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L’ÉLABORATION D’UNE ÉTHIQUE

Partie 1. Le déplacement propre au voyage dans les contes et nouvelles : un chemin vers une forme de vérité ?

1. Types et enjeux des déplacements

Une étude précise de ces trois œuvres brèves va d’abord nous permettre de dégager

les principales formes que revêt la mobilité dans les contes yourcenariens : il est question

d’errance, volontaire ou subie, et de retraite. En identifiant la spécificité de la représentation

de ces types de déplacements, nous montrerons que ces derniers, par leur omniprésence, structurent à la fois le récit et constituent à eux seuls un élément de compréhension essentiel des textes.

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a) « Comment Wang-Fô fut sauvé »: l’errance comme origine de la création

L’importance du déplacement est soulignée dès l’ouverture du recueil Nouvelles orientales, avec le récit « Comment Wang-Fô fut sauvé », qui paraît pour la première fois dans La Revue de Paris en 1936. Constituant à elle seule le premier paragraphe de la nouvelle, la phrase initiale : « Le vieux peintre Wang-Fô et son disciple Ling erraient le long des routes du royaume de Han46 » (NO, p. 1171) est d’emblée mise en valeur. Ces premiers

mots, assurant la fonction traditionnelle de l’incipit, nous présentent à la fois le cadre spatial du récit, les deux protagonistes, et leur activité principale, l’errance, qui grâce à la valeur

itérative de l’imparfait, semble dominer irrémédiablement une existence soumise aux aléas de l’aventure. L’emploi de ce temps plonge par ailleurs le lecteur dans un passé lointain

confinant au mythe, ce que corrobore l’indication de lieu. Alors que le déplacement est au centre de la nouvelle, notons que la toponymie reste étonnamment vague : il est uniquement

fait référence à cet espace très vaste, dont la dénomination est répétée lorsqu’il est à nouveau

écrit un peu plus loin que « le maître et le disciple vagabond[ent] ensemble sur les routes du royaume de Han » (NO, p. 1173). En peignant une marche sans but soumise au seul hasard,

l’auteur cherche à montrer que seul compte le fait de se déplacer librement sur les routes. Induite aussi par le caractère symbolique du genre de l’apologue, duquel peut être rapproché

le récit, cette imprécision spatiale préserve et renforce sa dimension mystérieuse et légendaire. Dès le début de la nouvelle, cet écart par rapport à une stricte représentation du réel va ainsi

permettre l’installation progressive du merveilleux.

Marguerite Yourcenar fait d’abord de l’existence vagabonde des deux personnages

un choix libre : rien ne semble les y avoir contraints. Si dans le cas du vieux peintre, on peut

facilement imaginer qu’il a toujours vécu cette vie faite de hasards et de rencontres, il n’en est

pas de même pour Ling, son disciple, présenté plutôt comme un homme qui « n’était pas né

pour courir les routes au côté d’un vieil homme » (NO, p. 1171). L’accent sera alors mis sur la

rupture définitive de ce dernier avec une « existence soigneusement calfeutrée » (ibid.), c’est-

à-dire immobile parce que routinière et ancrée dans la maison où il est né et a grandi.

Prisonnier d’espaces clos, aux allures certes de rassurants refuges mais le privant

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Les Han sont une longue dynastie qui règne sur la Chine impériale de 206 avant notre ère jusqu’en 220 après J.-C.

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parallèlement de sa liberté, Ling n’effectue que quelques rares excursions hors de la demeure familiale pour se rendre dans des tavernes ou des maisons de thé, qu’il fréquente non pas par goût, mais comme il est bien indiqué, « pour obéir à la mode » (NO, p. 1172). C’est la

rencontre avec Wang-Fô qui va provoquer l’irréversible rupture. Une fois que toutes les richesses du jeune homme de famille aisée auront été vendues pour procurer à l’artiste ses instruments de travail, et après la disparition de l’épouse, morte d’épuisement en posant pour le peintre, c’est le terme d’une vie fixe qui est signifié : « la maison [est] vide, [les deux hommes] la quitt[ent], et Ling ferm[e] derrière lui la porte de son passé » (NO, p. 1173). La

métaphore temporelle souligne bien la dimension active de cette décision d’émancipation. L’errance des deux Chinois est d’abord placée sous le signe du dénuement, voire de

la pauvreté. La narrateur insiste à plusieurs reprises sur le peu de possessions dont disposent ces derniers et explique assez longuement les raisons de ce mode de vie économe :

