THÈSE
Pour l'obtention du grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS UFR lettres et langues
Laboratoire Formes et représentations en littérature et linguistique (Poitiers) (Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006)
École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers) Secteur de recherche : Littérature française
Présentée par :
Bénédicte Boulanger-Comte L'écriture de la mobilité
dans l uvre narrative de Marguerite Yourcenar
Directeur(s) de Thèse : Anne-Yvonne Julien
Soutenue le 03 décembre 2015 devant le jury
Jury :
Président Bruno Blanckeman Professeur - Université Paris 3 (Sorbonne Nouvelle) Rapporteur Bruno Blanckeman Professeur - Université Paris 3 (Sorbonne Nouvelle) Rapporteur May Chehab Professeur associé de Littérature française et comparée
- Université de Chypre
Membre Anne-Yvonne Julien Professeur - Université de Poitiers Membre Catherine Rannoux Professeur - Université de Poitiers
Pour citer cette thèse :
Bénédicte Boulanger-Comte. L'écriture de la mobilité dans l uvre narrative de Marguerite Yourcenar [En ligne]. Thèse Littérature française. Poitiers : Université de Poitiers, 2015. Disponible sur Internet
1
Université de Poitiers
École Doctorale Lettres, Pensée, Arts et Histoire
Thèse de Littérature française pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Poitiers
présentée et soutenue publiquement par Bénédicte Boulanger-Comte
Le 3 décembre 2015
L’ÉCRITURE DE LA MOBILITÉ
DANS L’ŒUVRE NARRATIVE
DE MARGUERITE YOURCENAR
Sous la direction de Madame Anne-Yvonne Julien
JURY :
Monsieur Bruno Blanckeman, Université de Paris 3 Madame May Chehab, Université de Chypre Madame Anne-Yvonne Julien, Université de Poitiers
3
[L] a volonté de « mieux vivre» ou de « vivre de mon mieux »
a toujours prédominé chez moi sur tout le reste. Mes livres ont été une série de cheminements parallèles
à mes cheminements propres.
5
Remerciements
J’adresse tous mes sincères remerciements à Madame Anne-Yvonne Julien pour la confiance et le temps qu’elle m’a accordés, pour son indéfectible soutien et ses conseils rigoureux.
Ma gratitude va également à Monsieur Bruno Blanckeman, Madame May Chehab et Madame Catherine Rannoux qui ont accepté de constituer mon jury.
Je remercie le Cidmy, Michèle Goslar et Marc-Étienne Vlaminck, pour leur accueil
chaleureux à Bruxelles et l’aide précieuse de ce dernier dans mes recherches d’ordre bibliographique. Toute ma reconnaissance se porte enfin à mes parents et à mon époux Julien Comte, qui m’a
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Liste des abréviations utilisées
-Œuvres romanesques (OR) :
Alexis ou le Traité du vain combat (A)
Le Coup de grâce (CG)
Denier du rêve (DR) Mémoires d’Hadrien (MH)
« Carnets de notes de ‘Mémoires d’Hadrien’ » (MH, « CN ») L’Œuvre au Noir (ON)
« Carnets de notes deL’Œuvre au Noir » (ON, « CN ») Anna, soror… (AS)
Un homme obscur (HO)
Une belle matinée (BM)
Feux (F)
Nouvelles orientales (NO)
« Post-scriptum de 1978 » (NO, « PS »)
La Nouvelle Eurydice (NE)
- Essais et mémoires (EM) : Sous bénéfice d’inventaire (SBI)
Mishima ou la Vision du vide (MVV)
Le Temps, ce grand sculpteur (TGS)
En pèlerin et en étranger (PE)
Le Tour de la prison (TP)
Souvenirs pieux (SP)
Archives du Nord (AN)
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La Voix des choses (VC)
- Poésie : La Couronne et la Lyre (CL) - Théâtre : Théâtre I (Th I) Théâtre II (Th II) - Correspondance :
Lettres à ses amis et quelques autres (L)
D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956 (HZ)
« Une volonté sans fléchissement ». Correspondance 1957-1960 (HZ II)
- Entretiens :
Les Yeux ouverts, entretiens de Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey (YO)
Entretiens radiophoniques de Patrick de Rosbo avec Marguerite Yourcenar (ER) Portrait d’une voix : vingt-trois entretiens (PV)
9
Table des matières
INTRODUCTION ……….………...…...p. 17
CHAPITRE I : L’ÉLABORATION D’UNE ÉTHIQUE DU VOYAGE………...p. 35
Partie 1. Le déplacement propre au voyage dans les contes et nouvelles : un chemin vers
une forme de vérité ? ……….p. 37
1. Types et enjeux des déplacements ………...p. 39
a) « Comment Wang-Fô fut sauvé » : l’errance comme origine de la création …...p. 40 b) « Kâli décapitée » : l’errance comme quête désespérée d’une unité perdue ………...p. 43 c) « Le Dernier Amour du prince Genghi » : l’exil ou l’étape entre deux mondes ….…p. 45 2. Le voyage comme reprise d’un motif traditionnel : analyse de l’hypotexte ou mise en
évidence d’un intertexte……….…..p. 47
a) « Comment Wang-Fô fut sauvé » : apologue taoïste ou ancienne légende chinoise ? p. 49 b) « Kâli décapitée » et la mythologie de l’Inde………..……p. 51 c) « Le Dernier Amour du prince Genghi » : rêverie sur la fin du héros de Murasaki
Shikibu ……….p. 53
3. Visée didactique des contes et nouvelles : une errance signifiante………..p. 55
a) L’errance douloureuse comme étape nécessaire avant le « grand repos définitif » …p. 56 b) L’exil et l’éthique du détachement……….……..p. 57 c) Errance et recherche d’une fusion avec la nature : le salut par la création…………..p. 60
Partie 2. Le roman « historique », espace d’expérimentation des divers modes du
voyager ………...… p. 67
1. Hadrien et le voyage sous toutes ses formes………....p. 68
a) L’exaltation du nomadisme ……….…p. 69
b) Se déplacer pour régner ……….…..p. 74 c) Voyage et plaisir des sens ou de l’esprit……….…..p. 78 d) La figure prestigieuse du pionnier ………..…p. 83
2. Zénon : l’« aventurier du savoir » ………...p. 89
a) Une mobilité sans limite ? ………...…p. 90
10
c) Regard d’un fugitif rebelle sur un monde en crise………...p. 97
d) Une mobilité énigmatique ………...p. 101 e) Les bénéfices de la marche ………p. 105
3. Nathanaël : aventurier sans le vouloir ………...…p. 109
a) L’existence comme fuite perpétuelle………..…p. 111
b) Un marin découvreur du monde colonisé ……….p. 118
c) Quand l’aventure repose sur le hasard ………..p. 123
d) « [L]’uniformité sous la variété des apparences » ………..……..p. 125
Partie 3. Le voyage dans les écrits autobiographiques : un espace d’apprentissage
intellectuel et existentiel ? ………...…….p. 132
1. Le voyage, une tradition familiale dont on hérite ? ………..….p. 132 a) Les voyages de jeunesse des oncles maternels sur les traces des romantiques……..p. 132 b) La transmission de la tradition du Grand Tour de père en fils chez les Crayencour p. 138
c) Genèse d’une passion pour le voyage………....p. 142
2. Le voyage à la base d’une conquête de la liberté et de la construction de son identité p. 144
a) Michel Charles : témoin d’un passé révolu ………..p. 145
b) Octave Pirmez : quand la mobilité nourrit la méditation ………..p. 148
c) Rémo : le voyageur engagé ………...………...…p. 152
3. Mobilité géographique et libération des corps ……….….p. 157 a) Fernande ou l’avènement d’un corps libéré dans l’Allemagne romantique ……….p. 157
b) Michel : l’éveil des sens en Belgique ………...p. 158
c) L’Angleterre : pays de l’amour vrai ……….…p. 160 d) Errances amoureuses à travers l’Europe ………...…p. 162 e) Promesses d’amour et promesses d’ailleurs………...…p. 168
4. La construction du Je de Marguerite Yourcenar………...………..p. 171
a) Le souvenir des promenades de l’enfance ………p. 171
b) La reconstruction d’un passé sous le signe d’une adolescence voyageuse ………..p. 172
c) Les « sentiers enchevêtrés » ………...p. 176
CHAPITRE II : L’IMMOBILITÉ COMME PÉRIL ET SON POSSIBLE DÉPASSEMENT
……….…p. 183
11
