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"Ici, c'est le salon du peuple!" : microbrasseries, bières artisanales et communautés de consommation au Québec

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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© Iannick Francoeur, 2020

"Ici, c'est le salon du peuple!" : Microbrasseries, bières

artisanales et communautés de consommation au

Québec

Mémoire

Iannick Francoeur

Maîtrise en histoire - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

« Ici, c’est le salon du peuple! »

Microbrasseries, bières artisanales et communautés de

consommation au Québec

Mémoire

Iannick Francoeur

Sous la direction de :

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[ii]

Résumé

L’industrie microbrassicole est en constante expansion au Québec depuis maintenant une trentaine d’années. Ce mémoire vise à jeter un regard sur les tenants et aboutissants du succès de ce phénomène dans une perspective historique et ethnologique. À la suite d’enquêtes orales menées dans quatre microbrasseries du Québec et de l’étude du journal spécialisé Bières et plaisirs, je propose deux éléments explicatifs de cette réussite de l’industrie microbrassicole.

Tout d’abord, le vaste éventail de saveurs, de couleurs et de textures sous laquelle la bière artisanale peut se présenter permet aux artisans-brasseurs de créer une variété impressionnante de produits de qualité. L’industrie microbrassicole peut alors se nourrir du désir constant de nouveauté et de produits innovants manifestés par les amateurs de bière artisanale pour s’établir sur le marché brassicole québécois contrôlé depuis près d’une centaine d’années par une poignée de grandes brasseries industrielles.

Ensuite, la bière artisanale, et par extension les microbrasseries, deviennent individuellement des pôles de rassemblement social, de redynamisation économique et d’affirmation identitaire. Grâce à un modèle d’affaires valorisant l’ancrage local et l’originalité, les gens du milieu développent un sentiment d’appartenance puissant envers ces entreprises. Leurs bières, souvent nommées en hommage à l’histoire locale ou brassées avec des ingrédients locaux, deviennent des boissons alcoolisées uniques permettant aux consommateurs de se reconnecter avec leur territoire et leur communauté dans un contexte de mondialisation.

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[iii]

Abstract

Over the last thirty years, microbreweries have been in constant expansion in the province of Quebec. This thesis aims to delve into the success of this young industry from an historical and ethnological point of view. Following interviews conducted in four microbreweries and the analysis of the specialised paper Bières et plaisirs, I suggest two complementary explanations to the successful situation in which Quebec’s craft beer industry now finds itself into.

First, the wide array of flavors, colors and textures craft beers have to offer let brewers create an impressing selection of quality products. The industry is in fact fueled by the consumers constant desire for new and innovative craft beers, a desire which in its turn allow microbreweries to sprout across the province in a market controlled for almost over a century by a few large industrial breweries.

Second, microbreweries become social gathering, economic and identity focal points of their respective communities. Through a business plan valorising originality and local distinctiveness, people develop a sense of belonging – a sense of place – towards their microbrewery. Their beers, often named after local historical facts, geographical particularities or famous people and brewed with local ingredients, become unique alcoholic beverages giving the opportunity to their consumers to reconnect with their locality and territory in a globalization context.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Remerciements ... vi

Avant-propos ... vii

Liste des abréviations ... viii

Introduction ... 1

De l’histoire aux sciences de la consommation : Alimentation, marketing et identité dans la littérature scientifique ... 3

Hypothèses ... 14

Méthodologie et sources ... 15

Plan du mémoire ... 30

Chapitre 1 - Passion et persévérance : L’établissement des microbrasseries au Québec depuis 1986 ... 32

Faux-micro et autres stratégies : Les grands brasseurs faces aux microbrasseries ... 32

D’incompréhension à valorisation : Institutions politiques et microbrasseries au Québec ... 38

Quand l’AMBQ s’en mêle : Assouplissement législatif et soutien financier aux microbrasseries ... 41

Briser l’avantage des grands brasseurs : Distribution, formations et services de soutien ... 45

« Au-dessus de 500 brouepubs seront ouverts au Québec. » : L’industrie microbrassicole québécoise en (trop?) bonne santé ... 49

Chapitre 2 – La bière artisanale au Québec : Seulement une question de variété ? 58 La tradition brassicole belge : Pierre d’assise du savoir-faire brassicole québécois .... 58

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[v]

« Ils consomment une philosophie et non plus une marque. » : Les amateurs de bière

artisanale au Québec ... 68

La microbrasserie locale : Premier vecteur de diffusion de « l’ethos microbrassicole » ... 79

Chapitre 3 – « Ici, c’est le salon du peuple! Nous on aime ça le dire aux clients. » : Insertion d’une microbrasserie dans sa communauté immédiate ... 83

« Tu peux pas faire ça avec le vin. » : Bière, lieu de consommation et sociabilité ... 83

Serveurs, barmans et brasseurs : Des figures rassurantes et inspirantes ... 88

Redynamiser l’économie une bière à la fois : Matières premières et main d’œuvre locale dans l’industrie microbrassicole québécoise ... 94

Tourisme et microbrasseries : De véritables portes d’entrée sur les régions... 102

Chapitre 4 – « Je vais créer des occasions pour venir! » : Microbrasseries, identité et communauté ... 107

Reconnecter avec le « distinctivement local » : Néolocalisme et microbrasseries .... 107

De lieu de consommation à pôle identitaire : Consommateurs, microbrasseries et sense of place ... 124 Conclusion ... 134 Bibliographie ... 141 Sources premières ... 141 Sources secondaires ... 143 ANNEXES ... 148

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Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche Laurier Turgeon. Dès notre première rencontre à l’automne 2016, j’ai su que j’allais poursuivre mon parcours universitaire dans les domaines de l’alimentation et de la consommation. Ses conseils, ses idées et son ouverture d’esprit m’ont aidé à mettre au point un projet de recherche à mon image et, surtout, à le compléter. Ses encouragements et sa bonne humeur m’auront aussi permis de me tenir debout dans les moments les plus difficiles. Merci aux professeurs du Département des sciences historiques, dont Jocelyn Létourneau, Brigitte Caulier, Martin Paquet et Pierre-Yves Saunier, avec lesquels j’ai pu échanger sur différentes questions concernant mon mémoire. Leurs remarques ont toujours été prises en compte et très appréciées.

Je souhaite faire des remerciements particuliers aux informateurs ayant pris part à mon projet de recherche. Le temps qu’ils m’ont consacré de manière complètement bénévole m’a non seulement permis de mener à terme ma plus grande réalisation à ce jour, mais a aussi contribué à mieux comprendre le phénomène que sont les microbrasseries au Québec. Merci infiniment à Alain Geoffroy, Stéphane Rollin, Julien Fournier et Olivier Godin des Brasseurs du Temps, à Daniel Blier, Josée Sénéchal, Marco Lévesque et Mélanie Chénard-Morin du Secret des Dieux, à Catherine Dionne-Foster, Denis Lavoie, Marc-Antoine Côté et Catherine Noiseux de la Korrigane et à Sylvain Robitaille, Brigitte Bédard, Yves Côté et Serge Vidal de la microbrasserie Saint-Arnould. Chaque minute passée en leur compagnie a été pour moi un pur plaisir.

Enfin, merci à mon entourage, mes amis et ma famille pour m’avoir soutenu dans ce projet très important pour moi. Tous les moments passés à tenter d’expliquer ma vision de l’industrie microbrassicole et à partager ma passion pour la bière artisanale et les microbrasseries m’ont aidé à mettre de l’ordre dans mes pensées. Une grimace désapprobatrice ou un regard confus m’ont souvent amené à interroger et à mieux articuler mes idées. Pour finir, merci à Sophie, ma copine – et bientôt ma femme ! –, pour m’avoir accompagné dans mes enquêtes de terrain et pour m’avoir remonté le moral quand la tâche semblait trop imposante. Sa présence et son amour n’auront jamais été aussi importants pour moi que dans ces deux dernières années.

