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Le XIX e siècle : l’explosion des bals publics et l’apparition d’une nouvelle élite….27

CHAPITRE 1 : LE BAL COMME RITUEL SOCIAL ARISTOCRATIQUE

1.5 Le XIX e siècle : l’explosion des bals publics et l’apparition d’une nouvelle élite….27

A partir de la fin du XVIIIe siècle, la vie en société s’organise autour des bals publics, intensément fréquentés par la société parisienne. Le bal de l’opéra, créé en 1716, a été la première réunion dansante qualifiée de bal public en France. Ces fêtes étaient occasionnelles : le bal de l’opéra n’avait lieu que pendant le carnaval.

Montandon (2000), reprenant une idée développée par Anne Decoret en 1998, utilise le mot « dansomanie » pour caractériser cette période qui commence lors de la première moitié du XIXe siècle. Ce mot composé associe la pratique de la danse à une sorte de folie, d’obsession, d’enthousiasme exagéré. Trois aspects concomitants sont les responsables de ce phénomène : l’apparition de nouvelles danses, l’apparition d’un grand nombre d’espaces de danse et l’établissement de nouveaux types de sociabilité. ωe n’est pas la première fois que la société européenne exprime un enthousiasme intense et vit des moments d’extase à travers la danse. ωe phénomène avait déjà eu

lieu antérieurement, à certains moments du Moyen Âge, par exemple3. Néanmoins, ce qui nous intéresse dans ce moment est la forte liaison qui existe entre la propagation des bals et le nouvel ordre social qui est en train de se construire.

En effet, la société passe par un changement dans lequel les bals se caractérisent par la fusion entre l’aristocratie et la bourgeoisie ascendante. Dans cette société mitigée, qui ne partage par la même culture, la danse assume une importance majeure vu que les thèmes de conversations deviennent difficiles. Dès lors, il naît une nouvelle élite, constituée de cercles sociaux où les conditions d’entrée mélangent subtilement les origines, les opinions politiques et les richesses. Pour ces « nouveaux riches », entrer dans ce monde réservé auparavant à une petite minorité, représente une grande promotion sociale. ω’est-à-dire que la métamorphose bourgeoise est complète quand cette classe peut participer aux mêmes événements que la noblesse. Dans ce sens, le bal prend une importance fondamentale dans le processus d’intégration qui scelle la nouvelle conjoncture sociale française. ωhampeaux, dans La Physiologie du Bal Mabille, texte de 1845, affirme :

Le peuple voulut connaître à son tour les jouissances de cette noblesse que la loi venait de proscrire et de frapper, il pénétra dans ses hôtels, dans ses petites maisons, il en parcourut les délicieux jardins, il y trouva les salons de verdure où naguère les brillants marquis, les jolies comtesses, les abbés musqués, les actrices en renom, les courtisanes en faveur se livraient à la danse loin du bruit de la ville et des regards indiscrets. (CHAMPEAUX, 1845, cité par MONTANDON, 2000, p.14).

Dans ce décor de transition entre l’ancien et le nouvel ordre social se déroulent les intrigues de plusieurs romans. Gasnault cite le cas de deux familles protagonistes de la Comédie Humaine de Balzac, les Grandlieu et les Nucingen :

[...] moins cérémonieuses, et peut-être plus mondaines, venaient ensuite les réunions offertes en leurs hôtels par l’aristocratie du faubourg Saint-Germain et la haute finance de la ωhaussée d’χntin. Le bal servait ici de représentation, où s’illustre l’antithèse balzacienne de la maison de Grandlieu et de la maison

3 À partir de 1278, l'Europe médiévale traverse une période particulièrement sombre, dont le pire épisode a été la peste noire (1346-1350). Les phénomènes de danse, transe et de possession convulsifs se multiplient : bannie de l'église, la danse se développe lors d’événements profanes. Des personnes désorientées se rassemblent dans des lieux publics et dansent en continu pendant des heures jusqu’à tomber d'épuisement ou entrer en transe. ωes événements produisent une catharsis générale, un fait qui commence à troubler les classes supérieures. Pour diminuer ce type de danse extatique, les autorités réagissent à la détresse de la population et organisent de grandes cérémonies publiques, comme les processions solennelles, où on fait appel à la protection des saints de l'Église catholique.

Nucingen, la dignité reconquise opposée à la fortune bâtie de la veille. (GASNAULT, 1989, p. 15).