1. Anna, soror… sous le signe de la claustration ………..p. 186 a) Des résidences-forteresses ……….……p. 187
b) Claustration et immobilité à l’époque de la Contre-Réforme ………...…p. 191
c) Quand les espaces fermés favorisent la jouissance incestueuse ………p. 197
2. L’enfermement spatial et psychologique d’Alexis………...…...…p. 202
a) Des lieux austères sous le poids de leur appartenance au passé ………p. 202 b) La chambre comme lieu clos par excellence ………p. 204 c) Un « filet d’incertitudes et de contraintes » ………..…p. 207 d) Une oscillation perpétuelle entre immobilité et velléité de mouvement …………...p. 209 3. Le Coup de grâce ou la mise en scène d’un lieu tragique ……….…p. 213 a) Une région sombre coupée du monde ………...…p. 214
b) Le confinement des personnages à l’intérieur de la maison ……….…p. 217
c) Une aspiration constante au mouvement ………...p. 219 d) Le devenir des personnages hors de Kratovicé ……….p. 220
Partie 2. Prisons familiales et sociales ………..……..…p. 224
1. Une sphère familiale étouffante ……….……p. 224
a)Woroïno : une lente et difficile rupture avec le lieu de naissance ……….…p. 224 - Le poids des liens maternels ………...……p. 224 - La fatalité du sang ………..…p. 227
b) L’Œuvre au Noir ou le rejet de la routine familiale ……….…p. 228 - Henri-Maximilien et le désir de quitter le « comptoir » paternel ………...p. 228
- La rupture de Zénon avec des structures familiales de substitution………p. 229 c) Le Labyrinthe du monde : un milieu familial morne et souvent oppressant….…….p. 231
- Le Mont-Noir : la peinture d’un royaume en clair-obscur ……….p. 231 - « La rue Marais est une prison » ………p. 233 - Michel et l’épreuve du « traintrain des jours » ………...…p. 235 2. Des figures étouffées par les règles de la vie en société ………p. 237
a) Alexis ou le combat contre une doxa paralysante ……….……p. 238
- La peinture d’un milieu social fermé ……….…p. 238
- La mise en œuvre d’un combat contre le silence ………...…p. 240 - Un perpétuel glissement du Je vers le « on » de la doxa ………...….p. 241 b) L’Œuvre au Noir ou la mise en scène d’une bourgeoisie figée ………...….p. 245
12
- Les Ligre et les Fugger ou l’incarnation d’une présomptueuse opulence ……..…p. 245
- Immobilité et confinement des bourgeois dans leurs propriétés……….…p. 252
- La révélation d’un art du paraître ………...p. 255
c) Des figures familiales enfoncées dans un quotidien sans perspectives …...…..……p. 257 - Suarlée : un monde englouti dans la routine et le silence ………..p. 257 - L’immobilité perçue comme une tradition de la bourgeoisie catholique ………...p. 260 - Comment sortir du labyrinthe ? ………..…p. 262
Partie 3. Dépasser l’immobilité physique par une intense activité de l’esprit : l’exemple
des fictions historiques ……….…p. 265
1. Hadrien vieilli ou le dynamisme d’une pensée qui s’examine ……….p. 265 a ) Les expériences d’immobilité de l’Hadrien-voyageur ………..…p. 265
- Première expérience de l’enfermement à Antioche ………p. 265
- Hadrien et Rome : une relation complexe, entre rejet et fusion ……….…p. 268 b) « [T]out malade est un prisonnier » ………..p. 271 c ) La Villa : « tombe des voyages » qui en perpétue parallèlement la présence …...…p. 274 d) Le mouvement de la remémoration ………..…p. 277 2. Zénon le prisonnier ou la plongée vers la connaissance ………...p. 280
a ) La « ville trappe » de Bruges ………....p. 280
- Le retour volontaire ………p. 280
- La symbolique du piège et de l’enlisement ………p. 282
- Les affres de l’enfermement ………...…p. 286
b) Le paradoxe de l’aventure spirituelle ………p. 288
- Quand l’immobilité engendre le vrai voyage ……….p. 288
- Quand l’activité réflexive renverse les contraires ………..…p. 290 c) Penser la mort comme « une porte qui s’ouvre » ……….p. 292 3. Nathanaël : quand le corps affaibli se laisse aller au flux universel ………p. 294
a) Les étapes immobiles de Nathanaël ………...…p. 295
- L’Île Perdue : terre d’immobilité pour ceux qui l’ont adoptée ………..……p. 295
- L’engluement dans l’espace urbain d’Amsterdam ……….p. 298
- Les conséquences de la vulnérabilité physique ………..p. 300 b) L’observation contemplative comme source de dynamisme ………..……p. 302
13
- Les frémissements harmonieux de la nature et d’une âme ……….p. 303 CHAPITRE III : LA FEMME YOURCENARIENNE : L’ASPIRATION À LA
MOBILITÉ ………....p. 307
Partie 1. La femme, être prédéterminé à l’immobilité………..……p. 309
1. Les occupations statiques des personnages féminins des romans ………p. 310 a) La femme : éternelle fileuse ou éternelle couseuse ………...…p. 310 b) La musique appréhendée comme un loisir statique ………..…p. 312
2. L’immobilité imposée par la maternité ……….………p. 314
a) Grossesse et inertie ………p. 314 b) La jeune mère entravée ……….p. 318
3. Quelques figures d’immobilité féminine dans Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au
Noir……….…p. 320
a) Regard sur les femmes romaines dans la sphère impériale ………..p. 320
b) Wiwine et la promesse servile de l’attente ………...p. 321
c) Salomé et Martha : la vacuité de l’existence des maîtresses de maison …………...p. 323
Partie 2. La relation amoureuse ou l’immobilité consentie ………..…p. 325 1. Le lieu clos comme espace propice à l’étreinte des corps ………...p. 325
2. La volonté masculine de contraindre physiquement la femme à l’immobilité ………p. 326 a) Les tentatives de statufier la femme dans Denier du rêve………....p. 327
b) Henri-Maximilien ou le désir de possession de la femme ………p. 330 c) La femme réduite à un objet passif dans Un homme obscur ………p. 331
3. Le Coup de grâce : quand la violence atteint son paroxysme ………p. 333 a) Une relation homme-femme sous le jour de la métaphore militaire ………….……p. 333
b) La volonté de figer l’autre ………p. 337 c) L’acte final : une immobilisation irréversible de la femme ou sa victoire paradoxale ? ………p. 339 Partie 3. L’émergence d’une féminité conquérante : petite mythologie personnelle d’une
émancipation de la femme ………...p. 344
1. La mise en lumière d’attitudes libératrices ………...…p. 344 2. Fernande ou comment essayer d’être une femme libre ? ………..…p. 346
14
a) Un personnage placé à la marge de son milieu d’appartenance ………...…p. 347
b) Quand le mystère donne lieu à la rêverie ………..…p. 351
c) La voie de l’histoire ou de la littérature ………p. 355
3. Jeanne : « une image parfaite de la femme » ? ……….p. 360
a) Jeanne la protectrice ……….…p. 360
b) L’incarnation féminine de la beauté ……….p. 362
c) Un « libre esprit » en quête perpétuelle de perfectionnement ………..…p. 365 4. Une réflexion sur le lien entre mobilité, écriture et émancipation féminines à travers les
essais ………..…p. 369 a) L’expérience de la sagesse et de l’humanité ou le merveilleux voyage de Selma Lagerlöf à travers le monde ………..…p. 370
b) Virginia Woolf : la puissance d’un regard toujours en mouvement………...…p. 374 CHAPITRE IV : QUAND L’ESPACE DEVIENT LE SUPPORT DE QUÊTES
EXISTENTIELLES ………..………p. 381
Partie 1. Le Nord ou la quête de la primitivité………...p. 383
1. La Belgique, archive du moi ………..p. 383
a) S’approprier son passé en investissant l’espace ………p. 383
b) La célébration des paysages de Flandre ………p. 388 2. La Hollande : une naturalité source de vie ………p. 390 a) Une nature promesse de liberté ……….p. 391 b) Des paysages infiniment mobiles ………..p. 392
c) Vers une renaissance de l’homme ……….…p. 395
3. Les espaces vierges du Grand Nord et le rêve de pureté ………p. 398 a) La Suède et la symbolique de l’eau et de la lumière ……….p. 398 b) Le Maine : îlot préservé permettant le recentrement du Je-écrivain ……….p. 401