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Avant-propos

Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé aux pratiques alimentaires et culinaires. Curieux de nature, j’ai parcouru d’un bout à l’autre les livres de recettes de ma mère, observé ma grand-mère paternelle manier le couteau d’une main experte dans sa cuisine et appris à maîtriser les flammes aux côtés de mon père et de son fidèle barbecue.

Toutefois, avec le développement de mon esprit critique et analytique au fil de mon parcours universitaire, un nouveau genre d’intérêt pour les pratiques alimentaires a germé en moi. Conscient des mouvements de retour au local et du développement de nouveaux régimes alimentaires tels que le végétarisme ou le slow food, je me suis mis à vouloir comprendre pourquoi et comment l’aliment, un objet anodin que nous côtoyons pourtant quotidiennement, pouvait agir sur la construction identitaire d’un être humain et l’organisation sociale d’un groupe. Souhaitant me pencher spécifiquement sur le contexte québécois, mon dévolu aurait à ce moment pu se jeter sur une variété d’aliments bien de chez nous. Les fromages fins? Pourquoi pas ? Le sirop d’érable? Quoi de plus québécois ? Mes papilles gustatives et mon flair de jeune chercheur m’ont néanmoins guidé vers la bière artisanale.

N’étant jusqu’alors entré en contact avec cette boisson qu’en tant que consommateur, je ne pouvais me douter des découvertes que je m’apprêtais à faire en tentant d’expliquer le succès des microbrasseries au Québec. Considérant d’abord « simplement » la bière artisanale comme une alternative goûteuse brassée par des artisans locaux, l’impressionnante richesse de la relation unissant cette dernière avec ses amateurs et les localités dans lesquelles elles s’enracinent s’est progressivement révélée à moi au fil de mes nombreux contacts avec les acteurs présents et passés de la scène microbrassicole québécoise. La présente étude vise à jeter un regard sur les tenants et aboutissants du succès des microbrasseries au Québec et se veut ainsi un hommage à tous les amateurs, brasseurs, employés et autres personnes touchées de près ou de loin par ce fabuleux univers. Bonne lecture ! Le voyage peut commencer.

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Liste des abréviations

AMBQ Association des microbrasseries du Québec

CAMRA Campaign for Real Ale

IPA India pale ale (style de bière)

RACJ Régie des alcools, des courses et des jeux

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Introduction

Pierre-Luc Laganière, réalisateur de « Brasseurs », le tout premier film documentaire sur le phénomène des microbrasseries au Québec, affirme que nous serions présentement au cœur de l’âge d’or de la microbrasserie. Ces entreprises fleurissent en effet partout en province en attirant une foule de curieux à la recherche de bières créatives et d’expériences de consommations uniques. À titre d’exemple, le Québec compte en 2000 une trentaine de microbrasseries située surtout dans l’est et le sud de la province. Quinze ans plus tard, on retrouve autant de permis de brassage sur la seule île de Montréal. Au cours de 2018, 22 nouveaux permis de brasseurs ont été délivrés par le gouvernement provincial portant le total d’entreprises microbrassicoles au Québec à un peu plus de 200 ! Les microbrasseries sont aujourd’hui présentes de l’Outaouais jusqu’en Gaspésie, occupent près de 11% du marché brassicole québécois, génèrent plusieurs milliers d’emplois directs1 et commercialisent annuellement plus de 600 nouvelles bières2.

Stan Groves et Rob Barnet du Golden Lion à Lennoxville ainsi que Peter Provencher et D. Fleishner de la brasserie Massawippi à North Hatley fondent les premières microbrasseries québécoises en 19863. En 1987, la taverne du Cheval Blanc établie à Montréal depuis plusieurs décennies devient détenteur du tout premier permis de brassage artisanal du Québec, un nouveau type de permis créé à la demande de son propriétaire. Le 19 juin 1988, les Brasseurs du Nord lancent leur Boréale rousse en fût, une bière goûteuse à la robe ambrée qui fait alors froncer bien des sourcils. « Coudonc, vos cuves sont-elles rouillées? »4 s’exclament plusieurs individus posant les yeux pour la première fois sur la désormais célèbre Boréale rousse. Quelques mois plus tard, la jeune Brasserie McAuslan de Montréal commercialise sa Saint-Ambroise Pale Ale, « la première bière microbrassée au Québec à être vendue en bouteille. »5 Toutes ces bières connaissent un grand succès auprès d’une

1 Groupe DDM, Étude économique et fiscale portant sur l’industrie microbrassicole au Québec, Québec, août

2018, p. 10

2 Philippe Wouters, « Ça y est! », Bières et plaisirs, 10, 4 (2018), en ligne,

https://bieresetplaisirs.com/2018/06/07/ca-y-est/

3 Association des Microbrasseries du Québec, « Historique », 2015, http://www.ambq.ca/historique 4 Valérie Carbonneau, « Boréale souffle ses 25 chandelles », Bières et plaisirs, 5, 3 (2013), p. 3 5 David Sparrow, « Mission accomplie! », Bières et plaisirs, 6, 5 (2014), p. 16

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clientèle encore marginale, certes, mais passionnée de bières goûteuses, innovantes et locales. Ceux-ci ne se sentent pas concernés par les campagnes publicitaires des Molson et Labatt de ce monde tentant de vendre un slogan à leurs consommateurs. Pire, certains les rejettent carrément en peinant à qualifier ces produits de véritables bières. Pour ces individus, les microbrasseries se dressent alors comme une alternative potentielle à des produits sans goût ni identité mis en marché par de grandes multinationales délocalisées. Et ils en redemandent. À partir de 1990, la croissance du secteur microbrassicole est telle que les grands brasseurs doivent revoir leurs stratégies, faire preuve d’innovationpour contrer celle des microbrasseries et redoubler d’ardeur pour conserver leur marché. Ceux-ci connaissent néanmoins un succès en demi-teinte. Bien qu’ils ne perdent jamais le contrôle du marché québécois, la consommation de leurs produits – ce que le biérologue Philippe Wouters appelle des « bières désinvoltes » – passe de 77% au tournant du millénaire à 54% en 2014.6 Si la palette de saveurs impressionnante offerte par les bières artisanales participe au succès des microbrasseries, les liens d’ordre identitaire qu’elles s’efforcent de construire avec leurs communautés immédiates sont tout aussi importants.

Ces entreprises, autant par l’entremise de leurs produits que de l’espace de consommation offert à leurs clients, mettent effectivement plusieurs stratégies en œuvre pour s’enraciner dans leur communauté d’origine. On peut par exemple penser à l’utilisation d’ingrédients locaux, au choix du nom d’une personnalité connue en lien avec le terroir pour une bière, à l’implication dans les activités communautaires locales, etc. Cette démarche s’inscrit dans un contexte plus large de remise en question de l’industrie alimentaire globale voyant plusieurs consommateurs s’opposer aux pratiques et aux produits de cette industrie en se tournant vers une éthique de consommation renouvelée laissant beaucoup de place au développement durable, aux savoir-faire traditionnels et aux produits locaux. La volonté des microbrasseries de répondre à ces nouveaux idéaux plaît alors à de plus en plus de consommateurs qui s’identifient à ces pratiques et, par extension, à ces brasseries. L’utilisation d’ingrédients locaux, le plus petit volume de production, l’implication personnelle d’un brasseur, de sa créativité, et même la variation du goût des bières de brassin en brassin contribuent tous à donner une identité aux bières produites par ces entreprises.

