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Hadrien et le voyage sous toutes ses formes

L’ÉLABORATION D’UNE ÉTHIQUE

Partie 1. Le déplacement propre au voyage dans les contes et nouvelles : un chemin vers une forme de vérité ?

1. Hadrien et le voyage sous toutes ses formes

Personnage dont la force, l’efficacité politique, mais aussi la sensibilité et l’intelligence sont sans cesse suggérées, l’Hadrien des Mémoires incarne la figure par excellence du voyageur. « À la fois organisateur, pèlerin, amateur et observateur du beau spectacle du monde109 », ce dernier représente un exemple parfaitement réussi de conciliation entre des modes de voyager qui apparaissent complémentaires.

Notons d’emblée que le choix même d’Hadrien parmi d’autres personnalités de l’Histoire n’est pas sans lien avec l’importance du voyage dans la vie de cet empereur du IIe

siècle110, contraint à de constants déplacements occasionnés pour la défense d’un Empire romain à son apogée et à l’époque de sa plus grande extension. Parmi les nombreux

personnages qui ont régné sur l’Antiquité, Hadrien est bien celui qui incarne aux yeux de

Marguerite Yourcenar « l’empereur des voyages111 » (PV, p. 368). Dans les « Carnets de notes », dont le texte est juxtaposé au récit à la première personne, l’auteur déclare

effectivement qu’avant d’entreprendre la rédaction des Mémoires d’Hadrien, il a « surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant » (MH, « CN », p. 525), énumération laissant

d’ores et déjà présager une multitude d’enjeux liés à cette permanente mobilité. La

romancière confie juste ensuite que « [s]eule, une autre figure historique [l]’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam112, poète astronome » (ibid.). Mais si elle s’est

rapidement détournée de ce savant persan, c’est précisément parce que « la vie de [ce dernier]

108 Entretien avec le journaliste Philippe Dasnoy pour la Radio Télévision belge francophone en 1975.

109

Yourcenar, Marguerite, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », op. cit., p. 692.

110L’auteur s’est appuyé sur la biographie d’Hadrien que l’on peut lire dans L’Histoire auguste, recueil rédigé au

IVe siècle, qui mentionne explicitement la « passion du voyage » de l’homme (Histoire auguste, tome I, vies

d’Hadrien, Aelius, Antonin, les Belles lettres, collection des universités de France, 1992, p. 37) et le fait que

« presque aucun prince ne parcourut si vite tant de pays » (ibid., p. 32).

111 Entretien pour la Radio Télévision italienne du 6 janvier 1987.

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Le poète, mathématicien et astronome persan Omar Khayyam (1050-1123) doit sa notoriété en Occident à

l’écrivain britannique Edward Fitzgerald. En 1859, ce dernier traduisit en anglais en les adaptant les robaiyat, un recueil de quatrains composé par l’écrivain oriental.

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est celle du contemplateur, et du contempteur pur : le monde de l’action lui a été par trop étranger » (ibid.). Autrement dit, Yourcenar a préféré à cette figure nécessairement statique de contemplatif celle d’un romain nomade ayant pu mener, à sa manière, par suite même des contraintes de sa fonction, « une vie aventureuse » (MH, p. 484). En 1982, lors d’une

conférence à Tokyo, l’écrivain rappelle une fois encore que l’Hadrien historique « semble avoir véritablement possédé les caractéristiques les plus essentielles des voyageurs de tous les temps113 », insistant par là même sur la dimension exemplaire du mode de voyager de ce dernier.

a) L’exaltation du nomadisme

S’appuyant donc sur des données historiques, Marguerite Yourcenar, qui ne cesse dans sa fiction d’insister sur la diversité des lieux parcourus, nous offre en effet le portrait

d’un homme qui a souvent adopté, pour différentes raisons, le déplacement comme choix

de vie.

Le chapitre liminaire des Mémoires d’Hadrien, significativement intitulé « Animula vagula blandula »– littéralement petite âme vagabonde et caressante –, est d’emblée parsemé

d’indices qui soulignent la grande mobilité spatiale qui fut celle de l’homme d’État, désormais

souvenir nostalgique au moment où il est censé rédiger sa missive. Le narrateur y évoque successivement, de manière indirecte et donc sans les développer, ses expéditions en Bithynie et en Cappadoce114 (MH, p. 289) où il se livrait à de grandes battues, ou en Maurétanie115 où il chassait le lion (MH, p. 290). Sont ensuite citées l’Espagne, berceau de ses origines, puis la

Grèce (MH, p. 292) et l’Asie (MH, p. 293), lorsqu’il est question de mets et de traditions

alimentaires. Dans le deuxième chapitre, dans lequel commence véritablement le récit de

l’existence du Je qui se raconte, il est fait explicitement référence, grâce à une prolepse, à la multitude des lieux visités et conquis : né à Italica, c’est à cette cité espagnole que l’empereur

fictif a « superposé plus tard tant de régions du monde » (MH, p. 310), affirmation traduisant

bien la capacité de ce dernier à s’extraire de l’espace restreint et limité que représente la petite

113

Yourcenar, Marguerite, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », op. cit., p. 692.

