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Le voyage, une tradition familiale dont on hérite ?

d’apprentissage intellectuel et existentiel ?

1. Le voyage, une tradition familiale dont on hérite ?

Dans Le Labyrinthe du monde, le déplacement permettant aux diverses figures familiales mises en scène de découvrir les paysages, les sites historiques marquants ainsi que

les mœurs et les coutumes d’autres pays d’Europe relève avant tout pour l’auteur d’une

tradition qui se transmet de génération en génération, le plus souvent de père en fils, dans les

classes aisées de la société. D’où un ton qui oscille entre ironie contre des usages par trop

codifiés et une sympathie pour ceux qui, tout en se coulant dans un modèle d’époque, ont su pratiquer un art plus personnalisé du voyager.

a) Les voyages de jeunesse des oncles maternels sur les traces des romantiques

Souvenirs pieux propose d’abord au lecteur deux grands portraits de personnages

masculins qui nous révèle que le « goût des voyages […] n’était pas rare » (SP, p. 915) du

côté de l’ascendance maternelle. Marguerite Yourcenar consacre en effet un chapitre entier301

à son grand-oncle Octave Pirmez302, « essayiste méditatif et rêveur qui fut l’un des bons

301 Il s’agit de « Deux voyageurs en route vers la région immuable », chapitre d’environ quatre-vingts pages,

dont les protagonistes sont Octave Pirmez et son jeune frère Fernand, dit Rémo.

302 Octave Pirmez (1832-1883) a passé une grande partie de sa vie au château d’Acoz, dans la province du

Hainaut, au côté de sa mère, Irénée Drion. Durant sa jeunesse, il suit des cours à l’université de Bruxelles, fréquente de jeunes dandies, mais recherche aussi la solitude, passant ainsi de longs moments à méditer, ce qui

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prosateurs belges du XIXe siècle » (SP, p. 711). Rappelons que ce parent est un écrivain wallon, défini par la critique comme un esprit solitaire, méditatif, fervent admirateur en cette deuxième partie du siècle des écrivains romantiques français, Chateaubriand et Lamartine en particulier, qui inspireront ses propres tentatives poétiques.

Les voyages de jeunesse d’Octave Pirmez s’inscrivent dans la tradition du Grand

Tour, qui perdure en ce XIXe siècle, période durant laquelle le déplacement reste un passage obligé dans la formation morale et intellectuelle d’un homme censé assurer par la suite

d’importantes fonctions dans la société.Le qualificatif de « grand » n’est pas usurpé : de fait,

le Grand Tour est un voyage qui durait parfois plus d’un an, effectué par les jeunes gens des

plus hautes classes de la société européenne, après ou pendant leurs études, et qui revêt une

fonction éducative. Cette tradition s’est répandue à partir du XVIIe et surtout au XVIIIe

siècle. Les destinations principales étaient la France, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse et

surtout l’Italie puis plus tard la Grèce et l’Asie Mineure. Marguerite Yourcenar montre donc

comment, grâce à la découverte de lieux-clés de la culture européenne, le personnage de

l’oncle maternel va parfaire son éducation et pourra ainsi, de retour de ses périples, afficher

son appartenance aux classes sociales privilégiées.

Dans ce contexte historique retenu, sont évoqués les longs séjours en Italie,

destination de prédilection parce que recelant de multiples sites antiques qu’il convient d’avoir vus. La chroniqueuse cite le poète belge, qui confie lui-même explicitement qu’« [u]n

esprit de découverte, un démon d’aventure [l]e faisait errer par les contrées inconnues » (SP,

p. 835) de la péninsule. Pour cette figure familiale dotée d’une « ample culture gréco-latine » – dont il est bien précisé qu’elle fut « rare en pays de langue française, hors du groupe des spécialistes et des professeurs, chez qui elle prend d’habitude des aspects plus étroitement

philologiques et scolaires » (SP, p. 846) –, le voyage en Italie correspond d’abord à une

motivation intellectuelle profonde parce qu’il s’avère un moyen de rejoindre la patrie d’auteurs lus et aimés. Celui qui est présenté comme un lecteur enthousiaste des écrivains

antiques – sont par exemple mentionnés les noms de Marc-Aurèle, de Tibulle et de Lucrèce –

lui vaut le surnom de « solitaire d’Acoz ». En 1856, il voyage sur les bords du Rhin puis séjourne les deux années suivantes en Italie, pays dans lequel il revient en 1865 et 1867 avec son frère cadet Fernand. Il écrit Feuillées : pensées et maximes (1862) et Heures de philosophie (1872), œuvres dans lesquelles il exprime une

réflexion de type philosophique sur l’homme, la société, la nature, l’art et la religion. Il est également l’auteur de