En France, après la Révolution, un mouvement de grande amplitude se produit. On commence à ouvrir des bals publics pour les classes populaires. Le mot « bal » ne s’applique plus seulement aux activités de l’élite, mais à toutes les réunions où l’on danse. Louis-Sébastien Mercier, célèbre chroniqueur parisien, raconte que «tout à coup, tous les murs se sont couverts d’affiches annonçant des bals de toutes les couleurs, et quelques-uns si bon marché que la servante peut y atteindre » (cité par GASNAULT, 1989, p.14). La Révolution change le concept de divertissement : les « plaisirs » qui sous l’χncien Régime étaient réservés à quelques couches de la société, deviennent, dès lors, accessibles à tous.

Le bal efface certaines barrières sociales. Un nouveau phénomène sociologique apparaît avec le développement de la danse en couple. Depuis le Moyen Âge tous les efforts se concentraient pour domestiquer la danse, l'intention étant de faire une bonne représentation du contrôle que la société imposait sur le corps. Tout cela change après la Révolution : on assiste à une libération instituée par les nouvelles danses telles que la valse et la polka. Ces danses détrônent le corps « enrégimenté » et le remplace par le couple entrelacé. Malgré toutes les critiques faites à la danse en couple, elle devient, à partir de là, une réalité incontournable.

La danse de salon, complexe au début, puisque exigeant une formation donnée par un maître de danse, perd peu à peu des niveaux de difficulté. « Passé 1815, on se lassa, et pour longtemps, de ces compétitions chorégraphiques. Le bal devint, pour la société des salons, un divertissement d’usage, auquel il fallait consentir quelques instants, au cours de la soirée. » (GASNAULT, 1989, p.16).

Pendant ce temps, la classe populaire commence à danser le quadrille d'une manière plus spectaculaire, en modifiant quelques développements de base et en ajoutant d'autres. Cette déformation populaire du quadrille est connue comme chahut. Le cancan apparaît également, danse excentrique et improvisée qui consiste principalement à élever la jambe le plus haut possible en secouant les jupes avec les mains4.

4 Surgi au milieu du bal, le cancan français va, plus tard, faire partie des spectacles des cabarets, en devenant internationalement connu. Quelques cabarets, comme le Moulin Rouge à Paris, présentent de spectacles de cancan jusqu’à aujourd’hui.

Beaucoup ont souligné les méfaits de la danse sur la santé. Derrière ce souci de santé, il se cachait, cependant, une critique morale : les danses ont été considérées comme trop scandaleuses : « non seulement il n’est pas convenable pour une jeune fille de se laisser entraîner à toute allure, mais l’abandon dans les bras d’un partenaire est proprement scandaleux. » (MONTANDON, 2000, p.18).

La médicine se manifeste aussi dans la défense des principes moraux, dénonçant le danger de la valse et de la polka sur la santé des femmes. La médecine de l'époque disait qu’à travers la danse, une fille resplendissante de santé pourrait attraper la tuberculose, tomber de fatigue, être victime d'un prolapsus de l'utérus ou même venir à mourir subitement. Des pamphlets ont été distribués pour avertir les mères sur les dangers auxquels la vie nocturne et la danse pourraient conduire leurs filles. En dépit de toutes les inquiétudes et des critiques faites aux bals, la dansomanie a continué de croître. On peut justifier cette obstination, malgré la répression — par la police, par les médecins et par les défenseurs de la moralité — du fait que le bal, plus qu’un simple amusement, était un symbole de libération sociale et personnelle. Sociale, d'abord, parce que le bal qui était avant réservé à l'élite, se popularise et devient accessible à tous ; et personnelle puisque avec le développement d'un mouvement démocratique, on vit un moment où la notion d’individu se fortifie. Il y a une danse en particulier qui symbolise tous ces changements sociaux : il s’agit de la valse.

1.6 1750-1900 : la révolution de la valse

Apparue au milieu du XVIIIe siècle en Allemagne, la valse va devenir la reine absolue des danses tout au long du XIXe siècle en Europe. Jusqu’à aujourd’hui, la valse est présente dans les galas et autres événements sociaux. Mais quand on danse, maintenant, on ne pense pas que la valse a eu un rôle prépondérant dans la reconstruction des paradigmes : changement par rapport à la culture du corps, à la culture sur le couple, à la culture bâtie sur une dialectique entre l'interdiction et la transgression, entre la loi et le péché, entre l'ordre et le désordre, entre l'organisation et la désorganisation. La dimension symbolique de la valse n’est pas négligeable. Danser une valse aujourd'hui n'a pas le même sens qu’autrefois : « en 1789, cette danse était porteuse d’une nouvelle société. Elle était le symbole de la liquidation du

menuet, et avec lui d’une morale sociale et de valeurs d’une noblesse dont la décadence était totale. » (HESS, 1989, p.18).