Ils étaient peu chargés, car Wang-Fô aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes, et nul objet au monde ne lui semblait digne d’être acquis, sauf des pinceaux, des pots de laque et

d’encre de Chine, des rouleaux de soie et de papier de riz. Ils étaient pauvres, car Wang-Fô troquait ses peintures contre une ration de bouillie de millet et dédaignait les pièces d’argent. (NO,

p. 1171)

Il s’agit bien d’une pauvreté librement choisie sur laquelle Marguerite Yourcenar revient un

peu plus loin : Wang-Fô a effectivement « peu fréquenté la cour des empereurs, lui préférant les huttes des fermiers ou, dans les villes, les faubourgs des courtisanes et les tavernes le long des quais où se querellent les portefaix » (NO, p. 1176). Les détails prosaïques faisant des deux hommes de véritables vagabonds abondent : ils dorment par exemple dans une auberge dans laquelle le peintre « s’envelopp[e] dans des loques » (NO, p. 1174), couché contre son disciple qui souhaite ainsi « le réchauffer, car le printemps v[ient] à peine de naître et le sol de terre battue [est] encore gelé » (ibid.). Cet extrême dénuement qui accompagne une existence itinérante a pour conséquence une vie en marge des règles de la société et fait d’ailleurs de Ling un chapardeur : quand il entend des bruits de pas dans le corridor de l’auberge, celui-ci « frémit, se souvenant qu’il [a] volé la veille un gâteau de riz pour le repas du maître » (ibid.). Les richesses et plus largement toutes les formes de possessions matérielles sont très clairement désignées dans le texte comme des entraves potentielles à la liberté. La sédentarité

et l’enfermement qui caractérisent le quotidien de Ling avant qu’il ne suive Wang-Fô nous

apparaissent en effet comme profondément liés à la fortune que le jeune homme a héritée de

sa famille. Si ce fils d’un changeur d’or et petit-fils d’un marchand de jade est au début timide

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le visage des morts » (NO, p. 1171) –, n’est-ce pas parce qu’il a « grandi dans une maison

d’où la richesse élimin[e] les hasards » (ibid.), formule illustrant un sens du raccourci

parfaitement maîtrisé par Yourcenar ? Par opposition, la vie d’errance apparaît donc dans le

conte comme la forme la plus aboutie de la vraie liberté et le personnage ne peut

effectivement la conquérir qu’en quittant sa belle demeure, après avoir « vend[u] successivement ses esclaves, ses jades et les poissons de sa fontaine […] » (NO, p. 1173), image manifeste du renoncement aux biens matériels et idée chère à la philosophie taoïste.

Le vagabondage des deux personnages principaux de la nouvelle est également déterminé par une marche lente, ponctuée de haltes longues et régulières, qui seules permettent une contemplation véritable de la nature. Dès le début du récit, il est indiqué que le maître et son élève « avan[cent] lentement, car Wang-Fô s’arrêt[e] la nuit pour contempler les astres, le jour pour regarder les libellules » (NO, p. 1171). La saisie visuelle de spectacles inédits est bien ici le moteur de la mobilité. Cette soif de découverte anime tout particulièrement le vieux peintre qui court les routes, en quête perpétuelle de nouveaux paysages ou de visages délivrant quelque « secret de laideur ou de beauté » (NO, p. 1173). La même curiosité incite Ling à « part[ir] à la chasse de paysages timides dissimulés derrière des bouquets de roseaux » (NO, p. 1174). La mention de cette tentative active, dont l’auteur prend

soin de préciser qu’elle a lieu alors que le maître dort, est par ailleurs une manière d’affirmer l’autonomie progressive du disciple présenté auparavant comme soumis aux désirs et aux

décisions des autres.