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[3]

Comme le remarque Alain Geoffroy, le président des Brasseurs du Temps, « […] il y a eu une conscientisation plus générale des consommateurs qui va de l’écologie à faire plus attention pour manger et boire local, la fraicheur, l’économie, tu sais, les bonnes raisons finalement! »7

Phénomène d’une relative jeunesse, l’essor des microbrasseries au Québec n’a néanmoins pas encore suscité l’intérêt des historiens québécois. En effet, si plusieurs scientifiques ont fait de l’alcool leur principal objet d’étude, peu d’entre eux se sont spécifiquement penchés sur la bière et encore moins sur la bière artisanale. Il faudra plutôt aller voir du côté de l’ethnologie, de la sociologie, de la géographie et même des sciences de la consommation pour trouver des études traitant des processus socio-culturels et ethnologiques derrière la mise en place du mouvement ainsi que des impacts sociaux, économiques et politiques entraînés par l’arrivée – et le succès – des microbrasseries au sein de notre société.

De l’histoire aux sciences de la consommation : Alimentation, marketing et identité dans la littérature scientifique

La littérature scientifique traitant de l’alimentation en tant qu’objet social et identitaire, des effets de la publicité sur les objets de consommation ainsi que de la construction identitaire et autour d’activités et de lieux de consommation est bien fournie8. Certains chercheurs ont même montré le lien important que les produits alimentaires, notamment les produits dits « du terroir », entretiennent avec les territoires9. Le phénomène des brasseries artisanales a lui aussi été largement étudié par de nombreux géographes et, dans une moindre mesure, par des ethnologues, des sociologues ainsi que des chercheurs en sciences de la consommation10. Les historiens sont cependant restés plutôt discrets à son

7 Alain Geoffroy, entretien semi-dirigé, Gatineau, 8 juillet 2018

8 Citons pêle-mêle Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation : les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, PUF, 2013, 288 pages ; Claude Fischler, L’homnivore, Paris, Odile Jacob, 1993, 440 pages

; Sydney Mintz, Sucre blanc, misère noire : le goût et le pouvoir, Paris, Gallimard, 1991, 244 pages ; James Watson, dir., Golden Arches East : McDonald’s in East Asia, Stanford, Stanford University Press, 1998, 256 pages

9 Laurier Turgeon, « Les produits du terroir, version Québec », Ethnologie française, 40, 3 (2010), p. 477- 486. 10 Voir notamment Wes Flack, « American Microbreweries and Neolocalism : "Ale-ing" for a Sense of Place

», Journal of Cultural Geography, 16, 2 (1997), p. 37-53 ; Steven Schnell & Joseph Reese, « Microbreweries as Tools of Local Identity », Journal of Cultural Geography, 21, 1 ( 2003), p. 45-69 ; Stephen O’Sullivan et al., « How brand communities emerge: The Beamish conversion experience », Journal of Marketing Management,

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égard. Si quelques travaux issus de la discipline historienne abordent bien le phénomène11, ceux-ci expliquent son déploiement et son évolution en mettant rarement les acteurs qui y prennent part à l’avant-plan. De plus, le contexte québécois est resté pratiquement inexploré par la communauté scientifique. La présente étude a ainsi l’ambition de pallier, du moins partiellement, cette lacune historiographique en braquant les projecteurs sur les brasseurs, clients, amateurs et experts évoluant sur la scène microbrassicole québécoise.

Le boire et la bière

L’étude des boissons, de leurcaractère social et de leur rôle dans la construction des identités a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs provenant de différentes disciplines. Le thé, le café et le chocolat ont retenu l’attention de nombreux spécialistes, tant des historiens que des ethnologues12. La boisson alcoolique occupe une place particulière dans les pratiques du boire en raison de son contenu en alcool et de son pouvoir de transporter l’individu dans un état second, de favoriser la sociabilité, de mobiliser de la main d’œuvre et de contribuer à l’organisation socio-culturelle des sociétés. Les historiens nous ont ainsi offert plusieurs histoires retraçant le parcours de l’alcool au Canada – et parfois plus précisément de la bière – à différentes époques. Allen Winn Sneath, publie en 200113 une histoire de la bière au Canada depuis ses débuts en Nouvelle-France jusqu’au tournant du millénaire, consacrant d’ailleurs plusieurs chapitres à l’arrivée des microbrasseries aux côtés des grands industriels de la bière. Cinq ans plus tard, Sylvain Daignault14 publie un ouvrage qui, à défaut de se

27, 9-10 (2011), p. 891-912 ; Matthew Patton et Adam Mathews, « Marketing American Microbrews : Promoting Neolocalism One Map at a Time », Papers in Applied Geography, 36 (2013), p. 17-27 ; Chris Holtkamp et al., « Assessing Neolocalism in Microbreweries », Papers in Applied Geography, 2, 1 (2016), p. 66-78

11 Voir notamment Catherine Ferland. Bacchus en Canada : boissons, buveurs et ivresse en Nouvelle-France, 17e – 18e siècles. Québec, Septentrion, 2010, 432 pages ; Catherine Ferland, « De la bière et des hommes :

Culture matérielle et aspects socioculturels de la brasserie au Canada (17e-18e siècles) », Terrains & travaux, 9 (2005), p. 32-50 ; Catherine Ferland, « Le Nectar et l'Ambroisie : La consommation des boissons alcooliques chez l'élite de la Nouvelle-France au XVIIIe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, 58, 4 (2005), p. 475-505 ; Allen W. Sneath. Brewed in Canada: The Untold Story of Canada's 350-year-old Brewing

Industry, Toronto, The Dundurn Group, 2001, 431 pages ; Craig Heron, Booze : A Distilled History, Toronto,

Between The Lines, 2003, 497 pages

12 Voir notamment Paul Butel, Histoire du thé, Paris, Desjonquères, 1989, 256 pages ; William Harrison Ukers, All about coffee, New-York, The Tea and Coffee Trade Journal, 1922, 877 pages

13 Allen W. Sneath. Brewed in Canada: The Untold Story of Canada's 350-year-old Brewing Industry, Toronto,

The Dundurn Group, 2001, 431 pages

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montrer complet, parvient à raconter les grandes lignes de l’histoire de la bière au Québec, l’arrivée des microbrasseries n’y échappant pas. Le peu de rigueur de l’auteur se reflète néanmoins dans le manque d’innovation qu’on retrouve dans le livre, celui-ci n’apportant pratiquement rien de nouveau par rapport à Sneath. L’historienne Catherine Ferland publie quant à elle en 201015 un ouvrage très exhaustif explorant la consommation, la production et le commerce de l’alcool en Nouvelle-France d’un point de vue économique, socioculturel ou encore politique. Basés sur un large corpus mêlant inventaires, correspondance, relevés commerciaux et rapports archéologiques, ses travaux sont parmi les premiers à aborder les boissons alcooliques en Nouvelle-France sous d’autres aspects que celui de sa consommation au cabaret16. Ce portrait détaillé de la place de ces boissons en Nouvelle-France représente ainsi une base historique solide pour des scientifiques cherchant à comprendre la relation que nous entretenons avec l’alcool. Des travaux visant un espace géographique et historique plus large, l’étude des voies de diffusion des différentes boissons alcooliques par exemple, ne pourraient toutefois s’en tenir à l’œuvre de Ferland. Craig Heron17, de son côté, choisit une perspective plus large en axant son étude sur l’histoire économique, sociale et politique de la consommation de boissons alcoolisées au Canada depuis l’arrivée des premiers colons, mais en l’abordant cette fois sous l’angle des dispositifs de régulation mis en place par les autorités laïques et religieuses, et finalement la société civile, pour contrôler le trafic de l’alcool au pays. L’historien ne néglige pas pour autant d’aborder le rôle identitaire et social de la consommation d’alcool qui est valorisé au sein de toutes les classes de la société.