c) L’Alaska, spectacle paroxystique de l’origine du monde………..p. 405
Partie 2. Le Sud ou le désir de culture ………..p. 409
1. L’Italie : dans le sillage du mythe et de la littérature ………p. 409
a) Beauté de l’urbanité ………..p. 409
b) Une terre de poètes ………p. 414 2. La Grèce : un rayonnement esthétique et philosophique ………..……p. 420
15
a) Permanence de la Grèce mythique ……….………….…..p. 420 b) La tradition littéraire d'érotisation de l'espace grec ………...…p. 424
c) Le reflet d’une pensée en mouvement ………...p. 430 3. L’Espagne ou la convergence des cultures ………...p. 435
a) Une juxtaposition d’influences ………..p. 435
b) La fusion réussie entre culture et nature ………...…p. 438
Partie 3. L’Extrême-Orient : comment vivre et mourir autrement ? ……….p. 440 1. L’Inde : une initiation spirituelle déterminante ……….p. 440 a) L’impact existentiel d’une mystique sacrée ………..p. 441
b) La capacité de dépassement des méthodes orientales ………...…p. 447 c) Repenser le rapport à la mort ………p. 451 2. Le Japon : quand méditation et action coexistent ……….…p. 453 a) Un art de vivre fondé sur le détachement contemplatif ………p. 454 b) Faire de sa mort un acte exemplaire ………..p. 457 c) Invitation à une réflexion sur le vrai sens du voyage ………p. 462
CONCLUSION ………..p. 467 BIBLIOGRAPHIE ……….…p. 479
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INTRODUCTION
« Je m’égare et m’atteins en de souples détours » : tel est l’aveu que contient « L’Homme épars », poème écrit par la jeune Marguerite Yourcenar en 1930 et publié dans le recueil Les Charités d’Alcippe1
. Dans ce sonnet qui témoigne de l’infinie sympathie éprouvée
pour d’autres créatures, si diverses soient-elles, la question du décentrement rendu possible par le déplacement apparaît d’ores et déjà comme nécessaire pour accéder à la connaissance de soi. L’emploi du terme « égarer », renvoyant étymologiquement à la notion d’erreur, vise au contraire ici à mettre en évidence la vérité ontologique qu’engendre la mobilité. La
stratégie du détour était déjà invoquée dans le poème « Les Charités d’Alcippe », qui date de
1929, par l’emblématique formule ; « [j]e ne me trouve plus qu’en me cherchant ailleurs2
». Si
dans ce texte, c’est un intérêt pour l’autre, dans sa manifestation la plus extrême et étonnante, qui est choisi pour s’atteindre et jouir d’une plénitude éternelle – après s’être successivement
délesté de son cœur, de son âme puis de son corps, l’énonciateur conclut en effet qu’il « existe
à tout jamais dans ce [qu’il a] donné3
» –, l’adverbe employé ne renvoie-t-il pas également à une réalité spatiale autre qui suggère par conséquent le mouvement ?
La notion d’ « ailleurs », qui repose sur l’existence d’un espace géographique connu, inconnu, ou imaginaire, mais profondément différent du territoire familier dans lequel se
trouve ancré un sujet, a nourri la littérature qui s’en est emparée de diverses manières selon le
contexte historique et artistique donné. Jean-Marc Moura, qui a consacré plusieurs travaux à
l’analyse de l’importance de cette notion dans l’histoire littéraire européenne4
, distingue ainsi
les œuvres à caractère réaliste exaltant, du XVe au XVIIIe siècle, l’aventure des grandes
conquêtes occidentales visant à investir un là-bas source de fascination, puis celles
s’inscrivant dans le courant romantique et privilégiant l’expression du rêve nostalgique d’un
1 Yourcenar, Marguerite, « L’Homme épars », dans Les Charités d’Alcippe, Paris, Gallimard, 1984, p. 21. Publié
une première fois en 1956, ce recueil a été réédité dans une version légèrement revue et augmentée de trente et un poèmes en 1984.
2 Yourcenar, Marguerite, « Les Charités d’Alcippe », dans Les Charités d’Alcippe, ibid., p. 12. Pour une analyse
précise du poème, on peut se référer à l’article de Bérengère Deprez consacré aux rapports entre identité et
altérité chez Yourcenar. Celle-ci lit dans cette étonnante déclaration « une préfiguration de la création », dans la mesure où serait symboliquement mise en évidence « la nécessité [pour l’écrivain] de se dissoudre dans les lieux,
les époques, les modalités de l’être, les personnages, etc. » (« ‘Je ne me trouve plus qu’en me cherchant ailleurs’. Identité et altérité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 29, Tours, 2008, p. 40).
3
Yourcenar, Marguerite, « Les Charités d’Alcippe », ibid., p. 12.
4 On peut se référer à La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXème siècle (Paris,
Honoré Champion, 1998) et L’Europe littéraire et l’ailleurs (Paris, PUF, 1998). Les actes du colloque de Cerisy,
qui s’est tenu en 2008 sous la direction de Patrick Née et de Daniel Lançon, proposent également un éclairage sur cette question de la représentation littéraire de l’ailleurs (L’ailleurs depuis le romantisme, essais sur les
18
ailleurs utopique qui serait un retour vers l’origine. C’est à partir du XIXe siècle que le terme est fréquemment employé dans la poésie. La dimension symboliste de celui-ci chez Baudelaire – qui écrit : « Je ne suis jamais bien nulle part, et je crois toujours que je serais mieux ailleurs que là où je suis5 » – témoigne de la tentation constante du « dépaysement intime6 » engendré par cette « confrontation avec l'inconnu à laquelle est fréquemment attribuée une valeur initiatique7 ».
Marguerite Yourcenar s’inscrit dans cette perspective symboliste mais l’idée de
tendre activement vers un ailleurs promesse de découverte de soi dépasse le stade de la
rêverie poétique d’ubiquité que contiennent ses premiers poèmes. Plus de trente ans plus tard,
en écrivant L’Œuvre au Noir, la romancière confie en effet à son protagoniste Zénon cette parole : « Un autre m’attend ailleurs » (ON, p. 565), affirmation qui fait étrangement écho au vers des « Charités d’Alcippe » précédemment cité ; l’autre désignant en réalité le personnage lui-même, tel qu’il espère se découvrir en faisant un effort de mobilité. Il semble donc y avoir
chez l’écrivain une farouche volonté de sortir des limites étroites d’un moi autarcique,
maintes fois démontrée ou évoquée dans l’œuvre, qui coïncide avec un insatiable besoin
d’éloignement spatial.
Quelles formes particulières prend alors dans l’œuvre cet éloge plus ou moins implicite de la mobilité ? Ce terme renvoie étymologiquement à ce qui peut se déplacer ou être déplacé et recouvre donc une manifestation active de la volonté ou une conséquence
indirecte d’un mouvement plus vaste dépassant l’action même du sujet. Il sert d’autre part à définir tout changement rapide d’apparence ou de forme et suggère l’idée d’instabilité et de variation. On l’emploie notamment pour caractériser l’élément liquide qui passe facilement d’un état à un autre sans jamais se figer, mouvement naturel auquel l’auteur s’est montré
attentif comme en témoigne par exemple le titre Comme l’eau qui coule, recueil paru en 1981, qui rassemble trois récits, Anna, soror…, Un homme obscur et Une belle matinée. La notion de mobilité doit aussi être replacée dans le champ philosophique dans lequel elle se situe, à savoir celui des théoriciens du temps-mouvement de l’Antiquité, en particulier le présocratique Héraclite8 dont la pensée, désignée sous le terme « mobilisme », prône l’idée
5 Baudelaire, Charles, « Les Vocations » dans Le Spleen de Paris, dans Œuvres complètes, tome I, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 334.