114

Actuellement situées en Turquie, la Bithynie et la Cappadoce étaient d’anciennes provinces romaines d’Asie Mineure.

115 Territoire des Maures et province impériale dans l’Antiquité, la Maurétanie occupe le Nord de l’actuelle

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ville natale de province et à imposer son autorité sur un territoire d’une extraordinaire immensité.

Dès le début de l’œuvre, le pacte de lecture est instauré : loin de vouloir calquer les

textes des historiens contemporains qui ont retracé le parcours d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, en nous faisant pénétrer l’intériorité de l’empereur, nous donne à lire une version

toute personnelle de l’itinéraire de celui-ci à l’intérieur de l’espace romain ou romanisé. Si

elle manifeste néanmoins un immense souci de vérité ou de vraisemblance historique, elle va

naturellement, en tant que romancière, opérer des choix et mettre ainsi davantage l’accent sur certains sites qu’elle sait avoir été parcourus par le personnage de l’Histoire – sites dont elle s’applique, très subjectivement, à dire la beauté –, ou sur certaines attitudes et réflexions attribuées à son protagoniste, qui participeront à l’élaboration d’un type de voyageur idéal.

À la grande diversité géographique des lieux explorés répond celle des moyens de

transport utilisés. C’est d’abord le portrait du cavalier qui s’impose dans les Mémoires. Hadrien, présenté comme un courrier rapide, infatigable et déterminé, est par exemple mis en

scène, dans sa jeune maturité, alors qu’il « par[t] au galop et f[ait] route sans [s]’arrêter nulle

part, sauf à Trèves » (MH, p. 324) afin de rejoindre Trajan116 à Cologne pour lui apporter la « la nouvelle de son avènement » (ibid.). Ainsi, malgré une attaque fomentée par les hommes de son beau-frère Servianus, qui tuent sa monture, le personnage atteint néanmoins son but car des propos aux allures de sentence affirment « qu’on n’empêche pas si facilement un homme résolu de continuer sa route » (ibid.). Mais Marguerite Yourcenar, projetant sans doute

son propre attachement envers l’animal, se plaît à nous laisser penser que celui-ci représente davantage qu’un simple moyen de transport pour son protagoniste. Le cheval permet d’exhiber les prouesses physiques et l’habileté du personnage qui s’adonne par exemple à de

« dangereuses voltiges » (MH, p. 481). Par ailleurs, le fait de chevaucher de vastes territoires vierges est associé à un sentiment de plénitude et de liberté exalté par la prose poétique yourcenarienne : lorsque le narrateur évoque son campement en Moésie inférieure117, aux

116

Le règne de l’empereur romain Trajan – de 98 jusqu’à sa mort en 117 – correspond à l’apogée de l’Empire romain : il engage de grands travaux et mène une efficace politique de conquête. Dans le chapitre « Varius multiplex multiformis », Yourcenar évoque les deux grandes campagnes militaires de cet empereur : la guerre contre les Daces (101-102) et son expédition contre les Parthes (114-116). Mais la romancière choisit surtout de

le montrer au terme de sa vie, vieilli et désabusé et ne parvenant pas à éteindre l’insurrection juive en Orient.

Hadrien, son cousin par alliance qu’il a formé aux tâches impériales, lui succède parce que Trajan l’adopte

officiellement, grâce à un complot de l’impératrice Plotine narré par Yourcenar.

117 L’empereur Domitien, qui règne de 81 à 96, divise la Moésie ou Mésie en deux territoires distincts : la Moésie supérieure et inférieure. Ces provinces s’étendaient entre le Danube et les Balkans, à l’emplacement de l’actuelle Bulgarie et de la Grèce du nord.