Les ethnologues, anthropologues et sociologues se sont pour leur part largement penchés sur la question de la sociabilité autour de l’alimentation et de l’alcool. Bertrand Hell propose par exemple en 198218 une des premières analyses ethnologiques de la bière alors qu’il parcourt l’Alsace pour y recueillir témoignages et observations sur la consommation de cette boisson. Si certaines conclusions qu’il en tire reflètent une réalité ayant beaucoup évolué – notamment

15 Catherine Ferland. Bacchus en Canada : boissons, buveurs et ivresse en Nouvelle-France, 17e – 18e siècles.

Québec, Septentrion, 2010, 432 pages

16 Des auteurs comme Robert Séguin en 1972 ou Yves Landry en 1992 abordent en effet la question de la

consommation d’alcool et de bière au cabaret, mais pas sa production ou sa consommation dans d’autres contextes.

17 Craig Heron. Booze : A distilled history. Toronto. Between The Lines. 2003, 497 pages 18 Bertrand Hell, L’homme et la bière. Paris, Éditions J. P. Gyss, 1982, 236 pages

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par rapport à la consommation de la bière perçue comme une activité principalement masculine et, surtout, terriblement rustre et grossière – l’auteur avance des idées fort intéressantes sur la commensalité de cette boisson et le pouvoir de sociabilité qu’elle détient sur ses consommateurs. Cette charge symbolique des aliments, les processus l’amenant à s’incorporer au buveur, ainsi que leur impact sur le maintien de l’intégrité non seulement biologique, mais aussi sociale du corps humain sont des notions auxquelles le sociologue Claude Fischler a lui aussi consacré beaucoup de travail19. Selon le chercheur, les aliments ont tous une fonction sociale : le caviar élève celui qui le consomme alors que la tomate, bien que très bonne au goût, ne possède pas le même pouvoir d’« élévation sociale ». Cette réalité s’applique aussi aux différentes boissons alcoolisées que l’être humain est amené à consommer : « L'adoption ou la consommation d’une boisson permettent d'agir sur le "paraitre", de s'attribuer les caractéristiques de puissance ou de raffinement, de virilité ou de féminité, de modernité ou de tradition, de prestige ou de simplicité qu'elle véhicule et donc de s'intégrer symboliquement au groupe, à la catégorie sociale, à la culture de référence. »20 Pour Fischler, nous devenons littéralement ce que nous mangeons.

Les géographes David Bell et Gill Valentine explorent de leur côté la géographie sociale et culturelle de l’alimentation21. Les deux chercheurs analysent plusieurs phénomènes liés aux pratiques alimentaires se déployant à différentes échelles, à partir du local jusqu’au global. Leurs conclusions démontrent ainsi le lien étroit entre l’aliment et le territoire qui le produit, et par extension, aux gens qui habitent ce même territoire. Le chapitre sur la communauté y soulève d’ailleurs « l’importance du boire et plus spécifiquement des lieux de consommation de boissons alcoolisées » pour la cohésion et la fortification de communautés locales.22 Les travaux consacrés au boire au Québec s’arrêtent généralement aux tavernes et débits de boissons traditionnels. Comme le soulèvent les sociologues Anouk Bélanger et Lisa Sumner dans leur article « De la Taverne Joe Beef à l’Hypertaverne Edgar : La taverne comme expression populaire du Montréal industriel en transformation », la manière de consommer la bière, de vivre sa sociabilité et d’entrer en contact avec les autres buveurs varie grandement

19 Claude Fischler, L’homnivore. Paris, Odile Jacob, 1993, 440 pages 20 Fischler, op. cit., p. 81-82

21 David Bell et Gill Valentine, Consuming Geographies : We Are Where We Eat. London, Routledge, 1997,

236 pages

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entre les différents endroits où sont consommées les boissons alcoolisées.23 Ces communautés de buveurs peuvent d’ailleurs aussi bien se former autour du lieu que des idées et valeurs associées à la bière. En dépit de l’intérêt de l’étude, celle-ci traite essentiellement de la consommation dans les tavernes à Montréal. Le chercheur s’intéressant aux microbrasseries peut tout de même s’inspirer de concepts qu’on y aborde, notamment le sentiment d’appartenance à un lieu, mais doit aller puiser ailleurs pour comprendre les spécificités du phénomène microbrassicole, surtout en ce qui a trait à la relation que tissent les amateurs de bières artisanales avec leur brasserie locale et les produits qui y sont brassés et consommés.

Publicité et image de marque

La publicité, ses utilisations par les entrepreneurs et l’influence qu’elle a sur les consommateurs ont suscité l’intérêt de nombreux chercheurs en sciences sociales. Plusieurs d’entre eux se sont d’ailleurs intéressés aux boissons alcoolisées pour la richesse et la variété de leurs représentations dans la publicité au cours de l’histoire. L’historien Nathan M. Corzine24 analyse par exemple comment les campagnes publicitaires mises en place par les brasseurs américains entre 1930 et 1960 reflètent les réalités socioculturelles de leur époque, particulièrement les avancées technologiques garantes de la modernité, le déplacement de la consommation de la bière vers l’environnement domestique et son rôle dans l’évolution du statut de la femme dans les sphères privée et publique. S’inspirant de ces recherches, Marc Myre McCallum25 étudie les publicités de bière au Québec dans les décennies 1920 et 1950. Outre l’analyse qu’il fait de l’utilisation de l’image de la femme et de la modernité – des analyses renvoyant beaucoup à celles de Corzine –, McCallum fait quelques observations intéressantes sur l’utilisation de référents historiques par les brasseurs de cette époque. Il avance par exemple que dans les années 1920, les publicitaires utilisent l’autorité et la sagesse qu’inspirent certaines figures historiques – celles-ci vont de Samuel de Champlain à John A.

23 Anouk Bélanger et Lisa Sumner, « De la Taverne Joe Beef à l’Hypertaverne Edgar : La taverne comme

expression populaire du Montréal industriel en transformation », Pratiques culturelles et classes populaires, 9, 2 (2006), p. 27-48

24 Nathan M. Corzine, « Right at Home : Freedom and Domesticity in the Language and Imagery of Beer

Advertising, 1933-1960 », Journal of Social History, 43, 4 (2010), p. 843-866

25 Marc M. McCallum, Pour boire il faut vendre : les publicités de bière au Québec dans les années 1920 et 1950, mémoire de maîtrise, Université de Montréal, Montréal, 2012, 127 p.

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MacDonald selon le marché visé – pour là aussi tenter de légitimer la consommation de la bière dans une société qui stigmatise encore l’alcool. Les stratégies publicitaires mises en œuvre par les producteurs d’alcool révèlent par ailleurs leur volonté de refléter les idéaux des consommateurs et de les convaincre du bon choix qu’ils font en se procurant lesdits produits. Les conclusions de Corzine et de McCallum suscitent par ailleurs un questionnement quant à l’évolution des stratégies publicitaires des brasseurs industriels face à la montée des microbrasseries et de la réceptivité des consommateurs face à ces mêmes stratégies. La compréhension du contexte social dans lequel s’établit l’industrie microbrassicole québécoise à la fin des années 1980 contribuera ainsi à expliquer la manière dont ces entreprises construisent leur marque et leur image sur le marché québécois.

Nous ne consommons plus aujourd’hui comme nous le faisions au siècle dernier. Plusieurs chercheurs en sciences de la consommation travaillent depuis quelques dizaines d’années à comprendre les différentes forces organisant et dirigeant la consommation. La relation qu’entretient un consommateur avec une marque ou un type de produit ainsi que l’expérience découlant de la consommation de ces derniers sont par exemple au cœur de nombreux travaux. Alison Murray et Carol Kline tentent par exemple26 d’expliquer comment des consommateurs développent un sentiment de loyauté envers leurs brasseries locales, comportement que les auteurs définissent comme une « [...] biased (non-random) behavioral response expressed over time by some decision making unit with respect to one or more alternative brands [...] resulting in brand commitment. »27 Plusieurs facteurs entrent en jeu dans la mise en place de cette loyauté, mais une constante revient toujours dans l’analyse des chercheurs : les consommateurs choisissent de manière consciente de se déplacer hors de leur résidence, de parfois payer un peu plus cher ou de ne pas toujours avoir à portée de main la bière qu’ils souhaitent afin d’encourager leur brasserie locale. Les consommateurs prêts à en faire plus pour se procurer un produit de consommation, donc qui démontrent une loyauté pour une marque ou une entreprise, s’identifient auxdits produits, désirent s’afficher avec eux et se construisent au travers de leur consommation.