6
Moura, Jean-Claude, L’Europe littéraire et l’ailleurs, op. cit., p. 3.
7 Ibid., p. 2.
8 La doctrine de ce philosophe grec de la fin du VIe siècle avant J.-C. est basée sur les concepts de
transformation, appelée « flux », et de « logos », désignant la lutte et l’union des contraires sur laquelle repose la mobilité constitutive à chaque être. Cette pensée offre des similitudes avec le bouddhisme, notamment avec le
19 selon laquelle l’existence humaine et l’univers sont soumis au mouvement et au changement
perpétuels : « [o]n ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve9 ». Comment ce concept philosophique est-il alors pris en charge par et dans la littérature ? Dans un article où ils
analysent les éléments et la symbolique de l’imaginaire de la mobilité en prenant largement
appui sur sa représentation dans le roman français, Anne Barrère et Danilo Martuccelli montrent que cette notion ne peut être réduite « uniquement à ses dénotations proprement
spatiales […] [et qu’il faut] la comprendre comme un imaginaire articulant un rapport au temps, à l’espace, et la recherche d’une transformation existentielle10
». Par quels procédés
narratifs ou stylistiques l’écriture yourcenarienne met-elle alors en œuvre cette impulsion qui érige l’être en unité motrice et de quelle manière les bénéfices en termes de connaissance nous
sont-ils révélés ?
Si la mobilité suppose une quête d’ailleurs, on ne peut omettre dans un premier
temps de rappeler que celui-ci peut d’abord revêtir chez Marguerite Yourcenar la forme du
passé, direction supposant un voyage mental dans l’histoire. Un rapide état des lieux des
travaux critiques menés jusque-là tendraient à nous le prouver11. Sans se désintéresser des
luttes en faveur de la liberté, de la tolérance ou de l’écologie qui agitent son époque et
auxquelles il lui arrive même de prendre activement part, l’écrivain, à l’instar de son personnage de fiction Zénon, s’éloigne assez souvent des « bruits et [d]es cris du siècle » (ON, p. 586) pour changer son regard sur le monde immédiat. De fait, les cadres temporels de ses récits font souvent voyager le lecteur dans des univers que la littérature du XXe siècle, davantage centrée sur des événements qui lui sont contemporains, a relativement peu explorés. Assez rares sont en effet les romans yourcenariens où le temps de la fiction coïncide
avec le moment de l’écriture12
. Dans un siècle où la création littéraire semble aspirée par les
9 Héraclite, Fragments, traduction de Roger Judrin, Quimper, Calligrammes, 1987, p. 15.
10 Barrère, Anne, Martuccelli, Danilo, « La modernité et l'imaginaire de la mobilité : inflexion contemporaine »,
Cahiers internationaux de sociologie 1/2005 (n° 118), p. 55.
11 On pense à l’ample travail réalisé par Rémy Poignault, auteur de L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenar. Littérature, mythe et histoire (Bruxelles, Latomus, 1995), aux actes du colloque d’Anvers qui ont pour titre Roman, histoire et mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar (Tours, SIEY, 1995), ou à des thèses plus récentes comme Marguerite Yourcenar, Alejo Carpentier, écritures de l’histoire, soutenue en 2004 à
l’Université Paris 3 par Fabienne Viala ou L’écriture de l’histoire et l’écriture de soi dans l’œuvre de Marguerite
Yourcenarsoutenue en 2010 à l’Université de Tours par Radana Lukajic.
12 Pas moins de dix-huit siècles séparent ces deux temporalités distinctes avec Mémoires d’Hadrien, l’écart se
réduisant il est vrai progressivement au fil de l’œuvre ; quatre siècles pour L’Œuvre au Noir puis un peu moins
de trois pour Un homme obscur… Seul Denier du rêve est une œuvre directement en prise sur l’actualité
historique. On retrouve une même tentation d’éloignement en direction d’un passé lointain dans les écrits de
nature autobiographique. Dans Souvenirs pieux, premier volet de la trilogie familiale, Yourcenar a parfois essayé de remonter « jusqu’au Moyen Âge. Une ou deux fois [même] par un effort d’imagination […, elle a] tenté de
[s]e hausser jusqu’aux temps romains, ou préromains » (AN, p. 953). Avec Archives du Nord, deuxième partie de la chronique, la biographe part d’abord « directement de lointains inexplorés » (AN, p. 953) pour arriver
20
désordres et les combats d’une société en crise, cet intérêt pour le passé a souvent valu à Marguerite Yourcenar que l’on fasse un peu rapidement d’elle un auteur réfugié dans le temps de l’Histoire. Sans doute est-ce parce que l’on n’a pas suffisamment pris en compte la force dynamique de cette entreprise active de voyage à travers le temps… Si la notion traditionnelle d’éloignement peut en effet souvent impliquer celles de repli et de renoncement, ce qui nous a retenue dans l’œuvre et nous a par conséquent incitée à l’analyser précisément, c’est que cette prise de distance participe au contraire d’un irrépressible élan pour saisir l’homme dans son
présent. « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps » – pour reprendre le titre donné
par l’écrivain à l’un de ses discours prononcé en 1982 – se révèlent être les deux manifestations d’un même processus qui, en coïncidant ou se complétant, participent d’une
même opération de décentrement dont la finalité est la connaissance de l’autre et, par-delà
cette dernière, celle de soi. L’effort constant de déplacement, temporel et spatial, mental et
physique, constitue un élément essentiel sur lequel repose à nos yeux la profondeur et
l’originalité des textes qui nous intéressent. C’est cette interaction entre diverses expressions
de la mobilité qui nous semble fondatrice dans l’œuvre de Yourcenar.
À travers l’ensemble de ses fictions, par l’esquisse de différents parcours de
personnages inventés, réels ou réinventés, hommes, femmes de tous les milieux, de toutes les époques, qui portent chacun « la forme entière de l’humaine condition13», selon l’expression
de Montaigne, Marguerite Yourcenar s’est attachée à décrire le « court passage de l’homme
sur terre » (TGS, p. 15), dans le sillage de son illustre prédécesseur écrivant lui-même qu’il « ne pein[t] pas l’[ê]tre [mais] le passage14 ». L’emploi du terme « passage », d’ailleurs très
fréquent chez notre auteur, n’est pas anodin : tout en suggérant la dimension fugace et
transitoire de toute existence, il implique la notion même de mouvement. Et comment mieux
saisir, capter le mouvement qu’en essayant de l’épouser soi-même par et dans l’écriture ? On
dirait que la recherche de la mobilité qui peut animer telle ou telle figure représente de fait le
moyen le plus efficace pour l’écrivain de pénétrer l’intériorité de ses protagonistes. Ne s’agit-il pas pour la créatrice qui s’est intéressée aux personnages de l’Antiquité de « rendre leur
progressivement jusqu’au temps de son enfance. Le chapitre liminaire, « La Nuit des temps », est révélateur de l’ambition de cette volonté de remontée vers un passé lointain. Les essais regroupés dans les recueils Sous
bénéfice d’inventaire, Le Temps, ce grand sculpteur ou Le Tour de la prison sont, quant à eux, très souvent
consacrés à des écrivains, des artistes ou des œuvres situés à distance de l’époque contemporaine. Par ailleurs, le
théâtre de Yourcenar est souvent centré sur l’Antiquité grecque et le mythe: c’est le cas de Qui n’a pas son
Minotaure ?, pièce écrite en 1932, du Mystère d’Alceste, rédigée en 1942 et d’Électre ou la Chute des masques, composée en 1932.
13
Montaigne, Michel de, Essais, livre III, édition de Pierre Villey, PUF, coll. « Quadrige », 1999, p. 805.
14
21
mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre » (MH, « CN », p. 528) et, pour ce faire, de « se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un » (MH, « CN », p. 526) ? On voit bien que le mouvement purement mental, en l’occurrence de pensée, se révèle la
condition essentielle pour atteindre un degré satisfaisant de saisie d’une existence située dans
le passé.
