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II U N REGARD CHANGÉ

4. Un libertinage plus allusif

Les variantes de la version de 1812 font également du narrateur un libertin moins affirmé, et donc moins insistant. Là où le Damon de 1777 exige un baiser, le narrateur sans nom de 1812 suggère qu’il puisse être accordé : « M’accorder franchement, à l’heure même, ce baiser surpris tantôt par le hasard, et qui a paru vous effaroucher152 » devient, dans la seconde version : « Que vous m’accordassiez ici ce baiser que le hasard153… » Damon exige donc un baiser explicitement, tandis que le narrateur de la seconde version passe de l’indicatif au subjonctif et adoucit la demande, sans terminer sa phrase.

Si les deux narrateurs sont confondus par Mme de T…, ils l’éprouvent différemment, puisque leur dessein n’est pas le même. Là où Damon souhaite agir, le narrateur de 1812 cherche à comprendre ce qu’il ressent : « J’étais d’ailleurs trop ému pour me faire un plan, et prendre certaines résolutions154 » devient, en 1812 : « J’étais d’ailleurs trop ému pour me rendre compte de ce que j’éprouvais155 ». Le libertin de la première version devient un sensible dans la seconde. 152 PdL1, p. 80. 153 PdL2, p. 43. 154 PdL1, p. 84. 155 PdL2, p. 46.

Il est vrai qu’on assiste vers la fin du XVIIIe siècle à une dévalorisation du lexique libertin. Comme le note Stéphanie Genand,

Sa confrontation avec l’esthétique sentimentale se traduit également par une difficulté croissante, pour les écrivains, à désigner des personnages qui semblent appartenir à une autre époque. Alors que la littérature de la Régence disposait d’un lexique précis, qui conférait à chaque mot une valeur spécifique, les romans de la fin de l’Ancien Régime entretiennent une relative confusion. Les mots les plus usuels, comme ‘libertins’ ou ‘roués’ se chargent de connotations négatives, dont l’importance ne cesse de croître à l’approche de la Révolution. Ce flottement lexical traduit peut-être un changement plus profond : sait-on encore, dans les années 1780, ce qu’est un ‘libertin’ et ce que signifie le mot ‘roué’? Plus encore : ces types littéraires ont-ils encore leur place dans le paysage esthétique qui se redessine156? ».

À la lumière de ces propos, on peut comprendre la disparition des termes « prendre » et « ravoir » dans l’incipit, au profit d’un vocabulaire plus sentimental, comme si l’auteur même avait assimilé la leçon de décence de Mme de T… : il vaut mieux voiler de « gaze157 » les projets libertins pour mieux les évoquer.

Genand évoque la difficulté à « désigner des personnages qui semblent appartenir à une autre époque », ce qui explique la transformation du type de narrateur, qui n’est plus un libertin avoué, mais un personnage ingénu, moins chargé des connotations négatives apparues à la fin du siècle. Ce changement de type de narrateur permet à l’auteur de mieux réhabiliter cette époque, en « humanisant » en quelque sorte le personnage du libertin et en lui donnant les traits d’un personnage sensible, le roman sensible ayant, contrairement au roman libertin, survécu à la révolution bourgeoise et correspondant davantage à ses valeurs. Le libertinage allusif et sensible de la version de 1812 permet donc à l’auteur de rétablir aux yeux de ses contemporains qui n’ont pas connu l’Ancien

156 S. Genand, Le libertinage et l’histoire, p. 94.

Régime cette époque qu’il fait apparaître sous un jour plus flatteur avec sa réécriture.

Conformément à cet adoucissement du libertinage, un élément du décor explicitement lié au monde libertin disparaît : il s’agit de la statue de Priape. Dans la version de 1777, celle-ci apparaît grâce à un ressort, et remplace la statue de l’Amour. Rappelons ce passage, cité précédemment :

Nous sortîmes de la grotte pour aller lui porter notre hommage. La scène avait changé. Au lieu du temple et de la statue de l’Amour, c’était celle du dieu des jardins. (Le même ressort qui nous avait fait entrer dans la grotte avait produit ce changement, en retournant la figure de l’Amour, et en renversant l’autel.) Nous avions aussi quelques grâces à rendre à ce nouveau dieu. Nous marchâmes à son temple, et il put lire dans mes yeux que j’étais digne encore de me le rendre propice158.

Dans la version de 1812, cette apparition mécanique de Priape est entièrement supprimée, et avec elle le caractère explicite de la sexualité libertine. La statue de l’Amour n’étant pas détrônée par un symbole de lubricité dans la réécriture, cette version opte pour une esthétique de la sensibilité.

Ce changement apporté au décor et au symbolisme du récit est primordial. Comme l’écrit Michel Delon dans Le savoir-vivre libertin, « [i]l est caractéristique que ce passage du texte, publié par Vivant Denon dans Mélanges littéraires, ou Journal des dames de Dorat en 1777, ait disparu de la version de 1812, d’un libertinage plus allusif et nostalgique159 ». Cette disparition de Priape illustre en effet le changement de ton qui s’opère entre les deux versions. Michel Delon écrit à ce propos :

Le contexte n’est plus tant le libertinage cruel qui va mettre aux prises Merteuil et Valmont, qu’un doux immoralisme qui fait craquer les dames d’un certain âge devant les jouvenceaux et convainc ceux-là qu’aucun plaisir n’est à négliger.

158 PdL1, p. 96.

Denon lui-même, vieillissant, semble jeter un regard attendri sur sa jeunesse et sur une époque que la Révolution a définitivement close160.

Ainsi, en changeant de ton et de narrateur, on passe de la description plutôt cynique d’une société aux mœurs décadentes à un regard indulgent sur une époque dont on ne semble retenir que la « douceur de vivre », le « doux immoralisme ».

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