26 Alison Murray et Carol Kline, « Rural tourism and the craft beer experience: factors influencing brand loyalty

in rural North Carolina, USA ». Journal of Sustainable Tourism, 23, 8-9, 2015, p. 1198-1216

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À l’inverse, Michael Lee, Judith Motion et Denise Conroy se penchent28 sur les raisons amenant des individus à rejeter certaines marques. Leurs conclusions s’ajoutent à celles des auteurs qui abordent la dimension négative d’une image de marque, celle qui se trouve en dissonance avec la manière dont un individu se perçoit ou s’idéalise et qui, par conséquent, va entrainer un refus de consommation, voire une protestation. Trois grands volets chapeautent les analyses des chercheurs : le rejet à la suite d’une mauvaise expérience, pour des raisons identitaires et enfin pour des raisons morales. Les deux dernières, les plus intéressantes dans le cas de notre étude, font respectivement référence à une crainte du consommateur de se voir associé à un groupe de référence non désiré ainsi qu’à son « devoir » de s’opposer aux multinationales et à leurs pratiques. Par conséquent, les entreprises tentent de déployer des stratégies publicitaires permettant à leurs produits d’éviter ce genre de réponses du marché et visant plutôt à entrer en consonance avec ses besoins utilitaires et identitaires. Les théories entourant les phénomènes d’intégration et de rejet d’une marque restent néanmoins peu utilisées pour expliquer la dynamique autour de laquelle se déploie l’industrie microbrassicole sur un temps plus long. Ils permettraient pourtant de comprendre comment les consommateurs réagissent à l’évolution des microbrasseries qu’ils connaissent déjà. Ces entreprises sont notamment sujettes à être intégrées aux grandes brasseries industrielles, ce qui entraîne un glissement de leur positionnement sur le marché brassicole québécois. De microbrasseries misant sur la qualité de leurs ingrédients et leur ancrage local, elles risquent alors de devenir des entités industrielles délocalisées aux yeux d’amateurs de bière artisanale désapprouvant leur affiliation aux consortiums brassicoles internationaux.

Construction identitaire et organisation communautaire par l’acte de consommation

Les ethnologues John Schouten et James McAlexander étudient29 un phénomène de « sous-culture de consommation » se déployant autour de groupes de motards rassemblés autour de la marque Harley Davidson qui permet d’éclairer notre sujet. Le concept de la sous-culture de consommation « comes into existence as people identify with certain objects or

28 Michael Lee et al., « Anti-consumption and brand avoidance ». Journal of Business Research, 62, 2, 2009,

p. 169-180

29 John W. Schouten et James H. McAlexander, « Subcultures of Consumption : An Ethnography of the New

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consumption activities and, through those objects or activities, identify with other people. »30 L’ethos mis en valeur par la sous-culture, c’est-à-dire les valeurs, les idées et les comportements associés à la consommation de produits Harley Davidson, est au fondement des relations et de la hiérarchie qui se déploient au sein du phénomène étudié. Cet ethos se révèle par ailleurs très malléable, puisque chaque groupe se rattachant à la sous-culture en question l’interprète et le déploie de manière à rester au diapason avec ses propres idéaux. Pour reprendre un exemple utilisé par les auteurs, un groupe de motards constitué de pères et de mères de famille n’interprètera pas l’éthos associé à Harley Davidson de la même manière qu’un groupe dont les membres ont moins de responsabilités à l’extérieur de leur vie de motard. Le concept d’ethos, véritable force organisant les pratiques de consommation de ses adhérents, n’est pourtant jamais abordé dans la littérature scientifique traitant du phénomène microbrassicole. Les amateurs de bière artisanale consomment en effet souvent ces produits dans une logique de découverte, ces derniers cherchant constamment à découvrir de nouvelles brasseries ou de nouveaux produits sur les tablettes des détaillants spécialisés. Par leur adhésion à ce que nous appellerons l’ethos microbrassicole, ces consommateurs font ainsi parti d’une communauté d’individus partageant des valeurs et des modes de consommation similaires.

Ces communautés deviennent surtout visibles dans les microbrasseries elles-mêmes. Ces lieux de consommation, en plus de rassembler des individus empreints de l’ethos microbrassicole, se voient affublés d’une charge symbolique supplémentaire par leur aménagement, leur histoire et les activités y prenant place. Les individus les fréquentant régulièrement s’identifient alors aux expériences vécues à cet endroit, aux produits consommés sur place et aux autres individus présents. Les géographes Anne-Marie Hede et Torgeir Watne abordent31 le phénomène des brasseries artisanales au travers du prisme du sense of place, un concept renvoyant au sentiment d’appartenance construit au fil du temps entre un groupe et un lieu32. Ces chercheurs étudient la manière dont les artisans-brasseurs

30 Schouten et McAlexander, op. cit., p. 50

31 Anne-Marie Hede et Torgeir Watne, « Leveraging the human side of the brand using a sense of place : Case

studies of craft breweries », Journal of Marketing Management, 29, 1-2, 2013, p. 207-224

32 Voir notamment Bradley Jorgensen et Richard Stedman, « Sense of place as an attitude : Lakeshore owners

attitudes toward their properties », Journal of Environmental Psychology, 21, 3, 2001, p. 233-248 : « « In general, sense of place (SOP) is the meaning attached to a spatial setting by a person or group. [...] SOP is not imbued in the physical setting itself, but resides in human interpretations of the setting. »

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construisent l’image de leur entreprise de manière à susciter un attachement et une identification des consommateurs à cette dernière. Selon Hede et Watne, le développement d’un sense of place peut notamment être influencé par la mobilisation de l’histoire, du folklore, des légendes et des mythes locaux. Les brasseurs artisanaux, en nommant leur bière ou leur brasserie selon un référent historique local ou en utilisant des ingrédients locaux par exemple, offrent pour ainsi dire une multitude d’opportunités aux consommateurs locaux de s’identifier à leur microbrasserie et de développer un véritable lien d’appartenance avec cette dernière.

La relation d’ordre identitaire que la microbrasserie permet de créer entre consommateurs, produit de consommation et territoire, suscite l’intérêt du géographe Wes Flack33. Ce dernier émet l’hypothèse que ces entreprises permettent aux amateurs de bière de s’éloigner de l’industrie brassicole internationale et de retrouver des produits et des entreprises incarnant des valeurs, une culture, une histoire et une tradition locale. Il faudrait ainsi moins se pencher sur les qualités gustatives des bières artisanales, que sur l’ancrage local mit de l’avant par les microbrasseries pour comprendre le succès de ce nouveau modèle d’entreprise. En 2003, Steven Schnell et Joseph Reese s’inspirent des travaux de Flack pour montrer comment les brasseries artisanales récupèrent différentes caractéristiques de leur localité pour les transformer en véritables espaces identitaires34. Leur étude contribue par ailleurs à asseoir l’hypothèse que le succès de ces entreprises réside dans leur philosophie et leur enracinement éminemment local. Schnell et Reese arrivent à ces conclusions en analysant le nom de plusieurs dizaines de bières et de brasseries aux États-Unis, des noms qui renvoient souvent à des événements ou des personnages historiques, des repères géographiques, des légendes ou des mythes et même à la faune et la flore caractéristiques d’une région ou d’une localité. Cette mise en valeur consciente du local, voire de l’« hyperlocal », par les brasseurs serait une manifestation typique du néolocalisme35. Ces études suggèrent pour ainsi dire que les