Revenons d’abord sur les études dans le cadre desquelles s’inscrit notre lecture.
Celles coordonnées par Carminella Biondi et Corrado Rosso, parues en 1988, ont montré pour
la première fois l’importance du voyage dans l’œuvre yourcenarienne, en se focalisant sur le
rapport au mouvement des protagonistes des fictions à cadre historique et de nature autobiographique et sur le bénéfice de celui-ci en termes de connaissance. Les analyses
d’Anne-Yvonne Julien, même si elles sont principalement centrées sur l’écriture de soi, nous ont également permis de pressentir l’intérêt de notre intuition initiale. L’ouvrage de synthèse
sur L’Œuvre au Noir, édité en 1993, comporte en effet une partie consacrée à la tension entre
mobilité et fixité ainsi qu’une réflexion sur la façon dont le texte joue des structures closes.
Quant à celui dédié aux Nouvelles orientales, paru en 2006, il propose une recherche sur
l’Orient au sens philosophique en montrant d’une part comment le détour par une culture de l’ailleurs se révèle, dans le contexte littéraire particulier des années 1930, libérateur en cette
période de crise de la pensée occidentale, et d’autre part de quelle manière l’omniprésence revendiquée des sources extrême-orientales, folkloriques ou mythiques, participe à la construction d’un univers symbolique. L’étude de Pascale Doré axée sur la notion de féminin aborde par ailleurs, dans une perspective psychanalytique, le rapport de la femme
yourcenarienne à la mobilité. Quant aux multiples ailleurs parcourus et célébrés par l’écrivain,
ils ont été recensés de manière relativement exhaustive par Michèle Goslar dans son livre
Marguerite Yourcenar, le bris des coutumes qui propose un choix d’extraits de l’œuvre
brièvement commentés. Ces espaces visités par les textes ont parfois fait l’objet de
contributions parues dans les bulletins annuels de la Société Internationale d’Étude Yourcenarienne15. L’ouvrage récent de la SIEY publié en 2013, La poétique de l’espace dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, en même temps qu’il vise à théoriser la notion d’espace, nous donne accès à diverses contributions qui éclairent tour à tour ou simultanément un texte,
15 On peut, entre autres, citer « Un lopin de terre dans l’univers yourcenarien : la Flandre française dans Archives
du Nord » de Camille van Woerkum (Bulletin n°4, SIEY, 1989), « La représentation de Naples et de sa région
dans l’écriture yourcenarienne » de Mehdi Karm Ouelbani (Bulletin n°29, SIEY, 2008), « Les paysages
nord-américains de Marguerite Yourcenar » de Walter Wagner (Bulletin n°31, SIEY, 2011) ou encore le Bulletin n°16 intitulé Marguerite Yourcenar et l’Orient (SIEY, 1996), abordant essentiellement la Chine et l’Inde.
22
un genre16 ou bien un lieu particulier. Ce livre dans lequel est affirmé pour la première fois le fait que « l’analyse de l’espace procure une voie d’accès à la signification totale de
l’œuvre17», ainsi que l’essor de la géocritique, qui se revendique comme la « science des
espaces littéraires18» et aussi comme l’ « art d’interpréter les espaces imaginaires19 », nous a
confortée dans l’intérêt de notre approche. Par rapport aux études yourcenariennes existantes qui traitent de notre problématique dans une œuvre donnée ou un genre particulier – on pense
au travail de thèse de Julie Hébert publié en 2012, qui se consacre aux essais et définit les caractéristiques et les implications intellectuelles des récits de voyage20–, notre objectif a été
de lire l’ensemble de l’œuvre comme une écriture atypique de la mobilité – notamment par la
confrontation des textes de fiction et des essais – en partant de l’hypothèse qu’une étude minutieuse et approfondie des itinéraires spatiaux décrits ou rêvés et de leur potentiel
symbolisme apporterait un éclairage nouveau à l’œuvre et à la dynamique de création de
Yourcenar.
Sur quels éléments nous sommes nous appuyée pour pressentir les enjeux
fondamentaux, dans l’œuvre yourcenarienne, du déplacement dans l’espace ? L’appréhension
de la notion de voyage comme élément prédominant du parcours des figures romanesques a
été un premier déclencheur. Il n’est en effet pas anodin de souligner le fait que l’action de la
plupart des récits pourrait presque se résumer aux déambulations de leurs personnages, à leurs fuites, leurs exils ou leurs errances dont les motivations peuvent être, comme nous le verrons, de divers ordres, mais dont le principe semble indéfiniment reconduit d’un texte à l’autre. Si les enjeux et les contextes de ces déplacements, que nous étudierons précisément dans le
cadre de notre travail, sont extrêmement distincts, on est en droit d’évoquer des itinéraires, par exemple le voyage de noces d’un couple rejoignant la Suisse dans Le Premier Soir ou la fuite
sur un chemin de falaise d’une femme, la veuve Aphrodissia, emportant avec elle la tête
décapitée de son amant... Quant à Denier du rêve, il est question, dès le début de l’œuvre, de
l’escapade en Lybie de l’actrice Angiola Fidès avec celui qu’elle aime. Sont ensuite relatés les
16 On peut se référer à la contribution de Bruno Blanckeman « Duplex locus (l’équivoque netteté de l’espace
dans la correspondance yourcenarienne) », dans laquelle le critique analyse le fonctionnement de la saisie du lieu
dans les lettres de l’écrivain (dans La poétique de l’espace dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, actes du
colloque international de Cluj-Napoca, Clermont-Ferrand, SIEY, 2013).
17 Manea, Lucia, « Poétiques de l’espace dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, des seuils aux espaces
frontières », ibid., p. 16.
18 Grassin, Jean-Marie, « Pour une science des espaces littéraires », dans La géocritique mode d’emploi, Presses
universitaires de Limoges, p. I.
19 Ibid, p. XIII. 20
Hébert, Julie, L’Essai chez Marguerite Yourcenar, métamorphoses d’une forme ouverte, Honoré Champion, coll. « Littérature de notre siècle », 2012, 616 p.
23 déambulations du vieux peintre Clément Roux à travers les rues de Rome, et l’exil de l’opposant au régime mussolinien Carlo Stevo en Sicile. Ce récit présente d’ailleurs non
seulement des personnages en train de voyager ou simplement d’errer, mais propose, qui plus est, un schéma narratif reposant sur une idée originale : celle de la circulation d’une pièce de monnaie qui relie des individus d’origines et de milieux différents. Nous nous intéresserons aussi aux expéditions militaires, aux déplacements à finalité administrative ou aux excursions de plaisir évoqués par le narrateur-personnage dans Mémoires d’Hadrien,aux fuites de Zénon puis à ses errances dans le labyrinthe de Bruges ou à ses allées et venues dans sa prison, aux périples maritimes d’un ouvrier anglais, Nathanaël, à travers le Nouveau Monde dans Un homme obscur, ou encore au départ secret vers le Danemark d’un jeune garçon suivant une
troupe d’acteurs dans la brève nouvelle, Une belle matinée.
Le choix même des titres – ou titres de chapitre – de certaines œuvres, a confirmé
notre hypothèse du caractère essentiel du déplacement. Ce n’est sans doute pas un hasard si le
projet irréalisé que Yourcenar entreprend dès 1921 « d’un long roman contenant l’histoire de
plusieurs familles ou groupes reliés entre eux et s’étalant sur quatre siècles » (OR,
Chronologie, p. XV) s’intitule Remous. L’étymologie du terme, issu du latin removere qui veut dire « écarter », « éloigner », suggère déjà l’idée d’un mouvement. Le mot « remous »,
qui peut aussi signifier par extension l’agitation d’un groupe d’individus, appartient d’abord au vocabulaire marin, et désigne le tourbillon formé à l’arrière d’un bateau en marche : il s’agit de la manifestation provoquée par le refoulement de l’eau au contact d’un obstacle.