Avant la Révolution, à la cour de Louis XVI et Marie-Antoinette, le menuet était au centre de toutes les activités à l'occasion de bals organisés à Versailles ou ailleurs. Ayant déjà plus de cent ans le menuet était la danse de la cour de l'époque de Louis XIV et rien ne laissait présager qu'il allait mourir si soudainement. Le menuet était devenu le symbole de la politesse artificielle et de la richesse des coutumes à la cour des Bourbons. Ce style de danse rigoureux de la noblesse française a connu aussi beaucoup de succès dans d'autres cours d'Europe. Mais ce n'était pas toute la France qui dansait le menuet. En milieu bourgeois on commençait déjà à danser le quadrille, et les gens s’étaient réappropriés les danses de paires.

Le coup fatal contre le menuet est livré le 14 juillet 1789. Pour Hess (1989) la valse qui a été forgée par le biais de nombreuses interactions à travers toute l'Europe entre 1600 et 1789 (la plupart du temps dans le milieu rural ou pauvre, dans la périphérie du système et souvent contre les institutions établies) trouve lors de la Révolution française une caisse de résonance qui légitime et généralise sa pratique. Ainsi, la diffusion européenne de la valse est étroitement liée au mouvement révolutionnaire.

La valse est appréciée de la société bourgeoise, car elle correspond aux valeurs recherchées par celle-ci. La nouvelle société bourgeoise prête ses mœurs de la cour, mais jusqu’à un certain point, ou jusqu'à ce que leurs propres valeurs trouvent une forme précise. Sachs (1938, p.197) considère que la bourgeoisie avait besoin d'une danse qui n’était pas une représentation, une stylisation suprême au service d'un amour artificiel, mais l'expression et l'effusion de forces juvéniles, la manifestation de la liberté dans une ambiance de fête, d’un divertissement en groupe.

ωe que cette société cherche n’est plus les pas étudiés et mesurés, mais un mouvement intensifié par le plaisir ; à la place de la réflexion on laisse l'espace pour l'extase. En effet, la danse reprend l'enthousiasme et la liberté de danses populaires. Selon Sachs, la valse, qui va régner pendant plus d’un siècle dans les salons de bal, se distingue peu des danses populaires :

Du caractère, de l’expression, du sentiment, de la passion –— tout ce que la nouvelle époque exigeait de la danse, la valse le lui offre. Pour la première fois depuis bien longtemps, la danse est de nouveau véritablement extatique :

dans l’ivresse, dans les transports qu’elle fait naître, le monde matériel cesse d’exister. (SχωHS, 1983, p.198-199).

À la fin du XVIIIe siècle, la valse est clairement devenue la danse préférée de tous les milieux, en Allemagne comme dans d'autres pays européens. Il est nécessaire d'attirer l'attention sur les dangers que les excès de la danse peuvent causer. En 1797, commencent à apparaître des études qui dénoncent la valse comme étant la principale cause de la faiblesse du corps et de l'esprit de la génération.

Mais, comme on peut en déduire, la recommandation a été vaine. Ni en χllemagne, ni dans aucun autre pays la valse ne cesse d’être dansée. À la fin du XVIIIe

siècle la valse entre en France à Strasbourg, et se propage rapidement à travers les salons. Les chiffres confirment l'euphorie de la danse : en 1797 seulement à Paris il y a 684 bals publics, selon Sachs (1938, p. 200).

Vus de l'extérieur, les couples s’emballent et les robes des filles tournent comme des vagues. Mais au-delà, la révolution est plus profonde : les anciennes belles manières, le comportement «courtois», l'expression de la rigueur, de la pudeur et du bon goût sont libérés soudainement. L'une des grandes révolutions que la valse produit est le fait que le couple danse enlacé, sans mentionner qu'il produit un ravissement qui conduit les danseurs à une extase qui dure plus longtemps que les autres danses rigides et restreintes (HESS, 1989, p. 92).

Différents pays créent des variantes à la valse allemande traditionnelle. Mais c’est la valse viennoise qui deviendra et restera la valse la plus classique.