Jours de solitude (1869), sorte de journal de voyage, et de Rémo, souvenirs d’un frère (1878), biographie

romancée de son jeune frère décédé en 1872. Les nombreuses lettres qu’il écrit à son ami José de Coppin seront

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ou bien des poètes italiens de la fin du Moyen Âge – Jacopone d[a] Todi303 ou Pétrarque sont cités – se plaît naturellement à découvrir le pays berceau d’une culture et d’une philosophie

qu’il a déjà faites sienne grâce aux livres. Octave suit encore les traces de Montaigne qui

figure à en croire Yourcenar « [p]armi les maîtres français » (ibid.) de celui-ci. Lors de son voyage en Italie en 1581, rappelons que le philosophe humaniste tient un journal détaillé, publié de façon posthume en 1774 sous le nom de Journal de voyage en Italie : Par la Suisse

et l’Allemagne, décrivant les régions qu’il découvre et commentant les mœurs des habitants

des villes et villages qu’il traverse. On peut aussi envisager une référence à l’expérience italienne de Goethe, écrivain auquel Octave s’est également intéressé, comme le rappelle la chroniqueuse. La visite de ce pays en 1786, qui s’avère une véritable rupture dans la vie et

dans la pensée du chef de file du romantisme allemand, sera relatée plus tard dans son Voyage en Italie, publié en 1816. Car voyager dans une région au passé historique et culturel

prestigieux, c’est écrire. Octave Pirmez qui a « rapport[é] d’Italie […] ses Jours de solitude » (SP, p. 847) est bien sûr appréhendé par sa descendante comme l’héritier d’une lignée

d’écrivains pour lesquels la découverte de l’Italie se révèle une expérience décisive dans leur

pensée et dans leur œuvre, et ce, dès le XVIe siècle304.

Mais c’est surtout dans la vogue romantique du voyage en Italie que Yourcenar inscrit le périple de l’oncle Octave, comme elle le fera d’ailleurs pour celui de Michel

Charles, personnage au sujet duquel elle précise dans Archives du Nordqu’il montre à sa sœur

Gabrielle « des vers, imités de près de Lamartine, où il exprime la joie qu’il éprouverait à voir un jour la mer de Sorrente » (AN, p. 1023). Au XIXe siècle, ce pays devient en effet une destination quasi incontournable pour tous les écrivains influencés par le mouvement romantique305. Chez Yourcenar, l’épisode italien d’Octave s’affiche avant tout comme une

303 Jacopone da Todi (1230-1306) est un poète franciscain italien, auteur des Laudes, chants de louange

religieux.

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Rappelons ici rapidement l’importance du voyage en Italie pour quelques grandes figures de poètes et de

philosophes à travers les siècles. On peut citer Du Bellay, qui part en 1553 pour Rome où il reste quatre années durant lesquelles il écrit Les Antiquités de Rome (1558), recueil poétique qui propose une méditation sur la grandeur de Rome et la ruine progressive de cette puissance. On pense aussi au Journal de voyage écrit par

Montaigne, qui traverse l’Italie en 1580 et 1581, mû par un désir de découverte de l’altérité. Au XVIIIe siècle,

c’est encore Montesquieu, souhaitant confronter ses lectures à la réalité de l’étranger, qui entame en 1728 un

voyage de plusieurs années lui faisant découvrir ce pays.

