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CHAPITRE 1 : LE BAL COMME RITUEL SOCIAL ARISTOCRATIQUE

3.4 L’individualisme m oderne

La doctrine de l'individualisme, selon Laurent (1993), repose essentiellement sur la conviction que chaque individu est un être unique et non une simple cellule d'un organisme social qui le prédétermine. L'individu au sein de cette doctrine a des propriétés internes qui en font un être autonome dont la vocation est l'indépendance. Cette autonomie est le résultat de la capacité que sa raison lui donne de pouvoir vivre et agir par soi-même. Dans la mesure où la personnalité s’exprime par des désirs et des passions singulières, il est propulsé par des intérêts particuliers qui le conduisent à vouloir vivre sur son propre contrôle, de manière à dépendre le moins possible des volontés extérieures qui tendraient à l'aliéner. Cette aspiration à l'indépendance est comprise par l'individualisme comme l'expression la plus complète de la nature humaine. La liberté individuelle est donc la valeur suprême de l'individualisme.

Le terme individualisme, cependant, est polysémique et utilisé dans des contextes très différents. L’Individualisme peut être perçu comme une doctrine qui valorise l'unicité des valeurs humaines et une éthique universelle des droits de l'homme, la lutte contre les idéologies exclusivistes et le maintien des responsabilités individuelles et citoyennes. D'autre part, le même terme peut désigner négativement une personne qui ne pense qu'à elle-même, c’est-à-dire, celle qui a l'égoïsme comme valeur principale.

Un et multiple, l’individualisme peut tout autant donner lieu à une pratique exclusivement centrée sur un “ego” singulier qu’à la reconnaissance humaniste de la valeur absolue de chaque individu. (LAURENT, 1993, p.10)

Il y a donc des dimensions de l'individualisme (religieuses, politiques, sociologiques, économiques, etc.) qui ne sont pas nécessairement complémentaires les unes des autres. Sous le même nom, il y a plusieurs individualismes qui coexistent et parfois entrent en concurrence.

L’individualisme n’est pas une donnée originale de l'humanité. Dans les sociétés primitives et tribales, où prédomine la vie groupale et organique, il existe un

degré presque nul de manifestation des volontés individuelles. Cependant, il est indéniable que le processus d'individualisation est présent dans le monde occidental et, selon Laurent (1993, p.11), il s’agit d’un processus qui ne s’est jamais inversé, au mieux il a eu des phases de relative stagnation ou de forte contestation. Bien que l'individualisme n'a été théorisé et appelé de cette façon qu’au XIXe siècle, le processus a commencé bien avant. Par conséquent, avant d'être légitimé et conceptualisé comme paradigme, l'individualisme existait comme une manière d'être et de se comporter. En tant que réalité vécue et catégorie de la pensée, l'individualisme éclate aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans ce que Laurent (1993, p.13) appelle «révolution copernicienne» du point de vue de l'individu, étant donné que dans cette période on légitime les aspirations d'indépendance et la reconnaissance de l'individu ainsi que son droit naturel de propriété et la libre disposition de lui-même.

Dans La Civilisation des mœurs, Norbert Elias (1990) note que cette libération vécue par la société se passe également au sein de l'être, mais dans ce cas, en augmentant le contrôle personnel des émotions et des impulsions. Dans ce nouveau mode d'existence basé sur la sublimation des émotions et la maîtrise de soi, on forge un individu qui a tendance à se percevoir de plus en plus différent des autres, se séparer et prendre conscience de soi-même afin d'avoir un vie privée limitée d'abord à son propre forum intérieur. Cette séparation entre vie extérieure et intérieure passe progressivement d’un statut de conception à quelque chose de vraiment vécu, ce qui conduit à une forte privatisation de l'existence.

