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Zénon ou l’ « aventurier du savoir »

L’ÉLABORATION D’UNE ÉTHIQUE

Partie 1. Le déplacement propre au voyage dans les contes et nouvelles : un chemin vers une forme de vérité ?

2. Zénon ou l’ « aventurier du savoir »

Un autre personnage de grand voyageur s’impose dans l’œuvre

narrative yourcenarienne : le médecin alchimiste et philosophe Zénon. On peut d’abord souligner que les diverses facettes ou statuts choisis par la romancière pour son personnage de fiction l’associent intrinsèquement au voyage. Son métier le prédestine d’emblée aux déplacements : l’exercice de la médecine au XVIe siècle contraint en effet les praticiens les plus illustres à rejoindre les lieux de recherche et d’expérience ou à se diriger vers les cours des puissants auprès desquels ils pourront travailler. Et si les médecins sont engagés par un prince, ils sont aussi amenés à suivre ce dernier. En tant qu’alchimiste, également, la recherche de maîtres incite naturellement Zénon à parcourir le monde afin de parfaire sa

formation. D’autre part, l’intellectuel pourchassé doit voyager pour réaliser sa quête d’îlots de

liberté. Dans Les Yeux ouverts, l’écrivain déclare explicitement à Matthieu Galey que c’est en

retrouvant et en relisant « le brouillon du Zénon de [s]es vingt ans [qu’elle s’est] dit : […] il y aura des voyages, comme pour tout philosophe de ce temps-là » (YO, p. 176). Dans le paratexte qui se présente comme une « Note de l’auteur »,il est d’ailleurs précisé que « [l]es

voyages de Zénon, sa triple carrière d’alchimiste, de médecin et de philosophe […] suivent de très près ce qu’on sait ou ce qu’on raconte de […] Paracelse191

» (ON, p. 841), esprit rebelle

de la Renaissance qui prône la mobilité comme mode d’accès à la connaissance. Là encore, on voit bien comment l’invention romanesque s’attache à une réalité historique sur laquelle

191 Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim, dit Paracelse (1493-1541) est un médecin

suisse qui s’est intéressé à l’alchimie et à l’astrologie. Les pérégrinations à travers l’Europe de ce philosophe curieux de tout lui ont permis d’explorer de nombreuses régions et différentes couches sociales de la population. L’observation et l’expérience sont selon ce médecin errant les meilleures voies vers la connaissance. Dans son

ouvrage De Defensiones, il écrit ainsi que « [l]es universités n’enseignent pas toutes choses ; il faut au médecin rechercher les bonnes femmes, les bohémiens, les tribus errantes, les brigands et autres gens hors la loi, et se renseigner chez tous. Nous devons, par nous-mêmes, découvrir ce qui sert à la science, voyager, subir maintes aventures, et retenir en route ce qui peut être utile » (Encyclopédie de l’Agora en ligne). Paracelse développe la

théorie du microcosme selon laquelle il existe une analogie entre l’homme et la Nature. Cette dernière recèle une puissance dynamique, elle offre des signes à l’homme qu’il doit être en mesure de voir – comme par exemple l’image d’une partie du corps sur un élément végétal pouvant guérir un organe humain.

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Marguerite Yourcenar s’est attentivement penchée192. Si le souci de vraisemblance et le désir

de se conformer à l’Histoire du siècle mise en scène sont préservés, la créatrice n’en investit

pas moins la marge de liberté qui lui revient pour faire de son personnage de médecin

alchimiste le tenant d’un art du voyager proprement yourcenarien.

a) Une mobilité sans limite ?

Dès le chapitre liminaire « Le Grand Chemin », Yourcenar fait de son protagoniste, ayant mené une « existence errante qui [a] été son lot et son choix » (ON, p. 684), une figure par excellence de la mobilité. Zénon se présente lui-même comme un homme dont les « pieds rôdent sur le monde » (ON, p. 563), et le même verbe réapparaît plus loin dans son discours

quand il explique, vingt ans après, qu’il a passé sa vie à « rôder sur les routes de l’espace »

(ON, p. 657). Issu du latin rotare – que l’on peut traduire par tourner –, ce terme recouvre

l’idée d’une errance active, subordonnée à une recherche particulière, qui paraît sans fin. C’est d’ailleurs dans ce sens que Montaigne l’emploie au XVIe siècle dans les Essaislorsqu’il

écrit que « [n]ous n’allons pas ; nous rodons plustost, et tournoions çà et là. Nous nous promenons sur nos pas193 ». Conscient cependant de l’immensité de la terre et de la relativité

des découvertes humaines, l’auteur lui fait dire plus modestement qu’il a « parcouru au moins

une partie de cette boule où nous sommes » (ON, p. 653). L’idée que la mesure de tous ces déplacements se fait à l’échelle du globe terrestre sera encore confirmée vers la fin du roman par le narrateur qui rappelle que l’ancien médecin, avant d’être emprisonné à Bruges, « errait sur les routes du monde » (ON, p. 807).

