace des rencontres licites combine une clôture limitée, pour exclure le vulgaire, et une certaine ouverture (nécessaire) sur l’imprévu. D’où le lieu public qui ne l’est pas vraiment, car réservé à un certain public (parc, salle de spectacle, jardin59).

Mme de T… choisit donc un lieu décent pour une rencontre, et le fait d’arriver avant le commencement du spectacle malgré sa connaissance des usages lui permet, en premier lieu, d’isoler l’objet de ses « projets » dans sa loge60, et de mettre en scène un imprévu : une idée soudaine et un enlèvement.

L’Opéra est un lieu parfait pour les rencontres libertines. En témoigne cette phrase du Faublas de Louvet : « Qui ne sait pas qu’à l’Opéra, les divinités sont de bien faibles mortelles ; que c’est le pays du monde où les passions se traitent le plus lestement ; que c’est là surtout qu’une affaire de cœur commence et s’achève dans la même soirée61 ? » Mme de T... en est pleinement consciente et a sciemment choisi l’endroit et le moment pour entamer une soirée sans lendemain. Elle profite de l’absence de la Comtesse, qui arrivera, selon les usages, après le commencement de la pièce, pour enlever le narrateur.

Toutefois, si elle quitte l’Opéra avec le narrateur, Mme de T... ne délaisse ni son art de la mise en scène ni son sens du personnage. Ce personnage, elle l’enseignera au narrateur en chemin, dans sa voiture qui les emmène à la campagne. Ce lieu de transition est également significatif, la route représentant,

59 H. Lafon, Espaces romanesques, p. 30.

60 Henri Lafon montre l’importance de la fragmentation de l’espace public en espaces privés pour la rencontre amoureuse. Voir H. Lafon, Les décors et les choses dans le roman français, p. 201 et Espaces romanesques du XVIIIe siècle, p. 39-40.

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selon Bakhtine, l’espace de la rencontre62, tandis que la voiture est un lieu clos et intime, évoquant la possibilité de « faire catleya63 ». Légèrement bousculés par les chocs de la route qui les feront bientôt s’entrelacer, les futurs amants observent la beauté du paysage et entament la conversation qui les mènera jusqu’à leur nuit d’amour et qui sera déterminante pour son bon déroulement :

Ah, point de morale, je vous en conjure ; vous manquez l’objet de votre emploi. Il faut m’amuser, me distraire, et non me prêcher. Je la vis si décidée, que je pris le parti de l’être tout au moins autant qu’elle. Je me mis à rire de mon personnage. Nous devînmes très gais, et je finis par trouver qu’elle avait raison64.

Les mots d’ordre sont donc la gaieté et la suspension de la morale. Le narrateur comprend avec légèreté qu’il doit jouer un personnage. C’est ainsi que le théâtre, dont l’importance est établie dans la première scène, se poursuit alors même que les acteurs quittent les lieux du spectacle.

Nous avons là une première série d’éléments qui permet de caractériser l’époque et la société que décrit l’auteur : il s’agit d’une société régie par les lois de la mondanité, une société de l’apparence et du factice où la décence est une prouesse mondaine qui voile à peine les desseins libertins, et où les lieux mêmes de la sociabilité (tels l’Opéra) servent à la rencontre illicite. Il s’agit donc d’une société où la frontière entre la sphère publique et la sphère privée se trouve « floutée », ce qui permet à la littérature libertine, à partir des boudoirs, en apparence intimes, de témoigner du monde des salons. C’est du moins ainsi que cette société est dépeinte, avec une rhétorique spécifiquement libertine, de concert

62 M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, p. 249.

63 Voir Faire catleya au XVIIIe siècle. Lieux et objets du roman libertin. Patrick Wald Lasowski,

dans son Dictionnaire libertin, note que « Le siècle ne manque pas le rapport du carrosse à la caresse » et que « La voiture encourage le rapprochement des corps », p. 93.

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avec « l’image que cette société prétend présenter d’elle-même », pour reprendre les mots de Raymond Trousson.

Si Mme de T… enlève le jeune narrateur pour l’amener à la campagne, la fuite de l’Opéra vers la nature n’annonce pas, comme elle aurait pu le faire dans un roman sentimental, le rejet de la civilisation et l’arrivée dans un lieu de pureté où les échanges sont naturels et où l’artifice de la ville ne pénètre pas. Elle l’amène plutôt dans une « maison de campagne », un lieu « [h]ors de la ville mais à proximité, à une distance qui conjugue la commodité et la discrétion65 », selon Henri Lafon, et qui, comme l’écrit La Morlière, est « assez près de la ville pour qu’on ne pût pas s’en croire entièrement isolé […] assez éloign[é] pour se soustraire au fracas et au tumulte66 ». Le narrateur devra donc conserver le masque de son personnage jusqu’à la fin. En effet, Mme de T… emmène le narrateur sur les lieux d’une étrange comédie, celle de sa réconciliation avec mon mari.

2. Le château

À leur arrivée au château, cette réconciliation apparaît d’emblée artificielle, guidée davantage par les usages que par de véritables sentiments, ce qui nous ramène encore une fois à la métaphore théâtrale : « Tout était éclairé, tout annonçait la joie, excepté la figure du Maître, qui était rétive à l’exprimer. Un air languissant ne montrait en lui le besoin d’une réconciliation que pour des

65 H. Lafon, Les décors et les choses dans le roman français, p. 87-88.

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raisons de famille. La bienséance l’amena cependant jusqu’à la portière67 ». La bienséance, ou la décence, est donc le moteur même des faits et gestes des mondains, qui lui obéissent au mépris de leurs véritables sentiments. Le caractère convenu, voire théâtral des échanges sociaux se poursuit donc au château. Les feux de la rampe et la bienséance vont de pair. Le décor, éclairé de fausse joie, rappelle l’artifice du décor de l’Opéra. Le mari est mauvais acteur, et sera rapidement évacué de la scène. Le narrateur, en revanche, a retenu la leçon qui lui a été faite sur son rôle dans la comédie : « On me présente, il offre la main, et je suis, en rêvant à mon personnage passé, présent et à venir68 ».