Dans la littérature, l'irruption du paradigme individualiste qui apparaît déjà dans l’Angleterre prévictorienne de Tom Jones ou dans l'Italie de Casanova gagne en effervescence au dix-huitième siècle. Plus le contrôle personnel des impulsions a été renforcé dans les relations sociales, plus le désir individuel a cherché le droit de se gouverner. Cette préoccupation et la célébration de l'amour vers soi-même, trouvent chez Rousseau un représentant ardent, comme on peut voir dans cet extrait du livre IV de son œuvre Émile (1762) :

L'amour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à l'ordre.

Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être d'y veiller sans cesse : et comment y veillerait-il ainsi, s'il n'y prenait le plus grand intérêt ? Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions

Lorsque, en 1789, les constituants français adoptent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ils ne font plus que reconnaître la révolution culturelle que l'Europe occidentale traversait depuis deux siècles, ce qui rend l'individu centre de gravité d'une société qui est organisée à partir et autour de lui. Au XIXe siècle, on intensifie le débat sur cette liberté considérée alors comme quelque chose d’acquis. Une sphère de plus en plus importante d’activités et d’individus vivant chacun pour soi, indépendamment de l'État et de la société, apparaît. On produit, de plus en plus, un monde essentiellement centré sur l'homme et dans lequel l'individu est responsable de sa propre échelle de valeurs morales et sociales. Dans ce contexte, les jeunes appartenant à la nouvelle bourgeoisie urbaine jouent un rôle clé émancipatoire du paternalisme traditionnel et vont vivre à l'extérieur de la protection de la famille. Ceci apparaît aussi dans la littérature :

Qu'ils privilégient leurs sentiments amoureux […] pour prendre un conjoint ou leurs ambitions personnelles pour embrasser une carrière et « réussir », ils adoptent la nouvelle norme du « vivre pour soi et selon soi d'abord » que symbolisent les personnages mis en scène par Stendhal (Julien Sorel) ou Balzac (Rastignac) dans leurs romans. (LAURENT, 1993, p.46).

Il faut aussi noter le grand changement que l'individualisme économique a apporté à la structure familiale et à la position des femmes dans la société. ω’est le début d'une ouverture à l'égard de la liberté des femmes, après avoir vu que, dans le système patriarcal la femme n’avait pas la possibilité de choisir son mari. Dans les mots de Watt « l’individualisme économique tend à desserrer les liens entre les parents et les enfants : et son extension liait à un nouveau type de système de famille qui deviendrait la norme dans les sociétés modernes »13 (WATT, 2010, p.148). Sur le plan économique, la famille patriarcale était un obstacle à l’individualisme : «faire de l'argent » était quelque chose d'incompatible avec le mariage, car tout ce que les femmes gagnaient, c’était la propriété immédiate de l'homme. Cependant, la transition du rôle de la famille a été, et est encore, assez lente et confuse, à côté d'une position traditionnelle en ce qui concerne l'autorité du père et l'importance de la famille, apparaît une tendance à affirmer la liberté de l'individu par rapport aux liens familiaux.

13 “[...] o individualismo econômico tendia a afrouxar os laços entre pais e filhos: e sua extensão relacionava-se com um novo tipo de sistema familiar que se tornaria padrão na maioria das sociedades modernas”

Le désir de s'affirmer par des idées est une autre forme d'indépendance. Ainsi, une nouvelle conception de l'amour qui refuse de se conformer aux considérations de la raison ou aux intérêts de la famille apparaît. Les artistes de l'époque commencent à exprimer leur individualité, se libérer des chaînes et des modèles.

Ainsi, la conception du monde existant jusqu'au XVIIIe siècle voyait l'art comme quelque chose de prévisible, comme si pour être un bon écrivain il suffisait de suivre un certain nombre de règles et de dispositions par défaut.

Les changements paradigmatiques qui ont lieu au XVIIIe siècle et se prolongent tout au long du XIXe siècle apportent un grand impact sur la conception de l’art et de la littérature. L'art ne se définit plus comme une copie de la nature. L’idée que «l'art est comme la nature » se développe. Avec cette proposition, les théoriciens et les artistes se référaient surtout à l'unité organique de l'œuvre, c’est-à-dire, l’œuvre comme un monde en soi, autonome et cohérent dans son unité (ESQUÍVEL, 2008, p.140).

