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Le bal dans l’ère moderne : du contrôle social à l’autocontrôle

CHAPITRE 1 : LE BAL COMME RITUEL SOCIAL ARISTOCRATIQUE

3.3 Le bal dans l’ère moderne : du contrôle social à l’autocontrôle

Le bal s’est reconfiguré, l'imaginaire autour de cette fête aussi, mais il est encore, d'une manière ou d'une autre, présent dans la société contemporaine. À cet égard, le film Non, ma fille, tu n’iras pas danser, réalisé en 2009 par le cinéaste Christophe Honoré, dont l'actrice principale est Chiara Mastroianni, attire notre attention. Tout d’abord, nous sommes interpellés par le titre, une référence à une chanson enfantine populaire française qui a comme décor un bal. En plus de cette référence présente dans le titre, le drame gagne en densité avec l’inclusion d'autres éléments intertextuels, parmi lesquels la légende bretonne de Katel Gollet. Ces références croisées, ayant le bal comme support, font de ce film un élément intéressant pour commencer notre réflexion. Quel serait, après tout, l'intention d'un film réalisé au XXIe siècle, qui incorpore dans sa représentation des bals traditionnels ?

Les bals ne semblent pas avoir de lien direct avec l'histoire de la vie de Léna, la protagoniste. Le film commence au moment où, après sa séparation, Léna essaie de prendre soin de ses deux enfants et de conduire, de la façon dont elle peut, l’orientation de sa vie. Ses tentatives pour éviter de perdre le contrôle sont marquées par des décisions brusques, changement d'emploi, d’appartement, de l'organisation des vacances. Elle se sent submergée par l'intrusion de sa sœur et de sa mère, qui sont souvent surprises par le comportement de Léna, qu’elles jugent immature.

Le spectateur est entraîné dès le début au centre d'un conflit complexe. Bien qu'il semble que nous soyons amenés à sympathiser avec Léna — qui essaie à tout prix de conquérir son autonomie — ses décisions infructueuses successives, ainsi que sa position intransigeante qui éloigne les gens, nous fatiguent bientôt. Sa volonté constante d’auto-affirmation, son désir de vouloir se maintenir sans prendre en considération les personnes qui l'entourent, la transforment en une personne très

difficile. Léna est une femme fragile qui veut être inflexible, quel que soit le prix à payer. Par conséquent, elle est injuste avec ses parents, ses frères, ses enfants, son mari et son amant.

Les caprices de Léna peuvent paraître mesquins, résultats de frustrations insignifiantes, mais Christophe Honoré met au centre de son film un interlude qui lui donne une profondeur inquiétante. Il se trouve qu’χnton, le fils de Léna, est un grand lecteur. Anton raconte un jour à sa mère la légende de Katel Gollet, qu'il avait trouvé dans un livre de légendes bretonnes. L'histoire racontée par la voix d'Anton parle d’une fille très belle et aussi très méchante qui ne pensait qu'à la danse. Katel dit qu’elle épousera seulement le garçon qui réussira à danser pendant douze heures d'affilée. Un bal campagnard est organisé et plusieurs jeunes hommes essayent de l'accompagner dans la danse, mais, l'un après l'autre, tous tombent morts d'épuisement. Peu à peu, plus personne n’accepte de danser jusqu'à ce qu’apparaisse un jeune homme inconnu vêtu d'un manteau noir. L'étranger l’invite à danser et, finalement, c’est elle qui tombe morte.

La longue scène occupe une place importante dans le film : il s’agit de dix minutes au cours desquels les personnages disparaissent, laissant place au monde de la légende racontée par Anton. Dans un premier temps, on entend la voix off de l'enfant, mais celle-ci disparaît pendant la scène, ne laissant place qu’aux images et à la musique. Ainsi, nous savons que Katel est « belle » et « perverse » parce que nous obtenons cette information grâce à notre narrateur. Cependant, étant donné que la voix narrative disparaît, ce qui se passe d'une manière subtile, la scène laisse le spectateur seul dans son interprétation, immergé dans la musique et la danse celtique, traditionnelles de la région de la Bretagne. On peut imaginer que la figure étonnante qui apparaît à la fin est le diable lui-même qui mène Katel Gollet à l'enfer.