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frontières du territoire parthe118, il relate avec nostalgie qu’il « galopait dans un monde de pur

espace et d’atomes purs » (MH, p. 322). Plaisir de la chevauchée qui repose avant tout dans

l’œuvre sur un rapport fusionnel avec l’animal. Dès les premières pages du roman, l’empereur

vieilli analyse la relation privilégiée qu’il a entretenue avec sa propre monture. Borysthènes119 lui « obéissait comme à son cerveau, et non comme à son maître. [S]on cheval remplaçait les mille notions approchées du titre, de la fonction, du nom, qui compliquent l’amitié humaine,

par la seule connaissance de [s]on juste poids d’homme. Il était de moitié dans [s]es élans ; il

savait exactement, et mieux que [lui] peut-être, le point où [s]a volonté différait d’avec [s]a force » (MH, p. 290). Ce rapport intime entre le cavalier et la bête sera d’ailleurs dépeint plus tard dans les chroniques autobiographiques120.

L’Hadrien de l’Histoire sillonna régulièrement les mers du monde ; on dirait que Yourcenar s’amuse à rêver sur les embarcations les plus diverses qu’il a pu emprunter, comme

si elle jouait elle-même avec ses souvenirs de versions latines. Sont successivement cités un « navire » (MH, p. 362), « [u]ne barque à fond presque plat » (MH, p. 392), une « barque luxueusement aménagée » (MH, p. 412) ou bien « un vaisseau de haut bord de la flotte » (MH,

p. 481). Quel que soit le confort offert, seul le fait d’atteindre le plus rapidement possible le pays où l’on souhaite se rendre semble importer : « [l]e seul luxe [est] la vitesse et tout ce qui

la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues » (MH, p. 381).

L’expression d’une indifférence face aux types de bateaux empruntés est par conséquent mise

en avant :

[l]es navires n’étaient pas moins variés que les logis terrestres : [il] eu[t] le [s]ien, pourvu d’un gymnase et d’une bibliothèque, mais [il] [s]e défiai[t] trop de toute fixité pour [s]’attacher à aucune demeure, même mouvante. La barque de plaisance d’un millionnaire syrien, les vaisseaux

de haut bord de la flotte, ou le caïque121d’un pêcheur grec convenaient tout aussi bien. (MH, p. 381)

Il est intéressant de voir comment Marguerite Yourcenar redouble ici la notion de mobilité en soulignant la nécessité même de savoir modifier son instrument de déplacement, la précision diégétique entrant alors au service du discours philosophique orienté vers la valorisation du divers.

118Les Parthes sont un peuple d’origine indo-iranienne de l’Asie occidentale, contre lequel Trajan est parti en

guerre.

119 Le choix de cette appellation rappelle le goût de l’empereur Hadrien pour les contrées lointaines :

Borysthènes est en effet le nom antique du fleuve russe Dniepr.

120

On peut se référer à la description de Michel sur sa monture face à la mer du Nord dans Souvenirs Pieux (p.

922) ou à l’évocation dans Quoi ? L’Éternité (p. 1329) de l’affection ressentie par la jeune Marguerite pour un âne avec lequel cette dernière s’est promenée.

121

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Mais Hadrien le voyageur n’est pas seulement présenté comme un fervent utilisateur

des moyens de locomotion dont peut disposer un empereur. La romancière tient parallèlement à nous le décrire comme un être qui, dans la force de l’âge, jouit d’une excellente condition

physique et s’adonne régulièrement à la marche. Il est par exemple indiqué que, lorsqu’il doit

se rendre à Cologne, celui-ci n’hésite pas à « faire à pied une douzaine de milles122 avant de rencontrer un paysan qui [lui] ven[d] son cheval » (MH, p. 324). Marguerite Yourcenar se

plaît même à penser qu’« une marche forcée de vingt lieues123n’était rien » (

MH, p. 381) pour

lui. Outre l’insistance sur des aptitudes physiques, c’est aussi un goût éprouvé pour la marche

qui est clairement exprimé dans le roman : en effet, le narrateur dit « appréci[er …] le contact

et l’odeur de la terre nue, les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde »

(ibid.). Dans une contribution où il lit la correspondance de l’écrivain comme un « mémoire critique de Mémoires d’Hadrien124 », Bruno Blanckeman montre que « [l]e corps est

considéré comme [un] ‘appareil récepteur125’ à partir duquel transite une expérience du

monde126» à l’origine de l’élaboration d’une pensée de l’universel. D’autres œuvres yourcenariennes exaltent cette dimension quasi charnelle du corps avec le sol. On peut

s’appuyer sur l’attention portée dès l’incipit de la nouvelle « L’Homme qui a aimé les Néréides» aux pieds du mendiant Panégyotis décrits comme « accoutumés à tous les contacts

de l’air et du sol, endurcis aux aspérités des pierres » (NO, p. 1210), pieds dont la nudité et

l’agilité suggèrent de plus la sensualité d’un contact actif entre l’homme et la terre. Pensons

aussi au goût attribué par l’auteur du Labyrinthe du monde à son père et à sa grand-mère maternelle, censéséprouver un plaisir intense à sentir la terre ou l’herbe qu’ils sont en train de fouler127.