À la fin du XVIIIe siècle, le principe de l'imitation ne justifiait plus le système dans lequel se classaient les principaux arts, comme Batteux14 les avait caractérisés. Ce qui unit les arts est à ce moment-là la prise de conscience d'un manque de fonction, d'un « but sans fin » (ESQUÍVEL, 2008, p.158).

Watt (2010, p.16) note également que, depuis la Renaissance, on a tendance à remplacer la tradition collective par l'expérience individuelle comme l’arbitre clé de la réalité. Les romanciers commencent à chercher leurs scénarios non plus dans la mythologie, l'Histoire, les légendes ou d'autres sources littéraires du passé. Autrement dit, l'imitation qui caractérise la littérature classique change de configuration, et commence à cibler une approche individuelle plus marquée. Watt souligne que l'écrivain anglais Daniel Defoe inaugure une nouvelle tendance dans la fiction : elle soumet l'intrigue au modèle de la mémoire autobiographique, affirmant la primauté de

14 On attribue à Batteux, au XVIIe siècle, la définition du système des Beaux-Arts. Il distingue trois sortes d’arts : ceux qui ont pour sujet les besoins des hommes (arts mécaniques) ; ceux qui recherchent le plaisir (beaux-arts) ; et ceux dont l'objet est à la fois l'utilité et la beauté (l’éloquence et l’architecture). Dans le second groupe, les beaux-arts, Batteux comprend la musique, la poésie, la peinture, la sculpture et l'art du geste ou de la danse. Pour lui, tous ces arts sont établis en vertu d'un principe commun : l'imitation de la nature (ESQUÍVEL, 2008).

l'expérience individuelle dans le roman de la même manière que le cogito ergo sum

de Descartes l'avait fait dans la philosophie.

En plus de ce changement dans l'intrigue, ce qui conduit les auteurs à rechercher des thèmes plus proches de la contemporanéité, d'autres éléments contribuent à la réalisation de «réalisme» qui marque l’ascension du roman. Les personnages ne sont pas des types humains génériques et s’inscrivent dans des contextes spatiotemporels particuliers. En ce sens, les premiers chapitres du Rouge et le noir ou du Père Goriot indiquent immédiatement l'importance que Stendhal et ψalzac attribuent à l’environnement dans leur image globale de la vie.

À la recherche de l'impression d’authenticité, le style de la prose a dû aussi s’adapter. La fonction du langage est beaucoup plus référentielle dans le roman que dans d'autres formes littéraires, ce qui explique le fait que le roman soit le plus traduisible de tous les genres (WATT, 2010, p.30).

La méthode narrative par laquelle le roman intègre cette vision circonstancielle est appelée par Watt « réalisme formel ». Le réalisme formel du roman qui, comme explique Watt, n’est de toute évidence rien plus qu’une convention, permet une imitation plus immédiate de l'expérience individuelle située dans un contexte temporel et spatial que d'autres formes littéraires. En conséquence, les conventions du roman nécessitent moins du lecteur et cela, selon Watt (2010, p.32), explique «pourquoi la plupart des lecteurs au cours des deux derniers siècles, a trouvé dans le roman la forme littéraire qui répond le mieux à leurs aspirations d’une correspondance étroite entre la vie et l'art »15(c’est moi qui souligne).