Cette simple analyse sémantique du titre pose d’emblée une constante de l’œuvre yourcenarienne : l’omniprésence de la notion de mouvement se trouve en perpétuelle tension
avec celle de l’obstacle et de l’immobilité que celui-ci implique. Trois fragments issus de
cette première tentative ambitieuse de trilogie paraissent en 1934 dans un recueil au titre évocateur : La mort conduit l’attelage.Consciente que la présente expression est chargée « du
symbolisme qu’on ne peut s’empêcher d’y mettre » (HO, « Postface », p. 1071), Marguerite
Yourcenar précise en 1981 qu’elle lui a ensuite paru « trop simpliste pour servir de titre. La mort conduit l’attelage mais la vie aussi » (ibid.). Phrase résumant sa conception de
l’existence comme un voyage. Certes il s’agit d’une métaphore traditionnelle de la littérature
religieuse ou morale, mais il importe de voir comment Yourcenar la réactive en permanence. Dans Feux, on peut accorder une attention particulière au titre du récit « Phédon ou le vertige » où la sensation convoquée peut elle aussi être fortement associée au mouvement. Ce terme « vertige », provenant du latin vertere, qui veut dire « tourner », désigne un état
24
caractérisé par l’impression que les objets environnants et le propre corps de celui qui y est sujet oscillent ou tournent. Nommer ensuite la première des trois parties qui composent L’Œuvre au Noir « La Vie errante » confirme explicitement l’intérêt de l’auteur pour le déplacement. Rappelons que l’intitulé Comme l’eau qui coule rend tangible le mouvement
naturel et infini de l’élément liquide, métaphore de l’existence humaine. En étudiant la
relation de l’itinéraire de Nathanaël, nous verrons d’ailleurs précisément comment le
laisser-aller au cours des choses peut lui-même être générateur de mobilité intérieure. Avec
l’expression Le Labyrinthe du monde, les références au cheminement dans l’espace – certes
avec la notion d’entrave qui reparaît – sont encore largement perceptibles. Deux titres de
chapitres développés dans Souvenirs pieux, « La Tournée des châteaux » et « Deux voyageurs en route vers la région immuable », prouvent encore que l’idée de voyage, avec des connotations tantôt légères tantôt graves, sera très présente dans l’entreprise des chroniques familiales. Le dernier volet inachevé de l’autobiographie, Quoi ? L’Éternité, se termine, quant
à lui, sur le chapitre « Les Sentiers enchevêtrés », formule qui nous rappelle à la fois
l’importance du cheminement sous toutes ses formes et la fascination exercée sur l’auteur par
les voies de communication humaines, mais aussi la notion d’obstacle et de frein à une progression aisée. Notre travail ne fera pas fi d’une étude des divers moyens matériels au service du déplacement et de la symbolique qui leur est attribuée. Les titres de récits de rêves
personnels que l’on peut lire dans Les Songes et les Sorts, tels que « La Route sous la neige », « L’Avenue des décapités », ou encore « La Route au crépuscule », traduisent la prégnance de
ce schème jusque dans l’inconscient yourcenarien le plus profond.
Quant aux titres retenus par l’essayiste, ils signalent une volonté de faire du voyage
et des lieux qui lui sont associés un objet de discours, et même revendiquent une dimension réflexive pour sa propre expérience de la mobilité. Nommer En pèlerin et en étranger un recueil composé de dix-neuf textes dont les dates de rédaction s’échelonnent de 1927 à 1987, est un aveu on ne peut plus explicite. Ce titre suggère à la fois le cheminement qui est à
l’origine d’un culte et la position de celui ou celle qui côtoie en se déplaçant le surprenant et l’insolite. « Pèlerin » est issu de pelegrinus que l’on traduit par « étranger », et la structure
binaire utilisée permet d’insister sur ce dernier terme, primitivement synonyme d’« étrange »,
qui signifie ce qui est hors des conditions ou des apparences communes. Célébrer des paysages, des événements ou des êtres que Marguerite Yourcenar a perçus comme singuliers, voire hors-normes, au gré de ses nombreux voyages semble être le fil qui relie entre eux des essais dont les sujets sont en apparence très hétérogènes. Quant au titre Le Tour de la prison,
25
qui fait référence à la réplique célèbre d’Hamlet21, il implique encore le déplacement, même si
la notion de mobilité se trouve en tension avec celle de l’enfermement. À l’intérieur de ce
recueil, on peut aussi citer les titres suivants : « Basho sur la route », « D’un océan à l’autre » et bien sûr, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps »,où l’insistance sur le schème
qui nous intéresse repose, comme nous l’avons déjà affirmé, sur le redoublement significatif
du terme « voyages » et l’emploi du pluriel, qui suppose d’emblée une déclinaison des formes de celui-ci. Ce texte qui est la transcription d’une conférence prononcée à l’Institut français de Tokyo en octobre 1982 a eu un rôle capital dans notre recherche. Il représente une mise au point essentielle pour notre travail dans la mesure où l’écrivain, après y avoir proposé un rapide panorama historique « des raisons de voyager22» qui se sont imposées à l’homme, analyse rétrospectivement la trajectoire de ses trois grandes figures romanesques que sont Hadrien, Zénon et Nathanaël. Il émet toutefois des réserves sur les pratiques ineptes du déplacement de masse, conscient qu’« il serait trop beau d’espérer que tous les voyageurs rapportent de leurs voyages quelque chose23 », et enfin, il appréhende le voyage dans l’espace comme un « perpétuel voyage dans le temps24 ».
On peut mesurer l’importance de la mobilité sur le processus même de l’écriture pour
Yourcenar : le contact direct avec l’ailleurs et l’autre est d’abord source d’inspiration. De nombreux essais sont nés du voyage. Ainsi les courts textes consacrés à la Grèce, tels que « Villages grecs » ou « Karagheuz et le théâtre d’ombres »25, sont les premiers fruits des séjours dans les pays méditerranéens. De même, Le Tour de la prison, recueil rédigé à partir
d’avril 1983, se compose précisément des récits de voyages effectués l’année précédente : très
majoritairement centrés sur le Japon, ceux-ci font aussi écho à l’expédition vers le Canada et
l’Alaska. L’essayiste confiera d’ailleurs à son éditeur que son projet initial, qui ne pourra être mené à terme, faute de temps et d’énergie, était d’inclure des évocations de l’Égypte, de la Thaïlande, du Kenya et de l’Inde, pays longtemps rêvés et découverts de 1982 à 1985.
Mais les œuvres de fiction semblent également, pour nombre d’entre elles, puiser
leur origine dans une expérience personnelle de contact avec des espaces nouveaux.
21 Dans Hamlet, le personnage éponyme affirme dans l’acte II que « [l]e Danemark est une prison », Rosencrantz
ajoute qu’« [a]lors le monde en est une aussi » et Hamlet précise que celui-ci est « [u]ne vaste prison, dans laquelle il y a beaucoup de cellules, de cachots et de donjons » (Le livre de poche, 1984, p. 46).
22
Yourcenar, Marguerite, « Voyages dans l’espace et voyages dans le temps », dans Le Tour de la Prison, Essais et mémoires, p. 691.
23 Ibid., p. 694. 24 Ibid., p. 697. 25
Ces deux textes, respectivement écrits en 1935 et en 1938, ont été réunis et édités bien plus tard dans En pèlerin et en étranger, sous le titre « Grèce et Sicile ».
26
Marguerite Yourcenar se plaît en tout cas à entretenir cette idée, notamment dans son paratexte. Si elle prend la précaution oratoire de souligner le peu d’intérêt de livrer au lecteur
ce qu’elle nomme elle-même « un résidu purement biographique » (F, « Préface », p. 1078), elle ne peut toutefois résister à la tentation d’énoncer dans la préface de Feux que « Sappho ou le Suicide », écrit en 1935, est « issu d’un spectacle de variétés à Péra26 » (ibid.). Dans une lettre datée de 1977, elle rappellera à quel point ce texte est empli d’« un réalisme anecdotique dérivé du Proche-Orient27 » (L, p. 538). De même, « Phédon ou le Vertige » ne nous laisse-t-il pas entrevoir « l’Athènes noctambule de 1935 » (F, « Préface », p. 1076) que Marguerite Yourcenar a elle-même fréquenté avec ses amis grecs ? On peut aussi citer Denier du rêve qui serait littéralement né du voyage en Italie et du « choc de la politique28 […] [qui] a été un
spectacle qui [l]’a marquée » : selon les aveux de la romancière, le récit est « sorti de là29
» (PV, p. 140). On connaît encore le rôle crucial joué par la visite de la Villa Adriana dans la genèse de Mémoires d’Hadrien. Lors d’un entretien, l’auteur confie précisément en avoir « eu
l’idée […]dans les jardins de cette villa d’Hadrien30
» (PV, p. 28).