122

Unité romaine de mesure des distances, le mille équivaut à mille pas, soit 1482 mètres. Le personnage parcourt donc ici à peu près dix-huit kilomètres.

123Une lieue correspond quant à elle à environ quatre kilomètres. L’écrivain imagine alors qu’Hadrien serait

capable de marcher pendant quatre-vingts kilomètres !

124 Blanckeman, Bruno, « ‘En faveur de l’exact et du nu’ : Mémoires d’Hadrien dans la correspondance de

Marguerite Yourcenar, dans Lectures de Marguerite Yourcenar : Mémoires d’Hadrien, sous la direction de Bruno Blanckeman, PUR, coll. « Didactique français », 2014, p. 256.

125L’expression est contenue dans une lettre à François Augiéras du 2 septembre 1953 (L, p. 104).

126 Blanckeman, Bruno, « ‘En faveur de l’exact et du nu’ : Mémoires d’Hadrien dans la correspondance de

Marguerite Yourcenar, art. cit., p. 262.

127Lorsqu’il est question dans la chronique familiale des promenades automnales de Michel au Mont-Noir, la biographe est amenée à préciser qu’une « gelée blanche couvre parfois le sol » (QE, p. 1200) et qu’« il y a plaisir

à marcher sur cette couche fragile » (ibid.), énoncé qui, par l’emploi du présentatif à valeur gnomique, acquiert

une valeur d’aphorisme. Quant à Mathilde, traversant une prairie pour se rendre à l’église, la chroniqueuse

souligne que « [l]’hiver, elle pose avec soin ses galoches sur l’herbe brune et tassée, évitant de son mieux les plaques de glace ou la neige. L’été le court trajet est un délice » (SP, p. 796).

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Reprenant la caractéristique avérée historiquement de l’empereur voyageur, Marguerite Yourcenar, qui décline donc à plaisir une pluralité de formes de la mobilité, va

jusqu’à choisir pour son personnage le nomadisme comme quasi-mode de vie. Elle prête ainsi

ces paroles à Hadrien :

Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle les palais

des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de

calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère,

l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. (MH, p. 381)

Voici comment tout ancrage spatial est catégoriquement rejeté, la prédilection pour une habitation de toile étant, comme le souligne Caroline Guslevic, « précisément le symbole d’un nomadisme absolu128 ». L’indépendance et la liberté sont les fruits de cette extraordinaire

capacité d’adaptation : l’auteur apprécie l’idée que le Je qui s’exprime à travers les Mémoires

n’a « jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu […]. Étranger partout,

[il] ne [s]e sen[t] particulièrement isolé nulle part » (MH, p. 382). Déclaration emblématique

d’un refus de l’ancrage et donc de la possession qui n’est pas sans faire écho à celle, empreinte d’une insouciante liberté, du père de l’écrivain : « on n’est pas d’ici, on s’en va

demain129

», et qui résume sans doute plus précisément le propre rapport géographique de la

romancière aux lieux qu’elle parcourt dans des années 1930, l’époque de sa vie la plus

itinérante.

Reflet de cette volonté de nous peindre la forme la plus aboutie de la mobilité, la

narration va non pas s’attacher à de longues descriptions des sites parcourus mais au contraire recourir à des formules brèves, révélant un art de la concentration de l’expression auquel la

nouvelliste de Nouvelles orientales s’était déjà exercée. Le lecteur peut par exemple

successivement se représenter « le mystérieux pays de la soie130 », « le vaste et flottant empire des cavaliers Arsacides131 » (MH, p. 347) ou encore « le pays des risques et des mirages, les

sables où l’on s’enlise, les routes qui finissent sans aboutir » (MH, p. 348), périphrases désignant respectivement la Chine, l’Empire parthe et l’Orient au-delà de l’Euphrate. Outre

128

Guslevic, Caroline, Étude sur Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Paris, Ellipses, coll. « Résonances », 1999, p. 68.