Le désir du personnage central de découvrir l’étendue et la variété de ce monde est d’emblée souligné. Le chapitre qui ouvre la première partie significativement intitulée « La

Vie errante » met en scène in media res Zénon sur une route de Picardie, alors qu’il vient de quitter Bruges et son école de théologie, départ volontairement mis en regard avec celui

d’Henri-Maximilien, son cousin. Si les deux jeunes gens partagent momentanément la même

« route plate, bordée de peupliers, [qui étire] devant eux un fragment du libre univers » (ON,

p. 564), leur façon d’imaginer comment investir ce monde ouvert qui s’offre à eux diffère et

192

Dans sa thèse consacrée à l’analyse de la spatialité dans L’Œuvre au Noir, Lucia Manea établit également des

rapprochements entre le parcours de Zénon et celui de l’anatomiste Vésale (1514-1564), mais aussi avec celui du

peintre Dürer ayant rédigé un Journal de voyage aux Pays-Bas (1520-1521) ou celui de Montaigne, auteur du Journal de voyage en Italie (1580-1581). L’archéologie de la création chez Marguerite Yourcenar : représentations de la spatialité dans L’Œuvre au Noir, thèse présentée en 2004 à l’Université de Laval.

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se révèle caractéristique de leurs aspirations respectives. Tandis que le futur capitaine se borne à rêver à l’unique pays vers lequel il se dirige, « une éblouissante Italie toute de convention194», l’auteur montre comment l’esprit de Zénon, lui, ne se restreint pas à une seule région du globe, ce qui fait envisager à ce dernier des pays plus mystérieux, de plus en plus lointains et dessiner ainsi sans en fixer aucune limite son « vertigineux projet de voyage global195 » :

Par-delà ce village, d’autres villages, par-delà cette abbaye, d’autres abbayes, par-delà cette

forteresse, d’autres forteresses. […] Par-delà les Alpes, l’Italie. Par-delà les Pyrénées, l’Espagne. D’un côté, le pays de La Mirandole196, de l’autre, celui d’Avicenne197

. Et, plus loin encore, la mer et, par-delà la mer, sur d’autres rebords de l’immensité, l’Arabie, la Morée, l’Inde, les deux Amériques. (ON, p. 564)

Comme le montre Lucia Manea dans sa thèse, cet « intérêt pour toutes les régions du monde dont le paysage est fragmenté et intellectualisé » est le reflet des « désirs encyclopédiques de Zénon198 ». Plus que de simples zones géographiques, les pays sont en effet ici appréhendés comme des territoires de la pensée dans la mesure où ils sont associés à des savants : Jean Pic

de la Mirandole et Avicenne, qui ont d’ailleurs tous deux connu une existence itinérante199

. En se référant à ces érudits, Yourcenar, dès les premières pages du récit, place habilement son

protagoniste dans le sillage des idéaux de l’humanisme, courant culturel qui prône la quête du savoir, notamment grâce à un sens aiguisé de la curiosité et de l’ouverture sur le monde.Dans le roman, l’horizon du protagoniste paraît infini : si la route qui l’attend est longue et les

explorations à réaliser multiples et variées, l’écrivain met en lumière la résolution de son

personnage, bien décidé à découvrir le monde. Ainsi, lorsque Jean Myers, le chirurgien-

barbier de Bruges, conseille à son ami la faculté de médecine de Paris, qu’il a lui-même

fréquentée, il est encore précisé que « Zénon s’enflammait pour de plus lointains voyages » (ON, p. 599).

194 Biondi, Carminella, « Zénon et l’alchimie. Voyage au bout de la connaissance », dans Voyage et connaissance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 16.

195

Ibid., p. 17.