305 On peut citer Madame de Staël qui s’enthousiasme pour les sites italiens qu’elle visite et dont le second

roman Corinne ou l’Italie (1807) est un véritable hymne à l’Italie et à la manière de vivre italienne. Le poète Percy Bysshe Shelley s’établit par ailleurs dans ce pays à partir de 1818, et visite plusieurs cités de la péninsule

en compagnie de son ami Lord Byron. L’Italie est aussi une des passions de Stendhal : dans Rome, Naples et

Florence (1817) et dans Promenades dans Rome (1829), l’écrivain livre ses impressions esthétiques et décrit les

mœurs observées. On pourrait encore mentionner Georges Sand et ses Lettres d’un voyageur (1837) ou

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expérience synonyme de douceur de vivre et de plénitude qui a naturellement nourri la pente méditative du penseur. Ce dernier a entretenu un lien particulier avec ce pays, où comme il est

précisé, il « s’est grisé de vivre, et surtout de rêver » (SP, p. 819), grâce à des voyages qui « furent […] de beaux songes » (SP, p. 828). L’œuvre du poète belge n’abonde-t-elle pas

selon Yourcenar « en rêveries chateaubrianesques » (SP, p. 846) ? Affirmation qui est une manière de retenir le modèle du poète nostalgique des ruines qui se rend dans ce pays à six reprises, écrit en 1803 son Voyage en Italie et exalte son amour pour une terre où les vestiges abondent, en en faisant le support d’une méditation sur le temps irréversible dans ses Mémoires d’outre-tombe (1848). La figure de l’oncle est encore présentée se souvenant bien

des années après, avec une certaine nostalgie, « de ses promenades en barque à Capri, où il se

confiait sur cette mer dangereuse à l’habileté des petits bateliers de la Marina Grande » (SP, p. 837), évocation qui sous-tend l’idée d’agréable flânerie au contact de la nature méditerranéenne, et place subtilement dans le même temps le personnage dans le sillage des poètes romantiques. Outre la possible référence à la promenade en barque du « Lac306 » de Lamartine et à celle de Julie et de Saint-Preux sur le lac Léman dans La Nouvelle Héloïse

(1761) de Rousseau, le péril des flots appartient aussi à un imaginaire romantique nourri,

entre autres, par l’expérience personnelle de Lamartine qui sauve son amante de la noyade

pendant une tempête307, ou bien par l’éprouvante lutte de Saint-Preux contre les eaux308, ou encore par le naufrage près des côtes italiennes qui fait périr le plus grand poète romantique anglais, Percy Bysshe Shelley309. On retrouve bien dans le texte yourcenarien cette nature ambivalente typique du romantisme, tantôt enchanteresse, tantôt violente.

Toutefois, la lectrice du poète d’Acoz, au « romantisme un peu suranné » (SP, p.

871), a voulu retenir l’attention toute particulière de celui-ci aux « scènes de détresse » (SP, p. 857), le distinguant ainsi des artistes qui, peu enclins à l’observation du réel, ne s’attachent qu’à peindre un cadre naturel enchanteur. Ainsi la mention de l’évocation d’un groupe de

soldats garibaldiens, misérables et désespérés, rencontrés sur le chemin du retour, permet de

306 Dans ce poème publié dans les Méditations poétiques (1820), première manifestation du romantisme français,

Lamartine évoque sa sortie crépusculaire sur les flots du Bourget avec celle qu’il nomme Elvire.

307 En 1816, Alphonse de Lamartine secourt Julie Charles, qui devient Elvire dans l’œuvre poétique, dans le lac

du Bourget, à Aix-les-Bains, en Savoie.

308 Dans ce roman épistolaire inspirateur du premier romantisme français, le précepteur Saint-Preux narre au

mari de la jeune Julie le péril qu’il a dû affronter : « je croyais voir de moment en moment le bateau englouti, cette beauté si touchante se débattre au milieu des flots, et la pâleur de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin à force de travail […] et, après avoir lutté plus d’une heure à dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre

terre » (Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris, Garnier-Flammarion, 1967, p. 388).

309Percy Bysshe Shelley est mort en mer en 1822, après que son voilier a fait naufrage lors d’une tempête, au

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marquer une distance avec le tableau traditionnel d’une Italie idyllique : « [s]cène romantique [encore, certes], à la Doré, mais qui conclut le voyage d’Italie sur une autre image que celle

des cathédrales, des vignobles, et de ruines au soleil » (SP, p. 856). La route permet aussi la

rencontre avec l’enfer des hommes.