129

Dans Les Yeux ouverts, Yourcenar évoque la philosophie qui anime son père Michel : « Quand j’avais quinze ans, si quelque chose allait mal, n’importe quoi, il définissait la situation par une formule qu’il avait

probablement apprise à l’armée, […] il me disait : ‘Oh ! Ça ne fait rien, on n’est pas d’ici, on s’en va demain’ »

(YO, p. 23).

130

Les Romains appelaient la Chine « Serica » ou « pays de la soie », principal produit d’exportation de ce pays

pendant l’Antiquité.

131Les rois arsacides ont régné sur l’empire des Parthes de 250 avant J.-C. à 224 après J.-C. et ont dominé le commerce entre l’Europe et l’Asie. Une branche de leur dynastie a dirigé l’Arménie jusqu’en 428.

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ces procédés périphrastiques ayant pour effet de produire des visions intenses et rapides, le seul recours à un adjectif qualificatif suffit parfois à suggérer un tableau : il est ainsi question de « la Perse raffinée et [de] la Thrace132 sauvage » (MH, p. 460). Cet art de la concision repose quelquefois encore sur le choix d’un élément emblématique du décor qui dévoilerait

l’essence d’un territoire entier. C’est le cas de la Mésopotamie133

, province temporaire de

l’Empire, entrevue par le prisme de la ville d’Hatra134

, « place forte presque inexpugnable, située en plein désert » (MH, p. 352), ou à travers les « eaux lourdes du golfe Persique » (MH, p. 354). On peut aussi se référer à la Syrie exaltée par la présence de « la file des caravanes » (MH, p. 359) se formant le long de l’Oronte – fleuve syrien dont le poète latin Juvénal fait

justement un des symboles de l’Orient135 –, ou encore à la Phrygie136

, qui se résume au « lieu désert et sauvage » (MH, p. 413) dans lequel le personnage est amené à camper. Art de la concision, donc, qui participe à la poétisation du texte en maintenant efficacement le mystère

et le charme inhérents à tels ou tels paysages de l’Empire. On peut même considérer que l’élan du récit engendré par ces énoncés condensés, traduisant un goût indéniable de la vision

fugitive, mime le mouvement ininterrompu du protagoniste dont il est question dans l’œuvre.

b) Se déplacer pour régner

Si Yourcenar multiplie à plaisir les mentions d’espaces parcourus et la façon même

de les parcourir, les raisons et les enjeux liés à la mobilité de son personnage se trouvent tout

autant déclinés dans l’œuvre. Il est à noter que ce sont d’abord ses fonctions officielles –

militaires, politiques et diplomatiques – qui incitent ou même obligent parfois l’Hadrien yourcenarien à se déplacer à travers le monde.

Le lien entre armée et mobilité est suggéré dès le chapitre « Varius multiplex multiformis». Nous y apprenons en effet que dès l’âge de seize ans, le futur empereur connaît

« une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion, cantonnée à cette époque en

132

La Thrace, région de la péninsule balkanique, est partagée entre la Grèce, la Bulgarie et la Turquie.

133 La Mésopotamie, qui s’étend en Asie occidentale, entre le Tigre et l’Euphrate, constitue aujourd’hui la majeure partie de l’Irak.

134Dion Cassius a montré que la cité arabe d’Hatra, dirigée par des rois arsacides, a remarquablement résisté au

siège de Trajan en 116.

135Déplorant ce qu’est devenue la Rome assimilatrice d’autres cultures, Juvénal (v. 60 – v. 130) écrit dans une

de ses Satires que « de Syrie, le fleuve Oronte vient se déverser dans le Tibre” (Gallimard, coll. « Poésie », 1996, p. 42).

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pleines Pyrénées, dans une région sauvage de l’Espagne citérieure137» (MH, p. 312). S’il est

déjà censé connaître ce pays parce qu’il y est né, il est toutefois précisé, pour renforcer l’idée de dépaysement, qu’il s’agit d’un site « très différen[t] de la partie méridionale de la péninsule

où [il] avai[t] grandi » (ibid.). D’autres lieux, qui semblent jalonner la carrière du personnage

dans l’armée, sont successivement mentionnés : en tant que tribun militaire, ce dernier passe

« sur les bords du Haut-Danube138 quelques mois d’un automne pluvieux » (MH, p. 320),

avant d’être transféré dans une autre Légion, « cantonnée […] à l’embouchure du même

fleuve, sur les frontières de la Moésie inférieure » (ibid.). Marguerite Yourcenar nous rappelle ensuite que les campagnes militaires mènent Hadrien en Dacie139, « dans la région des Portes-