De plus, la découverte de l’ailleurs provoque l’éclosion de l’œuvre parce qu’elle fixe les contours des personnages qui vont s’épanouir dans cette dernière. Face à Matthieu Galey,
Yourcenar explique par exemple au sujet de Denier du rêve que « le livre est né […] d’un certain nombre de personnages, aperçus durant un séjour à Rome vers l’âge de vingt-deux ou vingt-trois ans » (YO, p. 84). Cette incidence de la proximité avec le peuple italien dans le
processus d’inspiration est également mise en lumière dans la préface de la pièce Rendre à César31, adaptation dramatique du roman en question, ou dans une lettre adressée à sa traductrice italienne Lidia Storoni M azzolani dans laquelle elle écrit qu’elle a « eu l’immense
chance de séjourner souvent en Italie, durant [les années 1920], […] en contact avec de petites
26Ce quartier historique d’Istanbul a été habité par les Européens sous l’Empire ottoman.
27 Lettre adressée à Lucienne Serrano, une universitaire ayant écrit un essai sur « Sapho ou le suicide ».
28Les impressions ressenties par la jeune femme lorsqu’elle assiste à la marche sur Rome – ainsi que la montée
du fascisme qu’elle a pu observer, entre autres, dans ce pays – lui inspirent en effet l’histoire de l’attentat anti-fasciste qui est au cœur du roman. Grâce à sa présence in situ, l’écrivain voyageur va jusqu’à s’ériger en témoin de l’Histoire, se distinguant dans le même temps de l’attitude de ses contemporains, dont la légèreté ou l’aveuglement sont d’ailleurs vivement condamnés : « Denier du rêve […] fut en son temps l’un des premiers
romans français (le premier peut-être) à regarder en face la creuse réalité cachée derrière la façade boursoufflée
du fascisme, au moment où tant d’écrivains en visite dans la péninsule se contentaient encore de s’enchanter une fois de plus du traditionnel pittoresque italien ou s’applaudissaient de voir les trains partir à l’heure […], sans
songer à se demander vers quel terminus les trains partent » (DR, « Préface », p. 164).
29
Entretien avec Françoise Faucher pour Radio-Canada, en 1974.
30 Entretien avec Jeanine Delpech pour Les Nouvelles littéraires, en 1952.
31 Dans « Histoire et examen d’une pièce », qui date de 1970, il est précisé que « [l]es personnages du roman de
1933 […] [ont] en bonne partie leurs modèles vivants, les uns trouvés sur place à l’époque où ce premier texte [a été] mis sur pied dans un hôtel de Ravenne, d’autres, au contraire, rencontrés au cours de précédents séjours en
27
gens assez semblables à ceux de [s]on livre » (L, p. 141). Quant au personnage au centre de « Sappho ou le Suicide », l’auteur ne nous affirme-t-il pas précisément dans sa correspondance que « l’image de [cette femme] ‘artiste de music-hall’ est sortie de [s]a
fréquentation […] de petits théâtres ou de cabarets du Proche-Orient » (L, p. 536) ?
Outre sa propension à engendrer les personnages d’une fiction, le contact physique
avec un espace étranger alimente en profondeur l’œuvre qui nous intéresse dans la mesure où l’inspiration de Yourcenar est souvent visuelle et les paysages et monuments entrevus ou visités lui fournissent un réservoir d’images dans lequel elle va ensuite puiser. Nous pouvons
bien sûr appuyer notre réflexion sur Nouvelles orientales et Feux, dont l’écriture est
intimement liée aux réalités entrevues lors des périples de l’auteur dans les Balkans et en Grèce. Ainsi « l’Athènes de Feux reste celle [de ses] promenades matinales au cimetière antique du Céramique » (F, « Préface », p. 1078). De même, les descriptions d’ordre spatial et
géographique des romans s’inspirent encore plus directement des espaces découverts. L’évocation des décors napolitains servant de cadre à Anna, soror… doit en partie sa force à une connaissance précise des lieux. C’est ce que nous révèle la postface de l’œuvre dans
laquelle se trouvent mentionnés certains monuments visités durant le séjour de 1925, qui revêtent une importance particulière dans le récit32. Le Je de la voyageuse s’y confond avec celui de la créatrice, laquelle conclut explicitement que « [j]amais invention romanesque ne fut plus immédiatement inspirée par les lieux où on la plaçait » (AS, « Postface », p. 936). Mémoires d’Hadrien renvoie également à une expérience spatiale personnelle. Pour
reconstituer l’itinéraire de la figure historique, Marguerite Yourcenar a par exemple « utilis[é]
[d]es souvenirs, qui sont [les] [s]iens » et qui correspondent à un « va-et-vient incessant sur les mers grecques ; routes d’Asie Mineure » (MH, « CN », p. 520). Efficace stimulant de
l’imaginaire, le déplacement authentifie ou donne donc consistance aux itinéraires fictifs. À la source de l’écriture, le voyage, grâce aux émotions et souvenirs qu’il suscite, se
révèle plus largement un point de contact permanent entre la créatrice et ses personnages. Face à Patrick de Rosbo, l’aveu est clair : elle prétend que « les lieux où [elle] passe [lui] ramènent [s]es personnages » (ER, p. 26). Dans les « Carnets de notes de L’Œuvre au Noir», Yourcenar aime par exemple montrer que sa propre présence à Salzbourg est devenue
32 Les impressions livrées par la romancière sont les suivantes : « j’étais retenue à Naples […] par la beauté […]
des églises, […] comme ce Saint-Jean-de-la-Mer où je montre Anna ouvrant le cercueil de Miguel. J’avais visité
le fort Saint-Elme, où je situe mes personnages, et la chartreuse voisine, où j’imagine don Alvare finissant sa vie.
J’avais traversé certains petits villages de la Basilicate, dans l’un desquels j’ai placé la demeure mi-seigneuriale,
28
indissociable de la perception de celle de Zénon33. Une fois l’œuvre écrite, investir physiquement un lieu ou suivre les trajets attribués aux personnages se révèle donc un moyen de maintenir un lien de proximité avec ces derniers, en faisant perdurer leur présence. Ainsi la mise en scène de son propre trajet permet à Yourcenar de ressusciter par le discours la figure du médecin alchimiste, autrement dit d’accéder à une forme de « magie sympathique » qui lui est chère :
En 1971, j’ai refait dans les rues de Bruges chacune des allées et venues de Zénon. Comment, par
exemple, il variait son itinéraire pour se rendre à la forge, pour y soigner Han. À quel point se
trouvait l’auberge où il prenait ses repas. À quel angle de rues il a vu passer Idelette prisonnière. Promenades du matin, tout un mois d’avril, parfois au soleil, plus souvent sous la brume ou la
pluie fine. Et avec moi Valentine la belle […]. (ON, « CN », p. 856)
Au-delà du fait que le déplacement fait naître la rêverie et stimule l’imaginaire grâce
à une mise en contact avec des lieux nouveaux, c’est bien le concept même de mobilité spatiale qui engendre et favorise l’écriture. Chez Marguerite Yourcenar, force est en effet de constater que l’acte d’écrire est très souvent concomitant au déplacement. Cette dernière
entame par exemple la rédaction de Denier du rêve en 1932 lors de son séjour en Italie. Quant à celle de Feux, elle commence à Constantinople en 1935, au cours d’une longue croisière
entreprise avec le poète grec André Embiricos, et s’achève à Athènes. Le mouvement du
départ semble une nouvelle fois susciter l’écriture en septembre 1937 : comme le précise Josyane Savigneau dans sa biographie, « c’est à bord du paquebot [sur lequel Marguerite Yourcenar embarque pour les États-Unis] qu’elle met au point « Le Chef rouge », un dernier texte pour les Nouvelles orientales, intitulé « La Veuve Aphrodissia» dans la deuxième édition34 ». De même, la chronologie de la Pléiade relate qu’« un peu plus tard, au printemps
1949, certaines des séquences évoquant la jeunesse d’Hadrien furent écrites au cours d’un
bref séjour en Caroline du Sud » (OR, p. XXIII). L’auteur met d’ailleurs lui-même souvent
l’accent dans le paratexte sur les liens étroits qui unissent voyage, élan créateur et écriture. La postface d’Anna, soror… nous indique par exemple que l’œuvre a été composée « en quelques semaines du printemps 1925, au cours d’un séjour à Naples et immédiatement au retour de
celui-ci » (AS, « Postface », p. 935), affirmation révélant la rapidité de l’écriture quand elle est impulsée par une rencontre physique avec des lieux servant de cadre au récit. Les premiers
33Voici ce que l’auteur écrit dans son paratexte : « La boutique de la boulangère de Salzbourg sous l’auvent de
laquelle Zénon s’assied est encore là, et son petit banc de pierre » (ON, « CN », p. 856-857) et, « [e]n quittant Salzbourg en 1964, je m’étais décidée à le quitter sur [c]e banc […]. Il attendait, aussi sûr que je lui reviendrais, que j’irais l’y rechercher, comme le sont sûrs certains de nos amis vivants » (ON, « CN », p. 861).