196 Le philosophe et théologien italien Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) étudie et cherche à synthétiser les

principales doctrines philosophiques et religieuses connues à son époque. En souhaitant concilier les arts libéraux, la philosophie morale et théologique, ce savant humaniste sera considéré comme hérétique par le pape Innocent VIII.

197 Philosophe et médecin d’origine persane, Avicenne (980-1037) s’intéresse à de nombreuses sciences,

notamment l’astronomie et l’alchimie. Son ouvrage majeur, le Canon de la médecine, va influencer la médecine

musulmane et occidentale.

198 Manea, Lucia-Mihaela, op. cit., p. 164.

199L’héritage d’une considérable fortune permet à Pic de la Mirandole de voyager autant qu’il le souhaite : il

parcourt notamment l’Italie et la France et séjourne plusieurs mois à Paris en 1486. Avicenne mène également une vie itinérante qui lui fait sillonner l’Asie centrale, en particulier l’actuel territoire qui couvre le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, l’Afghanistan et l’Iran.

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Notons cependant que Yourcenar n’a pas donné au médecin-alchimiste de sa fiction

l’opportunité de voyager aussi loin que ses rêves humanistes auraient pu le conduire. Il n’est

ensuite effectivement jamais fait mention de visites dans les contrées reculées énumérées dans le premier chapitre. Il n’est plus besoin pour lui de tenter de rejoindre les Amériques et le

continent d’Asie (ON, p. 702) : le philosophe met un terme à ses voyages car sa vie mentale, dans ce domaine, lui suffit. C’est d’ailleurs sur ce lien paradoxal que la romancière va ménager entre la figure du voyageur et la vie immobile que notre second chapitre

s’interrogera. Cette dernière montre ainsi que la fin des voyages ne résulte pas de la volonté de son personnage, mais est imputable au seul fait que son parcours a pris, à travers

l’emprisonnement et la condamnation qui pèse sur lui, un sens autre.

b) Une cartographie européenne des lieux de savoirs à la Renaissance

Tout au long du roman, les indications révélant la variété des pays entrevus par le protagoniste sont récurrentes. Marguerite Yourcenar fait d’abord de l’exercice même du

métier de médecin une des raisons qui incite le personnage à parcourir l’espace. Zénon est par

exemple censé bien connaître la France grâce aux études de médecine qu’il mène : Paris, en particulier la « rue de la Bûcherie200 où les étudiants dissèquent en secret des morts » (ON, p. 600), ou Montpellier201, où il fréquente l’école de médecine (ON, p. 643) et réalise des dissections (ON, p. 650) font partie de ses étapes. Deux lieux, d’une part profondément

ancrés dans l’histoire de la science étudiant le corps humain, et qui, d’autre part, ont revêtu un rôle important dans l’itinéraire de Paracelse202

. Autre point de chute dans le Languedoc,

région historiquement liée à l’enseignement de la médecine : Pont-Saint-Esprit203

, « où les gens épi[ent] derrière leurs volets les faits et gestes du nouveau médecin » (ON, p. 644), lequel se livre à des expériences interdites (ON, p. 643), notamment en aidant une jeune femme adultère à avorter (ON, p. 697). On peut s’interroger sur le choix de cette ville dont la

200 Située dans le quartier de la Sorbonne, cette rue dont la dénomination remonte au XIIe siècle, a abrité la

faculté de médecine de Paris. Vers 1740, le médecin Jacques-Bénigne Winslow, qui se livre à des

démonstrations de chirurgie anatomiste, dirigera d’ailleurs la construction d’une salle officiellement consacrée à

la dissection.

201L’université de Montpellier, fondée au XIIIe siècle, jouissait du monopole de l’enseignement et de la pratique

de la médecine au Moyen Âge. Elle fut la première à se doter d’un amphithéâtre réservé à l’examen des cadavres et des maîtres, souvent laïcs, y initiaient à l’anatomie. Cette prestigieuse faculté a accueilli des étudiants venus de toute l’Europe et a été fréquentée par des élèves célèbres, tels que Nostradamus ou Rabelais.

202 Alors que Paracelse réalise une première série de voyages en Europe de 1517 à 1524, il séjourne à Paris et

Montpellier.

203

Le pont, construit au XIIIe siècle, de cette cité médiévale en a fait un passage privilégié sur le Rhône et lui a conféré une importance stratégique et religieuse.