Dans ce premier volet de la chronique familiale, il est aussi question de l’Allemagne, autre pays prisé par les jeunes gens de la haute société, qui se confond pour le premier

romantisme avec la terre de l’effervescence intellectuelle et artistique et s’impose comme un

lieu de prédilection pour de nombreux écrivains310. Octave Pirmez s’y est rendu seul ou en compagnie de Rémo auquel, comme il est précisé dans Souvenirs pieux, il fait découvrir la

ville d’Hanovre pour sa première expédition en terre étrangère. En accompagnant à travers l’Europe ce jeune frère, de onze ans son cadet, il endosse ainsi le rôle de l’initiateur. De la même manière que l’Italie, l’Allemagne est le lieu de flâneries qui incitent à la méditation grâce aux empreintes d’un passé toujours visible. Fidèle aux écrits autobiographiques de son

grand-oncle311, Marguerite Yourcenar nous livre les réflexions de ce dernier provoquées par « une promenade qu’il vient de faire sur une des collines rhénanes » (SP, p. 855) en 1880. Citer les propos de son parent permet encore d’insister sur l’ancrage romantique de la vision

de l’Allemagne de Pirmez. Celui-ci observe des « montagnes jadis fortifiées » ou bien des

« burgs écroulés » (ibid.), images faisant planer l’ombre de châteaux forts médiévaux dont on

sait qu’ils ont largement influencé l’imaginaire romantique. D’autre part, l’insistance sur la

vitalité de la nature – le voyageur qu’est Octave évoque « les plaines fertiles du Rhin » et la « contrée florissante » (ibid.) qu’il traverse – ne fait-elle pas écho à celle qui caractérise

l’Allemagne de Hugo qui, dans un poème de L’Année terrible, en même temps qu’il fait

référence aux « burgs croulants », déclare que « [r]ien n’est frais et charmant comme [l]es

310Notons qu’au début du siècle, Madame de Staël considère l’Allemagne comme le pays de « l’esprit humain ».

Son manifeste littéraire De l’Allemagne qui pose les fondements du romantisme français est imprimé en 1810 et

saisi sur ordre de Napoléon. L’Allemagne est aussi la Germanie fantastique de Victor Hugo, lui qui voyage en

Allemagne à trois reprises, de 1838 à 1840, et fait paraître Le Rhin, lettres à un ami (1842), fiction épistolaire

revêtant l’apparence d’un journal de voyage. Et l’on ne saurait oublier l’Allemagne de Nerval, qui propose au

public français une Lorely, Souvenirs d’Allemagne (1852), impressions sur des éléments de la culture d’un pays en lequel il voit sa patrie spirituelle.

311 Recourant fréquemment à des citations de fragments d’ouvrages d’Octave Pirmez, Marguerite Yourcenar insiste à plusieurs reprises sur le souci d’authenticité qui l’a guidée en rappelant qu’elle a cherché à faire « le

plus possible monologuer Octave en empruntant à ses propres livres » (SP, p. 840) et que « [l]à même où [elle

n’a] pas joué des guillemets, [elle a] souvent résumé des notations du poète trop diffuses pour être insérées telles

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plaines vertes312 » de ce pays ? La mobilité n’est pleinement vécue que si elle est celle de l’autre qui l’a lui aussi fait entrer en littérature.

Si l’on s’intéresse aux voyages de l’écrivain Octave Pirmez, il semble pertinent d’évoquer parallèlement ceux de son homonyme, le frère de Fernande, qui sont également

mentionnés par la chroniqueuse. Cette dernière, sur le mode de l’ironie légère, en fait un

personnage loufoque dont la présence ne parvient pas véritablement à se détacher de l’ombre

du poète romantique auquel il est constamment comparé et auquel il sert en quelque sorte de faire-valoir. Mais l’aspect fantaisiste du comportement de ce dernier – perçu comme tel par son entourage et souligné à plusieurs reprises par l’auteur – fait néanmoins émerger cette

figure en ce qu’elle se distingue alors de voyageurs recourant à des modes de déplacements

plus conventionnels. Les moyens de transport utilisés ainsi que les destinations choisies

témoignent en effet d’une manière atypique de voyager : il est par exemple indiqué que ce

parent « aimait les voyages, et se plaisait à parcourir l’Europe, seul, à cheval ou dans un léger

tapecul de son invention. Une fois même, fantaisie rare à l’époque, il lui était arrivé de s’embarquer pour la traversée de l’Atlantique et de visiter les États-Unis » (SP, p. 711). Quant aux motivations de ses déplacements, elles sont néanmoins conformes aux goûts de certains originaux de son temps. Comme le précise Yourcenar, « il semble bien qu’il cherchât surtout