34
29
mots de la préface du Coup de grâce visent de la même manière à informer le lecteur de la
date et du lieu d’élaboration du roman, « écrit à Sorrente en 1938 » (CG, « Préface », p. 79). Il est aussi à noter que Yourcenar aime à se mettre en scène alors qu’elle écrit sur un bateau, moyen de transport très souvent privilégié pour ses déplacements. Dans la préface de
Feux, elle tient en effet à souligner que « Sappho ou le Suicide » a « été écrit sur le pont d’un cargo amarré sur le Bosphore » (F, « Préface », p. 1078), précision lui permettant de se forger
une image d’écrivain nomade. De même, au sujet de sa nouvelle « Le Chef rouge », elle relate dans sa correspondance qu’elle l’a « mise au net et copiée dans le roulis des premières heures
de [s]a traversée atlantique35 » (L, p. 48), nouvelle preuve d’une volonté de montrer la
coïncidence entre le départ et la mise à l’écriture. Notons que l’emploi du mot « roulis », outre qu’il renforce l’idée de mouvement inhérent au voyage, n’est pas sans faire écho à d’autres
écrivains nourris par le rêve d’ailleurs qui recourent à ce terme de marine dans leurs œuvres poétiques, tels que Lamartine, Baudelaire36 ou encore Rimbaud. Sans doute est-ce là une manière, consciente ou non, de se construire discrètement une place parmi une lignée
d’écrivains voyageurs romantiques notoires.
Par ailleurs, Marguerite Yourcenar se plaît à montrer l’importance de lieux symbolisant le départ et la mobilité pour évoquer la genèse de son œuvre. Dans les « Carnets de notes », le lecteur découvre ainsi les conditions particulières dans lesquelles certains passages de Mémoires d’Hadrien ont été écrits en 1948, au moment de son départ pour le Nouveau-Mexique :
Tard dans la nuit, j’y travaillai entre New York et Chicago, enfermée dans mon wagon-lit […].
Puis, tout le jour suivant, dans le restaurant d’une gare de Chicago, où j’attendais un train bloqué
par une tempête de neige. Ensuite, de nouveau, jusqu’à l’aube, seule dans la voiture d’observation de l’express de Santa Fe […]. Je ne me souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus
lucides. (MH, « CN », p. 526)
Autrement dit, l’attente du départ et la promesse du dépaysement s’avèrent clairement source
de création. De même, le long récit des circonstances d’apparition du personnage de Nathanaël que l’on peut lire dans la postface d’Un homme obscur est significatif dans la
mesure où il contribue également à l’élaboration du mythe de l’écrivain trouvant son
35 Lettre datée du 16 novembre 1937, adressée à Emmanuel Boudot-Lamotte, écrivain et directeur de collection
chez Gallimard.
36
On peut citer par exemple les Harmonies poétiques et religieuses dans lesquelles Alphonse de Lamartine évoque « la vague au doux roulis » (Œuvres poétiques complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 307), le poème de Baudelaire « La Chevelure », où il est question de l’esprit du poète « que le roulis caresse » (Les Fleurs du Mal, dans Œuvres complètes, op. cit, p. 26) ou bien le vers du « Bateau ivre » de Rimbaud : « La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux » (Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 163).
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inspiration dans des lieux transitoires, propices à la mobilité. Il est en effet difficilement concevable que le contexte de ces « visions d’une nuit dans un village isolé du Maine » (HO, « Postface », p. 1068) soit fixé avec autant de précision sans intention particulière de l’auteur :
En 1957, […] j’acceptai […] l’offre d’une brève tournée de conférences […]. La tournée devait me conduire dans trois villes du Canada […]. À cette époque, le plus simple pour moi était d’aller
prendre dans une distante gare de village du Maine le seul train New York-Montréal acceptant
encore des passagers. […] Ce train muni d’un unique wagon Pullman s’arrêtait dans cette gare à deux heures du matin […]. Vers les dix heures du soir, le dernier autobus m’amena […] devant
une station déserte et fermée […]. Nous prîmes refuge dans la seule auberge du lieu. […] [J]e demandai pour ces quelques heures une chambre et un lit. […] [L]a chambrette […] devait servir à
des commis voyageurs égarés dans ce bled pour une raison quelconque. […] [D]urant deux heures, l’extraordinaire se produisit : je vis passer sous mes paupières, subitement sortis de rien, rapides toutefois et pressés comme les images d’un film, les épisodes de la vie de Nathanaël à qui, depuis
vingt ans, je ne pensais même plus37. (HO, « Postface », p. 1066-1067)
Relater les conditions de ce trajet avec force détails et afficher, qui plus est, une certaine nostalgie pour un moyen de locomotion menacé – « [c]’était déjà l’époque où les trains allaient rejoindre les dinosaures dans les chambres de débarras du temps » (HO, « Postface », p. 1066) – permet à Yourcenar de se présenter comme une voyageuse ancrée dans un temps
historique déjà révolu. L’idée de lenteur qui caractérise ici le voyage en train permet la vision créatrice, vision qui, elle, s’impose par sa rapidité. En affirmant un peu plus loin sans ambiguïté que l’ensemble de son récit « date tout entier [des] années 1979-1981, si pleines pour [elle] d’événements, de changements et de voyages » (HO, « Postface », p. 1068), la romancière insiste à nouveau sur le lien fondamental entre mobilité et création.
La tentation d’une spatialisation de l’écriture peut encore se lire à travers la
récurrence de la mention du lieu de rédaction, très souvent indiqué à la fin des textes et qui semble concurrencer, de manière très significative, la signature. Elle est, d’une part, une manière explicite de matérialiser la présence de l’auteur en un lieu précis et, d’autre part, une
façon détournée de revendiquer le lien explicite entre un espace spécifique et un texte. C’est le cas d’Alexis ou le Traité du vain combat, à la fin duquel on lit : « Lausanne, 31 août 1927 – 17 septembre 1928 » (A, p. 76). Celle-ci, clôturant une œuvre ancrée diégétiquement dans un espace fictif, peut nous interpeller. Ne pourrait-on pas lire dans ce choix d’une référence au
37L’écrivain narre le même épisode dans Les Yeux ouverts : « En 1957 […] j’étais partie faire des conférences au
Canada, […] et j’avais dû prendre un train dans une gare perdue, quelque part aux États-Unis. Le train partait
vers les trois heures du matin, et j’ai demandé une petite chambre dans une espèce d’auberge […]. Pendant ces
trois heures, j’ai entièrement écrit, en pensée, la longue nouvelle de La mort conduit l’attelage, que j’ai