33 Wes Flack, « American Microbreweries and Neolocalism : "Ale-ing" for a Sense of Place », Journal of Cultural Geography, 16, 2, 1997, p. 37-53

34 Steven M. Schnell et Joseph F. Reese, « Microbreweries as Tools of Local Identity », Journal of Cultural Geography, 21, 1, 2003, p. 45-69

35 Voir aussi Matthew T. Patton et Adam J. Mathews, « Marketing American Microbrews : Promoting

Neolocalism One Map at a Time ». Papers in Applied Geography, 36, 2013, p. 17-27 ; Mark Patterson et Nancy Hoalst-Pullen, dir., The Geography of Beer : Regions, Environment, and Societies, Dordrecht, Springer, 2014, 212 p. ; Chris Holtkamp et al., « Assessing Neolocalism in Microbreweries », Papers in Applied Geography, 2, 1, 2016, p. 66-78 ; Matthew T. Patton et Adam J. Mathews. « Exploring Place Marketing by American

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microbrasseries et les bières qu’on y sert comblent deux besoins caractéristiques de leur clientèle : la consommation d’un produit de qualité gustative supérieure et d’un produit rendu unique par son enracinement profond dans sa localité. Les concepts de sense of place et de néolocalisme restent pourtant encore inutilisés dans les études sur le phénomène microbrassicole québécois.

Les sociologues Glenn Carroll et Anand Swaminathan explorent tout de même une hypothèse similaire en 2000 dans une analyse de l’industrie microbrassicole américaine présentée en deux temps36. Tout d’abord, ils expliquent comment les microbrasseries américaines sont capables de s’approprier une part de marché se déployant en marge du marché brassicole saturé par les grands brasseurs à l’aide de la théorie économique de la partition des ressources. Ils avancent par la suite que l’insuccès des filiales « artisanales » des brasseurs industriels à supplanter l’émergence des microbrasseries révèle que leur clientèle recherche plus que des bières savoureuses et innovantes. Plusieurs consommateurs rejettent tout simplement les valeurs, l’éthique de production et la philosophie qui caractérisent l’image de marque des grands brasseurs, cette même image qui est transférée à leurs filiales « artisanales ». Les microbrasseries ne seraient pour ainsi dire pas en compétition directe avec les grands brasseurs, puisqu’ils ciblent une clientèle différente et se battent moins pour prouver la « légitimité » de leurs produits que pour s’assurer une visibilité au sein du marché dense et très compétitif de la bière. Leur article s’appuie néanmoins surtout sur les commentaires de dirigeants de grandes brasseries industrielles et reste très limité dans leur vision du phénomène microbrassicole, les auteurs le décrivant comme « un groupe de brasseurs et de consommateurs préoccupés par le savoir-faire brassicole et la dégustation de produits de qualité. »37 Il serait pourtant incorrect de réduire le succès des microbrasseries à leur capacité à s’intégrer sur le marché brassicole grâce à leurs bières de dégustation. En effet, plusieurs microbrasseries misent autant, sinon plus, sur les liens communautaires créés avec leur localité immédiate que sur le goût de leurs produits afin d’assurer leur pérennité et de

Microbreweries : Neolocal Expressions of Ethnicity and Race », Journal of Cultural Geography, 33, 3, 2016, p. 275-309

36 Glenn Carroll et Anand Swaminathan, « Why the Microbrewery Movement? Organizational Dynamics of

Resource Partitioning in the U.S. Brewing Industry », American Journal of Sociology, 106, 3, 2000, p. 715-762

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continuer la diffusion du mouvement. La mission de ces entreprises au sein de leur localité respective n’est plus qu’économique. Elle devient sociale, culturelle, voire identitaire. Depuis la fin des années 1980, les microbrasseries transforment le rapport qu’entretiennent les Québécois à la bière. Jusqu’à présent la littérature scientifique s’est toutefois concentrée sur la bière artisanale dans une perspective globale en expliquant son succès à l’aide de concepts économiques et psychologiques. Rares sont les chercheurs qui se sont penchés sur le rapport tripartite entre le consommateur, le produit et le lieu de consommation. L’acte de consommation contribue en effet à la construction identitaire de l’individu et, éventuellement, à son association à un groupe de consommateurs plus large rassemblé autour de la recherche de valeurs similaires. Cette réalité justifie la nécessité de se rapprocher le plus possible des sujets principaux de ce champs d’étude, donc le producteur et le consommateur de bière artisanale, sans les extirper du milieu de la microbrasserie. De plus, par l’entremise d’un travail collectif se déployant autant au niveau provincial que local, ces derniers façonnent le marché, peaufinent le savoir-faire brassicole, assurent l’expansion du secteur sur le territoire et créent les structures nécessaires à son bon fonctionnement. Enfin, le contexte québécois n’a que trop rarement été exploré par la communauté scientifique. Tout au plus retrouve-t-on une poignée de travaux universitaires, notamment les mémoires de maîtrise de Mathieu Tremblay et de Jérôme Coulombe-Demers, abordant le rapport entre la bière artisanale et le territoire dans lequel elle s’inscrit. Ces études expliquent bien la nouvelle vision de la bière diffusée par les microbrasseries, une vision concentrée sur l’enracinement local du produit, mais laissent trop souvent la microbrasserie elle-même de côté. Le lieu, les personnes et l’ambiance dans laquelle l’acte de consommation est accompli influencent tous la relation tissée entre le buveur, la bière artisanale et la brasserie. Pour ne donner qu’un exemple, un amateur de bière du Secret des Dieux ne considérera pas l’acte de consommation d’une de leur bière de la même manière s’il se trouve à la microbrasserie elle-même ou à son domicile. Enfin, on ne retrouve pratiquement aucune étude historique sur la bière et encore moins sur la bière artisanale de manière spécifique. Quelques ouvrages racontent bien, quoique brièvement, l’histoire de la microbrasserie québécoise de la fin des années 1980

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jusqu’à aujourd’hui38, mais jamais en braquant les projecteurs sur les acteurs du phénomène. Encore en activité à ce jour, ces individus sont une source d’informations inédites dont les scientifiques ont encore trop peu tiré parti.

Hypothèses

La présente recherche vise à analyser les stratégies mises en œuvre par les microbrasseries au Québec pour s’établir durablement comme une alternative aux brasseries industrielles. Je fonderai mon analyse sur deux hypothèses déjà abordées dans la littérature scientifique traitant des microbrasseries, mais ayant été rarement mises en relation l’une avec l’autre.

Ma première hypothèse soutient que la capacité des microbrasseries à offrir des produits goûteux et créatifs leur permet de s’établir dans un marché dominé par les grands brasseurs. Nous verrons en fait que les premiers brasseurs artisans sont les pionniers d’un nouveau modèle d’affaires s’établissant moins sur le marché des brasseurs industriels que sur un tout nouveau marché périphérique créé par la demande de consommateurs à la recherche de produits diversifiés et ne se retrouvant plus dans l’offre des industriels. Les artisans-brasseurs québécois s’inspirent en effet des nombreuses traditions brassicoles européennes tout en les réinterprétant dans un contexte nord-américain et québécois pour créer une grande variété de bières qui répond à une demande croissante de diversité des goûts des consommateurs. Ma deuxième hypothèse repose sur l’idée qu’un grand nombre de microbrasseries choisit de se concentrer sur la mise en valeur de leur communauté immédiate et sur le sentiment d’appartenance de cette dernière. L’enracinement local dont font preuve ces microbrasseries leur offre en effet la possibilité de démarrer en douceur, de faire connaître leurs produits dans la région et de s’établir sur de solides fondations avant de possiblement viser une phase d’expansion plus grande. Ces pratiques entrainent même ces entreprises au-delà de leur mission première – celle de brasser de la bière – jusqu’à devenir de véritables vecteurs de redynamisation économique, culturelle et sociale au sein de leur localité. Un fort sentiment

38 Voir Allen W. Sneath. Brewed in Canada: The Untold Story of Canada's 350-year-old Brewing Industry,

Toronto, The Dundurn Group, 2001, 431 pages ; Sylvain Daignault. Histoire de la bière au Québec. Ottawa, Broquet, 2006, 182 pages

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d’appartenance est ainsi progressivement construit entre les brasseries artisanales et leur communauté immédiate, assurant par le fait même la santé de l’industrie brassicole autant à une échelle provinciale que régionale.