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toponymie permet sans doute de rappeler le contexte religieux dans lequel se déroulent ces activités dangereuses. Zénon se rend aussi en Italie, à Gênes, autre ville réputée pour son université qui délivre des diplômes de théologie et de médecine dès le XIIIe siècle. Au dire de Yourcenar, son personnage y est « appelé en consultation » (ON, p. 600) auprès du Doge qui lui assure une aisance matérielle en lui permettant de faire ériger une maison près de Saint- Laurent204 (ON, p. 645), précision d’ordre spatial soulignant la prégnance du culte catholique.

L’écrivain imagine également que le médecin rejoint la Suisse, en l’occurrence Bâle pour tenter de soigner les malades à l’époque de l’épidémie de peste noire (ON, p. 601, p. 647).

Choisir de mentionner cette ville, c’est bien sûr faire encore clairement référence à la

trajectoire de Paracelse205, et c’est aussi convoquer l’ombre d’un autre grand médecin et humaniste de la Renaissance : l’anatomiste André Vésale206. Il y a encore l’Allemagne où le

héros n’est à un moment de son existence qu’un « vagabond qui [va] de bourg en bourg,

gagnant sa pitance au chevet des pestiférés » (ON, p. 633) : Zénon arrive effectivement à « Cologne pour étudier sur place les effets du mal » (ON, p. 631) provoqué par la peste, il exerce quelques mois à Lübeck207 (ON, p. 667), sillonne « les routes boueuses et [fréquente] les gîtes enfumés » (ON, p. 648) de ce pays. Dans le chapitre « L’Abîme », il se remémorera par exemple le moment où Aléï, son fidèle serviteur, aidait « leur mule à passer le gué d’une rivière, entre Ulm et Constance208 » (ON, p. 685). Notons une nouvelle fois que la mention de Ulm, cité allemande dans laquelle Paracelse termine et publie en 1536 son ouvrage La Grande Chirurgie, ne relève très certainement pas du hasard. Il est aussi question dans L’Œuvre au

Noir de l’Autriche, en particulier d’Augsbourg. Le protagoniste envisage d’y élaborer des

remèdes totalement ignorés, mais exprime ses regrets de ne pas être arrivé plus tôt dans cette

ville, pour obtenir une « place de médecin des mines qui l’[aurait] mis à même d’observer les

maladies des ouvriers travaillant sous terre » (ON, p. 694). Augsbourg ou le lieu où Paracelse

– qui a par ailleurs écrit sur les maladies des mineurs – publie en 1536 ses Prognostications

204

La cathédrale gothique Saint-Laurent de Gênes date du XIIe siècle.

205C’est à l’université de Bâle que le savant allemand commence ses études de médecine puis enseigne ensuite

cette science. Il devient même médecin municipal de cette ville en 1527, mais en sera chassé un an plus tard

après s’être attiré l’animosité de ses collègues. Les ennuis de Zénon à Bâle sont donc très largement inspirés de

cet épisode historique : Yourcenar relate dans sa fiction que son protagoniste a, dans cette cité suisse, « mis le

comble à l’irritation de ses confrères en professant publiquement son art devant un cercle choisi d’étudiants »

(ON, p. 676).

206 En 1543, André Vésale (1515-1564) publie à Bâle son traité monumental et novateur sur l’anatomie humaine,

De humani corporis fabrica. C’est aussi dans cette ville qu’il dissèque publiquement le corps d’un meurtrier.

Vésale fait ensuite don du squelette qu’il rassemble à l’université de Bâle, où celui-ci est encore conservé.

207Fondée dans l’estuaire de la Trave et sur la mer Baltique, Lübeck a été aux XIIIe et XIVe siècles la capitale

de la Ligue hanséatique, une association des plus puissantes villes marchandes d’Europe du Nord, et a exercé

une grande influence économique et politique sur le monde scandinave.

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des vingt-quatre années à venir. Il y a enfin eu voyage vers la Suède, étape revêtant une

importance particulière : le personnage s’embarque pour ce pays « à la suite d’un certain

capitaine Guldenstarr qui le présent[e] à Gustave Vasa209 » (ON, p. 665), roi auprès duquel il passe deux années (ON, p. 797). Yourcenar a donc l’audace d’en faire le médecin d’un roi qui

a eu un rôle historique majeur « en son blanc château de Vadsténa210 » (ON, p. 665). Mais la subite déconsidération dont Zénon est victime en rejoignant la cour à Upsal – ville une fois de plus célèbre pour sa prestigieuse université fondée en 1477 – explique qu’il « gagn[e] Stockholm, et de là pr[end] passage pour Kalmar211» (ON, p. 666-667). Cette focalisation de

la fiction sur la Suède, outre qu’elle reflète l’importance symbolique que revêt ce pays aux yeux de l’auteur et que nous analyserons en détail dans notre dernier chapitre, fait une nouvelle fois écho à l’excursion du médecin vagabond de l’Histoire qui visite les mines de fer

de ce pays en 1519.