Expression d’un vagabondage source d’éveil au monde, l’errance, parce qu’elle correspond dans la nouvelle au choix d’un véritable mode de vie libérateur, est associée au processus de création. Pour s’adonner à l’art du pinceau, le personnage principal s’inspire du

spectacle de la nature, que seule permet une vie itinérante. Les deux activités, peindre et errer,

sont donc présentées dans le texte comme indissociables, l’une engendrant l’autre et réciproquement. Rappelons d’ailleurs à ce sujet qu’en Chine, l’acte de création est lui-même

conçu comme un geste dynamique. Comme le fait remarquer Anne-Yvonne Julien dans son étude de « Comment Wang-Fô fut sauvé », Marguerite Yourcenar n’a bien sûr pas « omis de

s’intéresser aux conceptions qui prévalent dans la tradition chinoise en matière d’exécution du

paysage. Elle a mesuré, semble-t-il, la valeur accordée à la notion de ‘Trait de pinceau’ qui désigne le processus par lequel celui qui dessine renoue avec la genèse continuée de

l’univers47

» ; François Cheng48, auquel il est fait référence dans cette étude, et qui analyse par

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ailleurs dans Vide et plein. Le langage pictural chinois le rôle sacré accordé à la peinture dans cette civilisation, montre comment l’artiste doit capter les souffles qui animent à la fois

l’univers et l’homme. L’essayiste développe l’idée selon laquelle « la peinture, par l’Espace originel qu’elle incarne, par les souffles vitaux qu’elle suscite, semble […] apte […] non pas tant à décrire les spectacles de la Création, mais à prendre part aux ‘gestes’ même de la

Création49 », hypothèse qui prend tout son sens au regard de la fin de la nouvelle inventée par Yourcenar, qui offre à son protagoniste une évasion inattendue.

Mouvement du corps engendré par l’errance, mobilité de l’esprit alors enclin à saisir

la beauté du monde, création artistique qui en résulte et tentative démiurgique accompagnant celle-ci se révèlent donc intimement liés dans ce conte chinois.

b) « Kâli décapitée »: l’errance comme quête désespérée d’une unité perdue

Le motif de l’errance joue à nouveau un rôle déterminant dans cette seconde

nouvelle, qui paraît pour la première fois dans La Revue européenne en 1928. Si le terme en question n’apparaît pas explicitement dans le texte, c’est bien encore un déplacement sans but

précis, soumettant au hasard les pas de celui qui s’y livre, qui anime le personnage principal

de « Kâli décapitée ». De la même façon que dans « Comment Wang-Fô fut sauvé », l’incipit

présente d’emblée au lecteur l’activité majeure de l’ancienne déesse. Celle-ci « rôde à travers les plaines de l’Inde » (NO, p. 1234), le choix du verbe – déjà présent dans la version de 192850 – traduisant toutefois l’aspect suspect et malfaisant de ce déplacement instinctif, dans

cette œuvre où l’errance est cette fois-ci envisagée dans sa dimension douloureuse et

aliénante. Victime de la vengeance de dieux jaloux de sa pureté, la divinité déchue est en effet en perpétuel exil : aucun lieu ne lui permet le repos et ne lui apporte la sérénité.

Contrairement à ce qui se passe dans « Comment Wang-Fô fut sauvé », certains noms de villes sont précisément mentionnés dans la nouvelle. Mais plus que d’ancrer

l’errance dans des lieux déterminés, il s’agit manifestement pour l’auteur, grâce à de telles occurrences, d’insister sur l’importance et la rapidité des déplacements de la déesse : celle-ci s’agite en effet, « [s]ans repos, de Bénarès à Kapilavistu, de Bangalore à Srinagar » (NO, p.

48 Poète, calligraphe et romancier né en Chine en 1929 puis naturalisé français en 1971, François Cheng a traduit

de grands poètes français en chinois, il a composé des essais sur la pensée et l’esthétique chinoises, et a aussi

écrit des recueils de poèmes (Double chant) et des romans (Le Dit de Tianyi).

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Cheng, François, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Seuil, coll. « Points Essais », 1991, p. 11.

50Lorsqu’elle est publiée pour la première fois en 1928, la nouvelle « Kâli décapitée » débute ainsi : « Kâli, la

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1236-1237). Ici, la dimension mystérieuse et merveilleuse du récit réside dans le fait que

l’écriture de Marguerite Yourcenar, maîtrisant parfaitement les ressorts du fantastique, esquisse le portrait d’une divinité qui n’appartient à aucun lieudans la mesure où celle-ci

n’est nulle part et est partout à la fois. Le don d’ubiquité de Kâli – qui n’est pas sans rapport avec l’idée de multiplicité, attribut caractérisant traditionnellement celle-ci dans le Panthéon

hindou – est annoncé explicitement dès le début du texte quand le narrateur explique

qu’« [o]n la rencontre simultanément au nord et au sud, et à la fois dans les lieux saints et

dans les marchés » (NO, p. 1234).