L’intérieur du château en dira beaucoup plus long sur le type de société qu’on nous présente : « Je parcours des salons décorés avec autant de goût que de magnificence ; car le maître de la maison raffinait sur toutes les recherches du luxe. Il s’étudiait à ranimer les ressources d’un physique éteint par des images de volupté69 ». La richesse du décor est donc une manière de compenser pour la perte de puissance (ici désignée par les termes « physique éteint », en italiques dans le texte). La polysémie du mot « ressources », qui peut être attribué au corps, comme ici, mais aussi aux moyens pécuniaires, crée une ambiguïté entre les ressources physiques et financières.

L’image de la volupté remplace le plaisir chez cet ancien libertin, ce qui est représentatif de la société aristocratique de son époque, qui compense sa puissance perdue par l’apparence de la richesse et du luxe. Comme l’écrit Péter

67 PdL1., p. 77.

68 Ibid. 69 Ibid.

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Nagy dans Libertinage et Révolution au sujet de l’esthétique libertine sous Louis XVI :

Et dans le fait que les choses du sexe sont devenues les principaux objets de méditation et d’action des classes privilégiées, se reflète la situation de celles-ci : démunies de la réalité du pouvoir, mais obligées d’en maintenir l’apparence fastueuse, elles occupent un continent nouveau (l’époque n’est-elle pas celle des conquêtes et des découvertes?) – celui du sentiment et du sexe70.

On peut donc voir dans le « physique éteint » de M. de T... compensé par la magnificence des lieux toute une classe sociale qui s’emploie à dissimuler sa perte de pouvoir politique par l’apparence du faste et de l’abondance. Comme l’écrit Jean Starobinski dans L’invention de la liberté sur l’esthétique du luxe à cette époque :

Les formes traditionnelles s’artificialisent, deviennent agréablement factices et se vident de leur substance; elles ne sont que le monnayage d’une opulence donnée en spectacle à travers les signes de convention. Le luxe est la notification décorative du superflu dont on est possesseur, aux seules fins de le consommer ostensiblement71.

Dans ce château de l’artifice, les rapports ne sont pas moins convenus qu’à l’Opéra. Les tentatives de Mme de T... pour affecter la proximité avec son mari échouent dans une scène typique de la comédie :

La Déesse s’empresse de faire les honneurs du Temple, et d’en recevoir les compliments. Vous ne voyez rien, me dit-elle, il faut que je vous mène à l’appartement de Monsieur. — Eh ! Madame, il y a cinq ans que je l’ai fait défaire. — Ah ! ah ! dit-elle, en songeant à autre chose. Je pensai éclater de rire, en la voyant si bien au courant de ce qui se passait chez elle. À souper, ne voilà-t-il pas qu’elle s’avise encore d’offrir à Monsieur du veau de rivière, et que Monsieur lui répond : Madame, il y a trois ans que je suis au lait. — Ah ! ah ! répondit-elle encore72.

Cet échange cocasse témoigne certes du fait que l’institution de la famille ne tient plus qu’en apparence et que deux époux peuvent, tout en dînant à la même table,

70 P. Nagy, Libertinage et Révolution, p. 29. 71 J. Starobinski, L’invention de la liberté, p. 15. 72 PdL1, p. 77-78.

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ne point se connaître du tout. Toutefois, cet échange recèle également des éléments sous-entendus. L’appartement démoli de Monsieur peut être vu comme un autre signe de sa déchéance, puisque nous avons vu que le physique impotent de l’homme se reflète dans des images stériles de volupté, et que les lieux sont donc un miroir de sa personne. Des lieux démolis témoignent donc d’une véritable décrépitude de leur propriétaire. De même, le veau de rivière, grandement prisé au XVIIe siècle, et signe de richesse73 commence à disparaître dès le milieu du XVIIIe siècle :

Dès le milieu du XVIIIe siècle, le « veau de rivière » décline. Dans l’Encyclopédie de Diderot comme dans l’Encyclopédie méthodique (1791), point de « veau de rivière ». Sans doute cette spéculation a déjà décliné au profit des bovins adultes. Le XIXe siècle venu, le veau de rivière a quasiment disparu. Vers 1850-1880, plus personne ne s’en souvient74.

À l’image du château et du corps de son propriétaire, la gastronomie des lieux est en désuétude, et fait coexister le souvenir de la puissance avec une relative précarité. De plus, M. de T… mentionne qu’il est « au lait » depuis trois ans, ce qui marque une régression de l’alimentation vers celle de l’enfance, une perte de puissance totale. Les lieux du château dévoilent donc un autre élément primordial pour qualifier la société dépeinte : il s’agit d’une société qui a perdu sa puissance d’antan et qui n’en garde pour relique que l’apparence de la richesse. C’est donc un second trait critique subtil de la part du narrateur, qui est ici un observateur lucide, bien que complice.

73 « Les “veaux de rivière” sont des veaux extrêmement gras, qui viennent aux environs de Rouen, où il y a de bons pâturages, et où on les nourrit de lait », O. Fanica, « La production de veau blanc pour Paris ».

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