Méthodologie et sources

Pour documenter de manière optimale mon étude, j’ai privilégié l’histoire orale, ce qui m’a permis de recueillir des informations pertinentes directement chez les personnes concernées. Il faut dire qu’il existe très peu d’archives écrites dans la mesure où l’objet de ma recherche couvre une période très récente ainsi que des individus encore au début de leurs activités. Aussi ai-je favorisé l’approche qualitative – et non quantitative – axée sur une analyse détaillée du contenu des témoignages recueillis. L’histoire orale m’a donné l’occasion d’analyser et de mieux comprendre le vécu d’individus choisis pour leur contemporanéité et leur familiarité avec le monde de la microbrasserie au Québec. Certains historiens39 confèrent d’ailleurs à l’histoire orale un rôle de « débroussailleur », d’éclaireur, à même de faire un premier tour d’horizon d’un phénomène historique contemporain et, par le fait même, de commencer à produire des documents, des traces, des témoignages qui pourront être récupérés par les prochaines générations de chercheurs. Quatre microbrasseries ont été soigneusement choisies afin de réaliser l’enquête la plus représentative possible dans l’espace et dans le temps : le Secret des Dieux fondé en 2016 à Pohénégamook, une municipalité du Bas-Saint-Laurent, la Korrigane créée en 2010 à Québec, les Brasseurs du Temps ouverts en 2009 à Gatineau et enfin le Saint-Arnould établi en 1995 à Saint-Jovite, près de Mont-Tremblant.

Ma sélection a été réalisée en deux temps. J’ai d’abord établi un cahier des charges assurant le caractère le plus représentatif possible à mon échantillon. En effet, je voulais pouvoir compter sur un ensemble d’entreprises, d’entrepreneurs et de consommateurs aux parcours et profils différents afin de disposer de témoignages non seulement variés, mais aussi complémentaires. Mon échantillon devait tout d’abord comprendre des brasseries détentrices

39 Voir notamment Denyse Baillargeon, « Histoire orale et histoire des femmes : itinéraires et points de rencontre

», Temps et mémoire des femmes, 6, 1 (1993), p. 53-68 ; Jan Vansina. Oral Tradition as History. Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 1985, 258 p.

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des deux types de permis émis par la Régie des alcools, des courses et des jeux. En résumé, les titulaires de permis de producteur artisanal, reconnus au sens de la loi comme des « brasseries artisanales », peuvent vendre leur bière pour consommation sur place ou à l’extérieur, pourvu qu’elle soit transportée dans des cruchons identifiés et conçus à cet effet. Ils peuvent aussi distribuer leurs produits par la SAQ ou partout à l’extérieur de la province. Le permis de brasseur identifie quant à lui son détenteur comme une « microbrasserie industrielle ». Il offre à ce dernier les mêmes droits qu’à une brasserie artisanale en plus de la vente à un épicier, un restaurateur ou une autre brasserie industrielle. Ses coûts annuels sont néanmoins nettement supérieurs40. En règle générale, les brasseries détentrices d’un permis de brasseur se concentrent plus sur l’expansion de leur marque et sur une distribution à l’échelle provinciale, voire nationale. De leur côté, les brasseries artisanales restent ancrées localement et se montrent souvent plus audacieuses et créatives dans leurs brassins. Le changement du type de permis possédé par une microbrasserie à un point dans son existence témoigne à cet égard plutôt bien de son évolution, de la vision de ses propriétaires et de la mission qu’ils se donnent41. Ensuite, je désirais mener mon enquête de terrain au sein d’établissements dispersés sur le territoire d’est en ouest ainsi qu’entre les régions rurales et les centres urbains du Québec. En effet, le phénomène microbrassicole se répand dans la province dès la fin des années 1980 à partir de la frontière ontarienne en commençant par l’île de Montréal et la région de l’Estrie. Progressivement, d’autres villes se joignent au mouvement. Ce n’est qu’au tournant des années 2000 que s’installe de manière durable l’industrie microbrassicole et les bières artisanales dans l’est et le nord du Québec. Les consommateurs, mais aussi les artisans-brasseurs, provenant des différentes régions du Québec ont ainsi forcément un rapport différent à la bière artisanale. Dans mon échantillon, la Korrigane et les Brasseurs du Temps sont respectivement installés au centre-ville de Québec et de Gatineau alors que le Secret des Dieux et le Saint-Arnould sont établis en périphérie des grands centres urbains, le premier à Pohénégamook et le second à Saint-Jovite.

40 Nous utiliserons par conséquent le terme « brasserie artisanale » pour désigner les détenteurs de permis de

producteur artisanal de bière et le terme « microbrasserie industrielle » pour parler de ceux détenant un permis de brasseur. Dans le cas où la distinction entre les deux types d’établissements n’est pas nécessaire, nous utiliserons simplement le terme « microbrasserie ».

41 Nous utiliserons le terme « brasserie artisanale » pour désigner les détenteurs de permis de producteur

artisanal de bière et le terme « microbrasserie industrielle » pour parler de ceux détenant un permis de brasseur. Dans le cas où la distinction entre les deux types d’établissements n’est pas nécessaire, nous utiliserons simplement le terme « microbrasserie ».

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La dichotomie entre les lieux d’ancrage des microbrasseries enquêtées assure par conséquent une complémentarité dans les témoignages recueillis et les observations menées sur place. Enfin, j’ai choisi des microbrasseries fondées à différentes périodes du phénomène microbrassicole québécois afin de constater si le temps de fondation a une incidence sur leur évolution. Par exemple, les premières microbrasseries du Québec font face un grand nombre d’obstacles. Elles doivent en effet convaincre les autorités politiques, les institutions financières ainsi que les consommateurs du bien-fondé de leur concept et du nouveau rapport à la bière qu’elles valorisent, ce que les microbrasseries plus récentes n’ont pas nécessairement à faire. Il est ainsi intéressant de comparer les propos des pionniers du mouvement avec ceux d’artisans-brasseurs plus récents ayant établi leur entreprise dans un contexte politique, social et économique à première vue plus favorable à leur cause. Par exemple, la microbrasserie Saint-Arnould, établie en 1996, éprouve de la difficulté à convaincre les autorités municipales ainsi que les institutions financières de les soutenir dans leur projet alors que le Secret des Dieux, fondé en 2016, obtient rapidement le soutien des groupes d’influence locaux, notamment la communauté religieuse précédemment propriétaire du presbytère occupé par la microbrasserie.

Suite à ma présélection des microbrasseries, une première prise de contact a été effectuée avec chacun des propriétaires des établissements. Le but était alors de les informer de la nature de mon projet, de susciter leur intérêt à son égard, de leur expliquer ma méthode de travail, notamment en ce qui a trait aux entretiens semi-dirigés, et enfin de leur demander d’y prendre part en tant qu’informateurs. Si la plupart des microbrasseries contactées ont rapidement accepté mon invitation, certains propriétaires se sont d’abord montrés plus réticents alors que d’autres n’ont simplement pas voulu me parler. C’est notamment le cas du propriétaire de la brasserie Archibald, une entreprise dont l’analyse aurait été particulièrement intéressante dans le cadre de mon projet en raison de son évolution de petite microbrasserie à microbrasserie appartenant à un grand conglomérat industriel. En effet, cette brasserie, fondée à Lac-Beauport au début des années 2000, a été acheté par le géant Labatt et s’éloigne constamment de son ancrage local original pour se concentrer sur le vaste marché brassicole provincial et national.