Il est d’abord à noter que l’écrivain dote Kâli d’un corps qui recèle une terrible et

puissante énergie, toute au service du mal et du mouvement incessant, les deux étant

fortement liés puisque c’est en quelque sorte parce qu’elle vit une existence en perpétuelle

errance qu’elle peut continuellement se livrer à des actes réprouvés. Censée ressentir « la nostalgie des quartiers mal famés » (NO, p. 1236), la déesse mise en scène alors qu’« elle va

de village en village, de carrefour en carrefour, à la recherche des mêmes plaisirs mornes » (NO, p. 1235), est toujours décrite comme une figure dynamique, animée par une force vitale

incontrôlée. Dès le début du récit, la focalisation sur ses jambes agiles n’est-elle pas d’ailleurs une manière efficace d’affirmer ses prédispositions physiques au mouvement ? Marguerite

Yourcenar souligne en effet que « ses cuisses ondoient comme la trompe de l’éléphanteau nouveau-né, et [que] ses pieds dansants sont comme de jeunes pousses » (NO, p. 1234), et plus loin, il est précisé que « [s]es petits pieds dansent frénétiquement sous leurs anneaux qui tintent » (NO, p. 1235). L’écriture de la nouvelliste – dont l’attrait pour l’Orient, rappelons-le,

s’est nourri de l’iconographie et des sculptures entrevues dans les musées – se révèle ici fortement influencée par la statuaire de l’Inde. Le rythme trépidant du récit, amplifié par

l’anaphore du pronom « elle » puis du nom de « Kâli », est révélateur de la dimension frénétique, incontrôlée et incontrôlable de l’errance de la déesse et des actes qui en découlent :

Elle s’étend contre la poitrine galeuse des chameliers venus du nord […] ; elle couche sur des lits de vermine avec des mendiants aveugles, elle passe de l’embrassement des brahmanes à celui des misérables […]. Elle aime aussi les bateliers, qui sont rudes et forts ; elle accepte jusqu’aux Noirs

qui servent dans les bazars, plus battus que les bêtes de somme ; elle frotte sa tête contre leurs épaules écorchées par le va-et-vient des fardeaux. (NO, p. 1235)

Et :

Kâli est abjecte. (NO, p. 1234)

Kâli ne retourna plus, nénuphar de la perfection, trôner au ciel d’Indra. (NO, p. 1236) Kâli ralentit son pas et laissa l’homme [qui la suivait] approcher. (NO, p. 1237)

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Le recours à de multiples répétitions et à des phrases courtes juxtaposées témoigne de la dimension instinctive des déplacements de Kâli, ce que confirmeraient les nombreuses

comparaisons au règne animal. Ce récit d’une mobilité subie autant que frénétique et ne

procédant pas à un dessein particulier en déclinerait le versant aliénant et douloureux.

Dans la nouvelle, l’accent est mis sur l’opposition pathétique entre l’agitation du corps et l’aspiration de l’esprit à l’apaisement et à la sérénité. Marguerite Yourcenar imagine la divinité alors qu’elle rejoint malgré elle des lieux sombres où elle se livre au mal sans

répit : son corps « entraîn[e] avec lui [s]a tête déshonorée» (NO, p. 1237), tandis que « ses yeux limpides continu[ent] à pleurer » (ibid.) ; pendant que ses pieds s’agitent, « ses yeux

n’arrêtent pas de verser des larmes, […] et son visage reste éternellement pâle comme une

lune immaculée » (NO, p. 1235). Ce perpétuel affrontement entre instinct et volonté est présenté comme éprouvant. Ainsi par exemple, au sortir de la rue des courtisanes à Bénarès, la créature déchue est décrite comme « ivre, grimaçant[e] de fatigue » (NO, p. 1237).