Apparemment déplacée, cette séquence devient la matrice secrète du film, qui montre le prix que l’on doit payer pour la liberté — une liberté de caractère très spécifique, car il s’agit d'une expérience menée pour la défense de la volonté individuelle — à laquelle Léna aspire.

Une recherche sur la légende mentionnée dans le film, nous permet de constater que, en breton, Katel Gollet (ou Katel Kollet) signifie Catherine, la perdue. À propos de cette légende, Marc Gontard (2008) nous apprend que, à l'origine, c’était une gwerz : une narration longue chantée, évoquant des événements ou des

personnages dont l'histoire révèle un double registre, tragique et fantastique. Les légendes et les contes traditionnels de Bretagne sont marqués par l'ancien monde des Celtes dans lequel l'enseignement des Druides était exclusivement oral. Plusieurs de ces légendes ont été adaptées dans une perspective missionnaire, par le catholicisme, entré en Gaule par Rome, au début du deuxième siècle. L’ensemble de la tradition orale rassemble donc la marque d'un conflit entre le catholicisme et les croyances défendues par les druides celtiques. Une grande partie de la tradition celtique a été perdue avec l'adaptation au christianisme, qui a transformé le celtique merveilleux en morale missionnaire. En ce sens, bien que Katel soit une histoire qui remonte à l'époque celtique, on ne sait pas dans quelle mesure elle n'a pas été modifiée au cours des siècles suivants.

Les qualités de Katel, sa beauté, son courage et sa force physique apparaissent comme un charme démoniaque qu'elle met au service du plaisir et de la danse.

ω’est pour garder cette liberté de pouvoir aller danser à toutes les fêtes et à tous les pardons qu’elle enfreint une règle essentielle de l’ordre social à l’époque, elle refuse de se marier et dès lors, devient, non seulement pour son vieil oncle qui en a la charge, mais pour tous, un élément anti-social qui perturbe d’autant plus que son goût immodéré pour la danse et ses qualités exceptionnelles de danseuse entraînent immanquablement la mort de son cavalier. (GONTARD, 2008, p.61).

En ce sens, la beauté et la puissance de Katel, qui pourraient avoir fait d’elle une héroïne, en font plutôt une figure maléfique, un «charmant démon» qui fascine et enchante jusqu’à la mort. Dans la version du conte présentée par Gontard (2008) on trouve le lendemain du bal des marques étranges de «pieds larges et fourchus», une claire référence au diable. Katel Gollet est une inversion satanique de l’héroïsme magnifique, soulignant que la danse et les excès qui en découlent sont transmis comme des éléments qui devraient être considérés avec beaucoup d'appréhension.

Après ce conte breton, le film change complètement. Alors que la première partie se passe dans une région rurale, en Bretagne, dans la deuxième partie, nous retrouvons les personnages dans le centre de Paris, quelque temps plus tard. Nous attendons toujours pour voir si Léna va enfin prendre un engagement dans sa vie et par rapport aux autres. Nous nous demandons si le sort de Léna sera aussi tragique que celui de Katel Gollet, la jeune fille qui voulait profiter pleinement de sa liberté.

La deuxième référence apparaît dans le titre Non ma fille, tu n’iras pas danser

et fait référence à une chanson folklorique traditionnelle dans laquelle une jeune femme désobéissante subit les conséquences d’avoir été à un bal sans l'approbation de sa mère.

Il s’agit d’une jeune femme — appelée Adèle, Agnès ou Hélène selon la version — qui s’obstine à aller à un bal sur le Pont du Nord, malgré l'interdiction de sa mère. Pendant la danse, le pont s’effondre et la fille se noie avec son frère. La chanson se termine par une leçon de morale conçue pour éduquer les enfants capricieux. Renée Bonneau (2000) indique que, effectivement, le bal populaire a toujours fasciné les gens : « farandoles populaires, bals offerts au peuple par les rois, ou même fêtes républicaines, on a toujours dansé dans les rues et sur les places » (p.145). Dans certains cas, les danses ont eu lieu sur les ponts, qui ont été à l’origine de certains drames : « […] souvent les bals populaires débordaient des rues jusque sur les ponts […] Mais parfois les ponts cédaient sous la charge » (p.146). Voici comment l'histoire de ce bal qui se termine tragiquement par un pont tombant connaît de nombreuses versions dans les chansons populaires françaises, à partir du XIIe siècle :