Les activités alchimiques sont parallèlement le principal moteur des voyages de Zénon. Ce dernier a commencé à promener ses pas dans son pays natal, la Belgique : il a

d’abord « passé quelque temps » (ON, p. 600) à Gand chez un prévôt s’occupant d’alchimie,

puis à Louvain où le philosophe prétend avoir appris « à mépriser l’allégorie » (ON, p. 643). Là encore, avec Louvain, Yourcenar choisit de citer le nom d’une ville dont l’âge d’or coïncide avec la fondation de son université au XVe siècle212. L’Allemagne est aussi dans le roman le lieu des expériences dangereuses : le protagoniste vit « quelques temps retiré à

Wurzburg chez son disciple Bonifacius Kastel, qui pratiqu[e] l’art hermétique dans une

maisonnette au bord du Main » (ON, p. 665), affluent sinueux du Rhin traversant cette très ancienne ville de Bavière qui se distingue elle aussi par son université créée en 1402. Zénon

s’adonne de même à des expériences sur les métaux à Lübeck, cette fois-ci en compagnie du

« savant Aegidius Friedhof, riche orfèvre de la Breitenstrasse » (ON, p. 738), et du fils de ce

dernier, son inséparable compagnon Gerhart, lui aussi féru d’alchimie. Le médecin-alchimiste

de la fiction se rappellera plus tard que « pendant son séjour à Lübeck, il s’était rendu à

209 Gustave Ier ou Gustave Vasa (1496-1560) libère son pays de l’oppression danoise et est proclamé roi de

Suède en 1523. Durant son règne, il assure la paix avec les pays voisins, réprime les révoltes populaires,

développe l’économie de son pays et convertit les Suédois au protestantisme. Les qualités de ce roi pacifique,

bâtisseur, qui fait de son pays une puissance européenne de premier plan, semblent en quelque sorte concéder au

personnage historique le droit d’entrée dans la fiction. Ces qualités ne sont d’ailleurs bien sûr pas sans rappeler celles d’un autre personnage historique qui occupe une place centrale dans l’œuvre yourcenarienne.

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Cette forteresse située sur la rive du lac Vättern a été construite par Gustave Vasa en 1545 pour protéger Stockholm.

211Kalmar, l’une des plus vieilles villes de Suède, jouissait au XIIIe siècle d’un riche port commercial sur le

détroit de la mer Baltique et était un comptoir de la Ligue hanséatique.

212 L’université de Louvain, prestigieuse institution fréquentée par des étudiants venus de toute l’Europe, est

95 l’embouchure de la Trave213avec le fils de l’orfèvre pour recueillir l’ambre baltique » (

ON, p.

767). Marguerite Yourcenar a donc multiplié ici les lieux d’étape en bord de fleuve comme si

elle avait cherché à rendre présentes au lecteur les grandes voies de circulation qui relient les

divers pays d’Europe. L’Espagne est enfin présentée dans L’Œuvre au Noir comme un pays lié aux connaissances alchimiques. Rappelons que dès l’ouverture du roman, Zénon, habillé

en pèlerin, se dirige vers les Pyrénées afin de se rendre à Compostelle où il souhaite rendre visite au prieur des jacobites214 de Léon, dans l’espoir que cet amateur d’alchimie lui transmette son secret savoir. En évoquant Compostelle, la romancière use bien sûr de la symbolique plurielle du pèlerinage de Saint-Jacques. Comme le fait remarquer Anne-Yvonne

Julien en s’intéressant au cheminement du pèlerin dans L’Œuvre au Noir, « [l]’exégèse chrétienne et l’herméneutique alchimique y sont habilement mises en regard215

». Les sites

espagnols présents dans le récit sont donc à la fois le lieu d’expériences alchimiques au niveau diégétique mais renvoient également à l’histoire religieuse de la chrétienté. Dans cette double