De retour à l'individualisme, la doctrine se diffuse tout au long du XIXe siècle et, malgré les critiques et les dures tentatives de rejet auxquels elle a fait l'objet, elle est finalement consacrée comme paradigme souverain de la société démocratique libérale au XXe siècle. Cependant, les conséquences de l'individualisme poussé à l'extrême peuvent être observées au début de ce XXIe siècle. Léna, le personnage du film que nous avons mentionné, est une représentante de cet individualisme négatif, qui conduit la personne à un désir de liberté et un besoin de se faire remarquer, d’être compris, enfin, d'être aimé. En dépit de sa liberté, Léna n'a pas la possibilité de bien

15 “[...] por que a maioria dos leitores nos últimos dois séculos tem encontrado no romance a forma literária que melhor satisfaz seus anseios de uma estreita correspondência entre a vida e a arte”.

vivre avec elle-même, avec sa solitude, avec ses limites et ses angoisses. Léna a des difficultés à gérer son propre self, à partager des émotions et à céder des espaces. Dans un dialogue entre Léna et Simon, son petit ami, Léna avoue qu’elle ne souhaite na pas faire des choix dans la vie afin de rester libre ou pour ne pas prendre le risque de faire des erreurs. Dans la suite du dialogue, Simon lui dit :

Ta vie ne se résume pas à ce que tu es, et à ce que tu peux avoir, mais à ce à quoi tu es prête à renoncer. (HONORÉ, 2009, 01:29:09).

La phrase résume non seulement la situation de Léna, mais remet également en question les valeurs de la société moderne. Au sein d'une conception individualiste, il n'y a pas de renonciation, les souhaits et les désirs viennent au premier plan. Simon souligne que les décisions — quelque chose que Léna craint tellement — doivent être prises et il faut savoir que les renoncements sont tout aussi importants.

Les scènes de bal présentées dans la séquence de ce travail se trouvent dans cette période de temps où l'individu a déjà gagné son espace mais, dans la mesure où l'individualisme s’intensifie, les affrontements avec la société dans laquelle il est inséré également se reconfigurent. Toutes les attentes personnelles ne peuvent pas être comprises et respectées par la société. En vue de ces paramètres, les travaux de Norbert Elias sont très instructifs. Elias montre qu'un aspect fondamental de la civilisation des mœurs fait référence à la transition d'un fort contrôle social vers la maîtrise de soi, à savoir un contrôle qui est imposé à l'individu par lui-même. Dans la mesure où la société se « civilise », les privations externes diminuent au détriment des privations internes : de plus en plus l'individu prend sur lui la responsabilité de ses décisions.

Le bal, en ce sens, illustre le processus d'autocontrôle mentionné par Elias. Ayant émergé comme un moyen de sublimer la violence — parce que pendant le bal le chevalier médiéval doit être courtois et délicat — les sujets mêmes de la cour ont imposé des règles et limites, établissant ce qui serait bon ou mauvais à faire au cours du bal. Au fil du temps les règles se sont internalisées dans les comportements individuels.

Nous pouvons vérifier que ce processus d'autocontrôle a augmenté la valeur attribuée à des décisions personnelles. La pleine jouissance de la souveraineté

personnelle est, cependant, le problème qui poursuit sans cesse l'individualisme, comme l'a souligné Laurent (1993, p.6) : si la liberté ne se limite pas à une seule et unique personne, où et comment les multiples libertés individuelles peuvent s’harmoniser et sur quelle base peuvent-elles consentir à une limitation de l'exercice, étant donné qu’elles n’ont pas nécessairement en elles-mêmes les règles de leur bon usage ?

Je me demande aussi si cette tendance relationnelle individualiste trouvée aujourd'hui (comme en témoigne le film Non, ma fille...) ne peut être remarquée dans les œuvres représentant le bal au XIXe siècle. L’expérience sociale contemporaine semble être caractérisée par la superficialité et l'inconstance, ce qui génère des relations sociales précaires et éphémères accompagnées par le sentiment de solitude. Serait-ce le modèle individualiste le responsable d'une diminution de l'attention sur le collectif ? Comment cela peut être vu dans les scènes de bal du XIXe siècle ?

Compte tenu de ces questions, ainsi que des réflexions sur l’autocontrôle et l'individualisme, nous entrons dans la lecture de scènes sélectionnées, en vérifiant comment elles s’articulent avec l’époque vécue dans chaque pays, et comment elles s’articulent les unes avec les autres. Nous commençons par la sélection de textes français.

CHAPITRE 4