Au pont du Nord un bal y est donné. (bis) Adèle demande à sa mère d'y aller. (bis)

Non, non, ma fille, tu n'iras pas danser. (bis)

Monte dans sa chambre et se met à pleurer. (bis) Son frère arrive dans un bateau doré. (bis)

Ma sœur, ma sœur, qu'as-tu donc à pleurer ? (bis) Maman n’veut pas que j'aille au bal danser. (bis) Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée. (bis) Et nous irons tous deux au bal danser. (bis) La première danse Adèle a bien dansé. (bis) La seconde danse, le pont s'est écroulé. (bis) Mon frère, mon frère, me laisseras-tu noyer ? (bis) Non, non, ma sœur, je vais te retirer. (bis)

Les cloches de Nantes se mirent à sonner. (bis) La mère demande : « Qu’ont-elles à tant sonner ? (bis) — ω’est pour χdèle et votre fils aîné. » (bis)

Voilà le sort des enfants obstinés. (bis)

Dans d'autres versions, comme celle chantée par Nana Mouskouri, la jeune fille s’appelle Hélène, pas très loin de la protagoniste du film de Christophe Honoré qui

s’appelle Léna. Si nous mettons à jour un peu les paroles de cette chanson, en remplaçant le mot bal du premier couplet par « soirée mousse » ou « bal funk » on peut comprendre l'appréhension de la mère par rapport à sa fille, que nous supposons être une adolescente. Et cela nous aide également à comprendre la préoccupation de la mère de Léna, qui, bien que déjà adulte et mère de deux enfants, semble immature devant la complexité de la vie sociale.

Christophe Honoré combine tous ces éléments intertextuels, reprenant de l’imaginaire populaire breton des scènes qui illustrent les conséquences de vouloir une liberté sans limites. Léna vit au XXIe siècle dans une société où les individus ont déjà acquis une plus grande autonomie par rapport aux exigences sociales que les sociétés dans lesquelles vivaient Katel Gollet et Adèle. Pourtant, en essayant de vivre sa vie librement, ne voulant pas entendre et comprendre ce qui se passe autour d’elle, Léna se sent terriblement perdue, portant le poids de son individualisme. Le film souligne l'idée que toute liberté a un prix. Le conflit est établi à l'égard de l'individu avec lui-même.

En ce sens, Léna, suivant ses précurseurs Katel et Adèle, met en évidence un aspect qui marque la société moderne. À travers Léna, on peut voir les luttes de quelqu’un qui veut maintenir sa liberté et son individualité. Léna nous met face à face aux valeurs de l'individualisme moderne12.

Avec le phénomène de l’ascension de la bourgeoisie, en raison de la Révolution Française et consolidée au XIXe siècle, il y a de la place pour une littérature plus subjective et individualiste en réaction à l'universalisme néoclassique. Les scènes de bal dans la littérature occidentale se développent durant cette même période. Afin de comprendre comment ce processus qui sous-tend la constitution de la modernité

12 Comme il y a une certaine fluidité dans l'utilisation des termes modernité, modernisme et modernisation, il convient de préciser l’utilisation que j’en fais dans ce travail. Par modernité, je comprends la vision de monde qui commence à émerger durant la Renaissance et qui est liée à la rupture avec la tradition héritée du Moyen Âge, ainsi qu’à la mise en place de l'autonomie de la raison. On peut, dans ce sens, considérer la Révolution Française comme le summum de dépassement de la pensée et des organisations sociales traditionnelles qui ont marqué la période médiévale. Cette pensée, embryonnaire à l'époque de la Renaissance, et développé au XVIIIe siècle dans le monde occidental, s’étend jusqu’aux années 50 ou 60 du XXe siècle. La modernité diffère du modernisme, mouvement artistique qui a commencé à la fin du XIXe siècle et qui a été l'une des manifestations de la modernité et du désir de moderniser le contexte artistique. Enfin, je comprends la modernisation comme le processus de rationalisation et de différenciation des structures sociales qui caractérise les sociétés modernes et les distancie des sociétés traditionnelles et archaïques. (Voir ESQUIVEL, 2008).

elle-même est présent au bal et dans ses représentations artistiques du XIXe siècle, nous proposons une brève réflexion sur le concept de l'individualisme.