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Une fois la participation de quatre microbrasseries répondant à mon cahier des charges assurée, mon travail de recrutement auprès de la clientèle locale pouvait commencer. J’ai d’abord annoncé mon projet de recherche à l’aide d’affiches dans les microbrasseries elles-mêmes ainsi que sur leur page Facebook respective. N’ayant pas tous les résultats escomptés, j’ai aussi fait appel aux propriétaires. Ces derniers, connaissant bien leur clientèle régulière, ont alors pu me guider vers les individus les plus aptes à m’aider selon les critères de sélection que je leur donnais. Je recherchais des individus âgés de 18 ans fréquentant de manière hebdomadaire la microbrasserie ciblée depuis au moins un an. La contrainte de fréquentation s’explique par mon besoin d’interviewer des individus ayant vécu plusieurs expériences sur le lieu de consommation et ayant, par conséquent, plus de chance d’avoir tissé des liens émotionnels, utilitaires et/ou d’appartenance avec ce dernier. Le niveau de connaissance en matière de bière, de microbrasserie ou de technique brassicole n’était pas considéré comme un critère pour la sélection des informateurs. Chacun des propriétaires m’a ainsi dirigé vers une liste plus ou moins longue de consommateurs réguliers avec lesquels j’ai individuellement pris contact par courriel ou par téléphone dans le but de les informer de la nature de mon projet et de susciter leur intérêt à y prendre part. Tous les consommateurs abordés se sont révélés intéressés à m’aider dans la réalisation de mon étude dès mon premier contact avec eux. Une fois complété, mon échantillon comportait quatre informateurs par établissement : un propriétaire et trois clients réguliers. J’allais ainsi pouvoir analyser ma question de recherche au travers de deux points de vue complémentaires, celui du producteur et celui du consommateur. Une fois mes seize informateurs rassemblés, j’ai pu commencer l’organisation des voyages au cours desquels j’allais mener mes enquêtes de terrain. Je me suis en effet donné l’obligation de me rendre sur place et de m’entretenir en personne avec tous les informateurs prenant part à ma recherche afin de réaliser les entretiens les plus complets possible. L’être humain et ses expériences de consommation étant au cœur de mon étude, je me devais d’établir une relation personnelle avec chacun de mes informateurs, ce que les entretiens téléphoniques ou par messagerie internet ne permettent pas.

Des entretiens individuels semi-dirigés captés sur un enregistreur audio ont ainsi été réalisés entre juillet et octobre 2018 dans les quatre brasseries participant à mon étude. Ils ont tous été réalisés au cours de voyages de deux à trois jours dans les brasseries ciblées. Seule mon enquête à la Korrigane a été réalisée sur une période un peu plus longue de deux semaines,

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sa proximité avec mon domicile me permettant plus de flexibilité dans l’organisation des rencontres. Le temps passé sur chacun des lieux de consommation est toutefois resté constant entre les quatre microbrasseries. Aussi les entretiens se sont-ils pratiquement tous déroulés selon le même schéma. Je me retrouvais à la brasserie à un moment fixé au préalable. Je m’appliquais alors rapidement à mettre les informateurs à l’aise en leur réexpliquant le déroulement de l’entretien et en leur remettant les formulaires de consentement à signer afin de montrer le sérieux de l’étude. Avant de commencer, nous commandions une pinte de la bière locale, parfois accompagnée de nourriture, toujours dans le but de détendre l’atmosphère, de forger un lien de confiance et d’établir un contact personnel entre l’informateur et moi. Nous commencions alors la discussion, cette dernière étant guidée par un schéma auquel les informateurs avaient eu accès au préalable s’ils le demandaient. L’entretien commençait par un portrait rapide de l’informateur comprenant des questions sur ses intérêts, ses occupations, ses habitudes de fréquentation de la brasserie et ses connaissances de l’histoire et des particularités culturelles locales. Les propriétaires étaient aussi invités à présenter brièvement leur entreprise. Nous enchaînions alors sur les référents locaux mis en avant par les microbrasseries québécoises en général en mettant néanmoins l’accent sur la brasserie précise dans laquelle nous nous trouvions. Nous abordions notamment les raisons et les impacts de tels procédés sur l’image de ces entreprises et de leurs bières. Ensuite, nous discutions des habitudes de consommation de bière des Québécois, particulièrement en ce qui a trait à la bière artisanale, ainsi que des liens communautaires possiblement créés dans les microbrasseries au travers de l’acte de consommation. Nous terminions enfin par un court bilan de l’entretien. Si cela n’avait pas été encore fait, j’en profitais surtout pour aborder les expériences positives ou négatives vécues par l’informateur dans les microbrasseries québécoises ou dans sa brasserie locale. En règle générale, les entretiens réalisés avec les propriétaires ont été plus longs que ceux réalisés avec les consommateurs, pour une moyenne d’un peu plus d’une heure par rencontre.

De plus, mes enquêtes de terrain ont été complétées par la prise de photos des lieux de production et de consommation aménagés dans la brasserie ainsi que par la consignation d’observations sur la manière dont interagissent les clients entre eux et avec le personnel. Notons cependant que l’observation directe n’a pas été privilégiée au sein de ma méthode de travail. Les actes de consommation étant de durées variables et se déroulant simultanément

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en de multiples instances dans la microbrasserie, j’ai préféré me concentrer sur les entretiens semi-dirigés. De plus, les événements ayant pu être consignés dans mon journal au travers de l’observation directe, notamment en ce qui a trait aux interactions entre les clients, les employés, la bière et la microbrasserie elle-même, ont pu être documentés de manière précise directement auprès des informateurs.

J’ai effectué la transcription des entretiens à l’aide d’un logiciel de traitement de texte. Les transcriptions ont toutes été réalisées dans la semaine suivant la fin de l’enquête dans chacune des brasseries. L’objectif était alors de consigner dans mon journal mes souvenirs des détails imperceptibles sur l’enregistrement audio. Le non verbal d’un informateur pouvait par exemple m’indiquer le moment où ce dernier était en confiance ou, au contraire, hésitait à développer sur un sujet. Au fil des transcriptions, j’ai aussi commencé à analyser les propos de mes informateurs et à faire des liens avec mes autres sources documentaires. Cette « préanalyse », en plus d’être efficiente d’un point de vue méthodologique, m’offrait surtout la possibilité de consigner des idées ayant pu m’échapper une fois extirpé du contexte de l’enquête de terrain après plusieurs jours. Enfin, mes transcriptions se devaient d’être fidèles aux discours de mes informateurs. J’ai ainsi pris le temps d’arrêter aussi souvent que nécessaire les enregistrements afin de rédiger un document respectant ces derniers. Pour terminer, j’ai fait un résumé de chacune de mes enquêtes de terrain afin de dresser le profil des entreprises et des individus ayant participé à mon projet de recherche.

Portrait des quatre microbrasseries et des informateurs

Résultat d’un projet imaginé pour la première fois il y a une dizaine d’années, la microbrasserie Le Secret des Dieux ouvre ses portes en 2016 dans l’ancien presbytère de Pohénégamook. Conscients de la valeur historique et mémorielle de l’édifice patrimonial, les propriétaires s’efforcent de conserver son essence et de l’intégrer à la mission de l’entreprise. Au travers de la récupération de matériaux des environs, de la mise en valeur de nombreuses photos d’archives, de l’utilisation de produits alimentaires locaux, le Secret des Dieux rend hommage à sa communauté, à ses légendes, son histoire et son héritage. Aussi la brasserie donne-t-elle beaucoup de places aux familles afin d’accommoder le plus possible sa clientèle locale. Daniel Blier, un des trois propriétaires, a été la première personne interviewée sur

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