dans ces randonnées le pittoresque de la route, si cher à tous les voyageurs de l’époque,

depuis le vieux Töpffer des Voyages en zigzag313 jusqu’au Stevenson du Voyage à âne314 » (SP, p. 711-712). La chroniqueuse rapproche cette figure extravagante des deux grands oncles voyageurs, tout en montrant que la passion du dépaysement qui anime celui-ci est dévalorisée par ses proches puisque « dans le vocabulaire familial, [elle] devenait amicalement sa bougeotte, une fantaisie un peu hurluberlue » (SP, p. 804). Si Yourcenar conclut que « [l]e

monde n’espérait plus grand-chose de cet inconséquent globe-trotter, pâle décalque de son

oncle et homonyme Octave Pirmez » (ibid.), ce personnage est pourtant perçu avec une douce indulgence car il a au moins le mérite de vouloir rompre avec les habitudes de son clan familial.

312

Hugo, Victor, « À l’Allemagne », L’Année terrible, dans Œuvres poétiques III, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 300.

313 Rodolphe Töpffer (1799-1846) est un pédagogue et écrivain genevois. Il avait coutume d’emmener les jeunes

garçons du pensionnat qu’il dirigeait en voyages d’étude et a relaté ces expéditions pédestres, notamment dans

Voyages en zigzag par monts et par vaux ou excursions d’un pensionnat en vacances dans les cantons suisses et sur le revers italien des Alpes, publié en 1836.

314 L’écrivain écossais Robert Louis Stevenson (1850-1894), grand voyageur, a écrit Voyage avec un âne dans

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À travers Souvenirs pieux, ce sont aussi les voyages de jeunesse de Rémo qui sont

suggérés. Désigné par l’auteur comme un « jeune être comblé, grisé de voyages et de

lectures » (SP, p. 819), il a, parfois en compagnie de son frère, parcouru l’Europe mais a aussi

découvert deux mondes plus lointains, qui deviennent également des destinations privilégiées

dans la tradition du Grand Tour. Il s’agit d’abord de la Grèce315

, pays « où il est allé comme on va en Terre sainte » (SP, p. 820), remarque soulignant un profond respect pour ce pays berceau de la philosophie et de l’institution démocratique. Des propos attribués à Rémo lui-

même et rapportés dans le texte yourcenarien n’insistent-ils pas sur le fait que « ‘la meilleure impression [qu’il] rapport[e] de [s]on voyage, c’est d’avoir senti la beauté de cet esprit grec, blanc et solide comme le marbre de Paros’ » (SP, p. 875) ? D’autre part, il y a l’Orient, destination intellectuelle et spirituelle qui a naturellement attiré celui dont Marguerite Yourcenar fait un « adolescent passionné qui discutait des heures durant, avec un jeune

médecin de ses amis, les philosophes de l’Inde et Swedenborg » (SP, p. 819). Nous verrons un peu plus loin de quelle manière ces étapes, inscrites dans une tradition culturelle

aristocratique, seront dans le cas de Rémo à l’origine d’une prise de position plus atypique

pour son époque.

b) La transmission de la tradition du Grand Tour de père en fils chez les Crayencour

Avec Archives du Nord, Marguerite Yourcenar nous présente ensuite la lignée de voyageurs du côté paternel, en insistant tout particulièrement sur l’idée d’une transmission de

315 La Grèce a aussi été une destination privilégiée pour les écrivains romantiques. On peut citer Chateaubriand

qui la visite en 1806 : le récit de ce voyage occupe le premier tiers de son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811)

et dépeint une Grèce idéale. L’écrivain qui « voyag[e] pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui [sont]

morts » (Œuvres romanesques et voyages, tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 808) est séduit par cette « patrie des Muses » (ibid., p. 782). Lamartine fait ensuite escale en Grèce lorsqu’il se rend en Orient, découverte relatée dans son Voyage en Orient (1835). Si le poète en quête de nouveaux paysages confie

sa déception lorsqu’il voit Athènes et le Parthénon, il admire néanmoins la Grèce et « la grandeur colossale d’un

peuple » (Œuvres, Société Belge de Librairie, 1839, p. 434). En 1842, Nerval, en route pour l’Orient, s’arrête