L’accumulation dans le texte de nombreuses structures binaires, souvent antithétiques, reflète

bien cette dualité constitutive, proche de la folie schizophrène, qui au final implique

l’éclatement du sujet :

Kâli la Noire est horrible et belle. […] Sa bouche est chaude comme la vie ; ses yeux profonds

comme la mort. (NO, p. 1234)

Elle fut immonde comme le rat des égouts et détestée comme la belette des champs. (NO, p. 1236)

Elle tua comme l’insecte femelle qui dévore ses mâles ; elle écrasa les êtres qu’elle enfantait

comme une laie qui se retourne sur sa portée. (NO, p. 1237)

Si elles mettent l’une et l’autre en jeu le principe dynamique de l’errance, les deux

premières nouvelles du recueil nous offrent donc un tableau antithétique de celui-ci. Avec « Kâli décapitée », le lecteur comprend que lorsqu’elle n’est pas choisie, lente et

contemplative, l’errance frénétique et douloureuse peut se révéler non plus source de création

mais générer au contraire la destruction.

c) « Le Dernier Amour du prince Genghi »: l’exil ou l’étape entre deux mondes

Parce qu’il nous présente un type de déplacement d’une autre nature, le dernier récit

du recueil Nouvelles orientalesqu’il nous a paru pertinent d’analyser est celui qui relate la fin

d’un personnage célèbre de la littérature japonaise médiévale.

Dans « Le Dernier Amour du prince Genghi », texte prépublié en 1937 dans La Revue de Paris, c’est le désir de ne pas altérer l’image d’une jeunesse éblouissante qui est

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présenté comme acte déclencheur de la rupture spatiale. Marguerite Yourcenar choisit de

mettre en scène le personnage éponyme alors qu’il prend la décision, à l’âge de cinquante ans, de se retirer du monde et d’ « aller finir ses jours dans un ermitage qu’il [a] pris soin de faire

construire au flanc de la montagne » (NO, p. 1200). Changement de lieu dès lors synonyme de

rupture sociale puisque le prince est censé abandonner d’une part ses richesses et d’autre part

ses courtisans, ses serviteurs et ses femmes.

Contrairement à Wang-Fô ou Kâli dont l’existence entière se résume à un

déplacement perpétuel les amenant d’un lieu à l’autre, sans que ces différents endroits n’aient

finalement de sens pour eux-mêmes, il en va tout différemment pour Genghi. Ce n’est pas ici le déplacement en tant que tel qui est significatif mais le choix précis d’un lieu isolé ainsi que

le recul et l’anonymat qu’il implique. Ainsi le voyage qui permet à l’ancien prince d’atteindre l’ermitage n’est absolument pas décrit, bien qu’il soit mentionné qu’il dure trois jours :

Yourcenar opte pour l’ellipse narrative entre la résolution du départ et l’arrivée du protagoniste dans cet espace isolé.

Le lieu de retraite est en revanche évoqué avec force détails qui témoignent d’un mode d’existence sous le signe d’un dénuement choisi. Cette simplicité absolue se trouve d’ailleurs renforcée par la rudesse du climat : « les premiers froids s’annonc[ent] ; les flancs

de la montagne se recouvr[ent] de neige » (NO, p. 1201) immédiatement après l’arrivée du

prince, alors contraint de lire les Écritures « à la maigre lueur d’un brasero avare » (ibid.).

Marguerite Yourcenar insiste sur l’idée d’extrême modestie de son habitation : il est question d’une « maisonnette » et même, à trois reprises, d’une « cabane », avec une « porte faite d’un

treillis de branchages » (NO, p. 1202), chauffée par un feu contenant « moins de charbons que de cendres » (NO, p. 1203) et ne disposant que d’un « matelas de feuilles sèches » (NO, p.

1205). Loin d’être un obstacle au spectacle de la beauté du monde, ce dénuement en est au

contraire la condition : pauvreté et contemplation sont ici à nouveau associées.

De la même façon que pour le vieux peintre errant, c’est encore par l’appropriation d’une mobilité volontaire que Genghi l’exilé entre en contact avec le spectacle d’une nature

qui le rassérène. L’érable centenaire qui jouxte l’habitation de l’ermite japonais symbolise

d’ailleurs la force et la permanence de cette nature dans un monde où tout est éphémère. Mais

contrairement à Wang-Fô dont les yeux « sont les deux portes magiques qui [lui] ouvrent